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Livre électronique780 pages10 heures

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À propos de ce livre électronique

Imaginez-vous arpenter les rues de Paris aux côtés d'un vampire détective, affronter un tueur en série dans un bar de Las Vegas réservé aux créatures surnaturelles, explorer le bayou de Louisiane pour découvrir les secrets d'un dieu-serpent...

Les trois romans de ce livre vous emmènent dans des mondes fascinants et effrayants, où le danger — et la magie — rôdent à chaque coin de rue.

Oserez-vous les explorer ?

Ce volume rassemble 3 romans déjà publiés par ailleurs:
Le Codex de Paris
Secrets Magiques
et Le Carnaval du Démon

LangueFrançais
Date de sortie21 avr. 2023
ISBN9791095394716
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    Aperçu du livre

    Origines - C. C. Mahon

    Origines

    ORIGINES

    3 ROMANS, 3 SÉRIES, 3 UNIVERS À DÉCOUVRIR

    C. C. MAHON

    Allure

    TABLE DES MATIÈRES

    Le Codex de Paris

    C. C. Mahon

    Secrets Magiques

    C. C. Mahon

    Le Carnaval du demon

    C. C. Mahon

    Avant de nous quitter

    De la même autrice dans la série Paris des Limbes

    De la même autrice dans la série Club 66

    De la même autrice dans la série Bayou

    LE CODEX DE PARIS

    PARIS DES LIMBES VOLUME 1

    C. C. MAHON

    1

    Paris, rue de la Petite Truanderie la bien nommée.

    Roulé en boule sur le trottoir, le gosse couinait comme un porcelet. Il puait le sang et la pisse, et je commençais à en avoir marre.

    Il faisait nuit depuis des heures et le quartier des Halles courbait le dos sous la pluie. Les rues étaient désertes, à part l’occasionnel clochard endormi sur une grille de métro.

    — Répète ! grondai-je.

    — Je… Je dois quitter le quartier, dit-il, trois octaves trop haut et en postillonnant.

    C’était pas de sa faute. Je lui avais sans doute pété quelques dents de trop.

    — Quand ? fis-je.

    Le gosse gémit — pas la réponse que j’espérais.

    Je me baissai pour l’attraper au col, et le soulevai de terre.

    — Toi et tes potes, vous quittez le quartier cette nuit, dis-je. Ici, c’est chez monsieur Mathieu, maintenant. Si tes potes et toi revenez dealer sur son territoire, vous savez ce qui vous attend.

    Je lâchai le gosse, qui retomba sur le trottoir telle une poupée de chiffons puants. Il se recroquevilla, comme si la protection de ses bras pouvait m’empêcher de lui tordre le cou. J’aurais pu le tuer sans froisser ma chemise. Mais je voulais qu’il aille prévenir ses copains dealers : ce territoire appartenait désormais à Mathieu, et Mathieu ne tolérait aucune concurrence.

    Je tournai les talons et repartis d’un pas tranquille. L’asphalte luisait sous une pluie fine et têtue. Je pris la rue à gauche, vers la Seine. À presque quatre heures du matin, Paris était désert. J’avais intercepté le gosse alors qu’il venait de boucler sa dernière vente de dope, un beau paquet de billets dans une poche, et plus une seule dose de drogue dans l’autre. La liasse reposait désormais au fond de ma poche. Mathieu me forçait à faire son sale boulot gratos. Il aurait pu me payer — il en avait largement les moyens — mais il aimait m’humilier. Avoir un vampire à sa botte, ça le rendait tout chose.

    Il aurait aussi pu intégrer le gosse et ses amis dans ses équipes de vente, au lieu de les chasser comme des malpropres. Les petites gens ne lui servaient qu’à essuyer les semelles de ses chaussures italiennes. Ça lui jouerait un tour, un de ces jours.

    Je marchai sous la pluie, jusqu’à la rue du Louvre. J’étais trempé, et il faisait froid. Mais ce qui me mettait en rogne, c’était l’idée que Mathieu allait continuer à m’utiliser pour ses basses besognes. Malheureusement pour moi, ce sale type n’était pas un imbécile. Si je voulais mettre fin à son petit chantage — et je le voulais — j’allais devoir me donner un peu de mal.

    Je passai à côté de la Halle au Blé, bâtiment rond et trapu recroquevillé sous la pluie froide. J’arrivai au coin de la rue de Rivoli et m’arrêtai. C’est là que je m’étais installé il y avait un peu plus d’un siècle, dans la cave d’un bâtiment haussmannien à l’époque flambant neuf. En poussant la lourde porte de l’immeuble, je songeai au verre que j’allais m’offrir pour effacer les affronts de cette nuit.

    Je croisai Romane dans le hall de l’immeuble.

    Elle portait une tenue de sport — probablement en coton bio équitable — sous sa parka que j’imaginai en plastique recyclé. Elle avait attaché ses cheveux blonds en deux petits chignons qui la faisaient ressembler à un diablotin sportif et souriant.

    — Mademoiselle Bourgeois, marmonnai-je sans m’arrêter.

    Mon verre m’attendait. Mais Romane ne me laissa pas m’en tirer à bon compte. Si je l’envoyais bouler, les réunions des copropriétaires (à savoir : Romane et moi) allaient devenir encore plus inconfortables.

    — Rohh, ça va, fit-elle, tu peux m’appeler Romane. Après tout, on a presque le même âge.

    Romane avait 19 ans. Moi… un peu plus. Mais bien sûr, ça faisait quelques siècles que je ne faisais plus mon âge.

    Les parents de Romane étaient morts au printemps précédent. La gamine avait hérité de l’immeuble et de ses locataires — à l’exception de ma cave, dont j’étais propriétaire. Depuis, elle jouait les logeuses modèles, les étudiantes modèles, et les jeunes filles modèles. Rien que d’y penser m’épuisait.

    — Quelle heure il est ? marmonnai-je.

    — Cinq heures et demie ! répondit Romane avec son sourire habituel. Tu rentres de soirée ? Tu es trempé comme une soupe.

    Elle fronça les sourcils et fit un pas de plus vers moi :

    — C’est du sang sur ta chemise ?

    Je baissai les yeux. Oui, sur ma chemise détrempée s’étalait une tache rouge, cadeau du gamin que je venais de tabasser. Je refermai mon manteau.

    — De la harissa, dis-je. J’ai mangé un kebab.

    — Ça va laisser une tache.

    — Probablement. Bonne journée.

    Je voulus la contourner, mais elle s’écria :

    — Je vais à mon cours de yoga avant la fac. Tu veux venir ?

    Elle désigna les sacs qui pendaient à son épaule : une sacoche en cuir qui contenait généralement ses affaires de classe, un sac de sport en nylon rose fluo, et un sac oblong qui pouvait contenir… un fusil ?

    — Et vous partez chasser après le yoga ?

    Romane éclata de rire :

    — Mais non ! Ça c’est mon tapis.

    Quelque chose gratta l’intérieur du sac en question, et la fermeture éclair s’ouvrit lentement.

    — Votre tapis veut se faire la malle, dis-je.

    Romane poussa un cri et laissa ses affaires tomber sur le marbre du hall. Une boule noire jaillit du sac oblong avec un feulement sauvage.

    — J’ignorais qu’on pratiquait le yoga avec un chaton, fis-je.

