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La Grâce blanche
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Livre électronique486 pages7 heures

La Grâce blanche

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À propos de ce livre électronique

Gris comme les anges de mort et leurs ailes immaculées

Rouge comme les prêtres fous qui aiment le goût du sang

Noir comme le coeur des hommes et des espoirs brisés

Blanc comme la Grâce d’un peuple qui sacrifie les innocents

Au monastère de Hurle-Ciel, une jeune fille prisonnière depuis toujours est enlevée par de mystérieux guerriers ailés. Propulsée dans un monde qu’elle ne comprend pas, elle fera la rencontre de Riva, un Araffin qui parle aux étoiles, et d’Ignare le Jambon, l’escroc le plus célèbre des pays du Centre. Ensemble, ils devront échapper aux dangereuses Sociétés de Commerce qui exploitent les ressources du monde
et cherchent à s’approprier des pouvoirs perdus.

Magikor, une série qui fait de la magie une ressource non-renouvelable et vous propose une aventure par-delà les mers, les airs et les étoiles.
LangueFrançais
Date de sortie20 juil. 2018
ISBN9782897866150
La Grâce blanche
Auteur

Victor OH Morasse

Psychologue de métier, Victor est passionné par les univers fantastiques et l’écriture depuis toujours. Finaliste au prix de la nouvelle littéraire 2016 de Radio-Canada et auteur de blog, il tente de mêler des enjeux contemporains à ses mondes imaginaires en y ajoutant une touche de critique sociale. Magikor est sa première série fantastique.

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    Aperçu du livre

    La Grâce blanche - Victor OH Morasse

    Copyright © 2018 Victor OH Morasse

    Copyright © 2018 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision éditoriale : L.P. Sicard

    Correction d’épreuves : Émilie Leroux

    Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

    Photo de la couverture : © Getty images

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89786-613-6

    ISBN PDF numérique 978-2-89786-614-3

    ISBN ePub 978-2-89786-615-0

    Première impression : 2018

    Dépôt légal : 2018

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives nationales du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada

    Téléphone : 450 929-0296

    Télécopieur : 450 929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Morasse, Victor OH, 1986-

    [Trilogie du Araffin]

    Magikor / Victor OH Morasse.

    Publié antérieurement sous le titre : La trilogie du Araffin. Trois-Rivières, Québec, Canada : R2 éditions, 2012- .

    Sommaire : tome 1. La grâce blanche -- tome 2. La reine noire.

    ISBN 978-2-89786-613-6 (vol. 1)

    ISBN 978-2-89786-616-7 (vol. 2)

    I. Morasse, Victor OH, 1986- . Grâce blanche. II. Morasse, Victor OH, 1986- . Reine noire. III. Titre. IV. Titre : Trilogie du Araffin.

    Merci à ma mère, complice de mes univers depuis 1986.

    Merci à mon père pour la confiance à toute épreuve.

    Merci à Simon Rousseau pour le courage et l’inspiration.

    À Claire,

    Où que tu sois, promesse tenue.

    1

    S’éveiller chaque matin avec la certitude de ne pas être au bon endroit.

    C’est cette idée étrange qui accompagnait chacun de ses matins. Il n’y avait pas de colère ou d’amertume en elle puisque les choses en avaient simplement toujours été ainsi. Ce matin-là n’était pas différent. À une heure bien précise, bien qu’elle ignorât laquelle, une lumière crue surgissait du plafond, blanche, illuminant une pièce blanche avec des meubles blancs et des draps blancs. Une lumière blanche qui lui rappelait la monotonie de son existence et la douloureuse similarité entre les jours ; qui entrait par un large trou creusé à même la roche, comme si le soleil s’y était engouffré d’un seul coup. La pièce immaculée se gorgeait alors d’une lueur si vive qu’elle en paraissait surnaturelle. Puis, des hurlements. Ceux qu’elle savait être une communion, d’abord. Une forme de transe terrible et macabre. Des hurlements sauvages et puissants, aussi grinçants que des cris de douleur, mais emplis d’un contrôle impressionnant. Au premier cri succédait un deuxième, et peu à peu les hurleurs se joignaient à une symphonie terrible de voix aliénées. Au milieu du vacarme, elle s’habillait tranquillement et déjeunait de fruits et de lait. Le bruit était devenu une habitude, une façon normale de débuter une journée. Elle coiffait ensuite ses longs cheveux châtains en une natte simple qui lui tombait sur l’épaule. Pour finir, elle récitait une prière. Toujours la même. Celle de quitter un jour le monastère de Hurle-Ciel.

    Après cette prière, qui s’était avérée vaine jusqu’à maintenant, les premiers hurlements cessaient. Quelques moments d’un paisible silence — une accalmie — suivaient. Alors, des cris d’une autre nature montaient jusqu’à sa prison de pierre. Ceux-là lui glaçaient les sangs à chaque fois. Ils étaient le résultat d’une douleur horrible, d’une torture sans nom qu’elle préférait ne pas s’imaginer. Des voix d’hommes, de femmes et parfois d’enfants résonnaient à travers les murs comme une infection et y demeuraient pendant des heures. Elles meublaient le silence des montagnes de lourds sous-entendus, de preuves discrètes d’un mal invisible. Dans les profondeurs des monastères de Hurle-Ciel, des êtres vivants expiaient leurs fautes.

