Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

De Vent et de Feu - La Cylthe
De Vent et de Feu - La Cylthe
De Vent et de Feu - La Cylthe
Livre électronique315 pages4 heures

De Vent et de Feu - La Cylthe

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Rien ne destinait Auryel Marcus, modeste enfant de paysan, à se retrouver au centre d’une aventure aussi fabuleuse. Mais parce que son père commet l’irréparable pour le sauver, il doit fuir avec lui, poursuivi par des mercenaires à la solde du pouvoir. Au cours de cet exil forcé, il rencontre un homme étrange, un peu magicien, qui voit en lui l’Elu divin mentionné par une ancienne prophétie et l’entraîne dans la quête de l’Epée de verre, l’arme suprême. Recherché par les maîtres du pays, espéré par les rebelles qui veulent renverser le pouvoir, il doit fuir toujours plus loin. Mondes insoupçonnés, personnages étranges, créatures terrifiantes et combats fantastiques forment le tissu de cette extraordinaire épopée dont le véritable sens ne se révélera qu’au terme. Tout cela parce qu’Auryel était au mauvais endroit au mauvais moment. Mais le hasard existe-t’il ?
LangueFrançais
Date de sortie18 nov. 2013
ISBN9782312026701
De Vent et de Feu - La Cylthe

Auteurs associés

Lié à De Vent et de Feu - La Cylthe

Livres électroniques liés

Fantasy pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur De Vent et de Feu - La Cylthe

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    De Vent et de Feu - La Cylthe - Alain Gambarotto

    cover.jpg

    De Vent et de Feu

    Alain Gambarotto

    De Vent et de Feu

    La Cylthe

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-02670-1

    « J’ai regardé le monde et vu la souffrance des fils de la terre. Heureux ceux qui n’ont jamais failli, car aux temps du Jugement, je choisirai un enfant, libre du péché, et le mènerai à l’Epée qui se trouve au-delà du regard. Ainsi vous le nommerez le Purificateur, car il fera lever les vents et s’abattre le feu sur les impies. Mais Daroth enverra ses chiens après lui car il se nourrit de la noirceur des hommes et ne serait rien sans elle… »

    Révélation de Gaam. Livre Neuvième. Verset XI.

    «-Comment reconnaître l’Elu, maître ?

    – A la cylthe, la pierre sacrée qui le protège de la mort des hommes. Et parce qu’aucun autre que lui ne saurait toucher l’Epée sans mourir ! »

    Enseignement d’Orgus le Cinquième. Extraits.

    « L’Elu aura avec lui les trois pouvoirs de la lame, de la flèche et de l’invisible, mais la Mort sera après lui, avec lui et au-devant de lui… Car rien ne saurait le protéger des Gorgoïles, les quatre démons du Dieu Sombre : Garka, le guerrier, Derka, le menteur, Zorka, aux deux visages et Hyrka, la cruelle… »

    Livre de théologie de Morzeth Gutton. Extrait

    « Ils aimeraient croire

    Que ce qui a été n’est plus.

    Mais moi, je n’oublie rien… »

    Zarias

    Prologue

    Les Terres de l’Ouest furent longtemps tenues par les Sages. Mais, au fil des années, leur pouvoir, imprégné de religion, se mit à dériver vers un mysticisme outrancier, en oubliant la réalité matérielle d’un peuple en souffrance. Enfermés dans leur certitude de détenir la vérité, ils préférèrent écraser la contestation plutôt que l’entendre, sauf qu’au lieu d’éteindre le feu, la répression le propagea. Et la révolte dégénéra en guerre civile.

    Dépassés par les évènements, les Sages sollicitèrent Mogorn, maître des Terres de l’Est, pour les aider à ramener l’ordre. Voyant là une opportunité d’étendre son territoire, celui-ci leur octroya une armée conséquente qui les trahit aussitôt sur place : au lieu de servir les Sages, elle s’empressa de se débarrasser d’eux, et s’installa au pouvoir. La paix revenue, une meilleure prise en compte de ses demandes, une justice plus équitable, tout poussait le peuple à soutenir ses nouveaux maîtres.

    De fait, quand ceux-ci décidèrent la partition des terres, nul n’y trouva à redire. Arius s’octroya les Meaux, Ephrem, les Baures, Asam, les Lumes, Irkas, les Feaumes et Valek, les Arcies. Le sixième chef de guerre, Azhül, plus porté sur les sciences occultes que sur la politique, préféra se retirer dans un temple désaffecté des Gorges d’Orbus. C’est ainsi que naquirent les Cinq Pays.