    Le chaton en question était à peine plus gros qu’une châtaigne, aussi noir que la nuit, et en pleine démonstration de colère. Dressé sur le bout des pattes, le dos arqué, ses minuscules crocs découverts, il crachait sa rage en direction de Romane. Celle-ci considéra l’animal comme si elle ne l’avait jamais vu puis, après quelques instants de confusion, s’accroupit avec un sourire :

    — Mon petit minet, que fais-tu dans mon sac ?

    Elle tendit la main vers l’animal, qui recula et cracha de plus belle. Romane ne se laissa pas impressionner et poursuivit :

    — Je vais te ramener à la…

    Romane plongea vers le chat. Le félin bondit par-dessus les mains de la jeune femme et s’élança vers son visage toutes griffes dehors.

    Romane se jeta en arrière. J’attrapai l’animal au vol avant qu’il n’atteigne sa cible.

    Assise sur le marbre, au milieu de ses sacs, la jeune femme me dévisagea avec des yeux grands comme des soucoupes. J’aurais sans doute dû être plus discret. Ne pas la laisser voir ma rapidité. Trop tard.

    — Waouh, beau réflexe ! souffla-t-elle. Merci.

    — Vous êtes sûre que c’est votre chat ?

    Romane se releva.

    — C’est un vrai petit sauvage, dit-elle en riant.

    Un bruit nouveau me fit tourner la tête. Le chaton était toujours suspendu au bout de mon bras. Mais au lieu de cracher ou de feuler, il ronronnait désormais. Huh.

    Je tendis l’animal à Romane. Dès qu’elle l’approcha, il feula de plus belle.

    — Je vais le prendre comme toi, par le cou, décréta-t-elle.

    Dès qu’elle le saisit, le petit sauvageon se retourna, lui planta les griffes dans le poignet et lui mordit la main. Elle lâcha prise, et le chaton me sauta dessus.

    J’aurais pu esquiver, mais 1) je ne voulais plus attirer l’attention sur mes réflexes inhumains et 2) il me semblait évident que le chat ne me voulait aucun mal. Comme pour me donner raison, le chaton s’agrippa à l’avant de ma chemise, m’escalada comme un tronc d’arbre, et se percha sur mon épaule. Puis il recommença à ronronner.

    — Ça doit être l’odeur du kebab, dis-je.

    Romane acquiesça en silence. Elle semblait tenir à ce chat plus que de raison. Peut-être avait-elle besoin de compagnie depuis la mort de ses parents ? Les humains supportaient mal la solitude, avais-je appris au fil des siècles.

    — Va à ton cours de yoga, dis-je. Je te le ramènerai quand il sera plus calme.

    Elle hésita, ouvrit et ferma plusieurs fois les mains, comme si elle songeait à attraper l’animal de force. Contre mon cou, le chaton cessa de ronronner. Romane lui déplaisait clairement.

    La jeune femme nous suivit du regard alors que je descendais les escaliers. Mon bureau était au sous-sol de l’immeuble, dans une cave voûtée en pierre, avec ma chambre en enfilade. Dès que j’eus déverrouillé la porte, le chaton sauta à terre et disparut dans la pénombre de mon antre. Je reverrouillai derrière moi, suspendis mon manteau trempé, et me laissai tomber dans mon fauteuil. Je ne pris pas la peine d’allumer. Je ne me sentais pas d’humeur à affronter l’éclairage blafard du néon.

    Les murs de pierre pâle maintenaient une température constante chez moi. Comme une bonne bouteille de vin, je vivais à l’abri du monde extérieur. Au-dessus du sol de terre battue j’avais fait poser un parquet de chêne massif, que j’entretenais amoureusement. Sous ce plancher, les rats menaient leur vie. De temps à autre ils remontaient grignoter mes archives — à ce moment-là, je leur déclarais la guerre. Mon bureau et ma chambre regorgeaient de vieux papiers, dont je ne parvenais à me défaire. Romans de gare, coupure de presse, dossiers de clients morts depuis longtemps… Je gardais tout. Des meubles d’époques différentes — en bois massif, en métal, en contreplaqué — s’alignaient le long des murs. Sur certains, j’avais empilé des cartons jusqu’à la naissance du plafond voûté. Mon bureau trônait au milieu de la pièce, et là aussi, entre le téléphone en Bakélite et l’annuaire en papier, des piles de livres et de dossiers s’accumulaient au fil des clients.

    Le grand tiroir au pied de mon bureau contenait une glacière. On peut dire ce qu’on veut des objets en plastique, mais elle fonctionnait parfaitement depuis 1962. Je lui avais appliqué un sortilège de froid le jour où je l’avais achetée, et je n’avais jamais eu de problème depuis.

    Je l’ouvris, attrapai une poche de sang et un gobelet en cristal. Je me servis un verre bien mérité. C’était la seconde fois en un mois que Mathieu m’envoyait intimider de petites frappes. Visiblement, il ne se satisfaisait plus de distribuer sa drogue dans ses nombreux night-clubs ni de la faire livrer par ses restaurants. Monsieur avait décidé de s’approprier la rue parisienne. Il chassait la concurrence par la force, un gang après l’autre. Je me tapais de savoir qui fournissait les camés de Paname. Mais je commençais à me lasser d’être manipulé comme une marionnette. Il fallait que je me décide à détruire ces maudites preuves. Bientôt.

    Je vidai le contenu de mon verre, cul sec, et déclarai :

    — Je vais me coucher. Tu peux chasser les rats autant que tu veux, mais n’approche pas ma chambre.

    Le chaton ne répondit pas.

    2

    Il était 18 heures, et je venais de me réveiller.

    Le chat avait renversé plusieurs piles de papiers, déchiqueté le journal de la semaine précédente, et pissé sur mon bureau. Il était désormais assis au creux de mon fauteuil et réclamait à manger à grands miaulements indignés.

    Je sacrifiai un torchon pour éponger mon sous-main et chassai le chat de mon fauteuil. J’avais mal au crâne, un effet secondaire des anticoagulants ajoutés aux poches de sang. Mon sous-main était foutu. Le verre abandonné hier avait roulé par terre. Je me baissai pour le ramasser, et le trouvai étonnamment propre. Chaton avait dû passer par là.

    Je tendis la main vers le tiroir qui contenait mon garde-manger, mais un bruit attira mon attention. Des chaussures à talon dans l’escalier qui menait à mon bureau. On frappa à la porte ; trois coups, précis et légers.

    Pas le temps nourrir le chat, ni de boire un verre pour me remettre les idées en place. Tant pis. J’allai ouvrir.

    On accède à mon bureau par un escalier sinistre, éclairé par une ampoule nue qui pend au mur. Cette unique ampoule projetait une aura lumineuse autour de la visiteuse, mais laissait ses traits dans l’ombre.

    — Monsieur Dupré ? chuchota la femme. Germain Dupré ?

    J’avais négligé d’allumer dans le bureau, et elle ne devait pas voir grand-chose. Je réparai mon oubli, et le néon se réveilla en cliquant.

    À en juger par l’expression de ma visiteuse, je n’avais pas le physique de l’emploi. Grand mais maigre comme un clou, avec mes cheveux bruns dressés au garde-à-vous et mon éternelle barbe de trois jours, j’avais plus l’air d’un chanteur de rock que d’un détective privé.

