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Livre électronique404 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

Les heures de Roc-du-Cap sont comptées.

Damian Ragellan reçoit la plus haute distinction militaire de l’armée. Il devient Arcaporal à dix-sept ans. Du jamais vu. Personne ne sait d’où provient son talent exceptionnel pour le combat.

Pas même lui.

Mais ça n’a plus d’importance. Dans une semaine, la cité qu’il a juré de protéger pourrait disparaître à jamais. Une maladie mortelle décime la population à une vitesse effarante. Les infectés connaissent leur destin : des larmes noires déchireront leur visage jusqu’aux os.

La moitié de la ville est déjà perdue, l’autre attend son tour dans l’incertitude. Seule une grande muraille coupant Roc-du-Cap en deux permet aux mieux nantis de survivre…

Le conseiller du roi croit que ce fléau n’a rien de naturel, qu’il serait plutôt le fruit d’un puissant maléfice. Dans la hâte, Damian reçoit sa première mission: dénicher un contre-sortilège et châtier d’une main de fer le ou les responsables de cette calamité.

Malheureusement pour lui, les indices sont rares et le temps manque. L’échec n’est pas une option. Les Arcaporaux qui déçoivent leur monarque ne gardent pas longtemps leur tête accrochée à leur cou.

Les derniers jours vous conduira dans une cité plongée dans le chaos, où la mort attend les imprudents à chaque coin de rue. La nuit profonde s’est déployée. Quelqu’un devra rallumer l’espoir.
LangueFrançais
Date de sortie24 sept. 2018
ISBN9782897867492
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Auteur

Dominic Bellavance

Dominic Bellavance est bachelier multidisciplinaire en création littéraire, en littérature québécoise et en rédaction professionnelle. Il est lauréat d’un prix Aurora Awards et a été finaliste aux Prix littéraires Bibliothèques de Québec — SILQ.

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    Aperçu du livre

    Les derniers jours - Dominic Bellavance

    ACTE I

    La nouvelle hantise

    Je n’écoutais ma mère que d’une oreille, trop concentré à mémoriser les répliques du personnage de Seûge Demontarde de la pièce L’assassin de Krytz, sur ma feuille jaunâtre tenue à bout de bras. « Ma patience a des dents. Arrosée de vieilles rancunes, elle cultive l’urgence de la morsure. En ce jour, tu es mon premier survivant, et demain je serai ta nouvelle hantise. » Je récitais ces phrases à voix basse, espérant ne pas trop agacer maman. M’imaginant sur scène devant une centaine de spectateurs absorbés par mon histoire héroïque, je dressai mon poing, face au mur du salon.

    — Vas-tu encore me faire répéter cent fois la même chose, gamin ? me dit ma mère, pendant qu’elle rangeait un bol en terre cuite dans l’étagère. Peigne-toi et va porter des fleurs à Fargus.

    — Je récite, maman. Je dois me pratiquer beaucoup si je veux devenir grand comme Vaöstel.

    — De la comédie ! Encore et encore ! Ah ! Damian, quand vas-tu cesser de perdre ton temps ? Tu as onze ans, tes amis se sont inscrits au Camp militaire de jeunesse. Tous ! Ça t’aurait ouvert les portes de l’Académie, tu aurais pu devenir un vrai soldat. Ils auraient fait de toi un homme.

    — Les épées me donnent des ampoules.

    — Tu sais ce qui donne des ampoules aussi ? Les brosses à plancher.

    — J’ai tout lavé avant-hier. Ne me fais pas recommencer.

    Elle laissa tomber ses ustensiles dans l’eau brunâtre, puis ferma les poings, les appuya sur le rebord de la table. La saillie de ses muscles apparut sur ses avant-bras, je crus qu’elle voulait fendre le meuble.

    — Ça ne t’intéresserait pas d’avoir un avenir dans cette ville ?

    Dans sa voix, il y avait toujours un peu de colère et de désespoir. Mais parfois, ça explosait.

    Avec des doigts encore dégoulinants d’eau crasseuse, elle m’arracha la feuille des mains et la cacha au sommet de son étagère, là où je ne pouvais plus l’atteindre.