    Mais le temps use les illusions… Après l’euphorie de la pacification, vint le désenchantement. Peu intéressés par la gestion de leurs nouvelles terres, les seigneurs se replièrent sur leurs citadelles, laissant chaque ville s’organiser de façon autonome, avec des milices plus ou moins corrompues, plus ou moins efficaces. Les riches s’achetèrent des gardes personnelles, les pauvres essayèrent de survivre.

    Sur ce terreau de frustrations et d’insécurité, les racines de l’Ordre Ancien ne pouvaient que reprendre force. Les disciples des Sages se mirent à reformer patiemment leurs réseaux dans l’attente de porter la révolte jusqu’aux murailles des citadelles.

    Mais on se contentait de gronder, persuadé qu’une noire magie protégeait les seigneurs. Comment expliquer en effet que le temps passe sans altérer leurs traits ? Arthamon, Grand Maître des rebelles, y voyant la marque de Daroth, le Dieu Sombre, fit colporter, de ville en ville et de ferme en ferme, une prophétie annonçant la venue de l’Elu divin. La fin du Mal était proche.

    Quand la raison vous opprime, le rêve vous libère. Le peuple, profondément superstitieux, ne demandait qu’à y croire.

    1. Nil

    Les Baures comptent trois villes importantes : Danis, d’abord, la prospère cité du Nord, célèbre pour ses vins, fermée à qui n’a pas port beau ou bourse bien garnie. Ville sans cloaques ni bas-fonds, elle affiche fière mine, bien au chaud derrière ses murailles et peut gloser à loisir sur le beau et le futile, ignorant la piétaille qu’elle a reléguée hors ses murs et qui la fait vivre pourtant.

    Yrion, ensuite, qui ne tire gloire que de ses volailles. On y caquette volontiers, c’est un fait, sur tout et sur rien. «Vieillissante, puante et médisante » aux dires de certains, c’est une cité frileuse et peu encline au changement. Repliée sur ses privilèges et protégée par une milice féroce, une minorité de notables y côtoie une majorité de gueux qui la hait viscéralement. Entassés dans les taudis qui longent la Léa, ceux-ci n’ont guère le choix pour essayer de sortir de leur misère : la mendicité, la rapine ou le crime pour ceux qui restent, l’exil pour les autres. Et comme Danis reste ville interdite, il faut descendre vers Moor.

    Moor, lieu de tous les possibles. Ville-carrefour qui s’ouvre sur la mer, début et fin de toutes choses, la cité du sud est idéalement située, à deux jours de marche des Arcies à l’ouest, et trois des Meaux à l’est. Cité cosmopolite où lie et crème se côtoient, se frôlent, s’attirent et se repoussent, Moor doit son opulence à ses marins, ses commerçants et ses artisans et draine immanquablement son lot de fripouilles toujours à l’affût d’un bon coup.

    ***

    Robürh n’aimait pas réfléchir, arrêter son pas, attendre… Pourtant, il était là, au milieu de cette chambre, avec cette fille qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Elle avait une façon d’être et de se mouvoir qui la distinguait des autres danseuses, cet éclat singulier qui transforme l’ordinaire des choses en moment de grâce, flamme ondoyante à laquelle on ne peut que se brûler les yeux.

    Son regard glissa le long des formes que le léger vêtement mettait en valeur, s’attarda sur son visage. Il était régulier, à peine halé, et sous le léger maquillage, on devinait, soulignant deux yeux couleur ambre, une pincée d’éphélides. Elle avait un port de tête fier et un regard profond qui vous perçait l’âme. Ses cheveux auburn tirés en arrière étaient liés en une longue tresse qui descendait au creux de ses reins, conférant à sa danse un charme vénéneux.

    Le silence l’habillait d’une étrange légèreté, comme si ses mouvements portaient en eux leur propre musique et Robürh dansait avec elle, emporté sur les ailes du désir. Ce mélange d’enfant et de femme, de pureté et de sensualité, lui tournait la tête…

    Il posa la main sur le poignard fiché dans sa ceinture, vieux compagnon fidèle usé par des saisons de combat. Trente centimètres d’acier et de bois rouge qui le rassuraient. Parce que cette fille avait quelque chose d’animal, d’un jeune fauve qu’on ne saurait apprivoiser sans y risquer la blessure.

