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L'ange déchu
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L'ange déchu
Livre électronique513 pages7 heures

L'ange déchu

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À propos de ce livre électronique

« Ami, ouvre l’oreille de ton cœur pour écouter l’histoire de la plus belle statue jamais ciselée depuis que Pygmalion sculpta dans la légende. C’est un archange sans ailes, sans épée ni bouclier, et personne ne l’a jamais vu, car son créateur décida de nicher son chef-d’œuvre sous un des arcs-boutants les plus hauts placés de la cathédrale de Rouen. Dans l’ombre de cet arc, sous la voûte des Cieux, il demeure caché du regard des hommes pour mieux s’offrir à Dieu, et lui servir de sentinelle aux portes du Très-Haut. L’homme qui tailla cette merveille s’appelait Pierre Toussaint et il savait parler le langage secret des pierres. »
LangueFrançais
Date de sortie26 oct. 2021
ISBN9782312085340
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    Aperçu du livre

    L'ange déchu - Vincent Milhou

    cover.jpg

    L’ange déchu

    Vincent Milhou

    L’ange déchu

    Roman historique

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2021

    ISBN : 978-2-312-08534-0

    PARTIE 1 :

    L’abbaye de Mussignac

    Pierre, fils de la pierre

    « Ami, ouvre l’oreille de ton cœur pour écouter l’histoire de la plus belle statue jamais ciselée depuis que Pygmalion sculpta dans la légende. C’est un archange sans ailes, sans épée ni bouclier, et personne ne l’a jamais vu, car son créateur décida de nicher son chef d’œuvre sous un des arcs-boutants les plus hauts placés de la cathédrale de Rouen. Dans l’ombre de cet arc, sous la voûte des Cieux, il demeure caché du regard des hommes pour mieux s’offrir à Dieu, et lui servir de sentinelle aux portes du Très-Haut. L’homme qui tailla cette merveille s’appelait Pierre Toussaint et il savait parler le langage secret des pierres. »

    Début d’un manuscrit anonyme du XIIIème siècle retrouvé dans les archives de l’abbaye de Jumièges, en Seine-Maritime.

    Pierre Toussaint naquit pour la seconde fois en l’an 1182, à l’âge de six ans. Sa mère était la pierre, et son père un vieux moine qui pétrissait les chairs.

    L’enfant perdit la conscience de sa première vie juste avant de renaître. C’était la nuit de la Toussaint et il faisait un vent à vous en décrocher l’âme. Abasourdi par l’orage, il laissa ses souvenirs s’envoler dans la tourmente. Seule, gravée dans sa mémoire, demeurait une image : celle du corps inerte de sa mère enroulée dans un voile de givre gisant au bord du chemin, et de son visage livide pétri de douleur que la mort avait figé dans un cri. De ses yeux clos coulaient deux larmes gelées, comme deux perles de nacre qui scintillaient sur ses joues creuses, tailladées par la faim.

    La femme était morte au crépuscule et l’enfant s’était enfui en courant, hagard, à en perdre haleine, au hasard des chemins creux. Bientôt, tout en haut d’un éperon rocheux qui dominait la Dordogne, il aperçut la tour de l’église abbatiale de Mussignac, qui déchirait la nuit pâle et narguait la tempête. Il emprunta le sentier escarpé qui menait à l’édifice en quête d’un refuge. Le vent le plaquait à terre, le projetait dans les ronces et l’entraînait irrémédiablement vers le ravin, mais le petit se relevait pour continuer, acharné, éreinté, son ascension vers le Salut.

    Une rafale hissa le marmot jusqu’au sommet avant de se briser contre l’enceinte en bois du monastère. Il frappa à la porte d’entrée tant qu’il put, mais ses coups étaient bien trop faibles pour alerter le vieux moine convers assoupi dans la guérite de la porterie. Il se laissa alors entraîner par un courant d’air qui glissa le long de la palissade, avant de s’engouffrer dans une brèche que l’orage avait percée. Il se faufila entre deux planches brisées, pénétra à l’intérieur de l’abbaye, et s’élança dans la grand-cour désolée à la recherche d’un abri. Mais les hommes avaient claquemuré les portes, calfeutré les fenêtres. Les ateliers, les étables, l’auberge des pèlerins, tout était désespérément désert, résolument clos.

    Il atteint le porche de l’église abbatiale et tomba enfin sur des formes humaines, gravées sur le portail. Mais personne ne daignait poser son regard sur lui, ni les vieillards de l’Apocalypse emmitouflés dans leurs manteaux de pourpre et d’or sur la frise du tympan, ni le Christ en Majesté qui trônait au-dessus et fixait les cieux, ni les apôtres Pierre et Jean, flanqués sur les piédroits, de part et d’autre de la porte de l’église. Seuls les personnages du trumeau, entre les deux battants, s’étaient rendu compte de sa présence. C’était une ribambelle de diablotins rieurs et de monstres criards qui semblaient se réjouir de sa disgrâce en dansant la farandole.

    Leurs ricanements se mêlaient au sifflement du vent, pour résonner contre les tempes de l’enfant. Ils l’invitaient à l’abandon, à s’envoler jusqu’aux limbes et le petit chancela. C’est alors que ses yeux découvrirent par hasard, le long du mur de l’église, une lézarde béante dans le calcaire. Dans un dernier instinct de survie, il se ressaisit.