    — J’en ai marre, ajouta-t-elle. Je parle dans le vide.

    Je parvins à retenir mes protestations. J’étais patient. Je savais que l’année prochaine, elle ne pourrait faire pareille manœuvre : j’aurais grandi, et ce serait différent.

    — Maintenant, menaça ma mère en levant un doigt, va peigner cette tignasse et fais ce que je te dis.

    — Ce pourrait être à ton tour d’aller chez Fargus ? Il me fait peur. L’année dernière, il…

    — Les fleurs, c’était ton idée, Damian. Ça lui fait du bien. Moi, j’irai ce soir. Pour l’instant, je n’ai pas le temps. Je suis bien trop occupée à torcher ce maudit foutoir pendant que tu t’amuses avec tes papiers. Et ta sœur doit étudier ses nombres. J’ai dû tirer des ficelles pour la faire admettre à la Maison des Sciences, alors je ne vais pas la déranger. Peigne-toi, et plus vite que ça !

    — Non !

    Se raidissant, maman prit ma feuille de répliques, la roula en tube et m’asséna un coup derrière la tête. J’eus le souffle coupé.

    Enfin, elle la froissa en boule et la lança par la fenêtre.

    — On est le quinze septembre. Ton oncle Fargus est seul. Il a besoin de compagnie. Fais preuve d’un peu de bonté, sale enfant gâté ! Devrai-je te tordre le bras pour que tu veuilles y aller ?

    — Donne-moi les fleurs, alors !

    Ma mère retourna devant sa montagne de vaisselle.

    — Va les cueillir chez la vieille Rivette, maugréa-t-elle. Elle est à moitié aveugle, elle ne te verra jamais. C’est un miracle qu’elle soit encore vivante.

    — J’aimerais mieux en acheter…

    — Sors ! cria ma mère en fracassant un bol sur le plancher.

    Je n’attendis plus et quittai cette maison de fous en courant.

    Je descendis deux à deux les marches du vieil escalier qui nous reliait à la terre, évitant de m’empaler les pieds sur les clous rouillés qui sortaient des planches. J’arrivai dans la rue dallée recouverte d’une fine couche de sable, que les vents nocturnes avaient déposée. Ce que je fis en premier : ramasser ma feuille de répliques de L’assassin de Krytz et la ranger dans ma poche. Un regard vers le haut ; Arbaïa, ma mère, n’avait rien vu.

    Rassuré, j’empruntai une ruelle ombreuse, surplombée par un réseau de cordes à linge surchargées. Ces grands nuages de textiles aux couleurs fades libéraient des gouttes qui sentaient la moisissure. J’essayai de rester au sec, mais l’eau tombait dans mes cheveux, mon cou et mes yeux. Durant ma course, j’effrayai deux chats qui arquèrent le dos et déguerpirent vers les interstices séparant les habitations.

    J’émergeai de l’autre côté de la ruelle, puis fus exposé au brûlant soleil d’après-midi. Là, enfin, je me permis de ralentir.

    Je traversai une artère bondée de marchands gueulards, puis montai un escalier de pierre fixé au flanc d’un escarpement vertigineux, qui projetait une ombre fraîche sur le pavé. En haut, je voyais bien la longue muraille qui scindait la cité de Roc-du-Cap en deux. Une dizaine de charrettes arrivaient par la grande porte du Silence-des-Sept-Nuits. Je m’arrêtai pour observer ce convoi, avec envie. Mon ventre gargouillait, mes poings se serrèrent. Arrivant de la jungle de Mica, ces marchands pénétraient toujours dans la ville par l’est, par la porte qui donnait sur l’Océan-d’Écaille-de-Jade. Leurs véhicules étaient alors chargés de succulents pitayas, de mangues juteuses, de bananes géantes et d’une étonnante variété de fruits des couleurs de l’arc-en-ciel. Ces denrées délicieuses étaient d’abord vendues aux richissimes habitants de l’est — des gens dotés de grandes bouches et d’estomacs sans fond, à ce qu’on racontait —, et une fois que les charrettes avaient franchi la porte du Silence-des-Sept-Nuits pour aboutir de notre côté, il ne restait, dans leurs cargaisons, que les fruits meurtris, trop mûrs ou dévorés par les vers.

