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La reine noire
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Livre électronique459 pages6 heures

La reine noire

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À propos de ce livre électronique

Vert comme l’espoir vacillant d’un monde qui se meurt

Blanc comme le nuage triste d’une promesse brisée

Rouge comme la lente agonie d’une nation d’horreur

Noir comme des ailes de nuit, comme des ailes de peur

Noir comme une Reine de sang, comme une Reine sans pitié

Le Magikor, ce vestige de l’ancien monde, est entre les mains des Sociétés de Commerce. Son pouvoir est si grand qu’il menace de détruire ce qu’il reste des royaumes libres et de ses peuples.

C’est pourquoi Ignare le Jambon, acrobate et escroc de renom, le distingué Sieur Gavrob et leurs alliés tentent d’amasser les forces suffisantes pour résister à l’envahisseur. Pour y parvenir, ils auront besoin de manoeuvrer des bateaux volants, de retrouver des héros oubliés et de rallier des barbares à leur cause.

Deuxième tome de la série Magikor, la Reine Noire est un roman rempli d’action et d’humour où la magie s’épuise autant que l’espoir des peuples.
LangueFrançais
Date de sortie20 juil. 2018
ISBN9782897866181
La reine noire
Auteur

Victor OH Morasse

Psychologue de métier, Victor est passionné par les univers fantastiques et l’écriture depuis toujours. Finaliste au prix de la nouvelle littéraire 2016 de Radio-Canada et auteur de blog, il tente de mêler des enjeux contemporains à ses mondes imaginaires en y ajoutant une touche de critique sociale. Magikor est sa première série fantastique.

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    Aperçu du livre

    La reine noire - Victor OH Morasse

    1

    La bouteille vide éclata en morceaux en s’échappant de sa main. C’est ce qui éveilla Ignare le Jambon d’un sommeil troublé. Il était étendu sur un lit qui n’étais pas le sien, encore vêtu et chaussé, et ne parvenait pas à se souvenir de quelle manière il s’était retrouvé là. Le petit homme au nez crochu soupira bruyamment. Il avait la tête en feu et une odeur nauséabonde se dégageait de ses vêtements tachés. Il tenta un mouvement de la tête, mais poussa un grognement de bête blessée lorsqu’elle lui annonça qu’elle n’avait pas l’intention de collaborer. La bouteille d’alcool d’écorce qui gisait en morceaux à ses pieds lui fournissait des indices importants quant à la nature de sa dernière soirée, mais il n’avait ni envie ni besoin d’en savoir davantage.

    La porte de la petite chambre claqua soudainement et une tornade miniature s’engagea dans l’embrasure en même temps que la douloureuse lumière du soleil. Vêtue de la courte tunique verte caractéristique de son peuple, ses longs cheveux sombres tressautant dans son dos au rythme de ses mouvements rapides, Fraya n’allait pas laisser de répit au célèbre Ignare le Jambon. En sautant sur le lit, elle commença à l’enguirlander dans la langue estrale qu’Ignare ne maîtrisait pas encore parfaitement. Elle fronçait les sourcils et voulait paraître en colère, mais à Bariole, les affrontements verbaux tenaient davantage du jeu que de la querelle. Toutefois, dans l’état où il se trouvait, Ignare préférait s’avouer vaincu rapidement simplement pour qu’elle cesse de crier. Il leva mollement la main en signe de capitulation et Fraya ne put réprimer un sourire satisfait.

    — Tu n’avais qu’à faire attention hier soir, ivrogne, ditelle en adoucissant un peu le ton. C’est comme ça depuis un mois avec toi, tu vides nos réserves d’eau de rable¹ sans modération.

    — Vous n’aviez qu’à ne pas me garder au départ.

    — Tu as raison, la première idée était la bonne.

    — Laquelle ?

    — Te faire frire. C’était plus économique.

    — Mais tellement moins amusant.

    — Détrompe-toi, la friture humaine a quelque chose de réellement divertissant.

    Elle éclata de rire et Ignare frissonna en songeant qu’il ne savait pas si Fraya était sérieuse ou non. Les gens de Bariole avaient d’étranges habitudes et certaines se rapprochaient dangereusement de la barbarie. Si le peuple Vert était raffiné et civilisé du côté d’Idéole, il avait quelque chose d’animal dans les forêts du sorine.

    La petite femme descendit du lit et commença à ramasser les bouts de verre qui s’étaient répandus sur le sol. Toute colère était disparue de son visage, et elle chantonnait gaiement en se gaussant d’Ignare et de sa stupidité. Celui-ci s’attarda sur son amie pendant un instant. Elle était d’une beauté sauvage. Comme tous les membres de son peuple, elle avait la taille d’une enfant des pays du Centre mais les formes d’une jeune femme. Sa peau sombre et colorée par le soleil évoquait la chaleur, la force et la vigueur. Elle bougeait avec grâce comme si chaque mouvement était un pas de danse et parlait avec assurance comme si chaque mot était une chanson. Ses yeux, aussi verts que la forêt qui l’avait vue naître, brillaient de malice et d’intelligence. Fraya était résolument incontrôlable et imprévisible, un animal qu’on ne tient pas en captivité.