    Ce recoin de pierre noire était lugubre, comme une cicatrice ouverte entre deux blocs mal agencés, d’où pouvaient jaillir à coup sûr serpents, chauves-souris et autres créatures de l’enfer. Mais pour lui, c’était un sourire de la Providence, et les mauvaises herbes qui entouraient la fissure et sortaient pèle mêle de la roche, un baldaquin chaleureux qui l’invitait au sommeil. Il escalada en s’écorchant aux parois gelées, se glissa dans la souffrance jusqu’à la lézarde, démantibula son petit corps pour pouvoir rentrer dans l’interstice, et la pierre s’écarta légèrement, afin de lui permettre de s’y loger. Enfin installé, il se recroquevilla et, d’un mouvement brusque du genou, fit tomber derrière lui un lit de ronces. Le vent ne passait plus qu’en léger filet jusqu’au creux de la pierre. Là, silencieux, pelotonné dans un cocon de mousse, il se laissa bercer par le battement de son cœur, qui résonnait jusqu’au plus profond de la pierre, et s’endormit.

    Il n’entendit pas la cloche qui sonnait l’office des vigiles dans la nuit, ni le brouhaha des moines qui se réveillaient. Ce n’est que plusieurs heures après tierces, bien avancée la matinée, qu’un frère convers le découvrit. D’abord, il ne vit que la lézarde échancrée, plus ouverte que jamais. En s’approchant d’un peu plus près, il constata la présence de l’enfant, endormi dans la pierre. Il tenta de le réveiller en lui parlant, sans succès. Il glissa alors sa main dans la brèche, mais le corps ne bronchait pas. Il en déduisit que le petit était mort de froid, et se résigna à déloger le cadavre.

    Il eut un mal fou à dégager l’enfant, et procéda comme on arrache un nouveau-né du ventre de sa mère, en commençant par sortir la tête du trou. Puis, progressivement, le reste du corps suivit. Les blocs du mur semblaient réagir sous la pression, cédant peu à peu pour laisser passer le marmot. Son corps était raide comme la pierre, aussi froid et de la même couleur qu’elle, crayeux aux reflets légèrement bleutés. Il ressemblait aux chérubins de marbre, au visage d’angelot qui souriait maladif, sans frémir. Il était mort, aucun doute n’était désormais permis, pensa alors le convers, et il tira d’un coup sec pour achever de retirer le cadavre du trou. Mais l’enfant, soudain, se mit à hurler comme un diable : son pied était resté coincé dans le mur, et le frère accoucheur venait de déchirer les ligaments de sa cheville. De la fente de pierre, une rigole de sang coula.

    Le frère convers porta le corps jusqu’aux cuisines, l’approcha du feu et le coucha par terre. Il nettoya la cheville, mais elle continuait de saigner et le pied commençait à enfler. Alors il demanda l’aide d’un des serviteurs des cuisines qui, sans hésiter, scia la jambe de l’enfant, à une main environ en-dessous du genou. Le petit s’évanouit aussitôt. Le serviteur, ensuite, cautérisa la plaie au fer rouge. Puis le frère convers et le cuisinier décidèrent qu’ils avaient assez perdu de temps et partirent vaquer à d’autres occupations.

    L’abbé Rambert décida d’aller voir l’enfant plusieurs heures plus tard, juste avant vêpres. Il était bien maladif, à en juger par son teint blanchâtre et son aspect chétif. Sans doute ne se réveillerait-il jamais, il était même fort probable qu’il mourût dans la nuit. L’abbé ordonna de le transporter jusqu’au scriptorium, car c’était la pièce la mieux chauffée du monastère, et il y fit apporter ses objets de culte, pour administrer au petit le sacrement du baptême. Il dut choisir un nom pour l’enfant, et le premier qui lui vint à l’esprit fut Pierre, tant cela paraissait évident. Le père supérieur, toutefois, après une courte réflexion, décida d’accoler, en guise de patronyme, le jour du calendrier, Toussaint, comme il était coutume pour les enfants trouvés. « Pierre Toussaint, voilà un nom bien long pour une existence qui s’annonce bien courte » songea-t-il, avant de n’y plus penser, car c’était un jour de fête d’une extrême importance pour l’abbaye, et l’heure était venue de célébrer le dernier office avant de dîner.

    Le lendemain matin, les moines tenaient leur réunion quotidienne dans la salle capitulaire. Après la lecture d’un chapitre de la règle de Saint Benoît, on parla brièvement de l’enfant trouvé. L’abbé demanda de ses nouvelles à frère Odilon, le vieux chantre, responsable de l’école et du scriptorium.

    – Eh bien, est-il vivant ou bien déjà mort ? dit-il d’un ton détaché.

    – Vivant, s’empressa de répondre le frère. Mais il est si petit, si fragile… Je suis venu lui rendre visite avant l’office des matines. Il dormait comme un petit ange. J’ai pressé mon oreille contre sa poitrine. Son cœur battait doucement, sa respiration était légère. Puis je l’ai nourri, j’ai changé sa couverture, mais il ne s’est pas réveillé. Je l’ai délicatement reposé au sol et je suis parti sans faire de bruit.

    L’abbé fixa le vieux moine, en fronçant ses sourcils épais. Il racla sa gorge, et déclara à l’assemblée :

    – Dieu soit loué d’avoir pris pitié de cette créature. Le Seigneur nous a confié cet enfant, à présent, notre devoir est de l’accueillir dans notre abbaye. Mes biens chers fils, dites-moi, à votre avis, que faut-il faire de lui ?

