Le Cordonnier d'Aubusson: Vengeances en Creuse
Par Jacques Jung
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À propos de ce livre électronique
Louis Ducral, un cordonnier, est retrouvé dans son échoppe à Aubusson, une baïonnette plantée dans le thorax. Alors que les premières constatations se dirigent vers un suicide, l’inspecteur Castellon se souvient avoir croisé la victime dans l’affaire Maxime Ténégrier, une précédente enquête restée non élucidée et qui n’a pas cessé de l’obséder. C’est accompagné d’une jeune stagiaire qu’il retournera dans la Creuse, persuadé que les deux meurtres sont liés. Avec sa fraîcheur et sa vivacité, la jeune fille va bousculer les certitudes du policier aguerri et réussira à imposer sa place dans un monde machiste. L’action se déroule à la fin des Trente Glorieuses en ces années pompidoliennes marquées notamment par le cessez-le-feu au Vietnam, et en France par le combat des féministes pour le droit à l’avortement.
Suivez pas à pas l'enquête d'un duo détonant : l'inspecteur Castellon et sa jeune stagiaire, et plongez au coeur de l'époque des Trente Glorieuses !
EXTRAIT
— Oh là là ! ils sont distingués chez toi ! Pourquoi se servir d’un vulgaire pistolet quand on peut utiliser une baïonnette ? Bon, sérieusement, Larapine est un freluquet d’un mètre soixante, cinquante kilos tout mouillé. Il est aussi impressionnant qu’un vermicelle. Il aurait choisi un autre moyen. Un mousquet ! Alors ça… – rire –, on aura tout vu !
— Oui, eh bien, ton gringalet a quand même menacé la victime, on va le cuisiner.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jacques Jung est retraité d’une carrière dans la fonction publique au service de la défense du consommateur, il a également exercé les activités de correspondant de presse et de chroniqueur radio. L’auteur a déjà publié un roman historique La Brême d’Or sur l’histoire tourmentée d’une famille en Moselle. Ce roman figurait dans la première sélection du Goncourt lorrain 2013 (prix Erckmann-Chatrian). Il vit à Saint-Gély-du-Fesc (34).
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Avis sur Le Cordonnier d'Aubusson
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Aperçu du livre
Le Cordonnier d'Aubusson - Jacques Jung
LUNDI 19 FÉVRIER 1973
Ginette, la blonde secrétaire, pénétra dans le bureau des inspecteurs, la corbeille du courrier à la main :
— Un pli pour toi, Diégo.
L’inspecteur Diégo Castellon n’y prêta pas attention, plongé dans la rédaction d’un rapport destiné au ministère, une corvée qu’il avait hâte d’achever. Il n’ouvrit l’enveloppe qu’en fin de matinée. Une lettre du parquet de Guéret accompagnait un dossier constitué de pièces agrafées. Il parcourut rapidement le premier feuillet, fronça les sourcils et regretta de ne pas s’y être intéressé plus tôt. L’affaire Maxime Ténégrier, vieille de trois ans, ressurgit dans sa mémoire, avec la spontanéité des choses qui demeurent en vous parce qu’elles conservent une part d’ombre. Le commissaire principal Edgar Pignocheur avait noté au crayon à papier, en haut à droite, l’immuable « Castellon, m’en parler SVP », qui laissait présager les ennuis à venir.
Le procureur indiquait que Louis Ducral, un cordonnier âgé de 48 ans, avait été retrouvé mort, affalé sur une chaise, dans son échoppe à Aubusson, une arme tranchante, type baïonnette ancienne, plantée dans le thorax. Le rapport de police concluait à un suicide. Ce Louis Ducral, l’inspecteur le connaissait, il l’avait croisé dans l’affaire Ténégrier, un paysan assassiné dans un bois, dont la femme avait été fiancée à Louis Ducral, à son tour retrouvé mort aujourd’hui. Comment s’appelait-elle déjà ? Sophie, Sophie Ténégrier. Elle avait plaqué Ducral vingt ans auparavant, pour épouser Maxime Ténégrier. L’affaire restait non élucidée. À l’époque, Castellon avait écarté la culpabilité du cordonnier, considérant qu’après tant d’années le mobile de la jalousie était insuffisant. Ce nouveau crime serait-il un acte de vengeance lié au premier meurtre ?