    Je confirmai mon identité et invitai la femme à entrer. Elle délaissa la main que je lui tendais — les siennes étaient crispées sur son sac — et s’assit sur le bord de sa chaise, comme si elle craignait de salir sa jolie jupe droite. Elle lançait des regards apeurés autour d’elle, son sac à main sur les genoux comme un bouclier magique. Il faudrait probablement que je repense la déco, si elle avait cet effet sur les clientes.

    Je pris place à mon bureau, et le chat s’installa entre deux piles de livres pour observer la suite de la conversation.

    — Je suis Nadine Leroy, souffla la femme. Je n’ai pas rendez-vous, mais…

    Le néon jetait sa lumière crue sur madame Leroy, son visage pâle, ses yeux rougis, et l’impeccable chignon brun qui dévoilait la peau fine de son cou.

    Elle ouvrit la bouche comme pour parler, sembla se raviser, et laissa échapper un sanglot désespéré.

    Je lui laissai le temps de reprendre ses esprits. J’avais la bouche pâteuse et une envie féroce de m’humecter le gosier. Mais pas devant les clients.

    Nadine Leroy reprit peu à peu le contrôle de ses nerfs, poussa un long soupir et déclara :

    — Vous devez retrouver mon mari.

    D’une main tremblante, elle me tendit une photographie. C’était un portrait d’apparence officiel, sur lequel un homme mince et blond souriait d’un air crispé.

    — Depuis quand a-t-il disparu ?

    — Je… Cet après-midi.

    — Il est peut-être un peu tôt pour engager un privé, dis-je.

    Je n’avais aucune envie d’accepter l’argent de cette femme pour retrouver son mari dans le lit d’une autre. Ce genre d’affaires, c’est que des emmerdes.

    Nadine Leroy éclata en sanglots :

    — Vous ne comprenez pas ! fit-elle entre deux hoquets.

    Je glissai un regard d’envie au tiroir de mon bureau. Personne ne devrait faire face à une femme en pleurs le ventre vide. Le chat, lui, ne semblait pas plus perturbé que ça. Il se lécha une patte, la passa sur son oreille, et bailla.

    — Je dois retrouver mon mari, continua la femme après quelques instants.

    — Et si vous le retrouvez dans les bras d’une autre ? dis-je.

    La queue du chat fouetta le bois de mon bureau.

    Madame Leroy détourna le regard, haussa légèrement les épaules :

    — Au moins je saurai qu’il va bien, et je cesserai de m’inquiéter pour lui.

    Pourquoi se mettait-elle dans un tel état pour quelques heures de disparition ? C’était ridicule. Soit cette femme avait un gros problème d’anxiété, soit elle ne m’avait pas tout dit.

    — Et si vous commenciez par le début ? suggérai-je.

    Nadine sortit un mouchoir de son sac et se tamponna les yeux et le nez — qui devait être charmant d’habitude, mais avait rougi et gonflé sous l’effet des pleurs. Elle renifla et redressa les épaules :

    — Cet après-midi, l’associé de Robert m’a appelée. Il a dit que Robert avait… Qu’il avait eu une sorte de crise, détruit une partie de l’inventaire avant de s’enfuir.

    — Inventaire ? dis-je. Quel métier Robert exerce-t-il ?

    — Il a une société d’import-export d’antiquités. Des pièces liturgiques, principalement.

    — Comme… des crucifix ?

    — Entre autres.

    Bigre.

    Je n’étais pas certain d’avoir envie de prendre cette affaire en main.

    — François — François Bel, l’associé de mon mari — veut porter plainte.

    — Pour les dégradations ? dis-je.

    Nadine pinça les lèvres avant de lâcher :

    — Robert est parti avec un objet de valeur.

    Ah. Voilà qui changeait les choses.

    Je restai silencieux — la meilleure manière, dans mon expérience, de faire parler quelqu’un.

    Le silence s’étira entre Nadine et moi. Nadine maltraita son sac entre ses doigts nerveux, remua sur le bord de sa chaise, et finit par déclarer :

    — C’est un livre ancien que Robert et François ont acquis très récemment. Robert voulait l’examiner… Ce que je ne comprends pas, parce que les livres, c’est le domaine de François. Robert s’occupe des objets, et François des livres, donc je ne sais pas. François m’a dit qu’il avait trouvé la réserve sens dessus dessous, une partie de la collection détruite, et Robert avait disparu avec le livre. François était hors de lui. Il voulait immédiatement porter plainte. Je l’ai convaincu d’attendre, afin de préserver la réputation de leur affaire. Vous devez retrouver mon mari et le livre au plus vite.

    — Est-ce que votre mari et son associé se connaissent depuis longtemps ?

    — Depuis toujours.

    — Dans ce cas… Veuillez me pardonner, mais pourquoi ce François — et vous — êtes-vous persuadés que votre mari est responsable des dégradations et du vol ? Pourquoi ne pas penser à un cambriolage ? Votre mari est peut-être en danger, auquel cas il est urgent de prévenir la police…

    Nadine secoua la tête, et une mèche brune en profita pour s’échapper de son chignon.

    — La réserve est équipée de caméras de surveillance. On voit clairement François entrer seul et ressortir plus tard avec le livre.

    — Vous avez vu cette vidéo ?

    — Juste avant de venir. Sans cela, jamais je n’aurais cru Robert coupable. François est furieux. J’imagine qu’il se sent trahi.

    — Parce qu’il connaît Robert depuis si longtemps, dis-je.

    Nadine acquiesça.

    Quelque chose clochait.

    — Pourquoi l’associé de votre mari n’est-il pas avec vous ici ?

    — Malgré cette longue amitié, fit Nadine, j’ai l’impression que… que François accorde plus de valeur au livre qu’à mon mari. Je sais qu’il a déjà contacté un de vos collègues, mais je crains que ce ne soit que pour retrouver ce livre, et pas Robert.

    — Mais vous, vous voulez que je retrouve les deux.

    — Robert avant tout. Mais s’il revient sans ce livre, je suis sûre que François portera plainte. La réputation de mon mari sera détruite, et sa carrière avec. Personne ne voudra travailler avec un antiquaire accusé de vol.

    Elle ouvrit son sac à main et en sortit une enveloppe de papier brun.

    — Voici deux mille euros, en acompte. J’espère que c’est suffisant pour commencer votre enquête.

    Je considérai l’enveloppe qu’elle me tendait.

    Cette histoire sentait mauvais. Dans le meilleur des cas, le type avait décidé de partir refaire sa vie au soleil, en abandonnant sa femme derrière lui. Dans le pire des cas… Il était victime d’un chantage. Mais quelle pouvait être la menace, puisque l’épouse de Robert se tenait devant moi ?

    — Un problème ? fit Nadine Leroy, l’enveloppe toujours tendue vers moi à bout de bras.

    — Avez-vous des enfants ?

    Nadine écarquilla les yeux :

    — Non, pourquoi ?

    — Quelqu’un pourrait faire pression sur votre mari afin de l’obliger à voler ce livre. Vous n’êtes visiblement pas retenue en otage. Je me demande donc quel moyen de pression serait assez puissant pour convaincre Robert de trahir un ami de longue date et de mettre sa réputation, sa carrière et sa liberté en danger.

    — Nous n’avons pas d’enfants, et Robert parle très peu de sa famille. Je ne peux imaginer de scénario dans lequel il prendrait un tel risque pour qui que ce soit, à part François ou moi.

    Donc soit le mystérieux maître-chanteur avait convaincu Robert qu’il pouvait tuer sa femme ou son associé à tout instant, soit Robert n’était pas manipulé, et il avait cédé au démon de midi.