    Il posa son regard sur chacun des vingt moines assemblés. Frère Fulbert, l’apothicaire, brisa le silence et déclara :

    – À mon humble avis, je crois que nous pourrions le transporter jusqu’à l’infirmerie avec les autres malades. Là, je pourrais lui appliquer des onguents, lui faire boire des décoctions de plantes stimulantes, et le saigner jusqu’à ce qu’il guérisse ou trépasse.

    Les moines acquiescèrent en hochant la tête. Mais le père supérieur n’avait pas l’air satisfait. L’infirmerie, pensait-il, était réservée aux moines et aux frères convers. Y héberger le marmot signifiait le considérer déjà comme l’un des leurs. Certes, il y avait bien des enfants dans l’abbaye, une dizaine d’oblats voués dès leur plus jeune âge à la vie monastique, mais l’abbé n’envisageait pas le moins du monde un tel destin pour ce gamin mutilé, qui probablement demeurerait abruti toute sa vie après une telle période de catalepsie, dans le cas improbable où il survivrait. Rambert demeura un temps silencieux, puis il releva la tête et demanda à Odilon :

    – Tu dis que tu l’as choyé, nourri, débarbouillé ?

    – Oui, cela est vrai, et je remercie le Ciel de m’avoir envoyé ce petit agneau de Dieu.

    – Tu as raison, trancha l’abbé, il est un don du Ciel. Aussi, j’ai décidé que tu t’occuperas de lui exclusivement. Tu le chériras de tout ton amour, dans la crainte de Dieu.

    Rambert et le chantre échangèrent un regard entendu. La décision du Père, semblait-il, avait jeté un froid dans l’assemblée. Le plus jeune moine, frère Bernardin, fit un pas en avant et dit d’une voix hésitante :

    – Pardonnez mon audace, mon Père. Mais l’enfant ne serait-il pas mieux placé auprès d’une nourrice ?

    – Ce n’est pas une audace, c’est une insolence, s’offusqua le père supérieur. Une fois que j’ai tranché une question, tu n’as pas à contester ma sentence. La Providence nous a confié l’enfant, nous ne saurions nous opposer aux desseins du Seigneur en nous débarrassant de la charge qu’il nous a envoyée. L’enfant restera dans le scriptorium, jusqu’à ce qu’il se rétablisse ou bien que Dieu le rappelle auprès de Lui. Et frère Odilon se chargera de le soigner. J’ai parlé.

    Frère Bernardin baissa les yeux en signe d’obéissance. L’abbé Rambert décida alors de clore la réunion du chapitre.

    Le serpent et l’oiseau

    Pierre passa toute la nuit dans le scriptorium, gisant seul, immobile. Un sourire paisible traversait son visage mais en son for intérieur se livrait une guerre sans merci entre la vie et la mort. Dans ses rêves, un long serpent lui parcourait l’échine. Il glissait le long de son dos, sa langue bifide frétillait à son oreille, ses crocs se plantaient dans son cou. Il s’engouffra dans la bouche de l’enfant, pénétra dans son corps, s’enroula autour de son cœur, l’enserra et chercha à l’étouffer. Mais le cœur palpitait et refusait de céder, il parvint à repousser l’emprise du froid reptile en brûlant ses anneaux et le serpent s’échappa en sifflant.

    Au matin, un rayon de soleil alluma le visage du garçon qui ouvrit enfin les yeux. La lumière vive l’éblouit et il referma aussitôt les paupières. Sous elles restèrent accrochés des papillons scintillants qui dansèrent puis s’évanouirent. Amusé, il cligna plusieurs fois des yeux et tenta d’attraper entre ses cils les petites lucioles. Il continua ce petit jeu un temps et, comme il s’habituait à la lumière du jour, il distingua de plus en plus nettement les escaliers, la porte, et au-delà, à travers l’entrebâillement, les colonnes noires du cloître qui fragmentaient le soleil. Perché sur le plus proche chapiteau lui apparut alors un oiseau aux couleurs chamarrées, au long bec recourbé, à l’allure moqueuse. Il déployait ses ailes jaunes et vertes, juché sur un autre animal tout bleu, au long nez en spirale qui s’empêtrait dans les feuillages de pierre. Une autre bête, pareille à un gros cochon cognait son groin cornu contre le rebord du pilier. Les deux animaux avaient l’air fort en colère contre l’oiseau de malheur qui prenait toute la place sur le chapiteau.

    Pierre pensa alors que sur les autres colonnes devaient nicher d’autres animaux, et il tenta de se lever. Mais il n’y parvint pas. Il ne sentait pas son corps, engourdi tout entier. Pris de panique, il voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Afin de dominer sa peur, il se concentra sur chacune des parties de son corps, et chercha à deviner la position dans laquelle il se trouvait allongé, en vain. Il aperçut sa main au bout de son bras replié en retrait de son visage et lui ordonna de remuer, mais la main refusa d’obéir. Soudain, les animaux du cloître disparurent derrière la silhouette noire d’un vieux moine qui pénétra dans la pièce. Il tenait dans ses mains une verge de bois. Une file d’une dizaine d’enfants et d’adolescents le suivait en silence, tête baissée, l’air triste. Un second moine, à peine plus âgé que le reste des élèves, entra à son tour et referma la porte.

