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La Terre des retrouvailles: Roman
La Terre des retrouvailles: Roman
La Terre des retrouvailles: Roman
Livre électronique389 pages5 heures

La Terre des retrouvailles: Roman

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À propos de ce livre électronique

Catherine retrouve sa région d'origine. Et Antoine, dont elle était si proche étant jeune. Mais se tiennent maintenant entre eux les années et les évènements.

Catherine, journaliste à Paris, arrive comme chaque année en Ardèche pour passer des vacances auprès de sa tante, une vieille dame originale, qui l’aime profondément. Elle retrouve avec émoi le domaine familial blotti au cœur d’une nature sauvage et enchanteresse. Veuve depuis peu, elle entend aujourd’hui mener sa vie à sa guise. Elle apprend que son petit-cousin, Antoine Fabras, est resté au pays et qu’il s’est lancé courageusement dans l’arboriculture. Elle découvrira aussi que ce n’est plus le tendre garçon qui l’adorait, mais un homme farouche que les déceptions ont rendu amer et méfiant.
Suzanne de Arriba nous fait rêver avec ce roman, dense et vibrant d’émotions. Elle tisse avec finesse et subtilité les portraits croisés de femmes au caractère bien trempé. Elles ont dans le sang la vivacité des cours d’eau sauvages et tumultueux de leur région.

Un roman sentimental d'une justesse sans faille.

EXTRAIT

Catherine a acquiescé, machinalement. Des pensées tourbillonnent dans sa tête. À Paris, elle rêve de l’Ardèche. Dès la fin du mois de mai, elle se prépare mentalement au retour. Elle y est, alors pourquoi ce sentiment de tristesse ? C’est qu’il manque quelqu’un, ici ! Elle se revoit se baignant avec Antoine dans le Doux. Enfant, il a toujours été aussi grand qu’elle, malgré leurs trois années de différence. Adolescent, il l’a vite dépassée d’une bonne tête. Pourtant elle n’est pas particulièrement petite, un mètre soixante-quatre, une bonne moyenne pour une femme. Qu’est devenu Antoine ? Pense-t-il parfois à elle ? Il y a si longtemps… La reconnaîtrait-il, seulement ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

"J’aime décrire, avec toujours la nature en toile de fond, des personnages aux prises avec le quotidien ce qui les rend proches des lecteurs, sans exclure de les transporter dans un monde où il fait bon vivre après les épreuves qui ne manquent pas comme dans toutes les vies. Absorbés par leur travail et leurs interrogations, mes « héros du quotidien » doivent faire preuve de générosité et de bons sens pour échapper à des situations qui peuvent devenir très douloureuses, sur tous les plans".

Suzanne de Arriba évoque avec une grande justesse les gens ordinaires et leurs expériences qui elles, c’est bien connu, n’ont rien d’ordinaire. Elle sait saisir les petits détails pleins de sens de la vie quotidienne. Cette sensibilité se traduit sous sa plume par un style à la fois réaliste et naturel. Elle fait également preuve de tendresse et de compassion envers ses personnages, ce qui ne l’empêche pas de rire d’eux parfois ! Originaire de la vallée du Rhône, elle vit aujourd’hui en Isère, à la Côte-Saint-André. Elle est l’auteure d’une quarantaine de romans.

Précédentes publications aux éditions Lucien Souny : Le Mas Serpolet (2009), Une famille du coteau (2010 et en poche en 2016), La Terre des retrouvailles (2011), La Saison des sorbiers (2012), Les Trois fleurs (2013), La Bergerie des Sources (2014), Une Vie en chantier (2015), Le Troupeau sous l'orage (2016), Le Val aux iris (2017), Un Ange égaré sur la terre (2018), mais également en version poche, Le Vent sur les longues terres, Le Fils d’Yvonne, Le Chemin des châtaigniers.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie21 avr. 2020
ISBN9782848868226
La Terre des retrouvailles: Roman

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    Aperçu du livre

    La Terre des retrouvailles - Suzanne de Arriba

    TerreRetrouvaillesPageTitre.jpg

    Pour Véronique

    avec ma confiance et mon amitié

    PREMIÈRE PARTIE

    RÉGINE ET SA NIÈCE

    I

    Il y a ce matin sur les hauteurs des Busseroles comme un grand souffle pur qui décape le ciel. De la terrasse de sa maison, Régine Fontanges admire le paysage grandiose. Devant elle, les Monts du Vivarais ; à sa gauche, la route qui monte vers le plateau du Vernoux ; à sa droite, celle qui vous entraîne à Lamastre.