    De l’auberge montaient des bruits de verre et de chaises bousculées, des cris et des éclats de rires, de la musique aussi. Le spectacle avait repris, malgré l’absence de la danseuse, parce qu’on ne refusait rien à Robürh. Solide gaillard, de deux têtes plus grand que la moyenne de ses semblables, il avait grandi au milieu des taudis d’Yrion, sans autre famille que Tanarès, le forgeron, qui lui avait enseigné la maîtrise du feu et de l’acier.

    Le temps que tu songes, le fer t’aura percé la couenne ! » aimait à dire le vieux, quand Robürh rêvassait sur le seuil de la forge. Sa joue se souvenait encore des gifles retentissantes dont la brute accompagnait ses mots.

    Il s’ébroua l’esprit pour chasser ces images qu’il pensait oubliées et sa main se crispa un peu plus sur son poignard. Sa raison glissait au gré de cette danse lascive qui lui tournait la tête, il lui fallait se ressaisir…

    La tresse de la danseuse vint lui fouetter le cou. Soudain dégrisé, il la saisit par la chevelure et la tira en avant. Elle tomba brutalement à ses pieds, sans émettre le moindre cri. Cette fille était aussi dure au mal que lui, et ce n’était pas pour lui déplaire.

    C’est alors que la fatigue le prit, l’obligeant à s’appuyer contre le mur. Quelque chose lui picotait les os, troublait sa vue. Ses jambes se dérobèrent et il se retrouva à genoux, le corps aussi lourd qu’un bloc de pierre. Les sons qui montaient de la salle se déformaient et il devina plus qu’il ne vit la fille. Elle lui faisait face, immobile, étrangement calme.

    Il bascula en gémissant. Son corps se paralysait rapidement, le froid l’envahissait. Il n’y avait jamais eu de place dans son âme pour le passé ou pour le remords. Jusqu’à cet instant. A présent, toutes ces vies qu’il croyait avoir oubliées aussitôt qu’il les avait prises remontaient à sa mémoire et l’entouraient telles de silencieux fantômes. Tous ceux qu’il avait regardé mourir sans les voir vraiment le regardaient à leur tour. Ils attendaient patiemment et sans haine qu’il cesse de lutter pour venir à eux. Parmi ces visages qui tournoyaient maintenant, un s’accrocha à son esprit. Tanarès se pencha sur lui pour lui répéter :

    Le temps que tu songes, le fer t’aura percé la couenne !

    La main crispée sur son poignard inutile, Robürh heurta le plancher de la chambre. Dans sa tête, les bruits s’assourdirent et puis la lumière s’enfuit enfin, et avec elle la vie de celui qu’on disait immortel.

    La fille s’agenouilla alors pour fouiller le cadavre. Sa quête prit peu de temps : une médaille toute simple, d’une valeur probablement dérisoire. Sur une des faces, on devinait un portrait de jeune fille que le temps avait voilé, et sur l’autre, sans doute un blason de famille, deux oiseaux enlacés au pied d’un arbre. La danseuse jeta un regard amusé à sa victime.

    A trop veiller sa proie, on ne prend pas garde à l’insecte !  dit-elle en se relevant

    Sur le côté gauche de la gorge de Robürh, on devinait un mince trait rouge. C’était là qu’avait frappé l’aiguillon empoisonné dissimulé au bout de la tresse. La fille savait que Robürh ne la laisserait pas approcher.

    Elle quitta la pièce. Le couloir était désert et rien ne bougeait dans les chambres voisines. Elle descendit lentement l’escalier pour rejoindre la grande salle. Quelques consommateurs levèrent les yeux vers elle, certains se retournèrent sur son passage, les autres se fondirent dans l’indifférence d’une masse colorée et bruyante, d’où émanaient des odeurs fortes d’alcool et de sueur mêlés.

    Elle n’était plus qu’à trois ou quatre pas de la sortie quand une main se posa sur son bras. Elle tressaillit à peine et se retourna avec lenteur. C’était Lee, une des filles de la troupe.

    – « Où vas-tu ?

    – J’ai besoin de m’aérer !

    – Et l’autre ? Qu’est-ce que tu en as fait ?

    – Il dort !

    – Tu te fiches de moi ? Ce gars ne dort jamais !

    – Ah ? Bah, ce n’est qu’un homme comme les autres !

    – Comme les autres ? Il tue comme il respire et traite les filles comme de la viande ! Pouah ! Ah ! Si j’étais un homme… ». Une ombre voila le visage de Lee, vite chassée. « Tu es sûre que tu ne veux pas venir boire un peu de vin ? Tu n’es pas obligée de danser tout de suite…

    – Je veux juste un peu d’air, Lee ! Respirer !