    Les moinillons détachèrent les bâches des grandes verrières du scriptorium. Une lumière blanche et uniforme inonda la pièce. Pierre observa les petits oblats, aux gestes précis et mécaniques, qui s’affairaient dans l’immense salle froide et austère. Le vieux moine orchestrait leurs mouvements en faisant tourner sa baguette. Les enfants passaient d’abord un par un prendre des manuscrits, des plumes et des encriers dans une grande armoire située contre le mur du fond, puis allaient jusqu’à leurs pupitres disposés en deux rangées parallèles le long de la salle. Une fois installés, ils s’attelèrent à la tâche dans le plus parfait silence. Certains lisaient, d’autres écrivaient. Le vieux moine passait entre les rangs. De temps à autre, il s’inclinait pour apprécier ce que faisaient ses élèves. Il leur dispensait une caresse affectueuse le long de la joue ou sur la nuque ou bien faisait claquer sa verge sur les cuisses d’un cancre. Les oblats, pleins de crainte et de respect, esquivaient le regard du maître chaque fois qu’il les frôlait. Tout à coup le vieux planta son regard sur l’enfant allongé. Un sourire douceâtre barrait son visage anguleux. Tout en fixant expressément le marmot, il pourléchait ses lèvres minces de sa langue pointue. Puis il se retourna vers le jeune moine, qui lisait au fond de la pièce, et le désigna avec son bâtonnet. Ce dernier se leva aussitôt et sortit du scriptorium.

    Il revint un peu plus tard, muni de deux récipients. Il s’accroupit aux pieds de l’enfant et posa par terre une écuelle de bois avec du lait, un quignon de pain, un grand seau d’eau et une couverture. Avant de se relever, il lui adressa un regard empreint de compassion et son visage angélique apaisa quelque peu le petit. Aussitôt après, le vieux moine signala la fin de la classe en frappant trois fois sa verge contre un pupitre. Les oblats replacèrent les bâches sur les verrières et quittèrent la pièce en file ordonnée, comme ils étaient entrés. Le maître, comme s’il s’agissait d’un troupeau de moutons, leur distribuait des coups de trique pour maintenir le rang. Puis il referma la porte, non sans avoir une dernière fois jeté un œil sur le marmot allongé près de la cheminée.

    Le chantre réapparut bientôt dans la pièce. Il ferma à clef la porte du scriptorium, s’approcha lentement de l’enfant, et s’agenouilla à ses côtés en psalmodiant d’une voix suave. Puis il s’empara de lui à bras le corps, le démaillota, et l’assit nu entre ses cuisses. Pierre aperçut horrifié sa couverture maculée de boue. Il vit aussi la main de l’adulte passer un chiffon mouillé contre son sexe et ses fesses, rincer le torchon dans le seau d’eau avant de recommencer à frotter énergiquement son bas-ventre. Mais il ne sentait rien, ni l’odeur fétide de l’haleine du vieux mêlée à celle des déjections dans l’eau terreuse du seau, ni la main du moine qui courait sur sa peau. Cependant, il imaginait parfaitement toutes ces sensations, tant et si bien qu’il semblait les éprouver réellement dans sa chair. Il fut pris d’un violent haut-le-cœur, toutes ces pensées âcres et nauséabondes lui donnaient le vertige. Derrière lui, le chant du vieillard s’estompait et n’était plus qu’un souffle rauque.

    Le moine tira brusquement la tête du moutard vers l’arrière, la coinça entre ses genoux, et força l’enfant à ouvrir la bouche. Ensuite, le chantre mordit un morceau de pain, but une gorgée de lait, mâchonna nerveusement le tout, puis il se pencha vers le visage du petit et lui cracha la bouillie dans la gorge, en pressant sur son cou pour lui faire ingurgiter la nourriture. Il recommença plusieurs fois l’opération. Pierre vit la figure ridée du moine aller et venir contre la sienne, plonger pour se presser goulûment contre sa bouche. Le vieux le retourna d’un coup sec, et se mit à masser tout entier son corps dénudé près de la cheminée. Enfin, il l’emmaillota dans une nouvelle couverture, lui baisa la bouche, reposa à terre le petit corps inerte, et sortit du scriptorium.

    Pierre se retrouva de nouveau seul. Mille questions affolées se pressaient dans sa tête. Où était-il, pourquoi était-il là, et surtout qui était-il ? Certes, il avait l’apparence d’un enfant, sa main posée devant ses yeux était bien celle d’un petit garçon, et tout à l’heure, il avait pu entrapercevoir son corps flasque et pâteux entre les mains du chantre ; mais les enfants bougent, respirent, frémissent, et lui, il demeurait là, totalement insensible et immobile dans la pénombre. Il ne ressentait rien, ni les flammes de l’âtre censées lécher son dos, ni la laine rêche de la couverture qui devait lui gratter le torse, ni le souffle de l’air frais qu’il devinait par-dessous la porte close du scriptorium. Il essaya de chercher une réponse dans sa courte mémoire, mais les seuls personnages qui apparaissaient confusément dans son esprit étaient tous des statues : le visage de sa mère pétrifié par le froid, qui hurlait en silence, des bas-reliefs tourmentés sur le porche d’une église, des apôtres de pierre et des diables rieurs, et rien de plus. Par contre, il se souvenait parfaitement de la sensation délicieuse de son corps liquide qui coulait entre les pierres d’un mur. Non, aucun doute n’était permis, il n’était pas fait de chair et de peau, mais d’argile ; et le moine qui venait de partir, c’était le sculpteur qui le pétrissait pour lui donner la forme d’un chérubin.