    À plus de soixante-treize ans – elle les a fêtés en janvier 1960 –, Régine est maigre, sèche, la poitrine et les fesses comme rabotées par le temps. Elle prétend souffrir de nombreux malaises, mais, à part des rhumatismes et quelques petits inconvénients liés à l’âge, cette Ardéchoise pure souche se porte comme un charme.

    Régine se retourne et appelle, de sa voix autoritaire :

    — Gervaise ! Vous êtes là ?

    Par la porte de la salle à manger qui donne accès à la grande terrasse aux balustres de pierre, une femme se montre, en robe de coton fleuri, recouverte d’un ample tablier.

    Elle a une bonne figure ronde, affable, aux joues pleines et roses et auréolée de cheveux châtains qui grisonnent un peu et qu’elle coiffe en chignon. Elle a dépassé la cinquantaine, mais on ne saurait lui donner un âge précis, tantôt elle paraît vieille, tantôt elle semble jeune, surtout quand elle sourit.

    — Oui, Madame Régine ?

    Elle attend, les bras en anse, les mains sur ses hanches rebondies.

    — Gervaise, est-ce que tout est prêt pour accueillir ma nièce ? demande Régine Fontanges pour la dixième fois.

    — Bien sûr, Madame ! Tout est prêt !

    — Et les fleurs ! Vous avez pensé aux fleurs, Gervaise ?

    — Naturellement. On sait combien Madame Catherine aime les roses. J’en ai cueilli, pas trop écloses, et je les ai placées dans sa chambre. Je crois que Madame Catherine sera bien contente de retrouver les Busseroles.

    — Je l’espère, en tout cas ! Il faut tout faire pour que ma nièce se sente bien. Elle travaille comme une folle, dans la capitale. Comme si elle avait besoin de se fatiguer comme ça ! Son mari lui a laissé de quoi vivre.

    — Mais ça lui plaît, et puis, avouez-le, Madame Régine, vous êtes très fière de notre Catherine !

    Régine Fontanges a un petit rire sec, satisfait. Oh oui ! Fière, elle l’est ! Le roman de sa nièce, en plusieurs exemplaires, trône partout dans la maison.

    Et puis sur la table du salon Régine a disposé une pile de luxueux magazines. À l’intérieur, des articles, des chroniques, de courtes histoires que Catherine appelle des nouvelles et même des récits sont signés par sa nièce qui travaille à la rédaction de cet hebdomadaire destiné en priorité aux femmes.

    — N’est-ce pas, Madame Régine ? insiste Gervaise.

    — Oui, je le reconnais, je suis fière. Catherine a fait son chemin ! Mais le milieu où elle évolue est si… si étrange, déroutant. Enfin… Elle se passionne pour ce qu’elle fait, et c’est le principal. Dans sa dernière lettre, elle m’a appris qu’on lui demandait de devenir rédactrice en chef, vous vous rendez compte, Gervaise ! N’est-ce pas fabuleux ?

    Gervaise Chastain approuve. L’Ardéchoise est chargée du ménage à la maison Fontanges, aux Busseroles. Elle est secondée pour les gros travaux par une femme du village, Jeanne, qui cuisine aussi à l’occasion d’une fête quelconque. L’arrivée de Catherine pour un mois de vacances d’été en est une ! Sinon, c’est Gervaise qui est aux fourneaux.

    — Allez donc jeter un dernier coup d’œil, ma bonne Gervaise !

    — J’y vais, Madame Régine.

    Sans se départir de sa patience, la brave femme passe tout en revue, depuis les draps brodés du grand lit dans la chambre à coucher jusqu’au poulet aux morilles et aux deux tartes, une aux prunes et une autre bien de chez eux à la crème de marrons, que Jeanne a préparées dans la cuisine où flottent des odeurs délicieuses.

    Régine ne se décide pas à quitter la terrasse, où le soleil cogne. Sur ses cheveux gris, elle a placé une vaste capeline. Elle a toujours adoré les chapeaux ; aujourd’hui les femmes n’en portent plus, c’est dommage.

    De nouveau, elle appelle Gervaise, qui arrive, obéissante, un peu essoufflée.

    — Alors ?

    — Tout est parfait, Madame Régine.

