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Temps Mort
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Livre électronique514 pages7 heures

Temps Mort

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À propos de ce livre électronique

2040. Cloué dans un fauteuil roulant depuis toujours, Joris connaît grâce au génie génétique une guérison inespérée. Afin de parachever son rétablissement, il se prête à une rééducation intensive dans l’enceinte d’une base militaire. Il y fera l’apprentissage de la vie, en se confrontant à l’adversité, à l’amitié, mais surtout à l’amour auprès d’une jeune femme aussi ravissante que téméraire : Jessica. Transfiguré et heureux, Joris croise alors le chemin du général MacLash : une rencontre qui va bouleverser le cours de son existence. Le militaire, un mégalomane dépourvu de scrupules, lui révèle la gigantesque machination dans laquelle il l’a plongé depuis son enfance. Victime du plus odieux des chantages, Joris va devoir traverser des épreuves qu’aucun homme avant lui n’aura jamais affrontées. Épreuves qui le conduiront à explorer les méandres de l’espace et du temps.

LangueFrançais
Date de sortie29 oct. 2013
ISBN9782954651514
Temps Mort
Auteur

Franck Sachet

Amoureux de littérature fantastique, auteur de nombreuses nouvelles, Franck Sachet nous livre à travers Temps Mort son premier roman de science-fiction. Ingénieur informaticien évoluant dans le domaine de l’intelligence artificielle, il a puisé dans les plus novatrices des découvertes technologiques et scientifiques pour alimenter son imaginaire et se projeter dans l’avenir. Cet exercice de prospective ne l’a pas empêché de cultiver dans son roman un sens poussé de l’intrigue, servi par une galerie de personnages complexes et attachants. Son sujet de prédilection, le voyage temporel, lui permet d’explorer de nombreuses facettes de la science-fiction ; univers parallèles, réalités virtuelles, etc. Autant de thèmes aussi captivants qu’intrigants.

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    Aperçu du livre

    Temps Mort - Franck Sachet

    « La meilleure des prisons est celle dont on ne voit pas les barreaux. »

    Joris Lefranc. Date indéterminée.

    La sonnerie de la porte vient de retentir. On laisse entrer le visiteur matinal.

    Ça doit certainement être Théo, il essuie toujours bruyamment ses pieds sur le paillasson.

    Joris écoutait attentivement les sons qui parvenaient jusqu’à lui, du fond de son lit. Répondant à une impulsion irrépressible, il voulut se lever pour quitter sa chambre, mais comme chaque fois que son lourd handicap lui sortait de l’esprit, l’immobilité de ses membres lui redonnait cruellement conscience de son infirmité.

    S’éveiller d’un rêve peuplé de visions radieuses de liberté absolue pour retomber dans l’évidence d’une vie clouée sur un fauteuil roulant n’avait rien de facile. Même s’il en était ainsi depuis sa naissance, et qu’il n’avait donc jamais rien connu d’autre, Joris n’était jamais véritablement parvenu à accepter sa maladie. En dépit de ce fardeau omniprésent, il réussissait à conserver un état d’esprit positif, qui amenait la plupart des gens à apprécier sa compagnie. Malgré cela, il sentait bien qu’il devait de plus en plus forcer son tempérament optimiste pour continuer à faire bonne figure. Un effort qu’il n’était pas sûr de pouvoir fournir encore très longtemps. Avoir conscience de cette lassitude qui s’installait insidieusement en lui depuis plusieurs années ne l’aidait pas pour autant à la combattre.

    La porte coulissante de sa chambre s’ouvrit soudain, l’extirpant de ces réflexions moroses. C’était bien l’infirmier.

    — Alors, tu as passé une bonne nuit, Joris ?

    — Aussi bien que possible, Théo. Mais pour un dimanche, tu aurais tout de même pu venir un petit peu plus tard…

    — Tu sais bien que je ne peux plus me passer de toi, dit-il sur un ton enjoué qui laissait transparaître le caractère bon enfant du personnage.

    C’était un homme blond, au visage jovial. Sa carrure imposante, comparée au corps rachitique de Joris, le faisait ressembler à un Goliath.Un couple le suivait.