    Un jour, je serai un acteur célèbre et j’irai vivre là-bas, me promis-je pour la centième fois. Je serai comme le grand Vaöstel.

    Deux minutes plus tard, j’arrivai devant la demeure décrépite de la vieille Rivette. Discret coup d’œil par les fenêtres : aucun signe de vie à l’intérieur. Noir total. Rassuré, je m’agrippai au mur de pierre et me hissai jusqu’au balcon du deuxième étage, là où étaient réunis une douzaine de grands pots remplis de fleurs brillantes de santé. Des roses, pour la plupart.

    Je pinçai les tiges et m’en choisis trois : une jaune, une rouge et une violette. Ça suffirait à Fargus.

    Voulant éviter de me déchirer les lèvres, je coupai les épines avec mes ongles, puis plaçai les tiges dans ma bouche. Je redescendis en douceur.

    Quelques minutes plus tard, j’arrivai sur le porche de la demeure de mon oncle Fargus.

    Je frappai pour m’annoncer.

    — Entrez ! me répondit une voix rêche et familière.

    Il parle, me dis-je. C’est déjà ça.

    Je pénétrai dans l’habitation en prenant garde de ne pas abîmer mon modeste bouquet contre le cadre de la porte.

    Mon oncle était assis dans son salon, près d’une fenêtre traversée par deux lignes de cassure. Ainsi placé à contre-jour, Fargus apparaissait comme une silhouette noire aux traits indistincts. Spectateur passif de la vie extérieure, il se berçait mollement, les bras déposés sur les courbes de ses accoudoirs. Les craquements de sa chaise accompagnaient ceux du plancher.

    Fargus regarda dans ma direction ; je restais planté là, sur le seuil.

    — Je savais que tu viendrais, Damian…

    Comme j’avais dû encaisser les invectives de ma mère avant de venir ici, ce commentaire me vexa. Un remerciement n’aurait tué personne.

    Il bégayait, aussi. Juste un peu. Ça ne lui arrivait jamais.

    Je déposai mon petit bouquet sur la table de la cuisine et me rapprochai de lui.

    — Ça va, mon oncle ?

    — Ce n’est pas la journée parfaite, comme tu t’en doutes. Mais je m’en tire assez bien.

    Alors que j’avançais, les traits de Fargus devinrent plus distincts ; je voyais maintenant l’affreuse cicatrice qui traversait son visage à la diagonale, de l’oreille gauche jusqu’à la bouche. Un souvenir laissé par son passage dans l’armée de Roc-du-Cap. Et ma mère qui voulait cet avenir pour moi…

    Malgré un léger tressaillement dans sa voix, Fargus avait l’air serein. Son humeur me laissa pantois : les quinze septembre avaient normalement un effet dévastateur sur le vieil homme. C’était l’anniversaire du décès de sa femme, ma défunte tante Nora. Même après plusieurs années, Fargus ne s’était jamais remis de cette épreuve. Il était prisonnier d’une spirale de deuil. Je me souvenais qu’au terme de sa première année de veuvage, il avait pleuré du matin jusqu’au soir, le corps vissé sur cette chaise, le regard mort. Maman avait tenté de le faire sortir de sa torpeur, mais Fargus ne lui répondait jamais. Hermétisme total. Le lendemain, elle avait découvert son frère inconscient sur le plancher, gisant dans une flaque de vomi et d’alcool.

    Une histoire semblable se répétait chaque année. Ma mère se sentait toujours impuissante devant l’effondrement de Fargus, elle ignorait comment l’aborder et se contentait de croiser les doigts en souhaitant que cette journée passe sans qu’aucun drame majeur ne survienne. Moi, je faisais mon effort : je lui livrais des fleurs, espérant que ce petit geste ait l’effet d’un baume. Je me dévouais à cette tâche depuis cinq ans, mais aujourd’hui, je commençais à croire que je perdais mon temps. Chaque année, tout s’écroulait, tout était à refaire. Je me sentais inutile.