    — Debout ! lui intima-t-elle soudain en fronçant les sourcils, tu as des corvées à compléter aujourd’hui.

    Ignare poussa un nouveau feulement d’animal blessé. La vie à Bariole était réglée comme une horloge, même son statut de « prisonnier politique » ne lui permettait pas de s’en soustraire. Depuis son arrivée, il avait dû tresser des câbles, nettoyer des passerelles, émonder des dizaines de grands rables, cueillir des fruits et confectionner des armes. Toutes ces tâches lui paraissaient indignes d’un grand saltimbanque, mais il y avait peu de place pour la négociation auprès des Bariolais.

    Il se fit donc violence en déplaçant son corps vers la position verticale. De nouvelles lames transpercèrent son crâne et il se promit une fois de plus de laisser de côté l’alcool d’écorce à tout jamais. Une fois sur ses pieds, il constata que son équilibre n’était pas encore au point et que les passerelles de la ville représenteraient un défi important tout au long de la journée. Toutefois, Fraya ne lui laissait pas beaucoup d’alternatives et le petit homme dut rapidement affronter le soleil matinal et ses rayons douloureux.

    La maison de Fraya, où il avait passé la nuit, se trouvait au point le plus élevé de la ville de Bariole. En passant la porte, Ignare jeta un regard sous lui et put apprécier toute la complexité et la splendeur sauvage de la cité rebelle du peuple Vert. Nichée au cœur d’une forêt dense et impénétrable, la ville s’étendait littéralement entre les arbres. Les petites maisons de ses habitants avaient été bâties sur les branches les plus solides et reliées entre elles par un réseau de passerelles, de planches, de câbles et de lianes qui s’entremêlaient dans une forme de chaos parfaitement contrôlé. Haut de plusieurs dizaines de mètres, l’arbre dans lequel Ignare se trouvait constituait l’un des piliers de la ville, et les cabanes colorées s’y multipliaient comme des fruits mûrs. Une agitation fébrile s’emparait de la cité très tôt chaque matin, conséquence directe d’un état de guerre permanent qui s’étendait sur près de trois générations. Les petits hommes nerveux de Bariole ne connaissaient aucun répit. Ils devaient chasser, cueillir, entretenir, espionner, combattre et riposter sans relâche à chaque nouvelle journée. La paresse naturelle d’Ignare le Jambon avait été mise à rude épreuve depuis son arrivée.

    — Attache-toi, lui ordonna Fraya en lui lançant son harnais. Onöro nous attend.

    — Onöro n’attend pas, ça lui demande trop de temps.

    À contrecœur, Ignare enfila son harnais. Les lignes avaient constitué sa plus grande source de plaisir depuis qu’il avait été fait prisonnier à Bariole, mais aujourd’hui il sentait que son estomac ne collaborerait pas facilement. En s’attachant au long câble qui s’étendait entre deux des arbres-piliers de la ville, il réprima un haut-le-cœur. Comme la patience ne faisait pas partie des qualités de Fraya, elle le poussa simplement dans le dos en gloussant.

    Avec un cri de surprise, Ignare s’engagea sur la ligne. Il constata avec plaisir que la sensation avait un effet miraculeux sur son état. Tous ses sens s’éveillèrent d’un coup au moment d’être propulsé dans le vide, simplement suspendu par la taille aux solides liens de corde et de métal entremêlés. Les lignes constituaient le moyen de transport le plus rapide et le plus efficace de Bariole. Grâce à un ingénieux système de câbles et de poulies, les petits hommes du peuple Vert pouvaient se déplacer à grande vitesse à travers la ville et la forêt dense qui l’entourait. Les bariolais étaient passés maîtres dans L’Art de dévaler les lignes et ils multipliaient les pirouettes et les cabrioles, suspendus dans les airs par un simple harnais. C’était aussi une stratégie redoutable en cas d’affrontement. Combattre des guerriers volants qui se déplaçaient d’une cachette à l’autre constituait une mission périlleuse, et les batols des sultans d’Idéole avaient depuis longtemps abandonné l’idée de s’approcher de la ville.

    Si Ignare avait été terrifié par sa première expérience, il avait rapidement pris goût au sentiment de liberté que le fait de se jeter dans le vide à grande vitesse procurait. Il commença à dévaler le long de la ligne en laissant le vent chasser son ivresse. Ces moments sur les lignes constituaient ses seuls instants de liberté totale. Même s’il n’était plus considéré comme un prisonnier à Bariole, il demeurait sous la surveillance constante de Fraya. Ignare aimait bien la compagnie de la jeune femme, mais son regard avait quelque chose d’un peu trop attentif pour qu’il puisse se sentir entièrement à l’aise.