    –  Oui, bien sûr… »

    La fille franchit enfin la porte sans que nul ne songe à l’interpeller de nouveau.

    Dehors la rue était aussi engorgée que l’auberge. Moor « la grouillante » méritait bien son surnom. Des effluves d’iode et de sel montaient du port en contrebas.

    Elle fendit la foule, serrant dans sa main la médaille. Elle connaissait l’habileté des voleurs de Moor, et il y avait tant d’occasions pour que les corps se frôlent dans cette mer humaine qui s’agitait en tous sens.

    Elle parvint sur la place centrale où une modeste fontaine de pierre avait du mal à faire entendre son chant. Elle tourna sur la gauche, remonta la rue vers le temple, puis emprunta une petite ruelle, deux pâtés de maison plus loin.

    Elle atteignit enfin l’immeuble. C’était une habitation quelconque à deux étages, une sorte de lieu d’hôtes où un petit homme sans âge louait quelques chambres aux gens de passage. Elle entra et se rendit directement à la pièce du fond, derrière un escalier tordu dont le haut disparaissait dans la pénombre. Elle frappa et entra.

    La pièce était sombre, et nulle chandelle ou feu dans la cheminée ne venait adoucir cette froide obscurité. Une voix s’éleva, légèrement voilée et tremblante :

    – « Alors ?

    – C’est fait ! »

    Quelque chose s’agita dans l’ombre. Une vague silhouette se dirigea vers la fenêtre et tira les rideaux. La lumière ainsi libérée révéla un homme âgé, voûté de lassitude. Il s’approcha de la fille et la dévisagea avec incrédulité. Elle lui tendit la médaille. L’homme la prit d’une main tremblante tandis que des larmes envahissaient ses yeux. L’émotion était trop forte, il alla se rasseoir, serrant l’objet contre lui.

    – « Cinq ans ! »  dit-il dans un souffle

    La fille ne disait rien, immobile au milieu de la pièce.

    – Cinq ans que j’attendais cela ! »  répéta le vieil homme.

    Puis, après quelques instants de rêverie, il sembla se rappeler que la fille était toujours là.

    – « Il est mort lentement ?

    – Ce n’est pas dans mes habitudes !

    – Dommage ! J’aurais aimé qu’il souffre autant qu’il a fait souffrir ma petite fille ! » Son regard revint sur la médaille posée dans sa main comme en un écrin. « Tu es vengée Auna… Repose en paix ! »

    Il sortit de sa poche une bourse en cuir qu’il tendit à la fille. Elle la prit sans hâte et quitta la pièce. Derrière la porte close, elle marqua un temps en entendant les sanglots, puis elle grimpa l’escalier pour rejoindre sa chambre.

    Elle troqua sa robe contre un pantalon de peau, une chemise sans manches et une veste de tissu épais d’un vert sombre. Puis, après avoir chaussé de courtes bottes, elle s’assit sur le lit pour défaire sa tresse et en ôter l’aiguillon mortel.

    Son cheval l’attendait dans la petite cour arrière de l’immeuble. Elle sauta en selle et s’éloigna vers le nord sans se retourner. Derrière elle, Moor la grouillante mugissait toujours. Au loin, quelques nuages montaient de la mer.

    Il était temps pour Nil, la chasseuse de primes, de se chercher d’autres cieux.

    2. Ankhéros

    Le Pays des Lumes est une immense plaine qui s’appuie à l’est et au nord sur une imposante barrière montagneuse que la Grande Faille a partagée en deux. Des cinq Pays c’est assurément le plus étendu, et celui qui compte le plus grand nombre de villes importantes. Tout au nord, près des Lacs, s’élève Déia la fière, ville de rudes personnalités, peu enclines à l’hospitalité, méfiantes envers les étrangers de toutes origines. Repliés sur leurs certitudes d’habiter le plus bel endroit du monde, les Déiens se hérissent quand des rustres venus d’ailleurs s’expriment fort sur les places publiques avec ces accents épouvantables qui viennent écorcher leur belle langue. Ce sont des gens feutrés et fermés sur la rue, bien au chaud derrière leurs façades austères qui dissimulent souvent somptueux jardins ou cours fleuries. Néophobes et suffisants, ils ne consomment que les produits qu’ils produisent eux-mêmes et vont jusqu’à se marier et se reproduire entre eux. Rien d’étonnant alors à ce que l’on trouve à Déia une forte concentration de tarés en tout genre.