    — Bonjour chéri ! dirent-ils à l’unisson. Il s’agissait des parents de Joris.

    Le père s’approcha du lit pendant que la mère entamait une discussion de politesse avec Théo. Il commença à parler à son fils, appuyé sur un genou :

    — Je suis désolé, mais je crois que nous n’allons pas pouvoir rester ensemble aujourd’hui. Le projet doit être fini dans une semaine et, comme tu le sais, nous avons pris beaucoup de retard. Je vais être obligé d’aller au bureau…

    Il acheva ces paroles alors que son visage exprimait l’ennui que lui suscitait l’idée de travailler une fois de plus le week-end. De fines rides aux commissures des lèvres accusaient la proximité de ses cinquante ans, mais sa peau brune à longueur d’année, héritage d’une descendance orientale, lui donnait un air juvénile laissant percevoir l’enfant qu’il avait été. Légèrement désabusé, Joris lui répondit qu’il commençait à s’habituer. En consolation, son père lui promit de ne pas rentrer tard, comme il le faisait déjà lorsqu’il était petit.

    Joris porta le regard sur sa mère ; l’éclairage artificiel semblait transformer sa chevelure rousse en brasier. La conversation était animée ; Théo était persuadé qu’il ne fallait pas que l’État investisse dans un programme de colonisation du système solaire.

    — Je crois que vous avez des idées plutôt rétrogrades, répondait Hélène. Pourtant, l’Histoire a suffisamment montré que l’homme a toujours repoussé les frontières de son univers. Si des navigateurs comme Colomb ou Magellan avaient eu le même raisonnement, nous en serions peut-être encore à nous demander s’il y a quelque chose derrière l’horizon... L’humanité est faite pour sortir de son berceau, grandir et se répandre dans le cosmos. De toute façon, cette évolution est déjà en marche depuis plus d’un demi-siècle, et les problèmes tels que la surpopulation ne pourront trouver de réponses que dans l’exploitation de nouveaux territoires. La colonisation satisfait tous les points de vue ; aussi bien matériels que spirituels.

    La mère de Joris avait souvent tendance à faire preuve de didactisme, déformation professionnelle parfois irritante due à sa carrière enseignante. Théo était pour elle une proie facile ; toutes ses convictions reposant en grande partie sur des préjugés. Mais l’infirmier ne semblait pas se formaliser du soupçon de condescendance dont les propos de Madame Lefranc étaient teintés. En fait, il paraissait carrément s’en moquer.

    — Est-ce que Pénélope vient manger aujourd’hui ? demanda Joris.

    — Certainement, répondit Hélène, mais je n’ai pas réussi à la joindre. Tu connais ta sœur ; elle ne prend jamais son téléphone.

    Dans un geste impérieux, elle claqua des mains pour couper court à tout bavardage.

    — Parfait ! Eh bien nous allons te laisser aux bons soins de Théo ; à tout à l’heure.

    Après s’être relevé, Jean fit un signe de la main à l’infirmier puis suivit Hélène en dehors de la chambre. Il se retourna alors et adressa un clin d’œil à son fils avant que la porte ne se referme dans un léger chuintement.

    *

    * *

    Joris n’était plus pudique avec l’infirmier ; cela faisait plus de dix ans qu’il le laissait faire sa toilette et l’habiller sans aucune gêne. Théo avait toujours été très doux avec lui, à l’écoute de chacune de ses sollicitations. Pendant qu’il l’habillait, il ne cessait de parler de tout et de rien. De l’insécurité, des progrès stupéfiants de la technologie, du dernier film d’action. Même si leurs opinions divergeaient, leurs échanges restaient toujours détendus et sympathiques. En fait, l’infirmier menait tellement bien la discussion que Joris ne pensait plus du tout à sa nudité et à l’embarras qu’elle aurait pu lui causer.

    Théo avait quelques difficultés à lui enfiler ses chaussures ; il fallait une certaine habileté pour glisser des membres qui ne sont pas les siens dans des vêtements. Joris se demandait s’il n’aurait pas été plus judicieux de le mettre directement dans une housse ne laissant sortir que sa tête ; après tout, ses habits n’avaient qu’un but décoratif, sans rapport avec une quelconque considération d’ordre pratique.