    — Tant mieux. Ma bonne Gervaise, vous avez pensé à prévenir votre Léonard ? reprend Régine Fontanges. Ah ! Nous sommes un peu trop isolées, aux Busseroles ! Le village ne nous est d’aucun secours et Lamastre est vraiment trop loin ! Il ne faut pas que cette petite, en arrivant, ne trouve personne qui l’attende ! Le voyage est long depuis Paris, elle a dû changer de train à Lyon.

    — Et elle changera encore à Tournon !

    Le petit train qui serpente au-dessus des abîmes, traversant des sites grandioses de Tournon à Lamastre, risque de leur être retiré un jour, Régine le craint, tout le monde en parle. Le Mastrou, c’est comme ça que les paysans l’ont appelé. Il tient son nom de la ville. Lamastre s’écrivait en deux mots, au dix-neuvième siècle.

    — Mon homme a fait le plein d’essence hier, l’informe Gervaise. Ne vous inquiétez pas comme ça, Madame Régine. Nous nous trouverons certainement à la gare de Lamastre longtemps avant l’arrivée du Mastrou.

    Régine Fontanges mène tout son monde à la baguette. Ce n’est pas une méchante femme, loin de là, mais elle veut imposer son autorité de patronne et surtout de femme de caractère qui ne supporte pas qu’on lui résiste. Elle a de l’argent qui est placé, deux petits immeubles à Tournon, construits après la guerre, dont elle loue les appartements par l’intermédiaire de son notaire. Son défunt mari, Joseph Fontanges, qui était aussi son cousin germain lui a laissé sa part du domaine qui leur venait de leurs grands-parents paternels.

    Régine a sous ses ordres le couple Chastain, depuis une trentaine d’années. La maison est le domaine réservé de Gervaise. Léonard, son homme, travaille ici et là comme journalier, mais il a pour mission de s’occuper du parc et de cultiver le potager : il peut disposer de la moitié de ce dernier à son gré. Il consacre beaucoup de temps à l’entretien des deux voitures de Régine, une Frégate, dont il est le chauffeur attitré, et une traction avant léguée par Joseph Fontanges, qu’elle conserve comme une relique et que l’on utilise pour les grandes occasions.

    Pour son usage personnel, Léonard dispose d’une camionnette, mais il s’en sert aussi pour transporter le bois nécessaire au chauffage de la demeure Fontanges.

    Les Chastain logent au bord du parc, dans une maisonnette qu’ils occupent gratuitement, et perçoivent chacun un petit salaire. Ils sont satisfaits de leur sort et attachés à leur tyrannique patronne. Léonard est protestant, il fréquente le temple les jours de culte. Gervaise est catholique. Ça ne les a pas empêchés de se plaire, de s’aimer, de se marier, et ils n’ont pas cherché à se convertir mutuellement. Si tout le monde était comme ces deux-là, il n’y aurait jamais de guerres de religion.

    — Ah ! Si je n’étais pas aussi fatiguée, j’irais bien, moi aussi, accueillir Catherine, soupire Régine Fontanges. Mais la route est toute en virages et pleine de bosses, et puis on risque d’attraper froid dans les gares à mon âge.

    Gervaise sourit et approuve de la tête. Elle connaît ces propos par cœur, elle pourrait les réciter mot à mot à la place de sa patronne. Cette dernière, ayant cessé de s’angoisser, contemple à nouveau le paysage familier, dont elle ne se lasse pas. Elle semble avoir oublié la présence de Gervaise, mais non, elle dit :

    — Plus beau qu’ici, est-ce qu’on trouve ?

    — Ce n’est pas moi qui prétendrait le contraire, réplique Gervaise.

    — J’ai toujours vécu ici. Chez mes grands-parents. J’étais orpheline, vous le savez. Et Joseph aussi.

    Joseph, son cousin. Ils n’ont pas eu d’enfants, c’était peut-être mieux, entre parents si proches on ne sait jamais et les générations suivantes peuvent avoir de sacrés problèmes. Elle est veuve depuis douze ans, elle oublie parfois le visage de l’homme pour ne retrouver que celui de l’enfant, du jeune garçon un peu arrogant, mais qu’elle faisait plier.

    À bien y réfléchir, Antoine qui est un parent de Joseph par la branche maternelle lui ressemble beaucoup. Joseph ! Quel chenapan ! Elle retient un sourire. Des souvenirs remontent. Ils ne concernent que le passé lointain. La chair ne frémit plus et, si son cœur bat plus vite, c’est uniquement parce qu’elle évoque la beauté farouche des paysages ardéchois qu’elle a contemplés avec son Joseph sans jamais être blasée.