    C’étaient également les seuls moments où il pouvait oublier la douleur qui paralysait son être depuis plusieurs mois. La liqueur de rable l’engourdissait — un peu moins efficacement chaque soir — sans la chasser. Son horaire chargé le distrayait sans l’apaiser. Ignare le Jambon ne faisait plus le clown pour personne, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Le membre émérite du Grand Cirque de Rioni Mais aussi d’Ailleurs Dans le Monde et Partout où les Gens voudront nous Voir avait brisé la seule promesse à laquelle il ait réellement tenu, et cette idée le dévorait de l’intérieur. En arrivant au bas de la ligne, l’éphémère euphorie associée à l’impression de voler disparut, et Ignare le Jambon revint brusquement à la réalité. Alors que les brumes de rable s’évaporaient de son esprit, il se repassa en mémoire les événements qui l’avaient mené jusqu’à Bariole.

    Il se souvint du jour où il était embarqué sur un étrange bateau-tortue, condamné aux besognes de matelot à cause d’une injuste histoire de partie de cartes truquée. Il revit le grand Araffin nommé Riva attaché sur un pilier, digne et fier en toute occasion. Puis il se souvint d’elle, et ses yeux se remplirent de larmes. Dahlia avait été enlevée au monastère de Hurle-Ciel par les guerriers Gris, le peuple de mercenaires ailés qui ne connaissait pas la pitié. Ce n’était qu’une enfant, une jeune fille innocente perdue au milieu de la mer. Ignare le Jambon avait cru qu’il était de son devoir de lui faire découvrir les merveilles du Cirque. En montant pour elle des numéros ingénieux et des illusions habiles, il était devenu son premier ami. Ce lien terrible avait propulsé sa vie dans des zones de danger de mort, de légendes millénaires et de destins plus grands que nature.

    Car Dahlia n’avait rien d’ordinaire. Sans que l’on sache comment ni pourquoi, un fragment du cœur de la Reine Blanche des Araffins s’était retrouvé en elle. Ce fragment, que les cultures du Centre nommaient le Magikor, faisait l’objet d’un millier de contes. Il y était question de guerres entre le peuple Blanc des Araffins et les hommes, du désir de pouvoir qui corrompt les esprits.

    À l’apogée d’un affrontement terrible avec la première guerrière ailée Grise, la Reine Blanche fut terrassée par la haine et l’envie. Ce qui se passa ensuite n’avait été prévu par personne. Dans une explosion cosmique qui modifia la face du monde, la magie se dispersa et abandonna les peuples pour les punir de leur folie. Elle s’éleva d’abord aux cieux pour se réfugier dans les étoiles, puis s’enfonça dans la terre sous la forme d’une fine poussière brillante, le souvenir fade d’une beauté perdue. Cette poussière — le kraul — faisait aujourd’hui l’objet de la convoitise des hommes et des Araffins, esclaves du monde qu’ils avaient eux-mêmes créé. Ainsi, le Magikor constituait le dernier vestige d’un monde disparu où ce que les humains appellent la magie forgeait l’avenir et contrôlait les destins. Dans une si petite chose se trouvait plus de puissance et d’autorité que dans toutes les mines et les champs où l’on cultivait le kraul.

    Pendant longtemps, toutes ces histoires n’avaient été pour Ignare que d’excellentes sources de légendes. Il prenait plaisir à les amplifier, les embellir, les modifier et les démentir. Puis il avait rencontré Dahlia, et l’étrange sentiment de faire partie de l’histoire plutôt que de la raconter avait commencé à s’imposer à lui. S’il avait d’abord été sceptique, les preuves accumulées avaient fini par avoir raison de lui. Dahlia pouvait imaginer le monde au gré de ses sentiments. Elle avait déclenché une tempête terrible par la force de sa colère, changé les propriétés du feu par miséricorde, fait littéralement fondre un Inquisiteur de la Religion — une créature dangereuse et meurtrière — dans le but de protéger ses amis et même redonné l’espoir au peuple Gris en lui accordant une reine. Tout cela, elle l’avait fait sur le chemin d’Estrange, la Cité Bleue des Araffins, où Riva avait décidé de l’emmener. Pendant de longues semaines, ils avaient parcouru les terres, les mers et même les cieux pour y parvenir. Dahlia avait dû y rencontrer Celle Qui Voit, l’oracle du Peuple Blanc, afin de connaître la volonté des étoiles. Car pour les Araffins, rien n’était plus important que le chemin tracé par ces petites lumières blanches. Les plus érudits d’entre eux en étudiaient les propriétés et les alignements, adaptant leur conduite aux commandements du ciel. Alors que le destin du monde se dessinait sur la terre ferme, le peuple Blanc levait constamment la tête vers les étoiles afin de découvrir les vérités que les hommes ne pouvaient saisir.