    Ah, je détestais cette expression.

    Je me redressai pour attraper l’enveloppe par-dessus le bureau, et Nadine sembla soulagée de s’en débarrasser.

    — J’aurai besoin de l’état civil de Robert, de votre adresse, et…

    — Tout est dans l’enveloppe, fit-elle. Adresse, copie de son passeport…

    — Il est parti sans passeport ?

    Elle hocha la tête en silence.

    — Robert possède une voiture ?

    — Nous l’avons revendue. La circulation est infernale à Paris, et Robert prend toujours le taxi pour les aéroports.

    J’opinai du chef à mon tour, puis me passai les doigts dans mes cheveux en pétard. Je réfléchis mieux comme ça. Enfin, je finis par lâcher :

    — Un jour, dis-je. Pendant les 24 heures qui viennent je vais faire de mon mieux pour retrouver Robert. Mais si je n’ai aucune piste après ça il faudra vous résoudre à prévenir la police. La vie de votre mari est plus précieuse que sa réputation.

    Voilà. Comme ça je ne m’engageais pas trop.

    — Pour débuter, fis-je, j’ai besoin de parler à l’associé de votre mari, et aussi de voir l’enregistrement vidéo dont vous avez parlé.

    — Son adresse est dans l’enveloppe, souffla-t-elle. Je vais le prévenir.

    Nadine délaissa une nouvelle fois la main que je lui tendais, et se laissa docilement raccompagner sur le seuil.

    Je la suivis des yeux alors qu’elle remontait l’escalier. Ses talons aiguilles résonnaient sur les marches de pierre, et la lumière de l’ampoule jouait sur la peau de sa nuque. Quand elle disparut de ma vue, je claquai la porte et retournai à mon bureau.

    3

    Je me laissai tomber sur mon fauteuil, ouvris mon tiroir-garde-manger et la glacière qu’il contenait. Elle était presque vide.

    — C’est marée basse, Chaton, marmonnai-je.

    Je choisis une poche de sang et un verre à whisky, et me versai une bonne portion d’O négatif. Le chat se leva, s’étira et me sauta sur les genoux.

    — Miaou ! lança-t-il d’une voix de crécelle.

    — Tu as faim ? Est-ce qu’il te faut du lait, ou est-ce que tu es assez grand pour du poisson ?

    Le chat répondit en posant une patte sur le verre que je tenais à la main.

    — Ça ? dis-je en souriant. Je ne pense pas…

    Je lui mis le verre sous le nez. Le chaton renifla puis, à ma grande surprise, y plongea le bout de la patte. Il renifla encore une fois le liquide accumulé sur sa patte, avant de le goûter du bout de la langue. Visiblement satisfait, il nettoya sa patte à grands coups de langue.

    Après tout, pourquoi pas ? Les chats sont carnivores, et Chaton avait déjà lavé mon verre de la veille.

    Je récupérai la poche de sang dans ma corbeille, et le chaton entreprit de la récurer méticuleusement.

    Une fois notre petit-déjeuner achevé, je décrochai mon téléphone et composai le numéro d’un portable. Mon interlocutrice décrocha mais ne dit rien.

    — Sélène, fis-je, c’est Germain.

    Elle savait forcément que c’était moi, puisque je l’appelais toujours depuis la même ligne. Et elle ne s’appelait pas Sélène. Son vrai nom, c’était Élodie Dupuis. Elle était laborantine dans une banque de sang, mère célibataire d’un enfant très handicapé, et perpétuellement à court de fric. Sa consommation de cocaïne n’arrangeait pas ses finances, mais ce n’est pas moi qui lui jetterais la pierre. Il faut bien tenir.

    — Comme d’habitude ? souffla « Sélène ».

    — Demain soir ? fis-je.

    — Vingt heures, dit-elle avant de raccrocher.

    J’inscrivis notre rendez-vous sur mon agenda. À force de ne rien oublier, j’ai parfois du mal à maintenir l’ordre dans mes souvenirs.

    J’improvisai une litière avec un carton et les lambeaux du journal détruit par Chaton. Puis je remplis le bol d’eau fraîche, et déclarai :

    — Chaton, je vais travailler. Sois sage.

    Je glissai l’enveloppe confiée par Nadine Leroy dans la poche de mon manteau et ouvris la porte. Le chat se faufila entre mes jambes et remonta l’escalier à toute vitesse.

    — OK, marmonnai-je. Retourne chez Romane, ou va prendre l’air. Tu sais à quelle porte miauler si tu me cherches.

    Il m’attendait sur le seuil de l’immeuble. J’ouvris le lourd battant en fer forgé et en verre, et le chaton sortit sur le trottoir.

    — Il y a beaucoup de voitures dans le quartier, dis-je. Ne va pas te faire écraser !

    Je me penchai pour le grattouiller derrière une oreille. Il se laissa faire en ronronnant. Quand je me redressai, il bondit sur ma jambe, enfonça ses griffes dans mon jean puis ma chemise alors qu’il m’escaladait comme un tronc d’arbre. Il vint se blottir sous mon bras, et griffa la doublure de mon manteau comme si elle n’était pas déjà assez élimée.

    Le chaton miaula jusqu’à ce que je l’installe dans la poche intérieure de mon manteau. Après quoi je le sentis tourner plusieurs fois sur lui-même, avant de se laisser tomber au fond de la poche.

    — J’espère que ce monsieur Bel n’est pas allergique aux chats, dis-je en me dirigeant vers la bouche de métro.

    Le chaton était si léger qu’il ne déséquilibrait même pas mon manteau.

    4

    François Bel avait élu domicile dans le 7e arrondissement, entre Saint-Germain des Prés et Invalides. L’associé de Robert Leroy s’était offert un duplex aux derniers étages d’un immeuble du quartier le plus cher de Paris.

    François Bel était un homme d’une petite cinquantaine d’années. Brun, les tempes argentées, il portait une veste d’intérieur en velours sombre. Le vêtement laissait deviner une silhouette de jeune homme, avec des épaules larges et des hanches fines.

    Monsieur Bel m’accueillit avec un sourire poli et une poignée de main ferme.

    Je découvris un couloir en boiseries exotiques, au parquet habillé d’un tapis raffiné. D’un geste, Bel me fit entrer dans un bureau — le sien, supposai-je.

    La pièce était carrée et ne possédait que deux ouvertures : la porte par laquelle nous venions d’entrer, et à l’opposé une haute fenêtre. Le reste des murs était couvert de livres. Des rayonnages en bois ciré débordaient de volumes d’apparence éclectique. Ouvrages reliés de cuir au texte doré côtoyaient des éditions de poche amochées par le temps, sans ordre apparent.

    Ici encore un tapis précieux recouvrait le parquet. Le bureau en lui-même n’était pas énorme, mais visiblement ancien. Le joyeux désordre qui régnait sur le meuble rappelait celui des étagères.

    Bel s’assit derrière le bureau, et je pris place en face de lui. La chaise ancienne craqua sous mon poids.

    — Nadine a donc engagé un détective privé, fit Bel.

    — Elle est très inquiète.

    Bel joignit les mains et posa ses index sur ses lèvres.

    — Moi aussi, finit-il par lâcher, dans un soupir. Cela ne ressemble pas à Robert.

    — Est-ce que vous savez ce qu’il s’est passé ?