    Il regarda de nouveau sa main : elle était fine et gracieuse. En cherchant à l’observer plus attentivement, il se rendit compte qu’il parvenait à remuer très légèrement l’extrémité des doigts. Il se demanda comment une statue pouvait être capable d’un tel prodige. Une pensée atroce effleura soudain sa conscience : et s’il n’était pas une sculpture, mais juste un pauvre enfant paralysé, un jouet entre les mains d’un vieux monstre ? Il chassa aussitôt cette idée insupportable et trouva bientôt une réponse beaucoup plus apaisante : non, il en était sûr, son créateur était un magicien capable de donner vie à ses œuvres. Et lui, c’était un adorable angelot d’argile qui bientôt deviendrait chair. Il poursuivit sa réflexion. Avait-il déjà un visage ? Il en conclut qu’il avait au moins déjà des oreilles et des yeux, puisqu’il pouvait voir et entendre. Par contre, sa bouche n’était pas finie, car il ne pouvait pas encore parler. Il s’endormit, le cœur gonflé d’espoir, en imaginant le sourire radieux des anges. Mais au milieu de ses rêves, ressurgit le serpent, triomphal, qui s’entortilla contre son corps. Il le fulmina du regard, balança mollement la tête pour l’hypnotiser, et tomba sur sa victime la gueule grande ouverte pour lui cracher son venin.

    Le temps passa. Pierre perdit vite le décompte des jours mais il apprit à discerner très précisément chaque heure du monastère. Frère Odilon lui prodiguait ses soins quatre fois par jour. D’abord, en pleine nuit, avant que les cloches n’eussent sonné les matines, puis une seconde fois après la classe du matin, une troisième après celle de l’après-midi, et enfin, le soir tombé, après complies. Le rituel était toujours le même, les ablutions, puis la becquée et enfin le massage près de la cheminée. Mais le vieux y incorporait peu à peu des variantes, il pinçait l’enfant ou le mordillait jusqu’au sang, le fouettait ou l’aiguillonnait avec sa verge en bois, à moins qu’il ne décidât de presser son propre torse nu contre le dos du petit. Pierre sentait de plus en plus nettement ce contact contre son épiderme. Il avait beau se persuader que son créateur lui façonnait un corps d’ange, il ne pouvait réprimer une immense sensation de dégoût et de honte lorsque le moine malaxait le bas de son corps. Odilon s’acharnait, tremblant, grimaçant, en proie aux affres de la création. Et puis la session s’achevait enfin, le vieux partait et l’enfant était aussitôt pris d’un indicible soulagement. Il constatait qu’il parvenait à bouger sa main, son cou, à séparer ses lèvres, il sentait son pied qui fourmillait sous son genou, à la fin de chaque séance il gagnait un peu de vie. Alors, il oubliait un temps son angoisse, et rêvait du moment où il serait enfin humain. Cependant, cette sensation de bien-être s’estompait d’heure en heure et lorsque la nouvelle séance approchait, son cœur se racornissait et son corps se pétrifiait de nouveau.

    Le reste du temps il demeurait seul, abandonné dans l’obscurité. Les flammes de l’âtre projetaient des ombres longues dans tout le scriptorium. La pièce était peuplée de monstres qui dansaient, qui tournoyaient, qui se précipitaient sur lui puis s’écartaient au tout dernier moment, et allaient se cacher dans l’armoire au fond de la pièce dès que quelqu’un entrait. Ces séjours, peu fréquents hélas, rompaient un peu la monotonie des journées : ce pouvait être un frère convers, un serviteur qui nettoyait le scriptorium ou déposait des fagots dans la cheminée, ou alors un moine venu consulter un ouvrage. Pierre observait tous ces personnages, sans perdre un seul détail de leurs mouvements. Mais personne ne lui adressait le moindre regard : pourquoi-donc aurait-on prêté attention à cet objet inanimé, à cette statue de chair qui gisait-là en attendant son dénouement dans l’antichambre de la mort ? Il y en avait un, pourtant, qui daignait le regarder : c’était le second d’Odilon qui lui avait apporté des vivres, le premier jour. Le petit avait appris son nom : Bernardin. Sa voix était douce, sa démarche éthérée, son visage angélique. Lorsqu’il pénétrait dans le scriptorium, le jeune moine lançait toujours un regard triste vers la pauvre créature, puis il soupirait, et l’enfant lui répondait d’un battement de paupière.

    Quand il y avait du soleil, la porte demeurait ouverte entre tierce et sexte le matin, et pendant une bonne partie de l’après-midi. Pierre se distrayait en observant les allées et venues silencieuses des moines dans le cloître, mais surtout, il en profitait pour admirer l’oiseau chamarré sur son chapiteau. L’éléphant et le rhinocéros cherchaient à le piétiner, mais lui, il voletait autour d’eux en se moquant de leurs corps balourds et disgracieux. L’enfant laissait divaguer son imagination. Il rêvait qu’il était un ange, qu’il déployait ses ailes et planait avec son ami l’oiseau. Son corps flottait, léger, dans les airs. Tout là-haut, les créatures rampantes ne pouvaient pas l’atteindre.