    Cette habitude irritait profondément Ignare. Dès le début, Riva avait refusé de leur expliquer son plan. Après que leur navire eût fait naufrage, il avait décidé de les mener à Estrange, et ce, malgré ce qu’Ignare et Dahlia pouvaient en penser. À chaque fois qu’une question lui était posée, le grand Araffin répondait en levant les yeux au ciel ou en invoquant la volonté des étoiles. Ignare avait dû deviner, déduire et supposer afin de remettre l’histoire en place. Sa grande connaissance des légendes du monde lui avait permis de reconstituer le casse-tête plus rapidement que ne l’avait cru Riva. Il faut dire qu’Ignare le Jambon aimait bien jouer au demeuré à l’occasion, c’était un rôle qui lui avait toujours donné un avantage face aux marchands arrogants et aux seigneurs méprisants. De cette façon, il avait pu graduellement mettre à jour les véritables intentions de Riva, et ainsi avait été scellé son propre destin et celui de ses compagnons.

    Riva avait eu l’orgueil de croire qu’il connaissait la volonté des étoiles mieux que le reste de son peuple. Dans un alignement unique, il avait perçu un message que les Astronomes de son peuple avaient échappé. Une direction que même Celle Qui Voit, la vieille femme humaine qui servait d’oracle au Peuple Blanc, avait été incapable de saisir. Après tout, n’était-il pas le prince Rivamalgeüs, le Coureur² surdoué qui avait parcouru le monde et refusé la noblesse et les titres honorifiques ? Sans qu’il le réalise, sa connaissance s’était muée en suffisance, et il avait vu dans le ciel une vérité immuable où il n’y avait que des incertitudes. C’était un commandement terrible qui lui était intimé, une preuve indiscutable que les étoiles ne se repaissaient que d’équilibre sans se préoccuper de bien ou de mal.

    La volonté des étoiles que Riva croyait comprendre remettait Dahlia entre les mains des Sociétés de Commerce. Anonymes et violentes, issues de la quête de richesse et de pouvoir sans fin que les hommes se livraient depuis leur premier jour, elles étaient nées de la culture du kraul et des associations marchandes. Les 15 Familles avaient pris possession des pays du Centre en quelques années seulement, abattant les frontières des royaumes pour qu’il n’en demeure qu’une seule : le profit. Ainsi, les champs de kraul s’étendaient à perte de vue dans les terres d’Héhu et de Danaka, les deux principaux royaumes du Centre. Les Sociétés accumulaient du pouvoir par la possession, mais dépendaient tellement du kraul qu’elles devaient constamment étendre leurs frontières et revendiquer davantage de terres. L’esclavage était redevenu une pratique commune. Dans les mines sous les forteresses des Sociétés, les hommes vivaient comme des animaux rampants. Dans les champs de kraul, on les faisait travailler sans relâche du petit matin jusqu’à la tombée de la nuit. Et il y avait pire encore. Le kraul avait un effet étrange sur les plantes que l’on cultivait dans les champs des 15 Familles. Il leur donnait vie. De petits êtres noueux et feuillus étaient extirpés de la terre, hurlants et sautillants, pour être précipités dans un four quelques secondes plus tard. Ainsi, des centaines de milliers d’êtres vivants avaient été brûlés vifs afin de leur extirper quelques grains de la poussière fine dont dépendaient les Sociétés.

    À ce titre, le Magikor représentait une source d’énergie infinie, la promesse du savoir ancien qui avait créé le monde et d’une domination militaire et commerciale complète. Pour la plupart des Araffins, il était inconcevable que l’on veuille le remettre entre les mains des hommes, qu’on le place au service de leur folie. Le Peuple Blanc se souvenait également de sa propre arrogance au moment où il avait construit l’homme à son image, et hésitait donc à utiliser le Magikor pour retrouver sa gloire ancestrale. Ainsi, lorsque Dahlia avait été découverte, les membres les plus modérés du Peuple Blanc avaient proposé de la cacher chez les Prêtres Rouges. Violents et barbares, ces religieux possédaient toutefois une caractéristique très utile au plan des Araffins : une fois qu’ils faisaient le voeu de protéger ce qu’on leur confiait, seule la mort pouvait briser leur serment. Pendant de longues années, Dahlia avait donc été captive du monastère de Hurle-Ciel, à l’abri des Sociétés de Commerce et des Araffins. Le plus grand secret du monde résidait dans une jeune fille frêle aux longs cheveux châtains, aux yeux verts et clairs et au rire doux. L’équilibre du monde demeurait, le chaos côtoyant l’ordre dans un mouvement intemporel.