Castellon consulta les photos. Le corps était derrière le comptoir, avachi sur une chaise, l’arme enserrée dans la main droite, plantée bien à la verticale en plein cœur. Une large flaque de sang inondait le sol. La boutique était assez fréquentée et les enquêteurs avaient renoncé au relevé d’empreintes. Émilie Frisch, la dernière cliente, avait vu Ducral en vie le samedi 17 février vers 17 h - 17 h 30, et c’est un policier venu récupérer ses chaussures qui avait découvert le corps à 18 h 50. Rien ne semblait avoir été déplacé, aucun tiroir n’avait été ouvert. Le rapport d’autopsie concluait à un décès instantané.
S’agissait-il d’un suicide ? Le procureur avait noté en marge « On ne se suicide pas avec une baïonnette » et demandait un complément d’information. Pour Castellon, aucun doute, les deux affaires n’en faisaient qu’une. Il allait pouvoir reprendre l’enquête du meurtre du paysan qui n’avait jamais cessé de l’obséder, car laisser l’assassin en liberté lui était insupportable. Son précédent chef, le commissaire Peuleux, lui avait interdit de le faire, quitte à laisser un crime impuni : il craignait que des vagues ne nuisent à sa carrière. Ce dossier, l’inspecteur l’avait posé sur l’étagère à droite de son bureau, il ne l’avait pas ouvert depuis longtemps, mais son regard s’y accrochait souvent. Aujourd’hui, Peuleux était divisionnaire à Nantes. Son successeur, le commissaire principal Edgar Pignocheur, était un grand type froid et maigre au front dégarni, aux joues creuses et au regard distant derrière de petites lunettes en métal. Il ne souriait jamais. Pour ne pas montrer ses vilaines dents asymétriques, plaisantaient les collègues.
On en savait peu sur Pignocheur. Il arrivait de Périgueux précédé par une mauvaise réputation. La photo posée devant lui le montrait avec deux jeunes garçons, sans doute ses fils, mais il ne parlait jamais de sa vie privée. Dans son bureau, le tintamarre de tic-tac de ses quatre horloges agaçait les visiteurs et leurs sonneries interrompaient sans vergogne les conversations tous les quarts d’heure.
— Entrez, entrez, inspecteur, fit le commissaire en tapant le fourneau de sa pipe dans le creux de sa main. Je voulais vous parler de cette histoire Ducral.
Castellon exposa longuement sa précédente enquête, dont le moindre détail était encore présent dans sa mémoire. Un paysan creusois mort dans un bois, le jeune Réunionnais mis en examen, puis relâché par manque de preuves. Sophie, la femme de la victime, et son amant, Charles Moulin, condamnés par la cour d’assises, puis relaxés après plusieurs mois d’incarcération. Le commissaire écoutait attentivement, tout en bourrant sa pipe et en acquiesçant de la tête. De temps à autre, il levait un regard brun intéressé vers l’inspecteur.
— Et depuis ? fit-il en ramassant de sa main le tabac tombé sur son bureau.
— Rien.
— Rien ?
Diégo se racla la gorge :
— Votre prédécesseur m’avait demandé de ne plus perdre mon temps avec ce dossier, estimant que des tâches plus importantes m’attendaient.
— Eh bien, avec moi, vous allez reprendre l’enquête. Je vais passer un coup de fil à Antonin, mon ami commissaire à Aubusson, pour l’avertir et vous ferez tandem avec Martine Malicette, une stagiaire qui vient d’arriver.
L’inspecteur perdit son sourire. S’encombrer d’une novice ne lui plaisait guère :
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Oui, c’est vraiment nécessaire, on a la responsabilité de sa formation pratique, vous ferez un excellent maître de stage.
— Nous avons les crédits ? C’est dans la Creuse !