    Son corps était si faible qu’il lui était impossible de soulever ne serait-ce que le petit doigt. Dans ces conditions, pourquoi avoir prévu une séparation entre chacune de ses jambes de pantalon, alors qu’il ne pourrait jamais les écarter pour marcher ? Porter ces vêtements lui faisait l’effet d’être déguisé, mais ils avaient au moins l’avantage de faire illusion...

    Théo prit la tête de Joris dans sa main pour qu’elle ne bascule pas. En s’aidant de son autre bras, il le souleva jusqu’au fauteuil électrique. Celui-ci, baptisé ironiquement Bucéphale en référence à une illustre monture, était composé d’une coque en matière plastique épousant parfaitement les contours du corps de Joris. L’infirmier posa ensuite délicatement les mains de son patient dans les logements qui leur étaient réservés. Il l’enserra enfin totalement dans l’enveloppe rigide à l’aide de harnais : il était prêt. Sans cette gangue artificielle, Joris n’aurait pas réussi à se maintenir assis et serait tombé sur le côté, comme une plante s’affaissant sous son poids en l’absence de tuteur. Une fois s’être assuré que tout était en ordre, Théo sorti de la chambre en lui donnant rendez-vous pour le soir.

    Aussitôt l’infirmier parti, Joris pivota sur lui-même et se dirigea vers la fenêtre. Il accomplit la manœuvre sans esquisser le moindre geste, comme si Bucéphale possédait une conscience propre. La main de Joris ne lui permettant pas de guider son fauteuil, les chirurgiens lui avaient fait subir très tôt une petite opération au niveau de la nuque. Cette intervention avait consisté à lui greffer une sorte d’émetteur miniature sur plusieurs de ses fibres nerveuses ; lorsqu’il stimulait l’une d’elles, il envoyait un signal aux appareils radiocommandés de l’appartement. Le dispositif, appelé transducteur neuronal, lui apportait un semblant d’autonomie en lui donnant le contrôle de son fauteuil, ainsi que de tous les équipements de la maison.

    Quand il arriva devant la fenêtre, la pièce fut soudain baignée par les rayons d’un soleil hivernal. Les quelques sources de lumière de la chambre diminuèrent automatiquement d’intensité. D’une impulsion de son transducteur, Joris venait d’« activer » sa fenêtre en annulant l’opacification de la vitre. Il contempla au loin les bâtiments à l’architecture étudiée pour tirer parti de la moindre parcelle d’espace. Où que l’on porte le regard, les constructions laissaient transparaître les énormes problèmes de surpopulation auxquels l’humanité était confrontée. Problèmes qui s’aggravaient inéluctablement depuis une vingtaine d’années.

    Il tourna sur sa droite pour faire face à une cloison où était encastré un large écran panoramique. Le terminal engendra un bref flash lumineux lorsqu’il le mit sous tension. « 20,28 To libres » était affiché.

    Faudra bientôt acheter une nouvelle extension de mémoire holo..., remarqua-t-il distraitement.

    Joris se connecta à une plateforme communautaire. Comme tous les jours, il occupait un moment de sa matinée au Go : un jeu de stratégie plusieurs fois millénaire pour lequel il se passionnait. À première vue très simple, il se révélait en réalité d’une subtilité et d’une complexité confondante. Il s’agissait principalement d’un jeu de territoire, où deux adversaires devaient essayer d’entourer à l’aide de pions qu’ils déposaient sur un plateau le maximum d’emplacements vides afin de les annexer. Un joueur pouvait ainsi capturer les pièces de son rival en l’encerclant. Joris appréciait le fait que le GO obligeait à orienter ses réflexions dans une logique de conquête, à construire un raisonnement à plusieurs niveaux.

    Il gagnait souvent ; il y avait suffisamment consacré de temps depuis des années pour devenir un adversaire plus qu’honorable. Malgré cela, son niveau avait significativement baissé ces derniers mois, car il ne pouvait s’empêcher de laisser son esprit vagabonder alors que le jeu réclamait toute son attention. Le mal-être qui le gagnait un peu plus chaque jour ne lui donnait aucun répit, et tout particulièrement durant ces parties quotidiennes de Go. Au lieu de le distraire en le plongeant dans d’intenses raisonnements tactiques, Joris voyait invariablement ses pensées dériver vers des considérations pessimistes sur son avenir et sa condition d’infirme en général.