    Tous les cris cessaient ensuite. Ne demeurait, dans sa cellule sans fenêtres, que le vague croassement de grosses corneilles tournoyantes et le cliquetis des fourneaux du monastère. C’était un cycle étrangement ordonné que suivaient les Prêtres Rouges, un rituel malsain qu’ils prenaient un plaisir certain à accomplir chaque matin, avec dans la tête leur premier commandement : Expie par la douleur les crimes du passé des hommes.

    Ainsi, ce matin-là n’avait, jusque-là, pas été différent de tous les autres. C’est au moment où un prêtre était entré dans sa cellule, peu avant midi, qu’elle avait senti que les choses changeaient. À l’image de ses semblables, il était vêtu d’une longue robe écarlate brodée de symboles complexes dont les teintes variaient du noir au gris. Sa tête était rasée, à l’exception d’une lisière de cheveux raides qui séparait son crâne en deux parties égales. Il arborait le même visage sévère que les autres prêtres barbares, mais elle ne l’avait encore jamais vu. Chaque jour, un grand efflanqué à la démarche saccadée ou un petit lourdaud un peu à la traîne venaient s’occuper d’elle en alternance. Bien que peu enclins au bavardage et un peu rudes à l’occasion, ils avaient développé une forme de sympathie à son endroit. Ainsi, depuis quelque temps, elle sortait beaucoup plus souvent sur le haut-balcon, et pouvait de temps à autre obtenir une deuxième portion de pain de sucre. L’air lugubre du prêtre qui venait d’entrer dans sa cellule lui fit croire que ces privilèges venaient de prendre fin.

    — Assieds-toi.

    Il s’était approché d’elle en énonçant son commandement. Elle n’eut pas le temps d’obéir puisqu’il la saisit par le poignet pour la forcer à s’asseoir. D’une main ferme, il la retint sur son banc et inspecta le cercle métallique qui enserrait sa tête. D’aussi loin qu’elle se souvienne, ce large anneau avait été maintenu sur ses tempes par un mécanisme complexe relié à son cou. Un loquet aussi fin qu’inviolable lui interdisait toute idée de rébellion. Elle avait bien essayé de le retirer en le frappant avec une pierre ou en forçant la serrure avec une fourchette, mais rien n’y faisait. Elle avait posé beaucoup de questions à ce sujet, mais les Prêtres Rouges préféraient les hurlements aux réponses claires.

    Après une minute d’observation, l’homme sembla se détendre un peu. Ses doigts couraient le long des tempes de la jeune fille qui ne pouvait se défaire de son emprise brutale.

    — Vous me faites mal !

    — Silence.

    D’autres prêtres hurlaient sans arrêt, contrairement à lui, qui donnait des ordres avec une voix calme et posée, des interjections glacées et terrifiantes. Dans ses yeux, une flamme vive dansait dangereusement, le reflet de sa robe de feu.

    — Tu as retiré le collier ? Il serait bon que tu répondes la vérité.

    — Non ! Je n’ai rien fait.

    — Suis-moi.

    Sans lâcher son poignet, il partit d’une seule foulée qui entraîna sa captive dans les corridors ensoleillés du monastère. Des vitraux de cathédrales s’étalaient à tous les dix pas, filtrant la lumière par le verre rouge qui illustrait des combats, des sacrifices et de saintes mutilations. Dans les monastères de Hurle-Ciel, une chose aussi simple et pure que la lumière devenait une tache de sang sur la pierre humide.

    Courant et soufflant derrière le prêtre pour suivre son rythme, la jeune fille commençait à craindre sérieusement la suite des événements. S’il était arrivé qu’on la réprimande sévèrement pour sa conduite, personne n’avait encore jamais osé la toucher. Elle remerciait le ciel chaque jour de ne pas connaître le sort des miséreux qui hurlaient leur douleur chaque matin au lever du soleil. Ses gardiens habituels étaient devenus mous avec le temps, et ils ne haussaient le ton que pour la forme, sans réelle colère. Celui-ci transpirait la haine et la mort, un assassin sadique au regard chargé de menaces.

