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Les nouvelles Caritats: Ou la révolte citoyenne
Les nouvelles Caritats: Ou la révolte citoyenne
Les nouvelles Caritats: Ou la révolte citoyenne
Livre électronique237 pages3 heures

Les nouvelles Caritats: Ou la révolte citoyenne

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À propos de ce livre électronique

De malheureux mariages...

L'histoire réunit deux personnages féminins : Marie, artiste peintre reconnue, hantée par la dépression et l'alcool suite à une rupture sordide, et Rosalie, qui mène une vie bourgeoise et tente de se libérer d'un mari machiste et violent.
L'auteure décrit le harcèlement moral et les violences verbales exercées par un proche « pervers narcissique », les dégâts entraînés au niveau de l'estime de soi : elle dénonce les violences conjugales, un fléau trop souvent invisible.
Elle offre aussi quelques éclairages personnels quant à la maladie d'alcool dont a été victime Marie.
Mais cette histoire est aussi (et surtout) celle d'une double quête de liberté.
Marie se reconstruit en ouvrant les yeux sur ce qui se passe autour d'elle : elle découvre une ville conquise par l'extrême droite, Béziers, qui sert de cadre à ce roman, et où les citoyens résistent comme ils le peuvent...
Rosalie, quant à elle, puise tout au long de ce roman les forces qui vont lui permettre d'atteindre son point de rupture...

Le récit poignant de la lutte de deux femmes contre leurs démons et pour leur liberté.

EXTRAIT

Quand elle a rencontré celui qui allait devenir son mari, Rosalie voulait devenir artiste, chanteuse, comédienne, ou peintre. Surtout, elle voulait être libre. Mais il s’était produit quelque chose dans sa vie, qui avait tout cassé. Cet homme n’eut qu’à la cueillir, sans avoir à terrasser le dragon, ni même à lui donner le baiser magique que tous les princes donnent à leur princesse. Quand elle s’était mariée, elle croyait avoir fini de boire la coupe amère. Que le pire moment de sa vie était passé. On croit n’importe quoi, quand on est jeune.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ancienne professeure d'Économie et Gestion en zone prévention violence, reconvertie dans les Arts et la Citoyenneté, Marie-France Seveyrac nous présente un roman fort et poignant qui parle de la violence psychologique et morale dans le couple. L'auteure dénonce le harcèlement moral et les violences verbales exercées par des « parents gentiment narcissiques ». Elle développe au fil des pages la façon dont l'on perd petit à petit l'estime de soimême lorsqu'on subit un harcèlement moral et la révolte avant le point de rupture. Les violences conjugales sont un fléau invisible, sournois, qu'il faut dénoncer.
LangueFrançais
Date de sortie23 nov. 2017
ISBN9791094243374
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    Aperçu du livre

    Les nouvelles Caritats - Marie-France Seveyrac

    UNE SOIRÉE MONDAINE

    Le rendez-vous m’avait été fixé dans un restaurant réputé de Béziers. Monsieur le Maire y donnait une réception à des gens que je ne connaissais pas, ils étaient tous bien habillés et collés au buffet comme une meute affamée. Même monsieur le Maire jouait des coudes, porté il est vrai par une cour insatiable de pique-assiettes. Quant à moi, qui n’avais pas faim, j’étais ballottée comme le bois flotté dans la foule. Mon amie Rosalie me dira plus tard que j’avais une bien drôle d’allure avec mon jean et ma polaire rose, un peu chaude pour ce 2 avril (donc pas le jour des farces), et une tête encore plus remarquable avec un air effaré à la limite de la peur. Je ne la connaissais pas à l’époque, Rosalie. Elle était en retrait, essayait de se cacher, non de ces gens qu’elle côtoyait par habitude, mais d’un homme bien précis, de quelqu’un qui lui laissait dans la bouche un goût de fer. Elle voulait accrocher son regard à quelque chose, pour ne pas sombrer dans la nausée, et elle m’avait choisie. Peut-être parce qu’elle avait capté mon malaise, et qu’il lui paraissait plus grand que le sien. Elle s’était demandé, comme beaucoup sans doute, ce que je faisais là. J’avais un verre de jus d’orange dans une main (lèse-noblesse dans ce monde de vin), et mon portable dans l’autre. J’attendais un message d’Alexandre Guiraud, le galeriste qui m’avait fixé ce rendez-vous, un homme d’une cinquantaine d’années qui devait se présenter à moi avec une cravate turquoise.