    Personne ne s’était habitué à voir la dévastation habiller Fargus, dont l’amoureuse — le « centre de sa vie », selon ce qu’il disait — avait été emportée par une longue maladie.

    — Vous êtes certain que tout va bien ? demandai-je en posant ma main sur l’épaule de mon oncle.

    — Tu es gentil, oui, je te l’assure. Merci pour ta visite.

    De petits spasmes secouaient les muscles de ses bras.

    — Voudriez-vous que je fasse quelque chose pour vous ?

    — Non, ça va, mon garçon, répondit-il en tapotant gentiment mon poignet.

    — Je pourrais mettre les fleurs dans un vase.

    — Tu as raison. Ça serait joli sur ma table. Prends le pot près du comptoir. C’est ça. Tu peux jeter l’ancien bouquet.

    Je m’exécutai machinalement, l’estomac noué. L’ambiance dans cette maison avait quelque chose de malsain.

    Je soulevai le récipient désigné et en retirai une douzaine de marguerites sèches, sans pétales.

    — Toujours le même vase, hein ? dis-je maladroitement, ne sachant jamais comment engager la conversation avec mon oncle.

    Doucement, je plaçai le nouveau bouquet sur la table de la cuisine, cette fois dans le pot. Ainsi disposées à la verticale, les corolles des fleurs s’élevaient assez haut pour effleurer un rayon de soleil qui pénétrait par la fenêtre ; elles brillaient comme de petites touches de joie.

    — Voilà, dit mon oncle, en étirant chaque syllabe.

    Il eut un sourire timide.

    Je n’en revenais pas : jamais il n’avait dégagé un soupçon de sérénité à cette période de l’année, depuis la mort de tante Nora. Ça ne fit qu’empirer mon malaise.

    — Qu’est-ce qui se passe, oncle Fargus ?

    J’avais laissé tomber cette question sans réfléchir. Je n’y pouvais rien. Il y avait quelque chose de différent dans l’atmosphère de cette demeure, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Ça m’agaçait.

    Mon oncle, lui, continuait à se bercer avec le même rythme ; avant-arrière, crac, avant-arrière, crac, comme perdu dans un songe.

    Mais pourquoi tu n’as aucune émotion ? avais-je envie de lui crier. Pleure un peu, n’importe quoi, mais cesse de jouer l’indifférence !

    Enfin, il toucha son crâne avec son index et me dit :

    — Il se passe que là-dedans, c’est guéri.

    Devant mon absence de réaction, il enchaîna avec une question :

    — Tu te demandes sûrement pourquoi je ne me morfonds pas aujourd’hui, n’est-ce pas ? Je comprends. C’est normal.

    Non, au contraire, pensai-je. C’est très, très anormal.

    — En fait, oui, ça m’étonne de vous voir aussi… aussi…

    — … aussi paisible ? compléta mon oncle avec une voix plus forte. Le mot serait bien choisi. Paisible, oui. Tout ça parce que j’ai enfin décidé d’agir.

    Fargus sourit encore. Ça m’agaçait plus que jamais. Quelque chose clochait dans cette image.

    — Septembre approchait, m’expliqua-t-il. L’air frais de l’automne a cet effet sur moi. Il me ramène à une époque marquée par la mort. Encore et encore. Et moi, esclave, je me laisse conduire à la ruine, bon an, mal an.

    Je le sentis s’aggraver. Sa voix devint éteinte, presque imperceptible :

    — Impossible de réprimer cet appétit d’autodestruction. C’était plus fort que moi.

    Puis, une lumière s’alluma dans son regard.

    — Sauf que cette année, j’ai eu la force de changer les choses, Damian. J’ai cherché de l’aide et j’en ai trouvé. L’un des sorciers royaux m’a offert une solution. C’est un homme que j’ai connu il y a longtemps, quand j’étais soldat. Il avait une dette envers moi, et il a pu l’honorer.

    Il s’immobilisa, sa berceuse cessa de craquer. Il jeta un coup d’œil à l’extérieur.