    À force de dévaler les corridors, les escaliers et les séminaires d’étude où des moines copistes relevaient parfois la tête avec un étrange calme, ils parvinrent jusqu’au haut-balcon, l’endroit où elle appréciait le plus se retrouver. C’était une large esplanade de terre battue construite à même le roc d’une montagne. En surplomb, trois hautes tours blanches s’incrustaient dans la pierre, et c’est par la porte de l’une d’elle que l’on accédait à la corniche. À chaque fois qu’elle s’y trouvait, la jeune fille avait l’impression d’accéder à la jonction parfaite entre le ciel et la mer. La pointe du balcon s’étendait vers les nuages. Toutefois, lorsque l’on s’avançait suffisamment, on pouvait apercevoir à ses pieds l’immense étendue d’eau d’une mer ou d’un océan dont elle ignorait même le nom. Les Prêtres Rouges n’avaient pas cru bon de construire une balustrade aux extrémités de l’endroit. Elle avait toujours eu envie de s’élancer jusqu’à la pointe du haut-balcon, de plonger dans le vide et de s’envoler pour fuir. Simplement pour savoir ce qu’il y avait au-delà de l’infini des flots agités et puissants, au-delà des crêtes blanches éternelles. Parce qu’en dehors de cette ouverture théâtrale vers les vagues puissantes des berges de la cité monastique, le panorama se limitait à de hauts sommets enneigés qui encerclaient l’endroit à la manière d’un piège naturel, un cratère touchant la voûte du monde. Un prêtre avait raconté à la jeune fille que nulle part ailleurs on ne retrouvait de montagnes aussi hautes, et qu’elles seules pouvaient répercuter à leur juste valeur les cris saints des hommes en rouge. La confrérie monastique avait donc établi le centre de ses opérations au coeur de cette caisse de résonnance naturelle, un endroit que l’on disait introuvable pour qui ne pouvait voler.

    En contrebas s’étendaient les principaux monastères de Hurle-ciel, de larges cours fortifiées où des hommes s’adonnaient au combat et à la méditation. Certains étaient des artisans talentueux qui fabriquaient des armes et des outils ou travaillaient le bois avec passion. Les parois abruptes où avaient été construits ces monuments laissaient deviner une grande ingéniosité de la part de ces religieux que l’on qualifiait de barbares. De la même façon, il était difficile de comprendre comment ces hommes avaient trouvé le moyen d’irriguer de larges pans de montagnes où s’affairaient des prêtres horticulteurs avec une minutie qui n’avait rien de commun avec leur chant tribal. Dans une harmonie étonnante, des taches vertes luxuriantes succédaient aux ombres noires des places fortifiées d’où émanait souvent une fumée grise épaisse. Dans l’air du midi, sous un soleil plein et sans pitié, le temps alourdi ployait le dos des hommes chaudement vêtus qui bêchaient le sol en marmonnant des psaumes ponctués de glapissements rauques.

    Le haut-balcon était la place centrale, le marché, le lieu sacrificiel, la salle cérémoniale et tous les autres emplacements qui méritaient un titre solennel de la société close des Rouges. Dans les hautes tours qui couronnaient la montagne des monastères, les Trois Maîtres méditaient. Le Pourpre entamait la prière hurlante du matin. L’Écarlate celle du midi et le Sang présidait aux cérémonies du soir. Trois prêtres¹ que l’on disait doués de pouvoirs exceptionnels, dont les hurlements pouvaient monter jusqu’au ciel pour atteindre une divinité dont ils s’interdisaient de prononcer le nom.

    — Sais-tu qui je suis ? demanda l’homme qui emprisonnait la jeune fille depuis maintenant plusieurs minutes.

    — Je ne t’ai jamais vu.

    Elle parlait avec le même ton calme que son interlocuteur, sans parvenir à demeurer entièrement sûre d’elle-même.

    — Tu me dois respect et obéissance si tu ne désires pas expier tes fautes de la manière qui convienne. Je suis l’Écarlate, le maître de la seconde prière. Je n’entends pas à rire avec toi.

    — Vous ne semblez pas entendre à rire avec qui que ce soit.

    Cette dernière remarque valut à la jeune fille une gifle retentissante. Elle tomba à la renverse sur la terre battue et salit considérablement la robe blanche qu’on lui demandait de mettre chaque jour. Son orgueil lui ordonna de ne pas pleurer. Pas tout de suite.

    — Ton arrogance te perdra, et tu devras souffrir pour expier tes fautes.

    L’Écarlate se dressa de toute sa hauteur. Il était grand et musculeux, habitué au travail rude et aux combats. Sur chacun de ses doigts, une bague sertie d’un joyau étincelait. Alors que la jeune fille avalait toujours une grande quantité de poussière et de terre battue, il s’avança jusqu’à la pointe du haut-balcon en levant les bras doucement. Une fois parvenu à la limite, il se mit à gesticuler et à étendre ses mains vers le ciel, entré dans une forme de transe hallucinatoire qui semblait presque instantanée. Après une longue minute durant laquelle la captive n’osa pas détacher son regard de l’Écarlate, celui-ci fit volte-face pour la regarder droit dans les yeux. Ses orbites étaient entièrement blanches et proéminentes, striées de veines rouges tout aussi gonflées. Après un râle guttural inquiétant, il se mit à hurler.