    Bon ! Catherine va venir, elle sera là bientôt ! Elle redécouvrira les Busseroles, les alentours, les hameaux lovés dans le moindre repli des collines abruptes, avec leurs maisons en pierres grises et dorées, leurs toits de tuiles romanes. Les gorges vertigineuses, les ruisseaux dolents de l’été, le Doux, parfois torrent, parfois rivière, qui se traîne en ce moment sur les gros cailloux de son lit. Il n’a pas plu depuis longtemps et les paysans captent l’eau si précieuse pour irriguer leurs terres.

    Mais, par-dessus tout, et Régine le sait, sa nièce Catherine aime les Busseroles. Depuis l’enfance, c’est pour elle un véritable royaume avec ses prairies vertes, ses petits champs en terrasses, ces chambas qui défient parfois les lois de l’équilibre, ses bois de pins, de châtaigniers, ses vergers de pommiers, de pruniers, ses vals étroits, ses ressauts de collines, son amorce soudaine de plateau.

    Lamastre, altitude 375 mètres. Les Busseroles, déjà, gagnent une centaine de mètres de dénivelé. Ce n’est tout de même pas la haute montagne. Pourtant on se croirait tout près du ciel. Il a fallu tant d’efforts pour y arriver ! Et Malevent, en face, culmine à 650 mètres, tandis que les 760 mètres du col de Montreynaud vous font déjà bourdonner les oreilles, quand on est en voiture.

    Malevent !

    Régine pense soudain à Antoine Fabras, qui s’y est installé depuis pas mal d’années.

    Il vaudrait mieux que Catherine et lui ne se rencontrent pas.

    II

    Quelque chose chatouille les mollets maigres de Régine, à travers ses bas de coton qu’elle garde même l’été. Une fourrure rêche. Elle abaisse son regard. Ce chien ! Encore ! Aplati sur les dalles de la terrasse, il lèche à présent les chaussures de Régine. Elle s’écarte en ronchonnant. Il joue l’esclave, il est à ses pieds, il l’adore, elle est sa déesse, sa Providence. Et ça la dépasse, ça l’agace !

    Cet animal est un bâtard, un corniaud comme on dit, à la tête lourde, au museau légèrement proéminent, mais qui pourrait s’inscrire dans un carré. Ses oreilles sont tombantes, mais pas aussi longues que celles des chiens de chasse. On ne sait trop de quels croisements cette drôle de bête est issue !

    Un matin, il s’est faufilé dans la maison, la queue entre les pattes, un regard de mendiant. Et Régine a eu pitié, mais de loin, comme on fait l’aumône distraitement aux gueux blottis dans l’encoignure d’une porte d’église ou de temple, et aussi pour se donner bonne conscience.

    Mais voilà ! Ce chien est tombé amoureux de la grande dame sèche, qui ne veut surtout pas se laisser avoir. Elle veut bien le garder aux Busseroles, mais l’intrus ne deviendra jamais « son » animal domestique. Elle a demandé à Gervaise de le nourrir, il dort dans le bûcher ou dans la fagotière, chez les Chastain.

    Naguère, Régine a eu pour compagnon un chien magnifique, un lévrier tout blanc que lui avait offert Joseph, son mari. Sultan ! À cette époque, elle marchait beaucoup et pas seulement dans le parc de la demeure ancestrale. Le lévrier l’entraînait dans de belles balades. Ce n’était pas un chien d’ici ; hiératique dans ses postures, admirable quand il courait, il faisait beaucoup parler et les chasseurs du coin le regardaient d’un mauvais œil. Aussi Régine avait-elle fait clore les prairies qui lui appartenaient alentour, où il allait dégourdir parfois ses longues pattes élégantes, le parc ne lui suffisant pas.

    Longtemps, on l’a appelée la dame au chien plutôt que la dame des Busseroles comme on dit aujourd’hui. Sultan est mort à douze ans, on n’a pas su de quoi, il n’était pas malade. Sans doute le cœur, que ces chiens ont gros. Léonard l’a enterré sur les ordres de Régine sous le plus grand pin des Busseroles, au bout de la propriété, où il aimait beaucoup se reposer après avoir gambadé. Elle a juré de ne jamais le remplacer.