    Pour cette soirée mondaine, Rosalie, quant à elle, avait suivi les codes. Elle avait posé ses produits de beauté sur une tablette de marbre, regardé son visage dans un grand miroir bordé d’ampoules. Avait été effrayée, juste une seconde peut-être, par un visage transparent qui flageolait dans la glace, avec l’impression qu’à tout moment il allait se répandre comme une flaque pour laisser place à un autre, à cette « chose », qui était son mari depuis plus de trente ans.

    Rosalie sait qu’elle est belle, qu’elle ne paraît pas ses cinquante ans. C’est la moindre des choses quand on a passé des années à se déguiser avec des crèmes coûteuses. Celles que son mari a plaisir à lui offrir, avec des vêtements de luxe et des repas dans des restaurants étoilés. Sa peau est lisse, sans une ride, ses lèvres sont pulpeuses et ses cils épaissis, juste comme il faut. Elle ne sait pas si elle est la plus belle du monde, mais il faut qu’elle soit la plus belle du royaume de son mari. Sinon, il pourrait le lui faire payer cher.

    Elle se plaît à croire que jadis, il l’avait choisie pour un autre motif que sa beauté. Il voulait bien sûr une épouse qui incarne la réussite sociale, une belle femme valorisante, qui attire la jalousie des autres. Quand elle l’avait connu, il était pourtant quelqu’un de simple. Simple, mais ambitieux. Un conseiller départemental qui passait son temps à fustiger certaines dépenses excessives, car il faut savoir gérer un budget. Dans l’intérêt du bien public. Quelle blague…

    Quelques secondes avant le clash, Rosalie trinquait avec un membre du Rotary Club. Cet homme au ventre plat s’était montré d’une aide précieuse pour son mari, quand celui-ci avait fini par se faire virer de la politique. Admiratif peut-être de ses idées, ou d’autres qualités moins avouables, il l’avait aidé à devenir directeur commercial de la filiale de la Lyonnaise des eaux qui, avec la SBO (Société Biterroise d’OEnologie), faisait la pluie et le beau temps en terre biterroise. Mais, voulant sans doute marquer sa différence avec son Pygmalion, son mari avait choisi la franc-maçonnerie plutôt que le Rotary Club pour asseoir son emprise sociale. Il est vrai que ces deux cercles tournaient autour du Maire, qui lui-même tournait autour des Grandes Familles de Béziers, celles qui possédaient les arènes, jadis dédiées aux spectacles lyriques, maintenant à la mise à mort des taureaux. Les époques se suivent et ne se ressemblent pas, et Béziers en était la triste illustration.

    Je regarde le message qui s’affiche sur mon portable. J’essaie de ne pas ruminer ma déception en bafouillant seule, je me suis assez fait remarquer comme ça. Alexandre Guiraud ne viendra pas. Un empêchement de dernière minute. Probablement un piège.

    Les dames essaient de tourner elles aussi, comme des derviches, sauf qu’elles ont des robes moulantes, des talons aiguilles et des bijoux pendants. Monsieur le Maire les salue, rend hommage à leur beauté. Il est comme ça, monsieur le Maire. Il aime la beauté féminine. Dernièrement, il a été à l’initiative d’une élection de Miss Béziers. Rosalie n’est pas candidate. Elle fuit la ronde. Peut-être est-ce le champagne, mais c’est sa tête qu’elle sent tourner. Elle regarde ses mains. Tremblantes. Et son visage… C’est un pointillé de visage.

    — Madame, vous vous sentez mal ?

    Peut-être ne lui a-t-il rien dit du tout. Rosalie s’est vite éloignée de ce prédateur pour chercher une chaise ou un fauteuil, avec l’impression atroce que ses pieds se liquéfient, laissant des flaques derrière sa fuite. Elle s’est effondrée dans un fauteuil crapaud, les doigts crispés sur sa coupe de champagne. Les talons aiguilles ont percé les souliers noirs et les cravates se sont mélangées aux rangs de perles ; c’est alors que Rosalie m’a aperçue, dans ma ridicule polaire rose. Personne ne me salue et je ne salue personne, je suis résolument incongrue, et personne ne se retourne sur moi. Rosalie ne me regarde plus. Comme moi, elle vient de lire sur son portable une nouvelle qui la contrarie, qui la détache des autres. Maintenant elle regarde tout le monde d’un air hébété, comme quelqu’un qui se réveillerait dans une voiture précipitée dans le vide. Rosalie sent les ongles de sa main libre se courber contre le tissu du fauteuil. Mon regard aurait dû brûler sa joue. Elle aurait dû réagir, remarquer que je la regardais ; est-elle bien réelle ?