    Il se plaisait aussi à observer les oblats dans le scriptorium. Il avait appris leur langage silencieux, les gestes qu’ils utilisaient pour communiquer entre eux, leurs petits jeux secrets. Ils ânonnaient de longues phrases dans une langue incompréhensible, et quand il était seul, Pierre exerçait sa mémoire en répétant pour lui-même ces formules sibyllines qui lui paraissaient magiques. Mais les élèves passaient le plus clair de leur temps assis à leurs pupitres à gratter avec leurs plumes sur des parchemins : que pouvaient-ils donc bien faire là ? C’était une chose qui l’intriguait au plus haut point. Pendant les classes, il imaginait qu’il devenait un de ces moinillons parmi les autres, qu’il se levait tout à coup, s’asseyait sur un banc et suivait la classe avec eux. Il en oubliait presque sa détresse, mais le regard obscène du chantre qui se posait sur lui à la moindre occasion lui rappelait constamment que l’heure du supplice approchait, que le rituel abject allait bientôt reprendre, juste après la classe.

    Un après-midi avant vêpres, alors que le vieux s’installait pour dénuder l’enfant, ce dernier réagit instinctivement en donnant un brusque coup de pied dans le seau d’eau, qui se renversa par terre. Surpris par ce geste, le vieux se releva, et en contemplant le seau vide, il entra dans une colère extrême. Il se mit à rouer le petit de coups. Et Pierre connut enfin la douleur. Les coups pleuvaient sur lui et lui faisaient mal. Il essaya de se débattre, de s’échapper, mais le moine s’enroulait contre lui et l’étranglait. Le vrai visage d’Odilon se révélait à ses yeux : c’était un diable, une bête fauve, une hydre furieuse qui le harcelait. Soudain, il vit le sang gicler de ses pommettes, et il s’évanouit. Quand il reprit conscience, le vieux était en train d’enlacer son corps, et le berçait doucement. Il implorait la clémence du Très-haut, en ressassant d’une voix plaintive cette oraison :

    – Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis.

    Tout à coup, sans raison apparente, il lâcha sa proie et partit en courant, l’air affolé.

    Pierre était terrorisé. Il devait fuir, coûte que coûte. Odilon avait laissé la porte du scriptorium grande ouverte derrière lui. Il devait profiter de l’occasion. Derrière la porte, il aperçut l’oiseau chamarré perché sur son chapiteau, qui le regardait avec insistance. « Allez, déploie tes ailes et envole-toi », piaillait-il du haut de sa colonne. Mais le petit n’avait pas d’ailes. Ce n’était donc pas un ange. Il tenta de se redresser, de tenir debout, mais il n’y parvint pas. Ce n’était pas un enfant non plus, pensa-t-il alors, désespéré ; les enfants savent marcher, courir, sauter, et lui, il arrivait à peine à se traîner. L’espace d’un instant, il sentit le serpent de ses cauchemars frissonner dans son ventre et se nouer à ses viscères. Effrayé par cette sensation, il regroupa son courage et décida de faire une nouvelle tentative pour se relever. Il glissa jusqu’à l’armoire, prit appui sur la première étagère pour hisser son corps, mais en cherchant à poser son pied droit par terre il tomba à la renverse. Dans sa chute, il fit aussi tomber l’étagère, qui se fracassa au sol en projetant grimoires, plumes et flacons. Il aperçut alors, pour la première fois, sa jambe : à son extrémité, il n’y avait pas de pied, juste un moignon et puis rien, absolument rien d’autre. Il se mit à hurler, et un petit cri strident s’échappa de sa bouche. Son créateur n’avait pas encore fini de le modeler… Que devait-il faire ? Attendre sagement le retour du chantre, pour qu’il achevât sa besogne ? Et si au lieu de pieds, le moine avait décidé d’emprisonner ses jambes dans un socle, pour l’empêcher à tout jamais de s’enfuir ? À cette pensée, l’enfant décida de renoncer à son pied et de partir au plus vite du scriptorium. Il arracha une planche de l’étagère tombée par terre, s’en servit comme d’un levier pour soulever son corps, et put enfin tenir debout. Puis il sautilla jusqu’à la sortie grâce à cette béquille de fortune, descendit prudemment les quelques marches qui menaient à la porte, et se retrouva dans le cloître. L’air vif piquait ses joues et lui faisait tourner la tête. Dans le ciel, des nuages blancs effilochés traversaient le crépuscule, et leurs reflets animaient les colonnes noires des allées.

    Il se retrouva nez à nez avec son ami l’oiseau chamarré. L’animal semblait se réjouir de voir le garçon rétabli et lui souhaita bonne chance dans sa fuite. Sur le revers du chapiteau, se tenait un autre oiseau, très étrange, un pélican qui ouvrait grand son bec pour donner son cœur à manger à des enfants aux visages de vieillards agenouillés devant lui. Pierre, troublé par l’écœurant volatile, poursuivit son chemin. Soudain réapparut le serpent de ses cauchemars. C’était un dragon qui se tordait, à l’étroit sur son chapiteau, les griffes acérées plantées sur son socle, prêt à bondir. Il crachait du feu et deux ailes de chauve-souris épousaient le contour de son dos garni d’épines. Le petit était déconcerté : les serpents savaient voler, eux aussi. Il n’y avait donc plus d’échappatoire possible, ni sur terre, ni dans les cieux. Pris de panique, il accéléra le pas en remuant la tête en tous sens pour chercher une issue. Mais toutes les portes étaient fermées à clef.