    Ce n’était pas vraiment de l’autoapitoiement, mais plutôt l’expression d’une langueur grandissante. Cet état constant de tristesse restait pour lui une nouveauté. Assez curieusement, ce n’était pas durant son enfance qu’il avait le plus souffert de son handicap. Il avait bien surpris des conversations dans lesquelles on le plaignait de ne pas pouvoir rejoindre ses camarades en train de jouer au football, comme si toutes les envies d’un garçonnet pouvaient se résumer à taper dans un ballon, mais ce genre de petites maladresses ne le touchait pas particulièrement. C’est une fois l’adolescence passée, lorsqu’il commença à voir ses amis atteindre une indépendance à laquelle il ne pourrait jamais prétendre que son infirmité lui était apparue sous ses aspects les plus cruels.

    Il cherchait désespérément une raison philosophique à sa condition actuelle : la confirmation d’une sorte de mise à l’épreuve divine. Le genre de justification métaphysique et alambiquée, mais hautement valorisante, sur lequel bien des malheureux se rattachaient pour légitimer une existence le plus souvent pathétique.

    Comme un chemin de croix.

    Même si Joris ne voulait pas se l’avouer, c’était à peu de chose près le type d’explication navrante qu’il avait trouvée pour se rendre la vie plus facile.

    Sur ces amères considérations, il arrêta de jouer et passa en revue les différentes chaînes télévisées. La huit, à vocation généraliste, diffusait le journal. La présentatrice demeurait toujours aussi souriante, malgré les atrocités qu’elle annonçait ; à croire qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle racontait.

    Visiblement, un forcené s’était enfermé avec une femme au quarantième étage d’un building. Lereporteur expliquait que l’homme était en possession d’une mitrailleuse électromagnétique. On pouvait le constater facilement à la vue d’un pan de mur à moitié effondré. La scène était filmée en direct. Le visage de la commentatrice revint à l’écran annonçant que les programmes qui allaient suivre seraient interrompus si la situation changeait.

    Blasé de la violence ambiante de ces dernières décennies, Joris passa au canal six. Un débat de plus. Celui-ci était consacré aux manipulations génétiques. Depuis quinze ans, ce sujet était devenu très médiatisé. Il est vrai qu'à l'époque les biotechnologies avaient apporté la guérison à quasiment tous les malades atteints d’une anomalie congénitale.

    Sauf à Joris, bien sûr... Les gens dans son cas devaient être moins d’un millier ; en fait, de toute sa vie il n’avait rencontré aucune personne touchéepar la même maladie orpheline que lui. Les spécialistes lui avaient expliqué que sa pathologie était d’une complexité qui, jusqu'à maintenant, les mettait en échec. En réalité, le problème demeurait purement financier, car aucun investisseur ne souhaitait lever des fonds pour chercher un remède qui ne serait jamais rentable. « Gardez espoir », qu’ils lui disaient ; Joris se demandait parfois s'ils se moquaient de lui. Au fond, sa rancœur était née en partie de la secrète jalousie qu’il nourrissait pour ceux qui avaient eu la chance de retrouver leurs capacités physiques, alors que lui restait dans la même situation. En avoir conscience l’avait un peu guéri de ce genre d’égoïsme.

    Durant toute cette période, l’humanité avait été plongée dans une sorte d’euphorie ambiante. Même les personnes qui n’étaient pas directement concernées par le sujet avaient ressenti un très grand soulagement ; plus jamais les générations à venir n’auraient à affronter ce type de problème. Plus aucune famille ne connaîtrait l’épreuve de voir ses enfants souffrir d’une maladie génétique.