    Bel se recula dans son siège, prit une profonde inspiration, et commença son récit :

    — Jeudi après-midi, Robert avait prévu de passer à la réserve…

    — Où, exactement ?

    — Nos bureaux sont rue des Saint-Pères, et nous louons les sous-sols de l’immeuble pour nous servir d’entrepôt.

    — Donc Robert était dans la cave ? Vous l’avez vu ?

    Bel secoua la tête nerveusement :

    — J’étais dans mon bureau, à l’étage. Robert a dit qu’il voulait examiner notre plus récente acquisition. Il s’agit d’un codex du moyen-âge.

    — Madame Leroy m’a expliqué que vous étiez le spécialiste des livres anciens, et n’a pas su me dire pourquoi c’est Robert qui a examiné celui-là.

    — Ce n’est pas le livre qui l’intéressait, mais l’étoffe dans laquelle le codex était emballé. Elle comportait des broderies dorées qui semblaient le fasciner. Il est donc parti l’examiner, pour savoir si nous pouvions la faire restaurer.

    — L’examiner… dans la cave ?

    — C’est faire insulte à l’endroit que de l’appeler une cave. Nous avons renforcé les murs, installé un système de contrôle de l’humidité et de la température, et un éclairage à la pointe de la technologie. Sans compter la porte et le système d’alarme.

    — Tout ça, alors que vous n’êtes que locataires ?

    — Nous traitons d’objets anciens, fragiles et souvent de très grande valeur. L’investissement a été vite rentabilisé.

    — Donc Robert devait examiner cette broderie, mais vous ignorez s’il l’a fait ?

    Bel poussa un soupir et se pencha pour ouvrir un tiroir de son bureau. Il en sortit une étoffe pourpre, qu’il déposa délicatement par-dessus les piles de livres et de papiers qui encombraient le dessus du meuble. Je me mordis la lèvre.

    Le tissu, long d’un mètre cinquante et large d’une cinquantaine de centimètres, était orné d’arabesques au fil d’or. Il était surtout réduit en lambeaux, comme si quelqu’un s’était acharné dessus avec des cisailles.

    Je me penchai pour mieux voir l’étoffe, mais je savais déjà… Mon corps se figea, et mon esprit fit de même. Je connaissais cette broderie. Je l’avais réalisée, point par point, sur instruction de mon maître. Je ne l’avais pas vue depuis… Mes mains sortirent de leur immobilité et se mirent à trembler.

    — Je l’ai trouvée dans cet état, expliquait Bel. La porte sécurisée avait été laissée ouverte, et le système d’alarme m’a alerté. Je suis descendu, et…

    Il secoua la tête, comme pour rejeter la réalité :

    — La réserve a été mise à sac. Des pièces de grande valeur jetées à terre, certaines complètement détruites. Robert n’était nulle part. La broderie était dans cet état, et le codex avait disparu.

    Depuis la poche de mon manteau, le chaton m’envoya un coup de griffes dans les côtes. Je me redressai sur ma chaise et passai la main dans l’ouverture du manteau, pour détacher délicatement les petites aiguilles de la peau de mon torse.

    — Vous n’avez pas appelé la police ? demandai-je à Bel.

    — Je suis tout d’abord retourné dans mon bureau pour consulter les enregistrements vidéo.

    — Vous ne l’aviez pas fait avant de descendre ?

    — J’avais jeté un œil sur le direct pour vérifier s’il y avait un cambriolage en cours, mais je n’avais vu personne. J’ai pensé que Robert était en train de revenir au bureau et qu’il avait mal fermé derrière lui. Je m’apprêtais à lui en faire la remarque en le rencontrant à mi-chemin. Mais je ne l’ai pas vu…

    — Donc vous êtes remonté pour visionner l’enregistrement. Pouvez-vous me le montrer ?

    Bel hocha la tête :

    — J’en ai fait une copie sur mon ordinateur portable pour…

    Bel s’interrompit et son visage se referma.

    — Pour le privé que vous avez engagé ? suggérai-je.

    — Nadine a fait une scène pour que je n’implique pas la police. Mais le codex est un objet de valeur, et Robert l’a volé. J’ai le droit de tout mettre en œuvre pour le retrouver.

    — Puis-je voir la vidéo ?

    Bel sortit un ordinateur portable d’un tiroir. Il le posa sur son bureau, l’ouvrit et le tourna afin que je puisse voir l’écran.

    L’image était en noir et blanc, mais d’une excellente qualité pour une vidéosurveillance. On pouvait reconnaître un couloir et sur le côté une porte digne d’un coffre-fort de banque.

    Un homme approcha dans le couloir. Il était mince, avec des cheveux clairs et courts, et un costume qui me semblait extrêmement bien coupé. Je reconnus le mari de ma cliente, dont j’avais la photo dans la poche. Leroy semblait détendu. S’il s’apprêtait à agir sous la contrainte, il méritait un César pour son interprétation.

    Robert Leroy s’arrêta devant la porte, dos à la caméra. Quelques instants plus tard la porte pivota vers l’extérieur. Leroy franchit le seuil et referma la porte derrière lui.

    L’image sauta. La lourde porte s’ouvrit à la volée, rebondit contre le mur et s’immobilisa soudainement. Le même homme franchit le seuil au pas de charge sans prendre la peine de refermer derrière lui. Ses cheveux étaient en désordre, il avait retiré sa veste et remonté ses manches de chemise. Il disparut dans le couloir sans se retourner. Il portait une caisse en bois dans les bras, un peu plus grande qu’une caisse à vin.

    — Nous supposons qu’il a dissimulé le codex dans la caisse, expliqua Bel. J’ai retrouvé son contenu d’origine en mille morceaux sur le sol de la réserve.

    — Ce codex, fis-je, à quoi il ressemble ?

    Bel souleva quelques piles de papiers avant de trouver ce qu’il cherchait. Il fit glisser vers moi une photo. Sentant mes mains trembler, je ne pris pas le cliché, préférant me pencher vers le bureau. La photo représentait un livre ancien. En lieu de couverture, deux planchettes de bois sombre étaient maintenues fermées par une série de sceaux. La couverture ne comportait aucune inscription, et le temps avait noirci les sceaux.

    Je me rejetai en arrière. J’aurais reconnu ce codex n’importe où. Le livre et la broderie avaient appartenu à mon maître. Après sa mort ils avaient disparu, comme une bonne partie de sa collection. Sept siècles plus tard, ils réapparaissaient, et avec eux des souvenirs auxquels j’aurais préféré ne plus jamais faire face.

    — Monsieur Germain ? fit Bel. Vous allez bien ?

    Bel avait rangé son ordinateur et me considérait d’un air curieux.

    — Je… Oui, mentis-je. J’avoue que j’espérais que monsieur Leroy était d’une manière ou d’une autre innocent.

    Bel hocha la tête d’un air contrit :

    — Moi aussi, bien entendu, fit-il. Malheureusement…

    — Vous n’avez pas d’images de l’intérieur de la chambre forte ?

    — Nous devrions, mais toutes les caméras que nous y installons tombent en panne. Nous avons fini par abandonner.

    Une longue exposition à des objets magiques avait cet effet sur l’électronique, et les objets liturgiques possédaient leur propre forme de magie. Impossible, donc, de savoir exactement ce que Robert avait fait quand il était dans la chambre forte. Dommage.

    — Vous connaissez Robert depuis longtemps ? dis-je.