— Ne vous tracassez pas pour ça, je m’en occupe. Appelez-moi cette jeune fille, ensuite vous la mettrez au parfum.
L’inspecteur vit poindre avec appréhension la vigoureuse poignée de main du commissaire, dont il connaissait les effets dommageables sur ses phalanges.
Martine avait 21 ans. Elle était assez grande, mince, et ses longs cheveux noirs et souples ondoyaient sur ses épaules. Ses yeux bleus rieurs égayaient son visage aux joues rebondies parsemées de taches de rousseur. Elles ajoutaient, s’il en fallait, une note d’espièglerie à sa frimousse.
Diégo préférait travailler seul, il n’aimait pas davantage voir arriver des femmes dans son métier. Mais rien ne pourrait entamer son ardeur, il allait enfin trouver ce qui n’avait pas marché dans l’enquête Ténégrier, le seul échec de sa carrière. Et il ne l’avait pas encore digéré.
La jeune fille était ravie de commencer enfin un travail concret. À midi, son tuteur lui remit l’énorme dossier Ténégrier, sans lui fournir la moindre explication.
Elle arriva au bureau en début d’après-midi, bien en avance, chargée de deux sacs de voyage pleins à craquer. Elle prit place derrière une petite table placée dans un recoin du couloir où elle pourrait attendre l’inspecteur. Elle commença la lecture du dossier Ténégrier en prenant des notes. Elle avait conservé sa casquette, dans laquelle elle avait enfoui sa chevelure, et portait un ample pull mauve sur une longue jupe à fleurs de style hippie.
Soudain, la porte s’ouvrit : Castellon apparut au fond du couloir, une valise en fer à la main droite et une sacoche en similicuir noir pendue à l’épaule gauche. Elle se leva d’un bond pour se précipiter sur ses talons. Il scruta ironiquement la jupe de la jeune fille qui descendait jusqu’à ses pieds.
— Seriez-vous chargée de balayer le sol ?
Martine ne répondit rien, elle enfila son maxi-manteau de couleur rouille et suivit la canadienne noire et la casquette à carreaux de Castellon.
En voyant l’Alpine coupé GT 4 places bleue, un modèle de 1966 acheté d’occasion, elle s’extasia :
— Ouaouh ! La classe !
La remarque irrita l’inspecteur car elle faisait écho à l’appréciation que le commissaire Peuleux avait cru bon de mentionner dans sa notation annuelle : « Utilise un véhicule tape-à-l’œil non adapté à la fonction d’enquêteur. »
Ils placèrent leurs valises dans le coffre situé à l’avant du véhicule et prirent la route, par un temps gris et froid.
Après quelques kilomètres dans un silence de plomb, Diégo mit les choses au point :
— Je vous avertis, vous n’êtes pas la bienvenue, vous êtes dans cette voiture parce que le commissaire me l’a imposé. Alors, restez à votre place, n’intervenez pas pendant les interrogatoires, contentez-vous de prendre des notes, un point c’est tout. Compris ?
— Compris. Je ferai bien comme vous dites, je porterai votre sacoche et je vous tendrai même le stylo. C’est bien ça, le chef devant et, derrière, la godiche de service, termina la stagiaire avec un grand sourire.
Ce trait d’humour détendit l’ambiance. Diégo ne s’attendait pas à cette répartie, cela ne lui déplaisait pas que la petite ait du caractère. C’était bon signe pour exercer dans ce métier où il ne faut pas se laisser impressionner. Il enchaîna :
— Vous venez d’où ?
— Je suis creusoise, de La Souterraine, mon père est coiffeur. J’ai fait mes études au lycée de filles à Guéret jusqu’au bac B, puis deux ans de psycho à la fac de lettres à Clermont. J’ai rencontré mon copain qui faisait Sup de Co. Lorsqu’on s’est quittés, j’ai passé le concours de la police.
— Et maintenant, un nouveau fiancé ?
— Non, je veux d’abord être titularisée.
— Je vois, vous faites partie de cette nouvelle génération de filles qui privilégient leur carrière.
— Comme vous, les hommes.