    Ce corniaud qui est venu d’on ne sait où, sans doute perdu à la saison de la chasse l’hiver dernier, il n’est pas beau, elle n’en veut pas, elle ne veut pas s’attacher, d’ailleurs à l’âge qu’elle a il pourrait lui survivre et c’est lui qui serait malheureux, dit-elle, contente d’avoir un bon argument pour le repousser de sa vie.

    En fait, il ne s’agit pas de la véritable raison. Elle n’en veut pas comme compagnon, voilà tout. C’est déjà bien qu’elle lui permette de rester sur le domaine et qu’elle ferme les yeux quand il risque une patte dans la maison comme aujourd’hui. Elle ne lui souhaite aucun mal et même de temps à autre le gratifie d’une tape sur la tête, d’une parole bienveillante qui le font frétiller de la queue et pratiquement danser sur place.

    — Allez, écarte-toi un peu ! Elle me ferait bien tomber, cette bête, toujours à renifler le bas de mes jupes, toujours à se prendre dans mes pieds !

    — Que voulez-vous, cette bête, elle vous aime, Madame Régine, elle vous a choisie, dit Gervaise amusée.

    Régine hausse ses maigres épaules, drapées dans un chemisier de soie noire, de la « vraie » soie, comme au temps des magnaneries, pas comme on en fait aujourd’hui.

    Le chien attend un mot, encore, et, comme ça ne vient pas, il comprend qu’il est congédié. Mais il reste sur la terrasse ; couché tout au bord, il suit Régine du regard.

    — Il est têtu comme une mule. Emmenez-le, Gervaise, sinon il va me suivre à l’intérieur et il va tout salir avec ses grosses pattes.

    Ce chien venu de nulle part, on l’a appelé « Marron », non pas pour évoquer les châtaignes qui font la renommée de l’Ardèche, mais à cause de sa vilaine couleur boueuse. Pourtant, ses bons yeux ronds évoquent ces châtaignes luisantes quand elles jaillissent de leur bogue.

    Gervaise s’en va, fait un geste vers le chien congédié qui comprend et la suit, résigné.

    Régine s’est appuyée de nouveau à la balustrade. Alternant avec des images d’hier, des pensées moroses qui ont toutes un rapport avec le temps qui passe beaucoup trop vite lui traversent l’esprit. Un frisson la secoue malgré la chaleur. Il lui tarde d’avoir Catherine près d’elle. Cette petite – de trente-sept ans tout de même – lui manque. Elle y tient comme à une fille, elle l’imagine à ses côtés, lui passant un bras autour de la taille avec affection, et elle, toute contente, elle si froide, qui déteste les contacts, savourant cet instant !

    Au-dessous des Busseroles, le paysage se déroule sous le regard de Régine qui le balaye de droite à gauche en même temps que les souvenirs défilent, quand elle pouvait marcher d’un pas allègre dans ces chemins, ces sentiers qui fendent les prairies, traversent les vergers, se perdent dans les bois.

    Quand Joseph était là, qu’ils étaient jeunes et même encore plus tard à la maturité, ils allaient jusqu’à Saint-Basile. Une fois, ils sont montés vers Veyrines, empruntant une ancienne route muletière. Après la grimpette entre les petits champs en terrasses, ils ont traversé des pâtures hautes, ils étaient partis bien avant le jour, une besace à l’épaule. Personne au village n’aurait reconnu l’altière dame des Busseroles dans cette créature au genre un peu « anglais », pantalon masculin forme golf, grosses chaussettes, gros godillots, chandail, bonnet, habillée tout comme son Joseph.

    Elle se souvient encore d’un sentier qui se tortillait à travers un bois de pins, elle a encore sur la langue le goût des myrtilles qu’ils avaient cueillies. Joseph lui en présentait dans sa paume ou il lui donnait la becquée. Ils s’aimaient ! Et depuis l’enfance ! Il lui manque, comme lui manque aussi ce lévrier blanc qu’il lui avait offert.

    Pourquoi faut-il vieillir, pourquoi faut-il naître puisqu’on va fatalement mourir, cela n’a pas de sens, se dit-elle, amère. Quand on a traversé deux guerres, que l’on a perdu ses parents, son mari bien-aimé et son chien préféré, que peut-on espérer puisqu’on sait qu’on ne les reverra pas ? Et elle se dit aussi, le cœur lourd, qu’elle a raison de ne croire en rien, religion catholique, religion réformée, qu’importe pour elle ! Oh ! Elle a été baptisée, elle a fait sa communion et un prêtre l’a mariée à Joseph, mais c’est là tout, elle a suivi les traditions que d’autres ont respectées avant elle. C’est comme la messe de Pâques, la Toussaint et Noël. Elle y assiste, c’est un rite, une coutume à laquelle on ne déroge pas, ça ne se fait pas de rester chez soi quand les cloches carillonnent d’un ton allègre. On a l’habitude, et puis c’est un peu la fête, surtout pour Noël, il y a le réveillon et le sapin qui sent bon dans la salle à manger.