    Les cris des Prêtres Rouges étaient reconnus à travers le monde, la jeune fille savait au moins cela. On en vantait tant les mérites dans le monastère qu’elle avait appris par coeur tout ce qu’on racontait à ce sujet, à défaut d’avoir d’autres occupations. Les prêtres barbares connaissaient le secret du hurlement du coeur qui lavait toute la rage et toutes les pensées impies des membres de leur clergé. Il s’étalait parfois sur plusieurs minutes, sans aucune harmonie apparente et souvent très désagréable à l’oreille. Dans les royaumes du Centre, on avait l’habitude d’entendre ces prières cacophoniques récitées à chaque jour au détour d’une ruelle ou au coeur d’une auberge bondée. Mais tout cela n’était rien en comparaison avec le chant cyclique du monastère, entonné par des centaines de voix dans les montagnes de Hurle-Ciel. Du haut de la falaise qui dominait la vallée, l’Écarlate gonflait ses poumons et offrait à tous le rituel du midi. Les visages des hommes en robes rouges se levaient aussitôt vers le haut-balcon. Suspendant toute autre activité, ils tendaient également les bras vers le ciel et entamaient le cri primitif selon une harmonie parfaite, unique au monde. Il en résultait une forme de musique étrange, sans la moindre logique, qui faisait frissonner la jeune femme couverte de terre qui gisait sur le balcon. La prière du midi était la plus sauvage de toutes, celle qui régissait le travail des moines et des prêtres en plus de constituer un tournant dans les longues journées de labeur de ces hommes aussi dévots que cruels.

    Lorsqu’il cessa de hurler, le chant typique de l’Écarlate ne disparut pas immédiatement. Sur les parois rocheuses qui cernaient le haut-balcon, le son terrible s’amusa à bondir pendant de longues secondes avant de s’éteindre complètement. Avec un sourire cynique doublé d’un rictus de haine incompréhensible, le prêtre dévisagea sa prisonnière et attendit que quelque chose se produise. La deuxième vague de cris s’éleva alors des bâtiments situés plus bas, au niveau des forges et des fabriques. Ces hurlements effroyables qui ne témoignaient que d’une douleur pure, que d’un profond désir de mourir à l’instant pour ne plus ressentir la souffrance. Sans le moindre problème, la jeune fille reconnut la voix grinçante de Periar et celle, toute petite, de Gauche. Ses deux gardiens expiaient l’infime bonté qu’on leur avait découverte au contact de leur jeune prisonnière. Dans les salles de confession, des prêtres déployaient des trésors d’imagination pour varier les supplices et améliorer les techniques de purification. En mettant ses mains sur son visage, elle ouvrit de grands yeux ronds et commença à sangloter doucement en imaginant les atrocités qu’on leur faisait subir. Ainsi couverte de terre et saignant de la bouche, elle appelait à la pitié. Le prêtre rouge arborait plutôt une expression de dégoût, et son regard luisait toujours d’un éclat malsain.

    — Ils sont heureux de purger leurs fautes envers toi, dit-il avec ferveur. La bonté appelle à la faiblesse, et nul ne peut établir l’équilibre par la faiblesse. Tu auras de nouveaux gardiens.

    Il n’avait haussé le ton qu’une fois, mais la violence qui émanait de tout son être était manifeste.

    — Entre-toi une chose dans la tête. Tu n’es pas une invitée. Ni même quelqu’un de spécial. Nous te gardons ici puisque nous croyons qu’il s’agit de la meilleure chose à faire. Le Sang insiste pour qu’on ne te fasse pas expier tes fautes comme tous les autres. Mais ma patience a des limites. Tu resteras dans ta cellule, dorénavant.

    — C’est injuste, je n’ai rien fait.

    Elle avait cessé de pleurer et défiait maintenant le regard du prêtre. Son humiliation s’était muée en une colère étrange qui lui labourait les tempes, et l’anneau de métal qui enserrait sa tête semblait s’être soudainement rétréci. Elle crut qu’elle mériterait une seconde gifle pour cette remarque mais ne baissa pas les yeux. Étonnamment, l’Écarlate ne réagit pas. Perplexe, il lui tourna plutôt le dos pour partir à grandes enjambées, comme si une tâche beaucoup plus importante l’attendait. Deux prêtres la prirent par le bras et la ramenèrent dans sa cellule. Elle se laissa porter docilement, mais éclata de nouveau en sanglots une fois seule. Les battements du sang dans ses tempes s’étaient intensifiés, et elle sentait que le monde tournoyait autour d’elle. Des picotements dans ses doigts et ses orteils lui confirmèrent qu’elle n’avait jamais été aussi furieuse. La porte de sa cellule demeura verrouillée pour le reste de la journée, et elle n’eut comme seule occupation que le loisir d’imaginer un sort atroce et très douloureux pour le terrible Écarlate.

    1. Les Prêtres Rouges ne peuvent prononcer le nom de leur dieu. Pour eux, seuls les hurlements qu’ils entament trois fois par jour permettent de rendre hommage à sa puissance et à sa grandeur. Prononcer le nom du dieu qu’ils vénèrent constitue un péché puni de mort, même si certains doutent de l’existence même de ce nom.

    2

    Pour évacuer la douleur, Riva avait fermé son esprit. Il tentait de se détacher mentalement de la situation très désagréable dans laquelle il se trouvait. Toutefois, les cris des marins, le balancement des vagues et l’odeur du sel et du varech se chargeaient rapidement de le ramener à la réalité. Résigné, il ouvrit les yeux. Devant lui s’étendait le pont d’un bateau, plus large et plus long que tous ceux qu’il avait vus jusqu’à ce jour. Des matelots s’affairaient un peu partout sur le pont, puisqu’aucune trappe ou escalier ne semblait à première vue mener vers les étages inférieurs. La seule protection contre les intempéries demeurait donc l’imposant château arrière du navire, que Riva ne pouvait apercevoir de toute façon. On l’avait attaché à un poteau de bois rugueux, et les cordes serrées qui le maintenaient en place restreignaient ses capacités de mouvement. Comme on le détachait parfois pour qu’il puisse se soulager, il avait eu l’occasion d’admirer toute la splendeur du petit manoir qui ornait l’arrière de l’immense vaisseau à bord duquel il se trouvait.