    Quand elle a rencontré celui qui allait devenir son mari, Rosalie voulait devenir artiste, chanteuse, comédienne, ou peintre. Surtout, elle voulait être libre. Mais il s’était produit quelque chose dans sa vie, qui avait tout cassé. Cet homme n’eut qu’à la cueillir, sans avoir à terrasser le dragon, ni même à lui donner le baiser magique que tous les princes donnent à leur princesse. Quand elle s’était mariée, elle croyait avoir fini de boire la coupe amère. Que le pire moment de sa vie était passé. On croit n’importe quoi, quand on est jeune.

    Je ne sais pas pourquoi on m’a demandé de venir ici. Ce n’est pas de ma faute. Je sais que je suis maladroite. Je ne veux ni provoquer ni embêter personne. Bien sûr, je connais la musique. J’ai déjà traîné par le passé dans des vernissages parisiens, mais j’étais toujours, comment dire, dans un état second… Complètement bourrée. Raide comme une bouteille de vodka.

    Mais à l’instant présent, je suis désespérément consciente, et une boule dans ma gorge m’empêche d’avaler le jus d’orange que j’ai trouvé au péril de ma vie sociale, balayant de l’avant-bras (symboliquement bien sûr, je suis nonviolente) les coupes de champagne, les ballons de vieux vin, les cocktails mojitos et autres bloody mary.

    Monsieur le Maire n’est qu’à quelques mètres de moi, avec toute sa basse-cour souriante. Il est petit de taille, redoutable comme tous les hommes petits qui ont du pouvoir. Il a de nombreuses décorations. Beaucoup de titres, Chevalier de Tastevin, Grand Maître de la Cataroise¹… Il a dédicacé de nombreux livres qui, paraît-il, ne lui ressemblent plus. Son cheveu est noir, son teint d’olive, sa bouche mielleuse. C’est du moins ce que j’ai entendu dire, car il va de soi qu’une personne comme moi ne peut le connaître. Pourtant, j’ai l’impression que c’est lui qui s’approche de moi. Enfin, c’est bizarre. Je ne le regarde pas et je le vois malgré tout. Ce qui signifie qu’il se met délibérément dans mon champ de vision. Il cherche, lui, à me voir, et tout son staff de gens baraqués (des gardes du corps ?) me dévore des yeux. Tu es parano, ma vieille, qu’est-ce qu’un homme de pouvoir vénéré par les belles femmes, craint par le Rotary Club, la franc-maçonnerie et les Vieilles Familles, pourrait avoir, lui, à craindre de toi ? Mais qu’en sais-tu ? Tu n’as jamais rien compris à rien. Et tout est possible.

    Il le sait, il le sent, qu’il va y avoir un clash. Le tout est de le flairer, en bon politicien qu’il est, de l’anticiper, pour pouvoir le tourner à son avantage. Mais rien ne vient. Ça l’énerve. Il est déjà onze heures passées. Pas loin des douze coups de minuit.

    Je n’ai jamais rien compris à rien.

    Il a sorti un mouchoir pour éponger ses petites joues tombantes.

    Quel âge peut-il avoir ?

    Qu’en as-tu à faire ?

    Ce n’est pas moi qui le regarde, c’est lui qui me regarde ! Peut-être à cause de ma polaire rose ? Je ne l’ai pas fait exprès. J’ai horreur qu’on me remarque. Je suis juste venue rencontrer monsieur Guiraud, directeur de la plus importante galerie d’art de Béziers, soi-disant intéressé par mes œuvres, d’impressionnantes marques de renaissance de l’Expressionnisme transcendant la décadence de la parole populaire des années quatre-vingt, qui elle-même transfigurait l’ambivalence du libéralisme capturé et de la violence feutrée caractérisant notre millénaire nouveau, et décadent… Et plus simplement, par mes ventes réalisées à Paris. C’était d’ailleurs mon galeriste parisien qui avait pris l’initiative de me mettre en contact avec lui, après que je lui eus dit que je ne souhaitais pas retourner dans la capitale.

    — Tout ça à cause d’un homme, m’avait-il craché au téléphone, légèrement méprisant.