    Quand elle parle ainsi à Gervaise qui est très pieuse, qui a la foi du charbonnier, elle la choque, Régine le comprend bien, mais c’est tant pis !

    III

    Léonard Chastain utilisera la Traction en l’honneur de Madame Catherine. Et comme il a de l’avance, il ira l’attendre en bas dans la vallée, à Tournon, ça évitera à la voyageuse le petit train pittoresque mais inconfortable et ses cahots.

    Régine a donné ses dernières instructions à Gervaise, seriné d’ultimes recommandations à Léonard. Elle regrette encore de ne pas l’accompagner, rien ne l’en empêche, mais elle a peur d’être trop fatiguée et de ne pas pouvoir bien profiter ensuite de la journée et de sa nièce.

    La dame des Busseroles jette un dernier regard à « leurs » montagnes, au paysage, au parc, en dessous. Elle voit Marron qui, sur le dos, prend le soleil. Ses pattes pédalent dans le vide, il gigote, il est heureux, il a senti sur lui le regard de la maîtresse qu’il s’est choisie.

    — Je ne sais pas quel âge a ce chien, marmonne-t-elle, mais il est fou !

    Consciente de s’être attendrie, Régine hausse les épaules et rejoint Gervaise à la cuisine.

    — Léonard s’en va, Madame Régine !

    — Très bien !

    L’Ardéchois a sorti la voiture de son garage, elle brille, il l’a lustrée à la peau de chamois. Le moteur tourne à la perfection, elle est comme neuve.

    Moustaches en bataille, sa casquette vissée sur le crâne, Léonard franchit le portail largement ouvert et Marron aboie derrière lui.

    Marron ! Léonard sourit dans sa moustache. Ce chien, quand même ! Il a pris sa place malgré tout au domaine Fontanges, il a su se faire accepter, il a compris qu’il ne doit pas pourchasser les chats de Gervaise et qu’il doit se faire tout petit au coin du feu s’il veut y être admis par la patronne.

    La voiture descend à présent en direction du Crestet, où Léonard a de la famille. Puis c’est la mauvaise route, étroite et toute en lacets, qui longe les gorges du Doux sur près de vingt kilomètres. À l’aller, ça va encore, mais au retour on frôlera le vide ; lui, il a l’habitude, mais Madame Catherine se mettra les deux mains sur les yeux et elle dira : « J’ai mal au cœur ! » Parce qu’elle a le vertige, Madame Catherine. Si ça se trouve, elle aurait préféré monter par le petit train, qui pourtant survole les abîmes.

    La voiture, si brillante qu’elle semble passée au cirage, poursuit sa progression vers la vallée. Parfois on entend le torrent rugir au fond de ses gorges. Par la vitre baissée, la senteur balsamique des pins se faufile. Les chatons des châtaigniers sauvages commencent à se balancer sur le vert tendre des feuillages. Léonard aimerait bien admirer le paysage, mais il lui faut garder l’œil sur la route si traîtresse.

    Enfin, la vallée, la route s’élargit ; une pancarte signale Tournon, les oreilles se débouchent, tous les parfums du sud remontent avec le vent sur l’élégante ville du Rivage ardéchois.

    En face, sur la rive gauche du fleuve, se campe fièrement la colline où s’étagent les vignes de Tain-l’Hermitage.

    La Citroën s’insère dans la circulation qui augmente pendant l’été. Les quais bruissent d’animation, ce n’est pourtant pas le jour du marché. Des touristes nombreux déambulent, s’arrêtent, s’installent aux terrasses des cafés. C’est un monde différent de là-haut, de leurs collines un peu austères, mais que Léonard Chastain ne quitterait pour rien au monde.

    La salle d’attente de la gare est pleine. On salue Léonard. Il y a beaucoup de personnes qui le connaissent, lui, et surtout la Traction. Et aussi la patronne dont la réputation est venue jusque dans la vallée où elle a ses immeubles. Aussi, les gens comprennent que, comme tous les ans, la nièce de Madame Fontanges arrive pour passer en Ardèche un mois de vacances d’été.