    En descendant vers le sud, on ne peut ignorer Hum Dal’Elir, la forteresse du seigneur Asam, fichée au sommet d’un pic rocheux qui domine toute la vallée. La vision de cette citadelle accrochée au ciel suffit à remplir le voyageur de respect, et l’incite à passer son chemin rapidement. Tel un monstre gigantesque veillant sur la plaine et prêt à bondir sur l’imprudent qui s’y serait attardé, l’impressionnante bâtisse vous poursuit longtemps encore.

    Plus à l’est, Emione nourrit tous les fantasmes et toutes les rumeurs. Adossée à la montagne, comme acculée contre le rocher qui monte à pic vers le ciel, la cité se cache derrière un mur d’enceinte si haut que le regard ne peut distinguer le moindre signe de vie et la grande porte, unique accès, ne s’ouvre que pour accueillir les chariots de ravitaillement. Il faut dire que sa population est singulière : pour partie, un nombre considérable de prisonniers venant des Cinq Pays et pour le reste, les soldats chargés de les surveiller.

    On s’empresse alors de passer au large de cette ville qui se refuse, pour descendre tout au sud, vers Ocienne, petite cité coquette aux maisons blanches gorgées de soleil, véritable havre de tranquillité, propre à apaiser l’âme. Ville trop fade pour certains, Ocienne n’aime pas, à vrai dire, les histoires, le bruit, l’agitation… Pour qui veut y séjourner, il vaut mieux le savoir et se faire oublier, sous peine de voir débarquer sur le champ la milice. Après, c’est une question de chance ou d’humeur ambiante. Au mieux, on se fait expulser et interdire de séjour, au pire on se retrouve au cimetière, le cou disloqué ou la tête en moins.

    Plus intéressante, assurément, est la frivole Erande. Sa situation particulière, à l’intersection des Lumes, des Meaux et des Feaumes, en fait un lieu propice à l’accueil. Cité carrefour, Erande l’est tout autant par son partage des eaux : le Ril majestueux s’y divise pour donner naissance à la Samble, avant de s’en aller vers l’ouest et la magie des voiliers qui s’y croisent réunit des centaines de badauds.

    Bien qu’elle ne soit probablement pas plus tolérante que sa frileuse sœur nordiste, Erande a compris où se situait son intérêt. Pour attirer le visiteur ou retenir ses habitants, elle s’est dotée d’un Cirque où viennent s’affronter les meilleurs combattants des Cinq Pays. Les jeux qu’on y organise drainent des foules considérables et presque autant de combattants, attirés par l’argent ou la gloire. Ceux qui ne meurent pas en sortent meurtris, mais rien n’y fait. Ils viennent toujours plus nombreux, espérant conquérir le trophée d’aizil et inscrire, par la même, leur nom dans la légende. Erande, ville de contrastes, offre ainsi tout à la fois la vie et la mort à qui cède à ses lumières, au vertige de ses richesses. Certains Déiens délurés y viennent souvent en cachette, descendant le Ril à partir des lacs, et passent quelques instants à s’encanailler avant de repartir de nuit tout aussi discrètement.

    ***

    La journée s’annonçait très chaude. Peu à peu, les gradins de pierre s’étaient garnis d’une foule multicolore dont le bruissement allait crescendo. On s’interpellait, on riait, on s’invectivait tout en s’installant. La plupart avaient apporté de quoi se restaurer, car le spectacle durait parfois jusqu’à la nuit. Pour quelques pièces, on oubliait un instant la misère ou la grisaille de l’existence. Parenthèse indispensable dans une réalité qui tordait les vies, le Cirque ouvrait à l’imaginaire. Les combats qu’il offrait étaient comme des chandelles dans un quotidien sans lumière. Ici on réinventait sa vie, on existait par procuration jusqu’à l’ivresse.

    Dans la pénombre du tunnel, personne ne parlait. Des bruits furtifs, des frottements, des respirations fortes habitaient le silence. Face à l’air chaud du dehors qui s’insinuait à travers les crevasses de la porte, le mur offrait un refuge apaisant où s’appuyaient certains, le regard vague. D’autres baissaient la tête ou fermaient les yeux en essayant d’oublier le grondement de la foule. Assis dans un coin sombre, Ankhéros attendait lui aussi, la tête contre le mur, les mains sur les genoux. Trois combats le séparaient de l’ultime épreuve et de la récompense suprême.