    — Mon petit neveu, je pleure chaque jour depuis cinq ans, et en septembre, c’est tellement pire ! Cinq ans de tourments insupportables. Et Nora qui revenait me hanter à l’automne… Je revivais son lent déclin au fil du calendrier, convaincu qu’à l’époque, j’avais le pouvoir de changer les choses. J’aurais dû être à l’écoute des signes. J’aurais pu trouver un meilleur guérisseur. Il y a tant de « si » dans cette histoire, Damian ! Quel sentiment terrible que la culpabilité!

    Tremblant davantage sous l’effet d’une émotion aussi soudaine que vive, Fargus but une gorgée d’eau. Il quitta sa chaise pour marcher vers une étagère vétuste, dont les tablettes présentaient des livres aux reliures rouge foncé, de mêmes épaisseurs, sans titres, arborant une croix argentée sur leurs tranches. Tous identiques.

    Ainsi debout, mon oncle me dépassait d’un pied. Au sommet de sa carrière, il devait être un soldat redoutable.

    — Mon ami sorcier savait pour Nora. Il n’était pas étranger à mon malheur et c’était une âme charitable. Il m’a proposé une solution définitive à mon problème.

    — C’est-à-dire ?

    Il retira un des ouvrages de sa bibliothèque et, de sa main frêle, en caressa la couverture exempte d’écritures.

    — Il m’a expliqué à quoi ressemblait l’âme humaine, vue de l’intérieur. « Une âme, c’est comme une maison », qu’il a dit pour m’aider à comprendre. Et dans cette maison, on retrouve des centaines de livres qui contiennent les mémoires que nous accumulons durant notre vie entière.

    Je m’abstins de réagir, par prudence. Bien des personnes auraient considéré les paroles de mon oncle comme un délire de fiévreux, la magie étant un sujet tabou dans mon quartier. Par contre, moi, je convoitais les histoires de magie au lieu de les fuir, et je savais que les sorciers royaux avaient plus d’un tour dans leur sac.

    — Le sorcier m’a dit : « Je peux adoucir ton malheur, Fargus ». Il m’a proposé d’entrer à l’intérieur de mon âme et d’y retirer les livres qui contenaient ces souvenirs aigres, ceux qui pourrissaient mon existence.

    — Ça vous aurait fait oublier…

    La fierté illumina le visage de mon oncle. Il me montra les neuf autres livres alignés dans sa bibliothèque : de gros volumes d’au moins mille pages chacun. La tablette témoignait de la lourdeur des ouvrages ; elle pliait légèrement vers le bas.

    — Ce sont mes principaux souvenirs de Nora. Ils sont là, rangés en dehors de ma tête. Ici, dans cette maison, ils ne peuvent plus me tourmenter.

    — Je ne comprends pas… Comment pouvez-vous me parler de Nora si vous l’avez oubliée ?

    Fargus se versa un nouveau verre d’eau à partir d’une cruche qu’il gardait à portée de main. Il se rassit tandis que je respirais à petits coups, essayant de garder mon sang-froid et de me convaincre que cette histoire avait au moins un côté positif.

    Mon oncle n’avait pas sombré dans l’alcool.

    — J’ai déjà eu une femme, je me souviens de ça, même si j’ai oublié son visage et les moments où j’ai partagé mon existence avec elle. Il reste des résidus dans mon esprit. Ce doit être difficile à comprendre pour un jeune comme toi. J’ignore comment te l’expliquer autrement.

    Au contraire, je comprenais parfaitement. Et je n’en revenais pas. Une boule de feu grandissait dans mon ventre. J’étais furieux.

    Je me souvins de toutes les fois où la vie s’était acharnée sur moi. Par exemple, quand j’étais tombé du haut de la maison et m’étais cassé une jambe, ce qui m’avait empêché de participer aux épreuves athlétiques du quartier et m’avait valu les moqueries de mes amis ; quand j’avais fait mes adieux à ma cousine préférée parce qu’on la forçait à déménager à la citadelle de Krytz pour toujours ; quand j’avais frôlé la mort à neuf ans à cause d’une fièvre qui avait duré deux semaines et qui m’avait fait perdre mon emploi aux écuries.