    Mais Joris n’était pas le seul oublié de cette révolution scientifique ; ceux dont la moelle épinière avait été irrémédiablement sectionnée au cours d’un accident – comme les paraplégiques – n’avaient pas trouvé leur bonheur dans cette découverte médicale. Tout au moins pour un certain temps. La technologie avait évolué de telle sorte que deux ans après, les neurochirurgiens arrivaient à rétablir les connexions nerveuses dans le canal rachidien. Cette fois-ci, Joris s’était retrouvé totalement isolé.

    Il imaginait qu’un jour on lui demanderait peut-être de léguer son corps si particulier à la médecine. On le plongerait alors dans le formol pour montrer aux visiteurs d’un hypothétique musée d’anthropologie le dernier spécimen d’être humain atteint d’une tare génétique. Cela l’amusait de s’imaginer accédant à la postérité de cette manière. L’image était assez morbide, mais il n’en était plus là…

    Le moins que l’on puisse dire, c’est que la destinée s’était bien jouée de lui. Il ne s’agissait pas du seul concours de circonstances que Joris et ses parents avaient eu à endurer.

    Son père était stérile ; il avait eu les oreillons mal soignés durant son enfance. C’est pour cette raison que ses parents avaient eu recours à la fécondation in vitro pour les avoir, lui et sa sœur. La naissance de Pénélope s'était déroulée sans encombre. On ne pouvait pas en dire autant pour Joris.

    Cela paraissait impossible. Les procréations artificielles éliminaient tout risque de mettre au monde un enfant « différent ». Visiblement, les médecins avaient commis une erreur énorme en fécondant un œuf contenant une anomalie génétique. Lorsque ses parents avaient découvert la déficience de leur progéniture, quatre mois après l’insémination, il était trop tard pour avorter. De toute façon, même s’ils en avaient eu la possibilité, ils ne l’auraient fait en aucun cas ; cela aurait été à l’encontre de leur foi chrétienne.

    Ce qu’ils n’avaient jamais pu comprendre, c’est comment les médecins avaient commis une telle erreur. Tous les œufs destinés à être fécondés passaient par une sélection génétique draconienne, afin de prévenir toutes pathologies. À la fin, un seul était choisi au hasard parmi ceux qui restaient. Et là, les médecins n’avaient rien repéré. Impensable. Même s’il essayait de ne pas le montrer, le père de Joris gardait depuis une haine féroce pour le corps médical.

    Joris se présenta face à la porte coulissante de la pièce qu’il ouvrit d’une impulsion nerveuse.

    Décidément, un peu de graisse ne ferait pas de mal à cette porte...

    Au moment où il fit mentalement ce reproche, une jeune femme s’élança vers lui. Elle le prit dans ses bras et lui donna un gros baiser goulu sur la joue.

    — Alors mon petit chéri, surpris ?

    C’était Pénélope.

    — Est-ce que tu m’as déjà vu étonné de quoi que ce soit, ma petite ? Mais pour être tout à fait franc, je dois dire que te voir arriver en avance m’épate un peu...

    Joris prenait un air hautain en prononçant ces paroles.

    — Arrête de te la jouer, Monsieur je sais tout... dit-elle, un large sourire illuminant son visage.Tu passes dans le séjour ?

    Joris referma la porte et suivit le couloir qui menait jusqu'à la salle à manger. Elle était assez dépouillée, comme les autres pièces. Un unique tableau rompait l’uniformité des murs blancs. Il représentait une femme nue, assise de profil sur un rocher. Celui-ci défiait toutes les lois de la physique en flottant dans le vide, sa silhouette se découpant sur un ciel bleu azur. La femme semblait mélancolique, le visage levé vers le haut. Ses bras rejetés en arrière lui donnaient une attitude détendue.

    Leur mère était en train de mettre le couvert sur une petite table ovale.

    — Ce sera prêt dans quelques minutes, leur dit-elle en allant dans la cuisine.

    Pénélope lui demanda si elle avait besoin d’aide. Elle reçut pour toute réponse un vague signe de la main qui l’invitait à rester dans le séjour.

    Elle se tourna ensuite vers Joris.

    — Alors, ta soutenance c’est quand ?

    — Demain, malheureusement. Et je ne me sens pas encore vraiment prêt à présenter ma thèse..., acheva Joris, peu enthousiaste.