— Ça ne m’a pas réussi. Ma femme a divorcé à cause de mes absences, du travail de nuit, des dimanches et du reste. J’vous dis ça pour que vous sachiez bien où vous mettez les pieds.
— Et si j’épouse un flic ?
— Ce sera pire, vous ne serez jamais ensemble !
Le silence s’installa ; la jeune fille aurait bien continué à bavarder, mais Diégo n’était pas d’humeur à raconter sa vie. Elle n’osa pas le contrarier et fredonna l’air de San Francisco, ce qui agaça le chauffeur qui le lui fit comprendre par des regards appuyés et noirs.
— Je peux quand même vous parler du dossier ? osa Martine, la gorge un peu nouée. On est en voiture, on ne peut pas faire grand-chose d’autre, alors autant en profiter, non ?
Bien que se sentant un peu bousculé, Diégo reconnaissait qu’elle avait raison, un regard neuf sur l’affaire Ténégrier ne pouvait avoir que des avantages. Alors, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?
— Bon, je vous écoute. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas continué à enquêter sur André Roure, le Réunionnais. Il n’y avait pas de preuves, d’accord, mais son innocence n’était pas prouvée non plus. Il restait même le principal suspect.
— Ce garçon a été déraciné en métropole, il a été maltraité par la famille Ténégrier. Dans un premier temps, il était le principal accusé ; soupçonné d’assassinat, il a été jeté en prison, sans preuves, puis relâché. Je trouvais que ça suffisait. Tout était trop facile, trop rapide, on avait le coupable idéal, celui qui arrangeait tout le monde. Moi, j’ai voulu voir un peu ailleurs.
— Je suis persuadée qu’il est l’assassin. J’en mettrais ma main à couper.
— Vous avez tort ! Les certitudes issues du seul dossier sont dangereuses, aussi accusatrices soient-elles. Vous devez maîtriser et conduire votre enquête, avancer plusieurs hypothèses et chacune vous mènera plus loin.
— Bien, monsieur. Pourquoi allons-nous à Chénérailles alors que le cadavre a été trouvé à Aubusson ? J’en déduis que vous faites un lien entre les deux affaires et que vous pensez que Ducral a été assassiné.
— Exactement, et il habitait à Chénérailles. Nous avons deux chambres réservées à l’hôtel où j’ai l’habitude d’aller ; vous verrez, on y est bien, les repas sont excellents, c’est parfois bruyant, mais ça ne devrait pas trop vous gêner à votre âge.
Diégo gara la voiture sur la place du champ de foire. L’obscurité naissante transformait les marronniers du jardin public en ombres mystérieuses.
Au bar, ils fendirent l’épaisse fumée de cigarette qui stagnait en apesanteur. Des adolescents chevelus chahutaient autour du flipper, dont les ricochets de la boule tintaient sur fond de La Musica de Patrick Juvet au jukebox.
La serveuse Marie-Chantal, une petite femme boulotte que tout le monde appelait Chantou, promenait sa grosse tête et ses yeux globuleux, se tournant tour à tour vers chaque client. La petite quarantaine, elle exhibait un décolleté insolent, riait à marche forcée et distribuait généreusement des tapes dans le dos. Derrière le comptoir, elle servit une mominette à un poivrot à moitié endormi sur ses coudes. Elle chantait en montant la gamme : « do ré mi fa sol la si do », puis en descendant : « gratte-moi la puce que j’ai dans le dos », puis à nouveau en montant : « si tu l’avais fait plus tôt », et enfin en descendant : « elle ne serait pas montée si haut ». Au terme de son récital, elle s’adressa à Diégo :
— Oh ! qu’est-ce que vous êtes bel homme, vous !
— Donnez-nous deux thés à la menthe, s’il vous plaît, fit le policier d’un ton neutre.
— C’est sympa ici, commenta Martine, rieuse, vous avez déjà une touche ! Je comprends mieux pourquoi vous teniez tant à revenir !
Arriva le marchand de bestiaux Charles Moulin, l’ex-amant de Sophie Ténégrier qui