    Puis, Riva avait vu dans les étoiles qu’il devait en être autrement. Que l’Instrument devait servir au Chaos, qu’il fallait remettre le Magikor entre les mains des hommes pour qu’ils puissent décider eux-mêmes du sort du monde. Il s’était laissé pister et capturer par les 15 Familles et avait mené les mercenaires Gris jusqu’au monastère secret des Prêtres Rouges. Les redoutables guerriers ailés avaient massacré les prêtres et enlevé Dahlia pour la mener sur le bateau où Ignare subissait les contrecoups de son métier de voleur. Le plan du Araffin aurait été mis à exécution et le Magikor serait revenu aux Sociétés si un événement totalement imprévu n’avait pas donné un coup de marteau sur la ligne du destin³. Ignare avait désobéi aux ordres de la maîtresse Grise qui dirigeait l’expédition. Il s’était occupé des prisonniers pendant la nuit et avait monté pour eux des numéros de cirque tous plus spectaculaires les uns que les autres. Sa punition avait été la mort, et la matrone Mygale avait perforé son cœur d’un coup qui aurait pu être fatal. Secouée par une profonde colère, l’incroyable puissance du Magikor s’était alors déchaînée à travers Dahlia et une terrible tempête avait soudainement pris leur navire d’assaut. Le naufrage avait suivi et ce que Riva avait vu dans les étoiles était disparu à jamais. À cause de ses propres pitreries..

    Mais Dahlia était partie. À Estrange, elle avait rencontré Celle Qui Voit. Les révélations qu’elle avait obtenues de l’oracle, Ignare ne les connaîtraient probablement jamais. La même nuit, un agent des 15 Familles s’était infiltré dans la Cité Bleue. Au sommet du Grand Palais, il avait tenté d’enlever la détentrice du Magikor en l’embarquant sur un batol, un navire volant au service des Sociétés. Au sommet du Grand Palais, après une poursuite effrénée pour sauver la seule personne à qui il eut réellement tenu, Ignare le Jambon avait révélé la vérité qu’il devinait à propos de Riva et de son plan d’origine. Au sommet du Grand Palais, il avait joué le rôle que les étoiles lui destinaient depuis l’instant de sa naissance, il en était certain maintenant. Et Dahlia était partie de son propre gré, remplie de colère et de désespoir face à Riva qui l’avait utilisée depuis le début. Dahlia était partie, et Ignare n’avait plus jamais été le même.

    Fraya bouscula violemment Ignare qui faillit tomber à la renverse et être précipité dans le vide. Il lui arrivait de plus en plus souvent de faire des rêves éveillés et de passer de longs moments à se remémorer les événements qui l’avaient mené à Bariole. Il avait encore l’impression que rien n’était réel, qu’il avait imaginé toute cette histoire. Puis la douleur s’emparait de nouveau de son être et il se souvenait qu’il avait brisé sa promesse, qu’il n’avait pas pu la protéger.

    — Dépêche-toi, ivrogne ! On nous attend.

    Ignare se mit lentement en direction de la hutte du chef des rebelles. Il n’aimait pas beaucoup Onöro, mais on ne lui offrait pas réellement de choix. Après avoir gravi une série de marches vacillantes et traversé une passerelle de cordes, il se retrouva devant la cabane du maître de Bariole. Elle était un peu plus grande que les autres mais ne portait pas de signe distinctif. Une simple demeure circulaire faite de bois sombre dont le toit était teint en vert. En passant la porte, il se promit de ne pas perdre patience, cette fois.

    À l’intérieur, cinq hommes étaient réunis en plus de Fraya. Ils arboraient un air sérieux et important qui jurait avec leur petite taille et leur aspect maladroit. Ignare les reconnut comme étant les principaux généraux rebelles, mal à l’aise dans leur armure de plaques et de cuir trop serrée. Dans la langue estrale, ils débattaient vivement en inspectant une carte posée sur une table au milieu de la pièce unique. Onöro, le chef rebelle, était toujours le plus bruyant. Petit même pour les standards du peuple Vert, on aurait dit qu’il ressentait constamment le besoin d’affirmer son autorité. Il grattait sa barbe grisonnante dans une expression d’intense réflexion tout en contredisant systématiquement ce que ses généraux pouvaient proposer. C’était un personnage idéaliste et intransigeant, un véritable rebelle dans l’âme, qui s’était opposé aux sultans depuis le tout début. Le peuple de Bariole le suivait sans questionner ses décisions, principalement en raison de ses qualités oratoires. Onöro pouvait convaincre une foule d’à peu près n’importe quoi dès qu’il s’adressait à elle ; ses mots avaient une portée insoupçonnée pour un homme d’aussi petite stature. Cette qualité faisait de lui un personnage dangereux et imprévisible qui prenait des décisions sur le coup de l’émotion et refusait tout compromis. Étrangement, seule sa nièce Fraya semblait avoir un certain ascendant sur lui.

    — Ignare ! cria le chef rebelle en le voyant entrer. Tu es en retard, comme toujours. Et tu sens le rable pourri. Je te ferai mettre au cachot si tu persistes à jouer au pochetron.

    — Vous n’avez pas de cachot.