    Un homme, oui, mais lequel ? Tout le monde n’a pas épousé Eichmann. Une personnalité qui paraît-il n’aurait pas déplu à monsieur le Maire.

    Et il me regarde très clairement, monsieur le Maire. Je ne sais pas où me cacher. Je sens mes lèvres qui dégoulinent de sueur. Ce Guiraud me le paiera.

    J’ai levé mon verre pour cacher mes yeux. Il tremble. Il y a une vraie petite tempête dans ce verre. Ça ne m’étonne pas de moi… Mais au lieu de me faire rire, ça me glace. J’ai horreur de voir mes mains trembler. Pas seulement parce que ça me montre, encore et encore, que je me laisse impressionner par rien et que je devrais dédier mes angoisses à des causes plus utiles, mais parce que ça me rappelle des choses par trop imprimées dans ma chair. La douleur vraie, celle qui vous tord les tripes en vous persuadant que ça sera éternel ; l’enfer, quoi, la souffrance brûlante qui se coule en vous pour faire de vous la statue incarnée de l’horreur, celle qui n’aura même pas le mérite d’effrayer les petits enfants, car les générations futures n’apprennent jamais rien des précédentes…

    Une malédiction ?

    Monsieur le Maire aime, paraît-il, les malédictions. Il a convaincu un essayiste de venir à Béziers, un polémiste qui a écrit un lourd pavé sur les malédictions modernes, un certain Jacques Mallour. Il doit le recevoir en grande pompe au Palais des Congrès, jeudi, dans une dizaine de jours. « Béziers libère la parole », ça s’appelle.

    Saleté de Guiraud.

    Monsieur le Maire est aimable avec sa cour. Il sourit, fait la bise à certaines personnes. Un moustachu bien vulgaire se fait photographier bras dessus, bras dessous avec lui. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit du mari de Rosalie. On voit que ça l’agace, le Maire, que ça le dégoûte peut-être, mais il faut savoir caresser le peuple. On dirait que lui aussi cherche à échapper à quelque chose de magnétique. Son staff continue à me regarder lourdement. J’ai l’impression d’être une aiguille qu’ils seraient tout contents d’avoir trouvée. Car ils cherchent quelque chose, ils soupçonnent quelque chose, c’est évident.

    Je ne veux pas leur donner l’impression qu’ils ont trouvé en moi ce qu’ils cherchaient. Je ne veux pas me faire remarquer.

    Ce n’est pas toi qu’ils regardent, idiote…

    Je l’aperçois. Elle est vêtue d’une tenue que je serai toujours incapable de porter. Une robe moulante argentée, des escarpins noirs ; très peu de bijoux. Deux boucles brillantes de part et d’autre d’un visage très maigre, très blanc, surmonté d’un casque de cheveux blonds, ou blancs, on ne sait pas trop… C’est surtout son regard qui frappe. Comme un appel au secours. Mais cet appel a à peine le temps de résonner. Le gros monsieur à moustache vient de s’approcher d’elle, tentant de la masquer de sa masse. Je suis obligée de me déplacer pour continuer à capter son regard. J’ai envie de m’approcher d’elle, moi aussi, de lui venir en aide. Mais je suis trop lâche et l’autre, trop déterminé. Il vient de lever une patte épaisse comme une patte d’ours (au poignet brille une grosse montre ; une de ces fameuses Rolex ?…), ma main laisse glisser mon verre. Je n’ai pas le temps de réagir ; je n’en aurai jamais le temps. Un horrible instant je crois qu’il va abattre sa patte sur son visage, lui arracher la tête ou briser ses vertèbres cervicales. Mon espace-temps se bouleverse, éclate en morceaux ; j’imagine cette femme tombant comme une poupée brisée et le « public », les invités de monsieur le Maire, les amateurs de corrida, applaudissant, leurs grosses langues pourléchant leurs babines pleines de la graisse des petits fours… Rien de tout cela ne se produit, bien sûr. La patte du bonhomme à Rolex effleure juste le cou de sa victime pour s’abattre sur son épaule, écrasant la frêle poupée contre lui. Cette femme est sa femme. Il tient à ce qu’on le sache. C’est d’une incroyable vulgarité. C’est probablement pire.

    Elle en a oublié les douze coups de minuit. Est-ce une façon de remercier pour tout ce qu’elle a reçu ? De respecter la morale ?