    Lorsque le train est annoncé, Léonard s’avance sur le quai. Le convoi apparaît, sifflant avec importance. Il ralentit, s’arrête. Léonard cherche des yeux les wagons de première classe. Une vieille dame en descend, et une délégation familiale se jette aussitôt sur elle. Puis c’est un garçon au crâne presque rasé, en uniforme ; il revient d’Algérie, sans doute en permission ; il a l’air fatigué, égaré même. Une femme se détachant de la foule l’appelle et le prend dans ses bras, sa femme ou sa fiancée.

    Ensuite, c’est un adolescent qui surgit presque à reculons, tenant à la main un sac de voyage en cuir et tapisserie, de toute beauté. Il tend la main pour aider une personne qui saute sur le quai, aussi leste qu’une biquette de la montagne.

    Bien sûr, c’est elle, c’est leur Catherine ! Elle prend le sac des mains de son jeune admirateur, lui adresse un mot de remerciement. Il rougit et s’éloigne à regret.

    — Léonard ! C’est gentil d’être venu jusqu’ici !

    — On n’allait pas vous laisser poireauter jusqu’au départ du Mastrou ! Bonjour, Madame Catherine. Vous avez fait bon voyage ?

    — Excellent, mais j’ai eu très chaud, j’ai hâte de prendre une bonne douche !

    Léonard, sincèrement heureux, regarde Catherine. Elle ne fait pas son âge, on dirait une jeune fille. Elle est toujours aussi élégante, un parfum léger et fleuri émane de sa personne. Ses beaux cheveux cuivrés, épais, lui tombent aux épaules.

    — Nom de d’zou ! Vous ne changez pas, Madame Catherine !

    — Vous non plus, mon cher Léonard. La voiture est sur les quais ?

    — Oh, à peine à cent mètres. Donnez-moi votre sac.

    — Merci, Léonard. Je parie que vous avez pris la Traction ? C’est un bijou, cet engin-là !

    — Oui, mais la Frégate n’est pas mal non plus.

    — Elle n’a pas le même panache.

    Pour ça, il est bien de cet avis. Mais la patronne ne veut pas qu’on utilise sans cesse la Traction, elle la réserve aux grandes occasions, comme aujourd’hui. Catherine trottine près de lui. Il marche vite, elle le suit sans se plaindre. De ses chaussures en chevreau à petits talons jusqu’à son tailleur dont la veste entrouverte laisse voir un chemisier rose pâle, elle est la parfaite illustration de la voyageuse aisée.

    Catherine s’arrête devant la voiture. Elle respire à fond, contemple le Rhône couleur de jade et le pont qui l’enjambe plus loin, œuvre de l’ingénieur ardéchois Marc Seguin.

    — Le ciel est d’un bleu, ici ! À vous donner le vertige ! En route, Léonard ! J’ai hâte d’être chez nous aux Busseroles !

    La Traction s’ébranle en souplesse. Léonard ne cache pas sa satisfaction. Elle a dit : chez nous ! C’est comme une revanche sur la capitale, qu’ils prennent tous aux Busseroles, quand Madame Catherine leur revient et qu’elle apprécie leur rude pays, qui est aussi le sien, elle ne le renie pas.

    La route à présent se hisse vers le Crestet, première étape où elle s’élargira un peu et ne côtoiera plus les abîmes. Catherine se grise de l’odeur des pins qu’elle préfère entre toutes. Ils s’élancent tout en bas du versant vertigineux, et leur pointe affleure à peine le niveau de la route, qui semble parfois un ruban qui glisse du ciel bleu.

    — Et Gervaise, comment va-t-elle ? Et Jeanne, du village, elle vient toujours de temps en temps donner un coup de main aux Busseroles ?

    — Bien sûr, et même sa fille, des fois. Gervaise va bien, je vous remercie, Madame Catherine.

    — Je me fais un plaisir de la revoir !

    — Tout le monde se réjouit à la perspective de votre séjour, Madame Catherine.

    — Oh ! Je sais bien ! Vous êtes tous si gentils ! Ma tante aimerait me voir rester plus longtemps. Elle va bien, au moins ?

    — Oh oui ! Madame Régine rage parfois quand elle a une petite crise de rhumatismes, car elle ne peut pas galoper aussi vite qu’avant et être sur nos talons toute la sainte journée, mais elle a une santé de fer, rassurez-vous, Madame Catherine !