    — Ne t’en fais pas, va. Cela ne devrait être pour toi qu’une formalité, vu comment tu as bûché tout le long de l’année. Elle marqua une pause. De toute manière, ne sois pas trop pressé de rentrer dans la vie active. Quand tu y seras, tu verras ; tu te diras que les études c’était pas si mal que ça...

    — Eh bien, t’as pas l’air trop optimiste en ce moment ! Tu as des problèmes dans ton boulot ?

    — Plus qu’il ne m’en faut... Je dois faire un papier sur l’accroissement de la violence dans les périphéries, et je piétine complètement. Pourtant, ce ne sont pas les histoires glauques qui manquent actuellement... Le rédacteur en chef est sans arrêt sur mon dos à me demander quand je vais lui servir le scoop que je lui avais promis.

    — Tu dois avoir entendu parler du dingue qui tenait ce matin une femme en otage.

    — Oui, je sais. Je suis persuadé que les affaires précédentes du même genre ont toutes un lien.

    Hélène, qui suivait la conversation depuis la cuisine, entra dans la pièce un plat fumant dans les mains.

    — J’espère que c’est pas trop dangereux. Pourquoi fais-tu à chaque fois des enquêtes sur des histoires aussi macabres ?

    — Je préfère largement couvrir des problèmes de société que de tenir la rubrique des chiens écrasés…

    — Mais au moins, tu serais en sécurité, insista sa mère.

    — Je ne suis pas devenu reporteur pour être en sécurité.

    — Ce qui ne t’empêche pas d’être prudente, ajouta Joris.

    — C’est bon de se sentir épaulée par sa famille, ironisa Pénélope en hochant doucement la tête. J’ai bien besoin de ça pour m’encourager…

    — Tu vas pas faire ta sale bouille… D’ailleurs, nous allons te faire profiter de notre fantastique capacité d’analyse pour t’aider dans ton enquête. Allez, expose-nous tes problèmes.

    — Laisse tomber, va. C’est plutôt barbant.

    Joris la toisa du regard tandis qu’Hélène s’asseyait près de Pénélope.

    — Bon, si vous y tenez vraiment…, reprit-elle finalement. Vous savez que depuis quelque temps il y a régulièrement des malades qui font des carnages. À chaque fois c’est de pauvres types, des petits délinquants qui ne laissent absolument pas présager de ce qu’ils allaient faire. En plus, on les retrouve toujours avec des armes effroyables, comme des fusils électromagnétiques ou des grenades au plutonium. Tous ces engins appartiennent à l’armée, et à aucun moment ils ne sont accessibles au public. Sauf bien sûr aux grands truands, mais comme je vous l’ai dit, ils n’ont pas du tout ce profil.

    — Et les militaires, comment expliquent-ils que de telles armes soient entre les mains de civils ? demanda Joris.

    — Justement, à leurs yeux ces dingues sont de grands malfaiteurs organisés…

    Joris se remémora l’image du mur quasiment détruit qu’il avait vue au flash d’information. Ces instruments de guerre électromagnétiques étaient d’une puissance incroyable.

    — Est-ce que les victimes appartenaient à un groupe social bien déterminé ? reprit Joris.

    — La plupart du temps, elles vivaient dans le même milieu que leur assassin. Un point encore assez étonnant, d’ailleurs. Tu vois, tout ça me laisse penser qu’il y a là-dessous quelque chose de très louche…

    — Tu as une idée ? demanda Hélène.

    — Non, pas vraiment…

    Elle reprit sur un ton plus joyeux :

    — Bon, allez, assez parlé de meurtres. Si nous entamions ce repas qui m’a l’air des plus appétissant ! termina-t-elle en se frottant les mains de contentement.

    Pénélope essayait de cacher sa peur, mais elle sentait que son enquête la menait au-devant de grands dangers. Elle craignait de ne pas faire le poids. Joris n’était pas dupe, et elle le savait. Il parlait peu et écoutait avec attention. C’est comme cela qu’il arrivait à décrypter si facilement l’état d’esprit des gens ; en les écoutant. Pour lui montrer qu’elle avait entrevu sa bienveillance, elle lui adressa un petit sourire complice.