    Deux fois large comme la maison d’un paysan, et plus haut que trois de ses étables, le château arrière avait été teint de noir et d’or par un riche affréteur. Ses fenêtres moulées diffusaient, de jour comme de nuit, une lumière chaude et accueillante à laquelle n’avaient droit que les officiers d’équipage. Le balcon supérieur, décoré de riches bordures anciennes, était réservé au capitaine et aux navigateurs. L’opulence des quartiers des officiers laissait croire qu’il s’agissait d’un navire des Sociétés, ou du moins financé par celles-ci.

    Planté devant tant de luxe au milieu d’une mer froide, l’inconfort de Riva était décuplé. Il ne se rappelait plus combien de jours il avait passé enlacé à ce tronc sans pouvoir se mouvoir. Il sentait que les muscles de ses membres s’atrophiaient tranquillement, en plus de ressentir régulièrement d’intenses picotements reliés au temps froid et au gel qui s’attaquait à tout son corps.

    Malgré tout, il n’avait jamais prononcé la moindre plainte. Sa fierté araffine le lui interdisait. Il ne pouvait concevoir qu’un membre du peuple Blanc pût se mettre à genoux et supplier la clémence devant des hommes. Il préférait subir les insultes et les postillons. Riva était, comme la majorité des autres membres du peuple Araffin, excessivement orgueilleux. Du peuple Blanc, il avait aussi la taille immense — le plus grand des hommes lui concédait deux têtes — et le corps longiligne. Ses membres effilés étaient démesurément longs, ses bras minces et osseux couraient le long de son corps en se rapprochant du sol. Sa peau d’ivoire vaporeuse jurait avec le noir de la longue tresse qui naissait sur le haut de son crâne autrement complètement dégarni. Sa tête, aussi élancée que le reste du corps, formait un ovale presque parfait déposé sur un long cou gracile. Même ses yeux étaient dessinés à la verticale, réduits à deux longues fentes noires où brillaient des prunelles fauves. À l’instar de tous les Araffin, Riva portait un long pagne de jute aux teintes foncées et une courte veste de fourrure ocre qui laissait nue une grande partie de son abdomen osseux. Enfin, d’étranges cicatrices ciselaient sa taille à la manière d’une ceinture de chair. Au dessus de chacune d’elle, un petit symbole avait été tatoué en langue blanche. Il portait la marque de nombreux coups de fouet, et une bosse violette avait coloré sa peau entre ses yeux et son front.

    Riva tenta de bouger ses mains et ses pieds pour faire disparaître les piqûres douloureuses de l’immobilité, en vain. Les cordes qui le retenaient prisonnier avaient été nouées par des marins. Des marins cruels, apparemment, qui n’avaient pas cru bon de laisser le moindre fluide circuler à l’intérieur de son corps. Devant lui, ces hommes s’affairaient sur le pont en l’ignorant complètement, occupés à obéir aux ordres d’un chef de quart belliqueux qui, assis sur des tonneaux de bière, s’amusait à énoncer des ordres farfelus et inutiles. « Hissez la grand-voile ! Il me faut un sextant au plus vite ! Celui qui m’apportera le poulet des cales aura une double ration au souper ! »

    Ces commandements avaient pour effet d’amuser les matelots tout autant que le vieux borgne aux allures de pirate qui les hurlait entre deux gorgées de bière. Il aurait en effet été difficile pour les membres d’équipage de hisser la grand-voile puisqu’il n’y en avait aucune. C’était une autre particularité étrange du bateau qu’il occupait, en plus de l’absence apparente de cales et de ponts inférieurs. Pas une voile ne s’y déployait, pas un mât ne pouvait être escaladé par les vigiles. De toute façon, un navire aussi démesurément large et long aurait difficilement pu être mû uniquement par la force du vent, ce devait être autre chose. Et comme les cales ne pouvaient être remplies d’esclaves affectés aux rames, Riva trouvait que le moyen de propulsion de sa prison devenait bien intrigant.

    Sans avertissement, le chef de quart à moitié ivre décida soudain que le meilleur moyen de s’amuser était de martyriser son prisonnier. S’approchant d’un pas chancelant, il sortit de sous sa tunique sale un long fouet à quatre lanières qui n’en était pas à sa première utilisation. L’ivrogne s’amusa d’abord à insulter l’Araffin en utilisant des jurons aussi grossiers qu’originaux, l’odeur de son haleine pourrie annonçant clairement la suite. Riva sentit les lattes de cuir lacérer la peau de son ventre maigre, pendant que le gros borgne aux lèvres écumantes y allait d’un rire gras, bientôt imité par quelques matelots. Riva ferma les yeux et son visage ne trahit aucune douleur, ce qui eut pour effet d’enrager le marin qui s’élança de nouveau pour remédier à la situation. Le choc ne vint toutefois jamais, et lorsque Riva ouvrit les yeux, il vit son persécuteur s’échouer sur le pont, le nez fracturé par un coup fulgurant. Au milieu de la mare de sang, il se mit à sangloter comme un enfant en marmonnant des imprécations qu’il n’osa toutefois pas répéter à voix haute.