    Autant de petits deuils à surmonter.

    À chaque épreuve, j’avais pleuré, parfois pendant des jours. Cependant, j’avais serré les poings, vaincu ma douleur comme un homme. Car il n’y avait rien d’autre à faire en ce bas monde : il fallait se relever et vaincre. Tous les revers que j’avais encaissés au fil du temps avaient défini ce que j’étais devenu. Et j’en étais fier.

    Je trouvai Fargus lâche. Incroyablement lâche. En rejetant ses mémoires, il s’était anéanti lui-même, plus rapidement, plus efficacement que l’alcool n’aurait pu le faire.

    — C’est comme ton père, se justifia mon oncle, qui ne semblait pas avoir remarqué ma contrariété. Tu sais qu’il a existé, ta mère t’en a déjà parlé, mais tu n’as jamais eu à porter le deuil de sa disparition.

    — Ah ! Et vous croyez que ça me laisse indifférent, de ne l’avoir jamais connu ?

    — Ça n’a rien à voir, Damian. Oh ! tu peux être déçu ou frustré, mais tes émotions ne vont jamais ressembler à ma tristesse.

    — Alors, ce sera ainsi ? Vous effacerez vos mémoires chaque fois que vous aurez un regret ?

    Les traits de Fargus se durcirent.

    — Damian. Aujourd’hui, je n’ai pas touché à l’alcool. Je ne suis pas triste. C’est ça l’important.

    — Vous auriez dû l’être. Et je vous aurais encore respecté.

    Je devais rendre à quelqu’un la gifle que ma mère m’avait administrée.

    D’un pas ferme, je revins vers la table, enlevai les fleurs du vase et les glissai sous mon bras.

    — Vous n’en aurez pas besoin, laissai-je tomber avant de partir.

    Six ans plus tard

    Un rapport d’espionnage

    L’atmosphère continue de s’envenimer dans l’est de Roc-du-Cap.

    Le Contrecoup du del lach Demonis porte maintenant un nom qui fait consensus, on l’appelle « Le chagrin de la mort ». J’ai réussi à poser mes yeux sur certains rapports médicaux qui évoquaient l’état des victimes. Le spectacle des plaies prédomine : « Les personnes affectées succombent dans une douloureuse agonie, après avoir pleuré des larmes noires qui crevassent leur visage comme si c’étaient des cendres brûlantes. »

    Ça secoue la population. L’armée ne sait rien sur les rituels. Continuez les opérations.

    Les guérisseurs royaux craignent — et avec raison — que le Contrecoup va déborder chez eux, à court terme. Ici, on croit mort tout le monde du côté occidental (ce qui n’est pas totalement faux, d’après ce que j’ai pu comprendre dans votre dernier message). Notre moitié demeure bien protégée. La mise en quarantaine est maintenue, et elle le restera longtemps.

    L’étanchéité du secteur ouest m’impressionne. Franchir les portes ou les murailles, sans risquer sa peau, me paraît de moins en moins évident. Les communications sont coupées, on ne reçoit aucune nouvelle de vous ni des survivants. Seules nos « méthodes » nous permettent d’entrer en contact (ça me suffit amplement, rassurez-vous). Cependant, dans quelques jours, ce sera pire : de nombreux soldats viendront en renfort, à partir de la jungle de Mica. Ça fera des centaines d’yeux supplémentaires sur les murs. Si vous prépariez une mission, faites-la sans tarder, d’accord ?

    Lisez bien ce qui suit.

    Le palais royal a été déserté. Il n’y a plus personne d’intéressant au château, tout le monde a déménagé, alors inutile d’y placer des espions.

    Vous devez vous en douter, cette mutation a suscité un débat houleux : plusieurs nobles dans les hautes sphères de la monarchie se sont révoltés et ont fui, durant la nuit, vers Béliria ou Krytz. Leur tête pourrait bientôt se retrouver sous un couperet. J’ai hâte de voir ça.