    Cela ne suffit pas à rassurer Joris. À l’écoute de l’histoire de sa sœur, il avait tout de suite pensé à de grandes organisations criminelles telles que la mafia. En règle générale, elles « enrôlaient » des marginaux en perdition pour exécuter des missions suicides. Mais ici, quel était leur intérêt ? Cela ne pouvait qu’attirer l’attention sur elles, ce qui n’est évidemment pas leur objectif.

    Pénélope se leva et se pencha vers l’assiette de Joris pour le servir. C’était un bouillon de légumes. Hélène préparait souvent de la soupe, même si elle ne l’appréciait pas particulièrement. Joris savait que c’était uniquement pour lui qu’elle faisait cela. C’était plus pratique à absorber, compte tenu de ses difficultés à commander finement le bras robotique intégré à Bucéphale pour couper la nourriture et amener les morceaux jusqu'à sa bouche. C’est pour cela qu’il savourait chaque gorgée, songeant aux autres sacrifices que sa mère endurait silencieusement pour lui rendre la vie plus facile.

    La journée se passa agréablement, Hélène était heureuse d’avoir ses enfants à ses côtés ; il faut dire que depuis quelque temps Pénélope devenait très peu disponible.

    À l’horizon, le soleil, haché par les buildings monumentaux, semblait se noyer dans son propre sang. Joris, tourné face à la baie vitrée, contemplait le couchant. Les quelques voiles nuageux qui subsistaient étaient teintés de rose, transfigurant ainsi le ciel en un camaïeu de rouge.

    Une main se posa sur son épaule. Pénélope allait partir. Elle lui donna ses vœux de réussite pour les examens du lendemain en lui ébouriffant les cheveux. Elle savait très bien qu’il détestait cela, mais elle adorait le taquiner. Elle sortit de la pièce en lui adressant un dernier signe de la main.

    Ce soir-là, Joris alla se coucher tôt, en prévision de la concentration dont il devrait faire preuve le lendemain. Il mit deux heures à trouver le sommeil, anxieux de ne pas réussir sa soutenance.

    *

    * *

    « Reçu au doctorat en Mathématiques appliquées ».

    C’est vrai que ça fait plaisir. Lorsque Joris avait pris connaissance de ce message la veille, ses parents avaient littéralement bondi de joie au plafond. Ils pouvaient être d’autant plus fiers qu’il avait décroché ce diplôme avec six ans d’avance. Durant la période où il était au collège puis au lycée, il avait quasiment dévoré les années scolaires, sautant allégrement les classes. On le prenait pour un petit génie, mais à ses yeux sa réussite provenait uniquement de son incapacité à faire autre chose que d’étudier. Pendant que d’autres enfants jouaient à la marelle, lui attaquait en mathématique le chapitre sur la fonction logarithme népérien. Il avait peut-être alors dix ans.

    L’année passée à la rédaction de sa thèse sur une « Théorie de singularité algébrique appliquée au calcul informatique » avait donc été couronnée de succès. Il lui fallait à présenttrouver un travail. Depuis le début de ses études, il s’était destiné à la recherche, mais maintenant qu’il se trouvait au pied du mur il ne savait plus ce qu’il désirait. Il craignait que sa vie ne soit uniquement réduite à son métier, comme elle l’était aujourd’hui à ses études. Alors, sa joie avait une fois de plus laissé place à l’abattement. Comment allait-il se consoler ? En faisant une partie de Go ou d’échec ? Sa vie était extraordinairement limitée. Joris prit finalement la résolution d’aller prendre l’air.

    Il sortit de sa chambre et suivit le couloir. En tournant à droite, il évita de justesse son père qu’il n’avait pas remarqué. Apparemment celui-ci s’apprêtait à venir le voir.

    — Holà, mon p’tit vieux, fais gaffe, s’exclama-t-il, visiblement surpris.

    Les quelques feuillets qu’il tenait en main étaient maintenant éparpillés par terre. En s’accroupissant pour les ramasser, il ajouta :

    — On tourne jamais à toute vitesse dans un virage sans visibilité.

    Il disait cela avec humour, mais on sentait qu’il était encore sous le coup de l’émotion. Joris lui rétorqua :

    — Et on ne lit pas en marchant : on regarde devant soi.