    Mais il n’est plus temps de réfléchir, car ce qui suit a peut-être la chorégraphie d’une bataille napoléonienne, pour ce que j’en sais. Le général de l’armée ennemie vient d’apparaître. C’est une femme coiffée d’une perruque noire de jais, d’où émergent des yeux montés sur antennes. Ces étranges globules, aussi bleus que les yeux du Gollum², gigotent dans les airs et tout le monde fait, « Ooh ! », « Aah ! », tandis que deux clowns au nez rouge s’engouffrent dans l’espace, tirant un volumineux objet à roulettes caché sous une bâche. Une dizaine d’autres personnes, avec des nez et des perruques rouges, suivent en formation de triangle, pointe en avant, scandant une phrase qui ressemble à un hymne : « Nous sommes la Pa-Pa-Pa, nous sommes la Patrouille… »

    Le Maire est immobile, en état de sidération. Ses Gros Bras, auxquels la femme aux gros yeux semble faire peur, s’approchent d’une des pointes du triangle ; ils sont prêts à en découdre avec cette pointe, mais voilà que le triangle tourne, glisse sous leurs moustaches comme un morceau de savon.

    — Nous sommes la Pa-pa-pa-trouille, Pas Trouille au Ventre ! hurlent les bouches rouges comme les nez.

    La bâche est retirée de la chose à roulettes, découvrant un piano. La femme aux gros yeux déplie un tabouret de camping, chasse de sous ses fesses les pans d’une redingote imaginaire, agite dans les airs des doigts blancs presque aussi fins que des pattes d’araignée, et plaque de sombres accords. Ses doigts réveillent les morts et les vivants prennent peur. Tout le monde se précipite au vestiaire, y compris le bonhomme à pattes d’ours, qui tire sa femme à lui comme si elle devait lui servir de bouclier. Le Maire, sidéré ou pas, est emporté par ses fans, et il disparaît de ma vue. Tout va ensuite encore plus vite. La Cavalerie Policière arrive enfin, le triangle des clowns se disloque, éparpille ses pointes à tout va. Perdue au milieu de cette étrange scène, je me contente de déposer mon verre sur ce qui reste du buffet. Deux policiers viennent d’arracher la femme aux globes bleus de son fauteuil de pianiste. Il me semble que je connais cette femme. Mais je ne fais rien pour l’aider. Je la laisse disparaître.

    Comme la femme mince aux cheveux si blonds.

    Je ne verrai pas Guiraud ce soir.

    Je m’en moque. Mais il me le paiera.


    1 La Cataroise est un vin doux naturel élaboré de façon traditionnelle dans la région de Béziers (Note de l’Éditeur)

    2 Créature fictive et atypique imaginée par J. R. R. Tolkien dans Le Hobbit, puis Le Seigneur des anneaux (Note de l’Éditeur)

    RETOUR AU PARADIS

    Bon. Je m’en suis bien sortie. De quoi ? Je n’arrive pas trop à le comprendre. Mais je n’ai pas à me plaindre. Je me suis réfugiée dans une des rues les plus commerçantes de Béziers, une rue à cette heure lugubre. Les douze coups de minuit ont sonné, deux femmes ont été englouties sous mes yeux par des entités différentes, et je n’ai rien tenté pour leur venir en aide. Peut-être qu’elles n’avaient pas besoin de mon aide, besoin ni de moi, ni de personne…

    Me voici sur les Allées Paul Riquet. Cet endroit fleurait la bonne petite bourgeoisie campagnarde il y a, quoi, un siècle et demi ; c’est, paraît-il, désormais l’un des plus redoutables coupe-gorge d’une ville devenue l’une des plus criminogènes d’une région, elle-même pas triste. Culture méditerranéenne oblige. Paraît-il.

    Je m’assieds sur un banc, sors de mon sac (il est dangereux d’avoir un sac, et plus encore de l’ouvrir…) un petit cigare que j’allume. Deux jeunes gens aux tempes rasées devisent contre un platane qui dans la journée fait le bonheur des étourneaux et le malheur des commerçants, c’est-à-dire, d’un seul et unique bistrot (le bar de la Comédie), qui étale de jour tables, fauteuils et balancelles dans l’attente des touristes bravant les déjections animalières venues de la terre ou du ciel. Je ne cherche pas, moi, à défier ces deux types, qui m’évaluent en se demandant probablement si je suis de la police, ou une cliente pour de l’herbe. Non, je ne cherche pas à affronter qui que ce soit. Présentement, j’essaie de comprendre pourquoi je n’ai pas peur de traîner seule dans des endroits mal

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