    — Le prisonnier doit demeurer sain. Il ne servira à rien s’il est incapable de parler.

    La créature qui avait sauvé Riva d’un second coup de fouet — et du même coup diminué le potentiel de séduction du maître d’équipage — n’aurait pas accepté avec grâce les insultes couvertes du vieil ivrogne. Enchâssée dans une armure élégante et finement dessinée, recouverte des signes distinctifs de la noblesse et du haut rang, elle imposait un respect immédiat et une crainte instinctive. Les fines plaques de métal qui recouvraient parfaitement son corps laissaient deviner une musculature développée et parfaitement harmonieuse. De longues jambes fines et découvertes remontaient vers un jupon court de belle facture qui jurait avec le militarisme de l’armure argentée. Sous le plastron, on devinait la poitrine opulente et vive d’une jeunesse conservée par un entraînement rigoureux. Enfin, au milieu du dos, sous les longues mèches blondes retenues par un casque orné de pierres rouges, deux magnifiques ailes blanches frissonnaient constamment, en accord avec le mouvement des muscles de leur propriétaire. Elles s’étendaient de part et d’autre de son corps, formant une auréole de grâce autour d’un corps sculptural.

    « Les Gris », pensa Riva.

    Il avait cru voir les mercenaires embarquer au premier jour de leur périple, il y avait plus d’une semaine. Toutefois, les Gris préféraient généralement la discrétion et le secret. Il n’avait donc jamais pu confirmer son impression.

    Cette fois-ci, une maîtresse Grise se dressait devant lui, il en était certain. Elle lui tournait le dos, et il ne pouvait voir son visage. Mais la perfection de son corps, le frémissement vigoureux de ses muscles et l’aura d’autorité qui l’entourait ne laissaient aucun doute. Les matelots s’étaient tus, et même le chef de quart avait réprimé ses jurons. Elle fit volte-face et toisa l’Araffin de haut en bas. Elle avait la taille d’un homme, et le visage angélique d’une princesse. Personne ne s’y méprenait, toutefois ; la violence se dégageait de chacun de ses mouvements.

    — Nous y serons bientôt ? demanda la grande femme ailée.

    — Cela dépend de la vitesse à laquelle nous naviguons.

    — Douze brasses², peut-être un peu plus.

    — Si je ne me trompe pas, nous sommes à la hauteur des terres d’Engoulevent. À cette vitesse, en longeant la côte, nous y serons dans un jour.

    Riva parlait sur un ton neutre, presque détaché. Cette particularité du peuple Blanc à ne trahir aucune émotion en décontenançait plusieurs. La maîtresse Grise se contenta de sourire froidement et de tourner le dos au captif pour se diriger vers la proue du vaisseau. Les regards des marins s’attardaient à la démarche féline, aux formes scintillantes et aux ailes gracieuses de la Grise qui traversait le pont en ignorant complètement chacun des hommes. Une fois à l’avant, elle baissa les yeux vers les flots et sembla s’adresser à un être invisible en contrebas. Riva ne put comprendre en raison du sifflement continu du vent, mais elle sembla obtenir satisfaction puisqu’elle revint vers le château arrière après quelques secondes. Les hommes, immobiles sur le pont, crurent qu’il serait plus subtil de continuer à vaquer à leurs occupations et feignirent d’ignorer l’intrigante créature, sans grand succès. Apparemment ravie de son effet, la maîtresse passa devant Riva et disparut de son champ de vision en claquant de nouveau ses longues ailes l’une contre l’autre.

    Quelques secondes plus tard, un choc sourd signala que le bateau avait changé de cadence, et Riva comprit enfin sur quel type d’embarcation il naviguait.

    • • •

    Quand la température était clémente, les marins dormaient à la belle étoile. Des poteaux de métal étaient glissés dans les orifices qui ornaient le pont, et on y accrochait de grands hamacs usés dans lesquels les hommes s’écrasaient en soupirant. Chaque matelot avait droit à sa ration quotidienne de bière. Toutefois, les officiers veillaient à ce qu’il n’y en ait pas assez pour s’enivrer, mais suffisamment pour endormir les hommes. Ainsi, les nuits paisibles étaient ponctuées de ronflements sonores et des paroles inaudibles des marins qui rêvaient aux femmes de la terre et aux plaisirs des escales. Toujours confiné à la position verticale, Riva parvenait à somnoler quelques minutes avant d’être réveillé par le craquement du pont, le ronflement d’un homme ou le grondement étouffé dont il connaissait maintenant l’origine.