    — Depuis toujours, répondit Bel, comme en écho à ce qu’avait dit Nadine. La trahison n’en est que plus douloureuse.

    — Et ce codex ? Que pouvez-vous m’en dire ?

    — Pas grand-chose. Nous l’avons acheté dans un lot de manuscrits anciens, et je n’ai pas eu le temps de l’examiner.

    — D’où provenait ce lot ?

    — Le vendeur a tenu à rester anonyme. Et je ne vois pas bien où cela vous mènerait. La question n’est pas d’où vient le codex, mais où il se trouve désormais.

    J’acquiesçai machinalement. J’avais encore du mal à croire qu’il s’agissait du même codex, de la même étole…

    Mon regard se fixa sur les restes de la broderie, que Bel avait repoussés sur le côté quand il avait sorti son ordinateur.

    Je tendis la main vers l’étole :

    — Vous permettez ?

    Bel considéra l’objet comme s’il le voyait pour la première fois, avant de le pousser dans ma direction. Je saisis l’étoffe du bout des doigts, et sentis aussitôt sa charge magique fourmiller contre ma peau.

    — Il s’agit de nœuds celtiques, expliqua Bel. On pensait autrefois qu’ils portaient chance.

    J’effleurai les fils dorés de la broderie, et sentis aussitôt une énergie différente. Pas la magie de l’objet, mais un résidu répugnant et vaguement familier. La trace d’un démon. Je réprimai un frisson de dégoût.

    — Monsieur Bel, accepteriez-vous de me confier cette broderie ?

    — Ça ? Je… J’imagine que oui. Dans cet état, il n’a plus aucune valeur. Qu’est-ce que vous allez en faire ?

    — Je vous le rapporte dans quelques jours, dis-je.

    Je repliai l’étoffe le plus soigneusement possible en prenant soin de ne plus toucher la broderie elle-même. Bel me fournit une grande enveloppe de papier marron où la glisser.

    Il me raccompagna sur le palier, et nous nous quittâmes sur une nouvelle poignée de main. Je rejoignis la bouche de métro à pas lents. Même au travers de l’enveloppe je sentais la magie de l’étole et la trace répugnante du démon. Dans la poche de mon manteau, le chaton feulait en sourdine. Lui non plus n’aimait pas sentir l’étole si proche. Mais c’était notre seul indice, dans une affaire qui venait, à l’improviste, de prendre un tour éminemment personnel.

    Ce que je devais faire désormais ne m’enchantait pas le moins du monde, mais j’étais prêt à tout. Je pris la ligne 12, direction Abbesses.

    Coincé dans le métro entre un groupe de touristes enthousiasmés par la capitale et des Parisiens fatigués par leur journée de travail, je fis de mon mieux pour ignorer les odeurs de l’humanité. De toute manière j’étais trop préoccupé par ce que je venais d’apprendre.

    À l’exception d’une mémorable et funeste rencontre, toute ma culture démoniaque provenait de livres. J’avais besoin que quelqu’un identifie pour moi celui qui avait passé son temps dans la broderie. Quelqu’un qui possédait une connaissance intime de ces immondes créatures.

    5

    J’évitais Montmartre autant que possible, en partie à cause du flot incessant de touristes qui en encombrent les rues, en partie à cause de la monstruosité qui domine la butte. L’architecture de la basilique dépassait le simple ridicule, à mi-chemin entre le chou à la crème et la robe de mariée de Marie-Antoinette. L’histoire du monument me révoltait — bâti là pour écraser l’esprit de rébellion de la Commune de Paris et faire oublier par sa pierre immaculée le sang qui imbibait encore la colline. À quelques centaines de mètres du Sacré-Cœur et de ses hordes de touristes, des millions de Parisiens piétinaient une tombe collective ignorée de tous. Une fosse commune, creusée à peine plus d’un an après la fin de la Commune. On y avait déversé les cadavres des Gardes suisses massacrés aux Tuileries. Comme si Montmartre attirait la mort — ce que j’estimais possible : l’endroit possédait une magie propre, puissante et mystérieuse.

    Et surtout l’église s’était approprié l’énergie spirituelle qui avait toujours jailli de la butte avant même qu’on ne l’appelle Montmartre. Cette mainmise me faisait grincer les canines. Mais quand je voulais consulter Madame Sofia, je n’avais pas le choix. La voyante ne quittait jamais son quartier — et surtout pas la nuit.

    Psychisme, tarots, spiritisme, sorts et contre-sorts, Madame Sofia offrait une variété de services à ses fidèles clients. Elle possédait également une culture occulte à toute épreuve, et m’avait plus d’une fois conseillé.

    Madame Sofia avait élu domicile au pied de la butte Montmartre, à la limite entre le quartier des sex shops et celui des boutiques des souvenirs. Dans une ruelle longue d’une dizaine de mètres à peine, son cabinet était structuré comme celui d’un médecin, mais décoré avec plus de panache que n’en a jamais rêvé un généraliste.

    Depuis la chaussée, on découvrait d’abord une vitrine fermée par un rideau de velours rouge. Accrochée dans la vitrine, une enseigne au néon proclamait « voyance/psychisme/tarot » en lettres multicolores. Malgré l’heure tardive, l’enseigne était allumée, et de la lumière filtrait autour du rideau : Sofia travaillait encore.

    La porte semblait banale avec sa peinture bleue écaillée, mais Sofia avait incrusté des sceaux en argent dans le bois du battant, et tracé d’autres protections autour de l’encadrement en pierre. N’ayant aucune envie de me prendre une décharge de magie dans les doigts, je décidai d’attendre que le client termine sa consultation et ouvre la porte pour moi. Je m’adossai à l’immeuble d’en face et pris mon mal en patience.

    Depuis une extrémité de la ruelle me parvenaient les cris d’un groupe d’hommes éméchés, probablement à la recherche d’un sex club. Un bruit de verre brisé m’évoqua une bouteille de bière finissant son existence sur l’asphalte. Quelqu’un vociféra.

    À l’autre bout de la ruelle, les touristes venus admirer Montmartre étaient à peine plus discrets. On riait, on s’interpellait dans plusieurs langues étrangères, on poussait des cris enthousiastes.

    La ruelle de Sofia, elle, était aussi calme qu’une tombe. Personne ne l’empruntait. Aucune musique ne s’échappait des fenêtres. Pas même un chat errant pour tenir compagnie à Chaton, endormi au fond de ma poche. Sa respiration vibrait dans ma cage thoracique.

    Enfin, la porte de Madame Sofia s’ouvrit sur une silhouette masculine enveloppée dans un long manteau de laine. Je traversai la chaussée en deux enjambées et fonçai droit sur la porte ouverte. Le type sursauta en remarquant ma présence juste sous son nez, et s’écarta pour me laisser entrer. Je marmonnai un remerciement et pénétrai dans le cabinet.

    Le passage du seuil me fit dresser les cheveux sur la tête. Sofia avait renforcé ses protections depuis ma dernière visite. J’avais bien fait de ne pas toucher à la porte : j’aurais pu prendre feu sur place.

    Les murs de la salle d’attente étaient recouverts d’affiches rétro vantant les pouvoirs de voyantes depuis longtemps disparues, de quelques posters des Carpates, d’un diagramme plaçant les chakras sur le corps humain, et d’une liste des prestations de Sofia : désenvoûtement, voyance, méditation transcendantale, pendule, ésotérisme, médium… À chaque prestation correspondait une durée de consultation et un tarif.