    Tout à coup, il entrevit une ombre furtive entre les colonnes de l’allée opposée. Instinctivement, il plongea à terre pour se réfugier sous le muret qui supportait les voûtes. Il resta là caché un temps, avant de risquer un coup d’œil sur le cloître. Entre deux piliers peuplés de monstres grimaçants surgit le visage d’Odilon. Il venait d’entrer dans le scriptorium pour achever sa besogne, et n’y avait pas trouvé l’enfant. À présent, il humait l’air et scrutait l’obscurité de ses yeux perçants, à l’affût de sa proie. Pierre baissa aussitôt la tête, et demeura prostré là. Son cœur battait la chamade et bourdonnait entre ses tempes. Il se sentait acculé et l’effroi le pétrifiait. Un halo blanchâtre éclairait l’allée où il se trouvait, puis, au-delà, il y avait de nouveau de l’ombre dans l’angle du cloître. Il ne savait que faire : s’il s’aventurait en rampant jusque là-bas, dans l’espoir d’y trouver une issue, il courait le risque d’être repéré, mais s’il demeurait caché sans bouger, le chantre finirait bien par le trouver, rien n’était plus certain… Il décida donc de partir, mais il n’y parvint pas. La peur le clouait au sol. Il leva alors les yeux en l’air, sans bien savoir pourquoi, peut-être pour chercher une réponse dans le ciel épais. Tout à coup, les cloches sonnèrent à la volée l’office des vêpres. Surpris, il lâcha son bâton qui tomba à terre. Il s’en ressaisit en vitesse, mais c’était trop tard, Odilon avait senti la vibration contre le sol et s’élança à sa poursuite.

    Pierre se releva et entama une course désespérée. Sa béquille frappait contre les dalles à une allure frénétique. Le tintamarre des cloches l’abasourdissait. Les colonnes du cloître se succédaient, saccadées, sous son pas cahotant. Mille créatures innommables l’observaient et menaçaient de s’abattre sur lui. Il sentait que tous ces monstres se détachaient de leurs socles, au fur et à mesure de son passage, pour venir former une horde infernale qui grouillait en vociférant à ses trousses. Le pélican caracolait en tête. Il piaillait à qui mieux mieux et réclamait le droit d’arracher le cœur de l’enfant pour l’offrir à ses répugnants rejetons. L’éléphant et le rhinocéros le suivaient, en faisant trembler le sol sous leurs pas, tandis qu’une multitude de serpents accompagnait le cortège. Ils rampaient au sol, s’engouffraient sous la terre, parcouraient les océans ou tournaient dans les airs, et les cloches célébraient à grand fracas leur victoire imminente.

    Pierre sentait leur souffle pestilentiel qui lui brûlait la nuque. Une main crochue lui frôla le dos. Devant lui, dans l’angle de l’allée, Lucifer en personne devisait avec l’archange Saint Michel autour d’une balance. Le diable désigna du doigt une ouverture dans le coin d’un mur. Des escaliers sordides descendaient Dieu sait où, peut-être s’agissait-il des premières marches qui menaient à l’enfer. Mais l’enfant n’eut pas le temps d’y songer, il s’y rua la tête la première et dégringola. Dans sa chute, il entendit un bruit sourd derrière lui, et juste à l’instant suivant, il reçut le corps du chantre qui s’écroula sur lui. L’enfant gesticula, effrayé, pour se dégager de l’étreinte, mais le moine ne bronchait pas. Il était mort.

    Pierre remonta péniblement à la surface. Les cloches avaient cessé de sonner et les créatures de pierre avaient rejoint leurs colonnes. La tranquillité régnait de nouveau sur le cloître. Hagard, il découvrit qu’il était couvert de poussière. Le sang coulait à flots sur son front. Il s’en étonna, car il ne ressentait pourtant aucune blessure. Mais en tournant la tête, il comprit ce qui venait de se passer : Odilon dans sa course avait oublié de se baisser pour pénétrer dans les escaliers et sa tête s’était fracassée contre le saillant du bloc de pierre au-dessus de l’entrée. Le choc avait dû être d’une violence inouïe, car un bout de pierre s’était détaché sous l’impact. La roche suintait encore du sang de sa victime. Pierre fronça les sourcils, stupéfait : la pierre, pour la seconde fois dans sa courte vie, venait de lui sauver la vie.

    Une troupe de moines sortit du bout de l’allée et accourut vers lui. Sans trop savoir pourquoi, il se mit alors à genoux, ouvrit les bras en croix, et à sa grande surprise s’entendit crier d’une voix suraigüe :

    – Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis.

    Puis il tomba, terrassé par la fatigue.

    Les moines l’emmenèrent séance tenante jusqu’aux appartements de l’abbé. Ce dernier s’y rendit après complies. Le petit était là, qui dormait à poings fermés. Rambert le regarda, intrigué. S’agissait-il d’un sot, d’un insolent ? Pourquoi l’avait-on abandonné : portait-il les stigmates d’un péché mortel, d’une faute inavouable ? Était-il bâtard, juif, cagot, à moins que ce ne fût le fils d’une sorcière engendré lors d’un Sabbat ? Qu’allait-t-il faire à présent du marmot ? L’abbé n’éprouvait, en contemplant l’enfant allongé devant lui, aucun remords quant à la décision qu’il avait prise quelques semaines auparavant. En offrant un jouet inanimé à Odilon, Rambert pensait qu’ainsi le vieux chantre pervers pouvait rassasier son vice et laisser tranquille le reste des oblats. Le père supérieur avait agi comme le berger qui laisse l’agneau le plus faible à la merci du loup pour préserver son troupeau. C’était la seule solution : il ne pouvait pas destituer Odilon, qui était le cadet des Roquebrune, la famille qui avait fondé ce monastère. À présent, le chantre était mort, et l’abbé était plutôt satisfait d’un pareil dénouement. Il avait payé pour ses péchés abjects. Il s’agissait désormais d’organiser des funérailles qui siéraient à son rang, et peut-être inventer un pieux mensonge au sujet de son décès accidentel. Et trouver un autre chantre. Mais il arrêta là ses réflexions, car Pierre se réveilla.