    Avec peine, il leva les yeux vers le ciel. Les étoiles brillaient davantage lorsque l’on s’éloignait des forteresses des Sociétés³. Ce soir-là, à mille lieues de la ville la plus proche, elles crevaient les ténèbres et racontaient plus d’histoires que tous les hommes auraient pu en imaginer. Riva dessina mentalement toutes les lignes qu’il avait tracées et retracées sur ses cartes, comme s’il pouvait donner des ordres à ces points de lumière scintillants. Elles ne pouvaient mentir, il ne pouvait se tromper. Il avait refait tous les calculs trop de fois, revu les cartes et relu les livres. Malgré tout, les choses ne se passaient pas entièrement comme il l’avait anticipé. Des détails infimes divergeaient, des événements qui ne s’enchaînaient pas comme les étoiles le racontaient. Résigné, il baissa la tête. Trop tard, il ne pouvait plus reculer. Rompu de fatigue, il ferma les yeux une nouvelle fois en quête du sommeil. Une épreuve ardue lorsque chaque muscle du corps était endolori, et qu’on n’avait pas mangé depuis près de deux jours.

    • • •

    Ce fut justement l’odeur ingrate du petit-déjeuner qui l’éveilla. Des trois principaux désagréments de sa position, deux demeuraient : la douleur lancinante dans la totalité de son corps et la faim terrible qui le tiraillait. La troisième, le manque de sommeil, lui avait fait la grâce de le quitter au cours de la nuit puisqu’il avait somnolé pendant quatre heures consécutives, ce qui était amplement suffisant pour ceux de son peuple. Des nuages orageux couvrant le ciel contrastaient avec des taches bleues qui libéraient quelques chauds rayons d’un soleil encore plein⁴. Il en résultait une lumière morne qui ondoyait sur la mer en créant des îlots dorés. Au centre du pont, un cuisinier gras au tablier taché et aux manières faussement raffinées agitait une immense cuiller de bois dans une marmite au gabarit équivalent. Les marins avaient abandonné toutes leurs activités pour se réunir, munis de leur gamelle, autour de la nourriture. Le chef les sermonnait amicalement en versant de temps à autre une louche de mixture violacée dans le bol d’un homme, qui s’enfuyait aussitôt pour qu’on ne lui vole pas sa ration.

    — Y en aurag pour tout le mondeug ! Bon sangue, de vrais animalgs !

    La scène aurait pu être amusante si l’odeur du grand chaudron ne s’était pas dirigée directement vers Riva, stimulant un estomac qui n’avait pas besoin de l’être davantage. À l’accent du cuistot, il jugea que le plat était un fritz de Rioni⁵, ce que l’odeur épicée lui confirma. Ces matelots-là n’étaient pas traités comme des esclaves. Quand chacun fut servi, le chef remplit un bol de la mixture fumante et s’approcha de Riva avec un sourire bienveillant.

    — Mêmgne les esclaves ong le droit de manger ici, par moi ! Ça te ferag du bieng, je te trouve un peu maigreg.

    Par orgueil, Riva voulut refuser l’offre. Il n’en eut pas l’occasion, puisque le chef s’empressa de lui fourrer sa cuiller dans la bouche. Une chaleur relevée toucha chaque centimètre du palais du Araffin pour ensuite descendre le long de sa gorge, en réveillant tout son système digestif. Il fut pris d’une violente quinte de toux, mais ne refusa pas les bouchées suivantes. Il se sentait humilié, réduit à accepter la nourriture comme un enfant. Toutefois, son dernier véritable repas remontant à plus d’une semaine, il mit sa fierté blanche de côté pendant un instant et savoura le mets offert par le cuisinier enthousiaste.

    Une fois rassasié, il sentit que le tremblement de ses muscles et la lassitude son corps diminuaient. Il remercia poliment son bienfaiteur — « De rieng, ça fait plaisirg, par moi ! » — et s’appliqua à identifier leur position. Des collines basses d’Engoulevent, ils en étaient venus pendant la nuit à longer la côte d’une chaîne de montagnes escarpées et anguleuses. Tachetées d’or par le soleil fuyant, des nappes de brume camouflaient les dangereux récifs qui interdisaient l’accostage. Riva héla un marin qui se tenait non loin, occupé à racler sa soupière à l’aide de sa langue. Celui-ci s’approcha lentement, avec une arrogance mêlée de crainte.

    — Je désire parler à la maîtresse Grise.

    — Pourquoi voudrait-elle te parler ? Elle qui est si belle, et toi si laid.

    Riva se baissa autant qu’il le put jusqu’à l’oreille du jeune matelot. Il affecta le même ton neutre qu’à l’habitude, le seul que son peuple connaissait.

    — Parce que tu mourras embroché par une maîtresse Grise si tu ne lui transmets pas ce message immédiatement, et que tu mourras décapité par ma main si elle daigne te laisser vivre.

    Le jeune marin ouvrit des grands yeux incrédules, mais n’osa pas mettre en doute les affirmations du prisonnier. Il s’en fut à toutes jambes informer la maîtresse d’un message urgent. Riva sourit intérieurement. Comme tous les hommes du Centre, l’enfance de ce matelot avait été baignée d’histoires d’horreur concernant le peuple Blanc⁶. Cette certitude fut rapidement confirmée, puisque quelques instants plus tard la magnifique femme ailée se présenta devant lui, cette fois-ci suivie de plusieurs de ses semblables. Trois hommes musculeux vêtus d’une armure ouvragée — bien que moins spectaculaire que celle de leur matrone — roulaient leurs biceps nus à l’intention des marins perplexes. Quatre jeunes femmes presque identiques, à l’apparence jeune et farouche, se tenaient derrière leur chef, leurs ailes blanches glissant sur les bourrasques continuelles du vent de la mer. Elles étaient, à l’image de la maîtresse, très belles et finement découpées. Toutefois, leur taille inférieure et l’attitude de soumission qu’elles affectaient suffisait à préciser leur rang par rapport à la fantastique matrone.