    Notre bon Saïgon Capiaso se durcit, je sens qu’il va craquer. Et ce n’est pas seulement à cause des désertions : le non-retour des Arcaporaux qu’il a envoyés comme éclaireurs dans l’ouest, ça l’a ébranlé. Énormément. Qu’avez-vous fait avec ces soldats ? Les gardez-vous prisonniers ? Ont-ils été brûlés ? Ça m’intrigue.

    Parlant du roi, je vous informe qu’il a fixé ses pénates dans le manoir du baron Zvallas D’Narion, à l’autre bout de la ville. Ça le protégera du Contrecoup, mais pas de nous. Je le répète : il ne soupçonne pas notre existence. J’ai vérifié.

    J’ai entendu dire que Saïgon prépare une cérémonie pour promouvoir un nouvel Arcaporal (il faut bien qu’il remplace ceux qu’il a perdus chez vous), et que l’heureux élu serait un adolescent de dix-sept ans, bien connu du milieu militaire. On raconte que c’est un prodige de l’épée. Grossière exagération ?

    Son nom est Damian Ragellan.

    J’ignore pourquoi, mais je sens qu’il va falloir surveiller ce gamin de près.

    Nous en serons bientôt au jour 20 de la quarantaine. Ma couverture est toujours intacte.

    (sans signature)

    1

    MANOIR DU BARON ZVALLAS D’NARION VINGT-CINQ JOURS APRÈS L’ÉCLOSION DU CHAGRIN DE LA MORT

    Douze anciens rois et anciennes reines de Roc-du-Cap m’observaient d’un regard austère, alors que ma mère terminait de serrer le nœud décoratif sous mon cou. Les portraits royaux révélaient leur âge par les fines craquelures qui parcouraient leur surface. J’aurais pu nommer chacun des monarques de mémoire, sans lire les inscriptions qui figuraient au bas des œuvres.

    — Je te l’ai dit cent fois, Damian. Tu aurais dû devenir un artiste… J’ai fait mon effort, j’ai essayé de te faire lire des répliques, mais tu ne voulais jamais. Ah ! Quand j’y pense, j’ai l’impression que nous avons eu ces discussions hier.

    Brillante de fierté malgré ses paroles, ma mère marcha autour de moi, m’examinant de la tête aux pieds et s’arrêtant pour détendre un pli ou rajuster une mince gaine de cuir sur mon armure cérémonielle. Elle déposa ses mains veineuses sur mon plastron doré.

    Arbaïa disait vrai, mais, étrangement, je me sentais plus que jamais comme un comédien de théâtre. Je n’avais jamais eu d’intérêt pour cette profession artistique, mais durant mes jours à l’Académie, j’avais eu l’impression de porter un masque scénique imaginaire en permanence. Ce masque m’aidait à entrer dans le rôle qu’on m’avait attribué dès mon admission, celui du « Miracle », héros de l’école militaire. Je détestais les vantards, les gens tape-à-l’œil, et je ne voulais pas en arriver à me haïr moi-même.

    Sauf qu’aujourd’hui, je serais devant le roi. Je devrais jouer le jeu. Comme un comédien.

    Ce serait un jour de masque.

    — Je te sens craintif, mon fils…

    Je chuchotai, pour éviter que l’on puisse m’entendre par-delà la porte.

    — Je ne sais pas, maman. C’est précipité.

    — Ne dis pas ça. Tu es la meilleure recrue qu’a connue Roc-du-Cap. Tu n’as plus besoin de le prouver.

    — Personne n’a jamais été promu Arcaporal à dix-sept ans. Pas même à vingt ans.

    — Et alors ? Les rides sont-elles un critère d’admission ?

    — Je veux dire… Maman, il ne reste plus beaucoup d’Arcaporaux. Les derniers sont partis dans le secteur en quarantaine et ne sont pas revenus. J’ai l’impression de recevoir ce titre à défaut de concurrence. Les autres candidats se sont désistés au début du mois. Ils ont peur d’être envoyés là-bas.