    Il n’était pas venu au monde pour combattre, mais le Cirque était le seul moyen d’arracher son énorme carcasse à la misère. Sa vie, il l’écrivait chaque jour avec sa force et sa science du combat, avec sa tête et ses muscles. Il avait fini par s’habituer aux cris, au choc des armes, au sang et aux membres brisés, aux corps disloqués. À rester debout dans la lumière quand l’autre tombait dans la poussière. A tuer pour vivre. Dans l’arène, il n’y avait ni amitié ni pitié. L’adversaire n’était plus un homme, juste un obstacle à sa propre existence. C’est pour cela qu’ils ne se regardaient jamais.

    Il se redressa. Aujourd’hui, il pouvait gagner et rejoindre dans la légende le grand Torak, le seul à avoir pu remporter le trophée. Il s’en souvenait encore : il revoyait l’animal gigantesque, le sang qui teignait l’arme et le bras du guerrier jusqu’à l’épaule, réunissant l’acier et la chair en un seul et improbable membre. Torak n’était plus humain, il était au-delà de ce monde, il était un dieu. Cloué sur son siège de pierre, alors que son père, debout, joignait sa voix aux acclamations de la foule, Ankhéros avait éprouvé ce jour-là une émotion jamais retrouvée depuis. Il savait ce qu’il voulait être désormais. Il avait juste huit ans. Depuis Torak était entré au service d’Asam, le maître des Lumes, et fait redescendre sur terre bien de ses admirateurs, mais Ankhéros n’en avait que faire. Il voulait être ce guerrier ruisselant de sueur et de sang qui ne vieillirait jamais.

    Tout à ses pensées, il avait presque oublié ce qui se passait dans l’arène. Face à un choix qui n’en était pas vraiment un, les combattants du Cirque avaient fait leur cette maxime : « On est tant qu’on vit ». Nombre de ses compagnons du tunnel ne reviendraient plus. Les oublier. Ne jamais s’attacher pour ne pas avoir à pleurer la mort d’un ami. Avancer toujours.

    Alors il avança. Presque machinalement, parce que les autres devant lui s’étaient déplacés d’un cran. Comme des papillons, ils étaient aspirés un à un par la lumière et à chaque fois que la porte s’ouvrait, des clameurs obscènes accompagnaient le soleil dans le tunnel. Sueur et sang composaient un parfum envoûtant et écœurant, de vie et de mort unies.

    La porte s’ouvrit et se referma. Plus qu’un, avant de plonger dans l’air chaud. Il n’avait pas voulu regarder au dehors, pour garder intactes toutes ses sensations. Il fallait que l’émotion reste entière, que le contact à l’arène et au public soit vierge… Non loin de lui était cet adversaire qu’il refusait de voir mais dont il sentait la chaleur, dont il percevait le bruit furtif des doigts étreignant nerveusement le manche de l’arme, le souffle qui s’accélérait, le crissement des pieds sur le sol…

    Quand vint son tour, il entra calmement dans l’arène sans lever les yeux vers la foule. Son adversaire était bien bâti, mais plus petit que lui. Une demi-cuirasse couvrait sa poitrine, laissant ses jambes et son dos sans protection : un harceleur, guerrier qui ne se détourne jamais et qui compte sur ses déplacements pour fatiguer l’autre avant de lui porter le coup fatal. Ankhéros était plus fort, plus lourd, plus lent, et il combattait au trom, sorte d’énorme marteau au manche long comme le bras, dont le choc sur la pierre évoquait le grondement des orages, ce qui lui avait valu son nom. C’était là arme de pauvre, plus outil de travail obscur qu’objet de culte guerrier, et les gueux avaient fait d’Ankhéros leur héros. Par lui, ils accédaient à la lumière et un peu partout dans le Pays des Lumes, le trom était devenu le symbole de la revanche des petites gens. Le harceleur, lui, portait la noble épée du guerrier sorti des Nos, ces écoles de combat pour enfants de familles aisées.

    Le pauvre contre le riche. Ankhéros n’avait pas besoin de cette motivation supplémentaire, fortement symbolique. L’autre n’était qu’un simple adversaire qu’il fallait vaincre. Mais la difficulté de ce premier affrontement laissait déjà entrevoir le périlleux chemin qui l’attendait. Pour atteindre son but, Ankhéros devrait enchaîner les épreuves et combattre en s’économisant.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1