    — J’en ferai construire un avec ton nom dessus !

    — Vous vouliez me voir ?

    — Oui, mes généraux sont des incapables. Toi aussi, mais moins qu’eux. Viens ici.

    Pour une raison qu’il ignorait complètement, on avait accordé à Ignare une sorte de statut militaire depuis sa capture. S’il avait d’abord été considéré comme un ennemi, on l’avait ensuite classé dans une catégorie neutre en lui retirant ses liens et en lui accordant le droit de se déplacer dans la ville. Puis, principalement à cause de Bleu d’Iris, il était devenu une sorte d’allié, un expert de la guerre à qui on demandait conseil. Bleu d’Iris était la chef des services d’espionnage du royaume de Baike⁴. Peu après le départ de Dahlia, il avait fui Estrange avec elle à bord du Mers et Mondes, le batol qui avait mené leur groupe jusqu’à la Cité Bleue. La situation était devenue insoutenable, Ignare en voulait à tous les Araffins pour leur arrogance et leurs secrets. Il en voulait à Riva. Il s’en voulait à lui-même. Il en voulait au monde entier. Il avait donc préféré s’enfuir avant de devenir fou. Bleu d’Iris avait accepté de le prendre comme matelot à bord de son batol, et ils avaient franchi l’océan jusqu’à l’Estre en quête d’information pour le compte du roi Elevèpre de Baike. Alors qu’ils survolaient la forêt du sorine d’Idéole, le Mers et Mondes avait été pris en embuscade par les rebelles bariolais et son équipage avait été fait prisonnier.

    D’abord considérés comme des alliés des sultans en raison du batol qui les transportait, Ignare et Bleu d’Iris avaient réussi à expliquer qui ils étaient réellement avant l’étape de la torture. Si Onöro et ses généraux avaient été méfiants au départ, les secrets militaires révélés par Bleu d’Iris avaient réussi à gagner leur confiance. Elle possédait une connaissance étendue du monde et de ses particularités géo-politiques en plus d’une expertise poussée dans L’Art de la guerre. En révélant les points faibles des batols de guerre des sultans, elle avait fourni un précieux avantage aux petits hommes dont l’arme principale consistait en une série de câbles tendus entre les arbres. De manière automatique, on avait accordé le même statut d’expert à Ignare le Jambon. Comme sa plus grande expérience de la guerre se résumait à ses succès aux cartes face aux généraux des Sociétés, rien n’était plus pénible pour lui que ces rencontres tactiques un peu dramatiques.

    — Pourquoi ne demandez-vous pas à Bleu d’Iris ? demanda le petit homme en réprimant un bâillement.

    — Elle est en mission de reconnaissance et nous n’avons pas le temps de l’attendre. Le convoi doit passer demain matin, nous devons être prêts.

    Onöro ne faisait aucun effort pour être compris. Il parlait à Ignare en langue estrale, si rapidement que celui-ci avait souvent de la difficulté à comprendre certains mots.

    — Le convoi ?

    — Oui. Selon nos informations, un convoi de batols doit passer au-dessus de la forêt. Nous allons l’attaquer.

    — Ça semble plutôt imprudent de leur part.

    — Nous nous tenons tranquilles dans la forêt depuis un bon bout de temps. Ils sont trop confiants.

    — Ça ressemble plutôt à une sorte de piège.

    Ignare avait prononcé la dernière phrase comme une simple évidence. Les yeux des généraux s’écarquillèrent de surprise. Ignare soupira ; il pouvait facilement comprendre pourquoi Bariole n’avait pas l’avantage dans cette guerre. Fraya restait en retrait dans un coin. Elle avait compris depuis longtemps qu’il était préférable de ne pas froisser l’ego de son oncle en lui prodiguant ses conseils en public. Ignare était toutefois convaincu qu’elle était à l’origine de la plupart des bonnes décisions du chef rebelle.

    — Vous n’aviez pas pensé à cette éventualité ?

    — Bien sûr que oui ! mentit Onöro en se grattant furieusement la barbe. Mais nos services d’espionnage sont formels.

    — Et le contre-espionnage, vous connaissez ? La désinformation ? La fuite intentionnelle ? Les sultans peuvent bien vous faire croire n’importe quoi. En fait, ils ont probablement réalisé que vous n’êtes plus aussi atroces dans ce domaine depuis quelque temps. Ils ont décidé de vous tendre un piège.

    — Bleu d’Iris n’a jamais parlé de tout ça.

    — Bleu d’Iris essaie de ménager vos egos militaires. La vérité, c’est que vous allez vous précipiter dans leur piège et vous faire massacrer.

    — Que proposes-tu alors ?

    — Mais je n’en sais rien, moi ! Je ne suis pas un militaire, je vous l’ai répété cent fois.

    — Je sais. Tu es un tricheur, un voleur, un espion et un arnaqueur. Ce que je veux savoir, c’est comment tu agirais dans une partie de cartes.