    — Et toi, Damian, tu n’as pas peur. C’est pourquoi tu es si spécial. On te le répète encore et encore : tu es un prodige. Il ne peut rien t’arriver. Quand cette folie sera terminée, ta sœur et moi irons habiter dans l’enceinte du palais. Tu pourras nous voir tous les jours. N’est-ce pas merveilleux ?

    — On ne rouvrira pas le palais de sitôt. J’ai l’impression que le chagrin de la mort, ça ne fait que commencer.

    — Roc-du-Cap est forte. Elle vaincra, comme toujours.

    J’aurais vraiment aimé la croire.

    Les livres d’histoire étaient clairs à ce sujet : jamais notre cité n’avait eu à surmonter une pire épreuve depuis sa fondation. Le chagrin de la mort était la véritable première catastrophe qui s’abattait sur la ville. Selon les estimations de mes professeurs à l’Académie, cette maladie avait déjà fait des milliers de victimes, et de ce nombre, on comptait maintenant treize Arcaporaux — éminents membres de la troupe d’élite du roi — partis en mission de reconnaissance dans l’ouest infectée. La mise en quarantaine était toujours maintenue, et j’étais convaincu qu’elle le resterait pendant plusieurs semaines, peut-être des mois.

    Ma sœur Lilly, qui depuis le début se tenait en retrait, vint devant moi. Elle se dressa sur la pointe des pieds et m’embrassa la joue.

    — Tu es magnifique, mon frère.

    — Tout va bien aller, ajouta ma mère d’un ton ferme. Tu as déjà sauvé nos vies lorsque tu as donné le privilège à ta famille d’élire domicile dans l’est. Sans toi, nous serions coincés de l’autre côté. Tu es notre petit miracle.

    — Tu exagères toujours, maman.

    — Dommage que ton oncle Fargus n’ait pas eu cette chance…

    Fargus…

    Je flattai la chevelure dorée de ma petite sœur et y déposai un baiser, juste au-dessus de la ligne du front.

    J’adorais son parfum, autant que ses yeux pétillants.

    Alors que je m’apprêtais à reculer pour sortir de la salle de préparation, Lilly m’agrippa la main, m’empêchant de partir.

    — Lilly, soufflai-je.

    Elle ne me lâcha pas.

    — Lilly, je…

    Doucement, elle m’enlaça et se serra contre mon armure dorée. Elle posa sa joue délicate contre le métal qui avait décoré nombre de générations d’Arcaporaux avant moi.

    Je regrettai de ne pas sentir la pression de ses mains contre mon dos. Ça m’aurait fait un bien fou.

    Elle recula après avoir abandonné une larme sur mon costume.

    — Viens avec moi.

    — Allons, Damian. C’est ta cérémonie…

    — Je m’en moque, je veux que tu m’accompagnes. Ces aristocrates diront ce qu’ils voudront. Bientôt, ils répondront à mes ordres.

    Lilly interrogea maman du regard ; Arbaïa ne montra aucune opposition. Ma sœur rougit. Elle s’accrocha à mon bras en arborant un maigre sourire.

    Ensemble, nous traversâmes la porte et marchâmes dans un couloir qu’on avait illuminé avec des torches goudronnées, à défaut d’avoir mieux dans les circonstances. Si la cérémonie avait été tenue au palais de Roc-du-Cap, comme c’était la tradition, ç’aurait été une autre histoire : Lilly et moi aurions emprunté le Passage des Manifestes, un somptueux chemin qui reliait les quartiers des Arcaporaux vers le hall cérémoniel, un endroit consacré exclusivement à la vénération des plus grands guerriers de la ville. Ce couloir ne dégageait que magnificence, garni de sculptures ornementales à la jonction des murs et du plafond, où l’on voyait représentées d’importantes scènes de l’histoire de la capitale du Drakanitt oriental. Là-bas, ma traversée aurait été illuminée par des lampes à lumicôles verticales, forgées par les orfèvres royaux, bien connues pour leur luminosité uniforme qui diffusait une aura éthérée, presque surnaturelle.

    Mais ce jour-là, je me retrouvais plutôt dans le manoir du duc Zvallas

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