    — Alors tout est comme avant, rien de nouveau ?

    — Il y a bien ce chien, Marron.

    — Ah oui ! Ma tante m’en a touché un mot dans sa dernière lettre. D’où sort-il ?

    — Si on le savait… Il est jeune, je pense. Il est arrivé un jour d’hiver et il s’est incrusté. La première personne qu’il a vue, c’est votre tante, et il s’est précipité sur elle comme si elle était sa maîtresse et qu’il la retrouvait après une longue absence. Il n’était pas blessé, mais maigre à faire peur, on ne voyait que sa grosse tête carrée et ses côtes qu’on pouvait compter.

    — C’est bien que vous l’ayez gardé. Mais ma tante ne voulait pas d’autre chien, après Sultan.

    — Elle tolère Marron, mais elle ne veut pas qu’il soit à elle, dit en riant Léonard. Marron dort chez nous, en fait. Mais un de ces jours il gagnera, vous verrez, et il finira par passer ses nuits au pied de son lit !

    On a dépassé le Crestet, puis traversé Lamastre. Catherine s’est penchée pour mieux voir les ruines du château de Retourtour. À présent, la route redevient étroite et surplombe les gorges abruptes d’un affluent du Doux. Puis elle s’enroule autour de hautes collines couvertes de pins, de châtaigniers et même de vergers bien exposés au soleil.

    Catherine murmure :

    — C’est beau. Je suis folle de ce pays !

    Oui, folle de ce pays où tout lui parle d’Antoine. Mais cela elle ne le précise pas.

    Antoine qu’elle n’a jamais revu, Antoine qui vit au bout du monde.

    IV

    Catherine Fontanges, veuve Chavat, est heureuse d’être de retour aux Busseroles. Elle a fait la connaissance du fameux Marron, qui l’a adoptée tout de suite, mais dont l’unique maîtresse reste et restera toujours Régine, c’est évident ! Ce drôle de chien la couve d’un regard ardent, elle le houspille, le chasse de la maison, mais il revient toujours.

    Cette adoration canine qu’il voue à la dame des Busseroles amuse Catherine. Il est gentil, ce chien ; elle le caresse et il remue la queue, sa gueule se fend dans une sorte de grand sourire, si l’on ose dire. Catherine aime les animaux, mais, à Paris et avec son travail, ce n’est pas possible de garder un chien, et encore moins un chat, enfermé toute la journée dans un appartement.

    Quand elle était gamine, elle disait : « J’ai hâte de grandir pour faire tout ce que je veux ! J’aurai deux chiens, dix chats et plein de bébés. » Pour le bébé, elle l’a eu, avec son mari Charles. On n’en parle jamais dans la famille, c’est sa blessure secrète. Charles junior est né et puis il s’est envolé, comme un ange qu’il était peut-être, incarné par erreur, pas du tout fait pour les vicissitudes de cette terre de misère.

    Une terre cependant où il fait bon vivre par moments, cela, Gervaise Chastain l’assure. Charles a souhaité avoir un autre enfant, et le petit n’est pas venu. Rien n’empêchait pourtant, mais, assurait le médecin consulté, ça se passait dans la tête de Catherine, c’était psychologique, quoi !

    Sa tante l’a reçue à bras ouverts, elle a même versé une larme, elle devient plus sentimentale en vieillissant. Gervaise n’a pas changé, elle rayonne toujours de bonté et de joie de vivre. Pourtant, il y a quelque chose aux Busseroles, comme une fêlure que Catherine sent, et cela parce qu’elle a prononcé le nom d’Antoine, qu’elle a parlé de lui, demandé si l’on avait des nouvelles, alors que depuis des années on évitait ce sujet, d’un accord tacite.

    — Pourquoi cette gêne, quand j’ai évoqué Antoine ?

    Elle a demandé cela à Gervaise, à brûle-pourpoint, en la suivant à la cuisine, au milieu de l’après-midi. Car le repas s’est éternisé. Le poulet fermier, les cèpes, le gratin, les tartes, tout cela a été à la hauteur de ses souvenirs d’enfance. Sa tante prétendait qu’elle avait perdu l’appétit avec l’âge et pourtant elle a mangé comme quatre. En l’honneur de Catherine, elle a revêtu une de ses plus belles toilettes qui date sans doute d’avant-guerre, car

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