    Ignare réfléchit pendant un instant. Il n’avait pas envie d’être impliqué dans cette guerre. Le peuple Vert était divisé depuis trop d’années pour que le conflit ait encore un véritable sens. Dès l’avènement des Sociétés de Commerce, une profonde division s’était opérée au sein du peuple d’Idéole. Détenteurs du savoir ancestral qui leur permettait de faire voler des navires grâce au kraul, les Verts possédaient la clé du contrôle du ciel. Dirigé par un conseil de sultans très riches, le pays avait d’abord refusé de collaborer avec les 15 Familles. Puis, à mesure que la domination commerciale des Sociétés s’était étendue, certains avaient plié. Aujourd’hui, seuls quelques sultans s’opposaient encore à une pleine collaboration. Le secret de la technologie des batols demeurait à Idéole, mais les plus avides avaient vendu une partie de leur flotte et même accepté de construire des forteresses volantes pour le compte des Sociétés. Dès le départ, une partie du peuple Vert s’était opposée à toute alliance. Onöro et ses semblables affirmaient que les batols devaient contribuer au savoir et à la compréhension du monde plutôt qu’à l’hégémonie militaire et commerciale. Près de soixante années auparavant, un petit groupe avait fui Idéole pour se réfugier dans les forêts et fonder Bariole, la cité rebelle. Depuis, le peuple Vert était aux prises avec une violente guerre civile qui avait fait des milliers de morts et accentué les divisions entre les parties. C’était une histoire triste et absurde dont Ignare ne voulait pas entendre parler. En fait, Ignare ne voulait plus entendre parler de quoi que ce soit. Toutefois, il s’était promis de ne pas perdre patience, ne serait-ce que pour ménager le mal de crâne qui lui vrillait les tempes chaque fois qu’Onöro haussait le ton.

    — Si j’étais dans une partie de cartes, dit-il en se massant le cou, je jouerais le double-jeu.

    — Que veux-tu dire ?

    — Je ferais semblant d’être pris au piège et je me laisserais avoir une première fois pour endormir la méfiance de l’adversaire, puis je riposterais avec mon deuxième jeu. Je tendrais un piège par-dessus un piège.

    — Mais nous leur tendons déjà un piège.

    — Alors, c’est un triple-jeu.

    — Comment ?

    — Un piège par-dessus un piège par-dessus un piège.

    — Ça commence à faire compliqué, non ?

    — Eh, vous m’avez demandé mon avis, je vous le donne.

    Le visage d’Onöro s’éclaira soudainement. Il donna une claque dans le dos d’Ignare et éclata de son rire le plus retentissant. Dans le coin de la hutte, Fraya souriait timidement.

    — Ignare le Jambon, tu es formidable dans ta malhonnêteté ! Voilà notre problème, nous avons été beaucoup trop honnêtes depuis le tout début.

    — Je suis heureux d’avoir pu contribuer à l’avancement de votre malveillance. Puis-je me retirer ?

    — Oui. Va cuver ton eau de rable. Nous commencerons bientôt les préparatifs pour l’attaque. Si tout se passe bien, nous aurons un général d’Idéole comme prisonnier dès demain.

    — Un général ?

    — Fraîchement arrivé d’Héhu. Un génie militaire capturé par les Araffins qui a réussi à s’enfuir d’Estrange. Un véritable héros qui s’est mis au service du sultan Erique pour mater notre révolte. Il dirige le convoi. Ce sera le joyau de notre collection de prisonniers.

    Un doute s’empara soudain d’Ignare. Il s’apprêtait à sortir de la hutte mais s’arrêta brutalement en se sentant blêmir d’un coup.

    — Et quel est le nom de ce général ?

    Onöro ricana de nouveau et ses généraux se sentirent obligés de l’imiter. Fraya regardait Ignare en fronçant les sourcils. Elle voyait bien que quelque chose n’allait pas.

    — On dit que c’est un original qui porte un hautde-forme en permanence et passe son temps à la proue des batols. Un certain général Gavrob.


    1. Le rable est un grand arbre feuillu que l’on retrouve principalement dans les régions estrales. En faisant macérer son écorce, les gens de Bariole obtiennent un alcool sucré et très concentré.

    2. Les Coureurs Araffins parcourent le monde en quête d’essences naturelles pouvant être mêlées au kor, le minerai unique extrait des mines d’Estrange. Plus puissant que le kraul cultivé par les Sociétés, il permet au Peuple Blanc de reproduire une partie de son pouvoir d’antan.

    3. Expression fréquemment utilisée dans les pays de l’Estre.

    4. Une province de Danaka

    2

    — I mpossible !

    Le roi Elevèpre de Baike abattit son poing sur la table comme il en avait l’habitude lorsque quelque chose le contrariait. Autour de lui, tous gardèrent un silence poli. La baronne Orinna lui toucha doucement le bras. La conseillère spéciale du roi, qui était aussi sa compagne, était la seule personne au monde qui pût calmer les colères légendaires du souverain de Baike.