    Le moutard écarquilla les yeux. Rambert lui parla sèchement. L’enfant écouta à demi-mots ce sermon qui se voulait sévère. Il comprit que l’abbé l’accusait d’avoir détruit la bibliothèque, d’avoir désobéi à son maître Odilon et d’avoir troublé le silence de mise dans la maison de Dieu. Néanmoins il parvint à discerner derrière toutes ces paroles que le père supérieur n’était pas vraiment en colère.

    Rambert le punit de dix coups de fouets. Des moines l’emmenèrent jusqu’au cloître, l’attachèrent à un pilier, et le père abbé en personne le flagella sous l’œil de tous. Le petit se mit à rire à gorge déployée sous les coups qu’il encaissait. Car désormais, il ressentait la douleur, il n’était plus une statue, ni le jouet de personne, c’était un enfant de chair et d’os capable de souffrir et de saigner. Et il avait un nom, il s’appelait Pierre, Pierre Toussaint, criait-il aux oblats qui ricanaient en contemplant la scène. Le rire de Pierre résonna dans tout le froid monastère, rebondit contre les pierres et lui revint aux oreilles. Mais l’enfant ignorait qu’il s’agissait-là de l’écho, pour lui, c’était l’oiseau chamarré qui volait gaiement dans les allées du cloître et qui répétait son fou-rire.

    Au pied du mur

    L’abbé Rambert mit plusieurs mois avant de désigner un nouveau chantre. Le Père supérieur rêvait de transformer la modeste école de l’abbaye pour la convertir en un véritable atelier de copistes. C’est pourquoi, pendant tout l’hiver, il envoya des missives aux monastères environnants afin de trouver un moine expérimenté en la matière, quelqu’un capable de mettre en route une bibliothèque digne de ce nom et qui saurait former les jeunes élèves de Mussignac. Mais, avec le temps, il dut se résigner. Sa requête aurait entraîné trop de contreparties et il risquait de perdre son indépendance face aux grandes abbayes dont il sollicitait l’aide. Pendant ce temps, les enfants étaient dissipés, laissés sans surveillance. L’abbé avait beau passer de temps à autre au scriptorium et punir les éléments les plus perturbateurs, cela ne suffisait pas. Il devait au plus vite nommer un responsable et rétablir l’autorité perdue. Mais qui pouvait donc accomplir cette charge ? Les seuls moines valides étaient occupés à d’autres fonctions, et il ne restait guère plus que l’aîné des élèves du vieux chantre, Frère Bernardin, qui venait à peine de fêter sa vingtième année et de prononcer ses vœux. C’était un excellent enlumineur et un garçon intelligent, certes, mais avait-t-il assez de poigne pour faire régner l’ordre dans le scriptorium, pour tenir à jour les registres de l’abbaye et faire chanter les moines à la messe ? Rambert trouvait Bernardin quelque peu rebelle et impétueux, naïf et rêveur, mais après tout, songeait-il, le jeune deviendrait vieux, et avec l’âge, sans aucun doute, il gagnerait en sagesse. De toute manière, Rambert n’avait pas le choix, aussi, peu après Pâques, il intronisa le nouveau chantre. Bernardin reçut la verge d’Odilon et sa charge put commencer.

    L’abbé en profita aussi pour régler le sort du petit Pierre Toussaint. Durant tous ces longs mois il n’avait su que faire du moutard. Il était tenu par le devoir de charité qui l’empêchait de le renvoyer du monastère, mais il avait été incapable jusqu’alors de lui attribuer une fonction : l’enfant ne pouvait pas être serviteur, puisque sa disgrâce le rendait parfaitement inutile pour la moindre tâche domestique, ni bien entendu oblat, car il s’agissait, à n’en pas douter, d’un idiot. Alors, ne trouvant à le caser nulle part, l’abbé l’avait laissé aller et venir librement, et avait fini par apprécier la présence de cette petite créature qui rampait aux quatre coins de l’abbaye en mordant la poussière. Le petit faisait pitié à tous avec son regard triste et donnait aux moines un bon exemple d’humilité. À vrai dire, l’abbé s’était persuadé que l’enfant ne pouvait guère survivre à l’hiver, mais il dut bien se rendre à l’évidence : la Semaine Sainte était passée et Pierre vivait encore. Cette situation ne pouvait pas durer, quoique l’enfant ne dérangeât personne – il était spécialement silencieux et tranquille –, dans un monastère il y avait une place pour chacun, et lui n’en avait aucune. Aussi, lorsque l’abbé Rambert désigna le jeune Bernardin comme nouveau chantre, il choisit en même temps de lui confier le petit estropié.

    De la Toussaint jusqu’à Pâques, Pierre avait donc hanté l’abbaye en y traînant son petit corps. La nuit, il dormait dans l’étable avec les animaux. Aux heures des repas, on lui servait une écuelle dans un coin des cuisines. Dans la journée, il vaquait d’un endroit à l’autre du monastère. Jouissant du privilège accordé aux imbéciles et aux animaux domestiques, il pouvait aller partout librement, où bon lui semblait, aussi bien à l’intérieur des bâtiments conventuels où seuls les moines

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