    Le sol était en tomettes usées par le temps. Une demi-douzaine de chaises en plastique étaient alignées le long des murs. Au fond, une seconde porte menait à la salle de consultation.

    Justement, cette porte était en train de se refermer.

    — Sofia ! appelai-je.

    Le visage de la voyante s’encadra dans l’ouverture de la porte. Une peau pâle, ridée et plus relâchée que dans mes souvenirs, mais toujours ce même rouge à lèvres trop rouge, ce même maquillage outrancier, et ces lourdes boucles d’oreilles en or.

    Sofia grimaça :

    — Tiens, t’as pas pris feu en passant la porte ?

    Quand elle recevait ses clients, Sofia affectait un accent plus ou moins russe. En vérité elle était née à trois rues de son cabinet, et s’exprimait avec une gouaille parisienne digne d’Arletty dans Hôtel du Nord.

    — Ça chatouille, dis-je. Tu as renforcé ta sécurité. Des ennuis ?

    — Qu’est-ce que tu veux ?

    Je sortis la broderie de son enveloppe.

    — Dommage, fit Sofia en découvrant les dégâts. Mais je suis pas couturière.

    — J’ai besoin de savoir quel démon était emprisonné là-dedans.

    — Certainement pas ! Si t’as des emmerdes avec les gars d’en bas, je tiens pas à m’en mêler. J’ai déjà donné.

    Elle recula et la porte commença à se refermer. Je n’osai pas approcher, persuadé qu’elle avait disposé d’autres mécanismes de protection entre l’entrée de la salle d’attente où je me tenais, et le seuil de son cabinet.

    — Juste un nom ! dis-je. Personne n’en saura rien. La vie d’un homme est en danger.

    La porte s’immobilisa quelques centimètres avant sa fermeture. Un instant plus tard, elle se rouvrit lentement, et Sofia me lança un regard méfiant :

    — En danger comment ?

    — Il est entré en contact avec la broderie puis a détruit son lieu de travail et pris la poudre d’escampette avec un objet précieux.

    — Tu penses que ton gars est possédé par le démon, résuma Sofia.

    — Tu as une autre idée ?

    Sofia soupira, et secoua lentement la tête :

    — Non, la possession est l’hypothèse la plus probable. Mais dans ce cas ton pauvre type est déjà foutu. Pas la peine de te mettre les gars d’en bas à dos pour sauver un clampin déjà mort.

    — Ne le condamne pas avant d’en savoir plus, dis-je.

    Mais Sofia avait raison. Les démons se moquaient bien des humains. Ils prenaient possession d’un corps, en éjectaient l’âme, et s’en allaient vaquer à leurs occupations.

    — Je soupçonne le démon d’avoir une idée bien précise en tête, dis-je, et je veux savoir quoi.

    Je connaissais Sofia depuis longtemps. Assez longtemps pour ne pas lui confier tous mes secrets.

    — Que veux-tu que ce soit ? fit Sofia avec une moue de dédain. Le chaos, la destruction… Ce n’est jamais rien de bon avec ceux-là.

    — Raison de plus pour m’aider.

    — Raison de plus pour ne pas m’en mêler !

    — Sofia… En souvenir du bon vieux temps…

    — Ah ! « Vieux », ça c’est sûr ! Ça fait des années que tu n’as pas montré le bout de ton sale nez !

    — Et pourtant tu es toujours aussi belle, dis-je.

    Oui, je flirtai sans honte pour parvenir à mes fins.

    Sofia me fusilla du regard, puis ouvrit la porte en grand :

    — Faisons ça dans mon sanctuaire, dit-elle. Ça nous évitera d’être espionnés.

    6

    Le sanctuaire de Sofia était une petite pièce dépourvue de fenêtre, dont l’air était saturé par les fumées d’encens et de bougies. Les murs étaient tendus de tapisseries soi-disant tibétaines, mais je savais que derrière les mandalas, les murs étaient couverts de sceaux magiques et de protections en tout genre. Une simple ampoule pendait au plafond.

    Juste avant que je franchisse le seuil, Sofia déclara :

    — Germain Dupré, tu es ce soir invité dans mon sanctuaire ; entre.

    — Attends ! m’écriai-je.

    Je plongeai la main dans la poche de mon manteau, et sentis une dizaine de griffes s’y planter. Je ressortis la main avec le chaton accroché à ma peau. Sofia écarquilla les yeux :

    — Tu as un familier, maintenant ?

    — Non, dis-je en détachant le chat de ma main, une griffe après l’autre. C’est le chat qui s’est trouvé un familier.

    Sofia rit, et demanda :

    — Comment s’appelle-t-il ?

    — Aucune idée, il ne s’est pas présenté. Tu préfères peut-être qu’il reste dans la salle d’attente ?

    — Tu le connais depuis quand ?

    — Hier.

    Elle étudia le chaton d’un œil critique avant de trancher :

    — Laissons-le ici.

    Elle me saisit l’avant-bras et m’attira à l’intérieur.

    Comme lorsque j’avais pénétré dans la salle d’attente, le passage du seuil me donna une généreuse décharge de magie protectrice. Si Sofia ne m’avait pas formellement invité et physiquement fait entrer, je n’osais imaginer ce qu’il me serait arrivé.

    — Tu as drôlement investi dans ton système de protection, dis-je en me frottant les bras couverts de chair de poule. De qui tu as peur ?

    — Pas de toi, en tout cas ! Ma vieille peau est trop dure pour tes petites dents.

    Elle fit virevolter ses larges jupes fleuries et s’installa devant sa table ronde. Je ne répondis pas. Il ne servait à rien de lui rappeler que mes « petites dents » pouvaient lui déchirer la carotide avant qu’elle comprenne ce qui lui arrivait. On ne parle pas ainsi à ses amies, surtout quand on vient demander un service. Je pris donc place sur l’autre chaise, face à Sofia.

    La voyante débarrassa la table de la boule de cristal et du jeu de tarot qui l’encombraient, repoussa les bougies sur les côtés, et me fit signe de déposer la broderie devant elle. Elle désigna les motifs au fil d’or :

    — Ce sont des nœuds celtiques.

    Je hochai la tête en silence. Jusqu’ici, Sofia ne m’apprenait rien.

    — Tu sais comment ils fonctionnent ? demanda-t-elle sans quitter la broderie des yeux.

    — Tu sais que je le sais. Ils piègent les démons.

    Sofia laissa échapper un petit rire, et poursuivit comme si je n’avais rien dit. Comme si nous n’avions pas déjà eu cette conversation maintes fois au cours des ans. Peut-être avait-elle oublié. Peut-être l’âge avait-il commencé à grignoter ses souvenirs.

    — Oh oui ! fit-elle. Les gars d’en bas adorent tout ce qui brille. Alors quand ils tombent sur une jolie broderie dorée, avec toutes ces arabesques, ils ne peuvent pas s’empêcher de la regarder de plus près. Ils suivent le trajet du fil dans le tissu. Mais comme les nœuds celtiques sont sans fin, les démons peuvent passer des siècles à faire le même trajet, encore et encore…

    — Jusqu’à ce que quelqu’un détruise la tapisserie.

    Sofia acquiesça.

    — Mais pourquoi Robert — c’est le disparu — aurait-il détruit cette broderie ? dis-je. Il voulait la restaurer pour la revendre.