    — Tu voulais me voir ?

    — Oui

    — Parle. Je n’ai pas de temps à perdre.

    — Nous approchons. Les récifs sont hauts, et on ne voit presque plus le sommet des montagnes. Si vous désirez que je dirige l’accostage, il faudra me détacher. Je serais bien désolé de percer la coque de ce vaisseau par le manque de contrôle que sous-entend ma position.

    — Bien essayé, mais il n’en est pas question. Tes mains demeureront liées, et tu me donneras tes directives. Gare à toi s’il arrive malheur à mon bateau.

    Comme elle semblait en avoir l’habitude, la maîtresse tourna les talons rapidement et aboya quelques ordres aux hommes ailés qui l’accompagnaient. En voyant l’empressement de ceux-ci à exécuter les ordres, Riva devina qu’ils connaissaient bien le sort réservé aux fainéants par les chefs Gris. L’un d’eux se tourna vers la proue et, après quelques agiles pas de course qui auraient pu autrement le propulser vers les eaux glacées, il étendit ses ailes et s’envola élégamment. Frôlant d’abord la mer dans une admirable démonstration de contrôle, il battit ensuite rapidement des ailes à plusieurs reprises pour prendre de l’altitude et disparaître de l’horizon après quelques instants. Une femme ailée, avec une expression de mépris, affirma en croisant nonchalamment les jambes que les mâles volaient décidemment comme des pingouins.

    Il se passa une heure sans que le mercenaire réapparaisse. Le navire avait de nouveau réduit sa vitesse, et il était maintenant porté presque uniquement par le courant. Un cône de silence était tombé, et les marins autant que les guerriers ailés attendaient patiemment le retour de l’éclaireur. La maîtresse grise s’était assise dans un fauteuil qu’on avait fait descendre des quartiers supérieurs et lissait impatiemment ses longues ailes, une expression farouche accrochée à son visage pourtant si gracieux. Un son diffus, puis de plus en plus précis, annonça le retour du Gris mâle. Il creva bientôt les nuages à une vitesse impressionnante et se posa sur le pont avec une facilité déconcertante. Après avoir salué sa maîtresse, il lui fit son rapport.

    — Les récifs deviennent impraticables à vingt brasses d’ici. Nous pourrions les contourner pour continuer à longer le rivage, mais je n’en ai pas vu la fin.

    — C’est là, dit calmement Riva.

    La Maîtresse Grise se leva et s’approcha de lui, une lueur menaçante dansant dans ses prunelles bleues.

    — Tu en es certain ? Nous avons déjà couvert cette partie des dizaines de fois.

    — Vous avez mal regardé. Les monastères sont cachés au creux d’une vallée encerclée de plusieurs rangées de pics abrupts, qui donnent l’impression de n’être qu’une seule pente très escarpée vue de la mer. Le haut-balcon est camouflé par les neiges éternelles. Pour découvrir la cachette que vous recherchez tant, il faudrait pouvoir voler.

    L’ironie de la dernière phrase dépassait le seuil de tolérance de la maîtresse. Riva reçut un formidable coup de poing à l’abdomen. Il crachota et éructa pendant un instant, mais réussit à répondre à la demande équivoque de la femme ailée.

    — Nous devons nous approcher à une demie-brasse des premiers récifs. Je guiderai le navire, ensuite.

    Malgré le coup, Riva n’avait jamais baissé les yeux, et n’offrait à sa tortionnaire que le regard plat qui exprimait une forme d’ennui désintéressé que les Araffins affectionnaient. Furieuse de ne pas provoquer davantage de réaction ou de peur, la maîtresse donna de nouveau des ordres clairs et concis, que ses serviteurs observèrent avec beaucoup de célérité. Bientôt, les hommes d’équipage commencèrent à scruter les fonds marins avec inquiétude, signe que les hauts-fonds devenaient de plus en plus évidents et nombreux, tout comme les arêtes tranchantes que formaient les constellations de récifs qui ornaient la côte. Soudain, un râlement sourd, provenant du dessous du bateau, figea tous ses occupants. Une seconde plus tard, leur embarcation s’immobilisait.

    — Nous avons touché un récif !

    Un petit matelot paniqué courait dans tous les sens en prédisant leur fin, semant la discorde de la proue à la poupe. Un Gris l’attrapa par le cou et le maintint fermement contre son corps en lui conseillant fortement de se calmer.

    — Qu’on envoie un homme pour constater les dégâts !

    Le capitaine avait daigné se montrer. Il était sorti sur le balcon supérieur du château arrière, et son port impressionnant calma les ardeurs de l’équipage. C’était un

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