    — Majesté, vous possédez le meilleur réseau d’espions de tout le Centre, il n’y a pas de raisons de douter de ces informations.

    — Je ne peux pas le croire, tempêta le petit homme en repoussant une mèche de cheveux gris qui tombait mollement sur son front. Noir de Ciel, comment se fait-il que nous n’ayons rien su avant ?

    L’homme à qui s’adressait le roi se tenait debout à l’extrémité de la salle, drapé dans une large cape noire à capuchon. Il était grand et émacié, son visage était couvert de cicatrices et sa peau aussi blanche que celle d’un Araffin. Le nouveau chef des Services Rapprochés du roi se montrait efficace et discipliné, mais il était loin d’être aussi divertissant que Bleu d’Iris, la grande pâtissière dont il avait pris la place.

    — Deux de nos hommes ont infiltré le chantier, confirma Noir de Ciel de sa voix grinçante. Les Sociétés ont engagé principalement des paysans d’Héhu au bord de la famine et leur ont promis de la nourriture et un toit. L’endroit est reclus, caché aux yeux des fermiers et des gardes de Baike.

    — Sont-ils avancés dans la construction ?

    — Les fondations sont terminées.

    Elevèpre jura entre ses dents.

    — Une forteresse ! À Baike ! Jamais je n’aurais cru voir cela de mon vivant. Qu’est-ce que ça signifie ?

    — Que nous avons été aveugles trop longtemps, sire. Ou stupides, mais je préfère ma première idée.

    La voix chevrotante du vieux Sieur Braga continua à résonner dans la salle circulaire pendant quelques instants. Il était le plus ancien conseiller du roi, et son âge avancé n’avait pas réussi à émousser son esprit.

    — Que voulez-vous dire ? demanda doucement Orinna alors que le roi fouillait sa tunique pour y trouver l’un des longs tubes argentés qu’il aimait particulièrement fumer.

    — Nous avons longtemps cru que les 15 Familles n’oseraient jamais traverser les frontières de Baike. Pour quelles raisons ? Des accords commerciaux ? Les Sociétés sont le commerce, maintenant. Elles décident de vie et de mort pour les provinces et les royaumes. Nous avons été fous de ne pas nous en apercevoir plus tôt.

    — Elles ont besoin de notre bois, protesta mollement Elevèpre sans y croire vraiment. Et leurs navires doivent passer par le goulot de Baike pour atteindre l’intérieur du continent. J’ai obtenu leur parole, par le grand Fleuve !

    — Alors Majesté, que peut signifier l’apparition de cette forteresse sur nos terres ? Et que vaut réellement la parole de ces hommes, à votre avis ?

    Un silence pesant s’installa autour de la table où les conseillers du roi étaient installés. Le Sieur Braga caressait sa longue barbe blanche en fixant le roi de son regard doux.

    — Je vais envoyer des émissaires sur le chantier et ordonner qu’il soit interrompu.

    — Par les dieux du Cirque, Elevèpre, ouvrez les yeux !

    La voix grave et puissante de Cyrano était remplie de colère. Elevèpre sursauta ; il n’avait pas l’habitude qu’on lui parle ainsi. Au bout de la pièce, le maître de cérémonie du Grand Cirque de Rioni Mais aussi d’Ailleurs Dans le Monde et Partout où les Gens voudront nous Voir s’était levé d’un bond. Il portait une longue tunique bleue dont les reflets changeaient au rythme de ses mouvements et un turban assorti qui montait loin au-dessus de sa tête. Son bâton de cérémonie surmonté d’une pierre étincelante brillait dans sa main. L’homme était généralement affable et calme, pourtant à ce moment-là la colère faisait frémir sa longue moustache impeccablement coiffée en vrilles. Le Cirque était arrivé à Baike quelques semaines auparavant sous prétexte de donner quelques représentations. Elevèpre avait accueilli Cyrano avec respect mais avait suspecté que quelque chose ne tournait pas rond lorsque le maître du Cirque lui avait demandé d’assister à la prochaine séance du conseil de Baike.

    — Prenez garde à vos manières, homme de cirque, dit le général Thoran en fronçant les sourcils, vous parlez à un roi.

    Le maître militaire de Baike était un homme trapu aux tempes grisonnantes qui devait composer avec des fermiers, des bûcherons et des pâtissiers pour toute armée.

    — Laissez, Thoran, dit Elevèpre. En quoi ai-je les yeux fermés à votre avis, maître Cyrano ?

    — Vous croyez que les hommes de l’industrie vous écouteront, qu’ils obéiront au commandement du roi ? Les rois n’existent plus, et vous le savez. Vous êtes le régent d’une province auquel on permet encore de conserver sa couronne pour qu’il ne fasse pas d’ennuis.

    Elevèpre leva le doigt

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