    Sofia leva l’index et le pointa sur la broderie. À cet endroit le tissu était intact, mais…

    — Tu vois ce fil qui est cassé ? fit-elle. Il n’a pas été coupé par l’instrument qui a réduit le reste de l’étoffe en charpie. Il a été usé par le temps. J’imagine que ton Robert l’aura cassé par mégarde. Un tout petit point au fil doré, facile à réparer…

    — Mais suffisant pour interrompre le tracé et libérer le démon.

    — C’est ça, conclut Sofia. Un tout petit fil qui retenait un gros méchant démon.

    — Tu peux me dire lequel ?

    Sofia fit la moue :

    — Tu te souviens de la dernière fois que tu m’as entraînée dans une histoire de démon ?

    Ah. Elle n’avait pas tout oublié. Mais sa mémoire semblait sélective, et je lui fis remarquer :

    — « Entraînée » ? dis-je. Si ma mémoire est bonne — et tu sais qu’elle l’est toujours — tu n’avais pas besoin qu’on t’entraîne dans quoi que ce soit. De toute manière tu n’en faisais qu’à ta tête. Et c’est toi qui m’as supplié de t’aider à évoquer ce démon pour renégocier ton contrat.

    Sofia frappa la table du plat de la main :

    — J’étais jeune et stupide. Tu avais des siècles d’expérience. Tu aurais dû m’en empêcher.

    — Ah ! Comme si quelqu’un pouvait t’empêcher de faire ce que tu veux.

    J’aurais pu la maîtriser, autrefois tout comme aujourd’hui. Mais ma flatterie fit son effet, et je vis son regard pétiller de plaisir.

    — Tu me devras un repas au resto, dit-elle. L’Afghan, de l’autre côté de la butte.

    — Je ne mange pas, lui rappelai-je.

    — Je m’en fous. Moi j’adore manger. Et c’est mon prix pour cette info. Je trouve que tu t’en tires à bon compte.

    — Très vrai. Marché conclu.

    Sofia considéra la broderie comme si l’objet allait la mordre, étendit les mains au-dessus de la table dans un geste théâtral, et posa le bout des doigts sur le motif doré. La voyante ferma les yeux, frissonna quelques instants puis poussa un petit cri avant de retirer ses mains comme si l’objet l’avait brûlée.

    — Alors ? dis-je.

    Sofia rouvrit les yeux, fronça les sourcils et leva un index. Je remarquai au passage que la pulpe de son doigt était rouge et enflée.

    Elle se leva et disparut dans les ombres au fond de la pièce. Elle en revint un instant plus tard avec un grimoire en main. Elle laissa tomber le volume sur la table, qui résonna sous le choc. Puis Sofia entreprit de feuilleter le livre comme s’il s’agissait d’un simple annuaire. Une odeur familière me chatouilla les narines.

    — Dis-moi, ces pages, elles sont en quelle matière ?

    — C’est de la peau, répondit Sofia, le regard toujours rivé sur le livre.

    — De la peau… humaine ?

    — Hum hum, confirma la voyante sans interrompre sa lecture.

    — Et la couverture ?

    — Pareil. Écoute, t’es là pour parler bouquin ou pour que je réponde à ta question ?

    Après ça, je conservai un silence total.

    — Ah ! s’écria Sofia quelques minutes plus tard. C’est lui !

    Elle pointa le doigt sur une page et fit glisser le livre vers moi.

    La page en question portait le titre « Zagan », au-dessus d’une illustration pour le moins étrange.

    — Est-ce que c’est une vache avec des ailes de pigeon ? fis-je.

    — Un buffle avec des ailes de griffon, corrigea sèchement Sofia. C’est lui ton gars.

    — Zag…

    — Tais-toi ! interrompit vivement Sofia. Ne prononce pas son nom. Pas tant que tu es chez moi. Ou dans le quartier. Quand on les nomme, c’est comme si on les appelait au téléphone. Et ils peuvent arriver direct.

    — Même avec tes nouvelles protections magiques ?

    — Ce n’est pas un risque que je suis prête à prendre. Et tu n’as pas intérêt à le prendre pour moi, compris ?

    Sofia devenait peureuse avec l’âge. Ou sage, peut-être.

    Je me penchai pour voir la page dédiée à mon démon. Sofia récupéra son grimoire et le referma brusquement.

    — Tu as son sceau ? demandai-je.

    — Ne t’avise pas de l’évoquer !

    — Tu as bien changé, dis-je.

    — J’ai appris de mes erreurs. Tu devrais essayer.

    Son regard se perdit dans le vague, puis elle secoua la tête :

    — De toute façon ça ne marchera pas, fit-elle. Si le… hum… « gars d’en bas » est dans un être humain, ton invocation ne sera pas contraignante. Ce sera au plus une invitation à venir te trucider.

    — Une invitation me suffira, dis-je. Lui et moi avons quelques petites choses à discuter.

    Elle me lança un regard soupçonneux :

    — Germain ? Tu m’as raconté des bobards ?

    — Moi ? fis-je avec ma meilleure imitation de l’innocence outragée. Moi, te mentir ? Pourquoi…

    — Tu ne cherches pas à sauver un pauvre gars possédé. Tu as un compte à régler avec un démon. Et tu m’as menti pour m’entraîner dans tes…

    Je levai les mains comme pour prouver que je n’étais pas armé :

    — Une femme m’a engagé pour retrouver son mari, je te promets que c’est vrai. Tout ce que je t’ai dit est vrai.

    Mais je ne t’ai pas tout dit.

    Sofia poussa un long soupir et me lança un regard de mère poule inquiète :

    — Promets-moi de ne pas jouer aux apprentis sorciers.

    — « Jouer » ? dis-je. Tu sais que j’ai été l’apprenti d’un sorcier…

    Elle secoua la tête :

    — Je ne plaisante pas, fit-elle d’un ton las. Ce démon est un « président » des enfers.

    — Qu’est-ce que ton bouquin nous apprend d’autre ?

    Sofia pinça les lèvres, consulta son ouvrage en prenant soin de m’en dissimuler les pages, et lâcha :

    — Il peut changer le vin en eau, et le sang ou l’eau en vin. Il sait également transformer le métal en monnaie.

    — C’est tout ?

    — Il aime aussi rendre sages les imbéciles. Ça ne te ferait peut-être pas de mal. Mais… écoute… Tu es l’une des rares personnes avec qui je peux parler du bon vieux temps.

    — Compris, dis-je, promis, craché, tout ça.

    Je ne tirerais plus rien de Sofia sur le sujet. J’allais devoir fouiller dans mon immense mémoire, en espérant avoir un jour lu quelque chose sur Zagan.

    — Tu le veux quand, ce resto ? dis-je.

    — Quand tu seras sûr que ce type n’est pas sur tes talons, et pas une minute plus tôt !

    — Et ce Zag… Ce démon, pourquoi est-ce qu’il s’intéresse à un vieux bouquin ?

    — Il aime peut-être lire pour ce que j’en sais. Il se fait tard. File, je suis trop vieille pour les nuits blanches.

    Elle me repoussa vers la sortie, et j’eus tout juste le temps de récupérer la broderie et le chat avant de me retrouver sur le trottoir. La porte claqua derrière moi, et j’entendis les verrous se refermer.

    7

    Je repris la direction du métro, avant de me raviser. Je n’avais

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