    — Justement, tu as une lettre pour toi. Elle vient du centre de recherche génétique.

    C’est pas moi qui lui ai fait peur avec Bucéphale, c’est l’en-tête de cette enveloppe, se dit Joris.

    Ils retournèrent alors ensemble dans sa chambre. Avec une certaine fébrilité, son père déchira à toute vitesse l’enveloppe et lut à haute voix son contenu :

    «  Monsieur Joris Lefranc,

    Nous avons le plaisir de vous annoncer que les recherches en génie génétique concernant votre maladie héréditaire, le syndrome de Michael, viennent de franchir un nouveau cap.

    Les essais réalisés sur les singes ont abouti à des résultats positifs. Cette réussite nous permettant de passer à la phase suivante de notre processus de recherche thérapeutique, les prochains tests concerneront maintenant des sujets humains. Comme vous le savez, les personnes atteintes de votre affection sont très rares. C’est pour cette raison que nous vous demandons de bien vouloir participer à notre protocole expérimental afin d’arriver à la création d’une thérapie efficace. Votre collaboration serait une aide inestimable pour la recherche.

    Nous espérons que vous pourrez vous rendre à un entretien avec le docteur Schwartz le vingt-trois décembre à quatorze heures trente afin de clarifier certains points qui pourraient vous sembler obscurs. Si l’horaire de ce rendez-vous ne vous convient pas, contactez l’accueil de l’institut qui fera son possible pour trouver un autre créneau répondant à vos disponibilités.

    Veuillez croire, Monsieur, en l’expression de nos sentiments sincères.

    Professeur Flard, responsable de l’Institut de recherche génétique Coën,

    10.12.2040 »

    Le père de Joris vit tout de suite le visage de son fils s’illuminer. Il était lui-même très heureux, mais il avait surtout en tête les risques importants que devaient comporter ces expériences. À l’exception de Pénélope, la médecine ne lui avait jamais rien apporté de bon et ce pli ne représentait à ses yeux que des dangers. Dès qu’il en eut fini la lecture, Joris exulta littéralement :

    — Bingo ! Ils y auront mis le temps, mais ça y est ! Nous sommes le combien ?

    — Le rendez-vous est pour dans dix jours, lui dit son père, c’est génial, mais ne te fais pas trop d’illusions. Ils n’en sont qu’au stade expérimental, je ne veux pas que tu mettes tous tes espoirs là-dedans. Tu risques d’être trop déçu...

    Ne voulant pas paraître trop négatif, il reprit :

    — Mais ça vaut largement l’ouverture d’une bouteille de champagne, qu’en penses-tu ?

    — Que du bien !

    Il déposa l’enveloppe sur le bureau de Joris, juste à côté de la lettre reçue la veille qui lui avait annoncé la réussite de son fils aux examens. C’est étrange comme des événements peuvent en effacer d’autres dans l’esprit des gens. Le diplôme faisait maintenant pâle figure comparé à l’espoir de guérison que représentait ce nouveau morceau de papier.

    Le soir, en rentrant du travail, Hélène ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Joris l’attendait dans l’entrée, inhabituellement souriant. Elle posa son sac sur une petite tablette fixée au mur.

    — Eh bien ! J’exige dès maintenant un accueil comme celui-là tous les soirs !

    Le père de Joris déboucha à ce moment-là de la salle à manger.

    — Il faut dire que ce n’est pas une soirée comme les autres.

    — Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-elle, un peu alarmée.

    La joie ambiante l’avait forcée à esquisser un sourire. Joris s’approcha alors seulement de sa mère et lui exposa l’heureuse nouvelle. Hélène en eut les larmes aux yeux.

    — Hier ton diplôme, aujourd’hui peut-être la guérison, que va-t-il nous arriver demain !

    Elle enlaça son fils en sanglotant. Cela faisait vingt ans qu’elle attendait cela. Sa foi chrétienne lui avait appris à penser que la maladie de Joris faisait partie de la volonté divine. Elle était persuadée que, le jour où Dieu les aurait suffisamment éprouvés, il les récompenserait au centuple des souffrances qu’ils avaient subies.

    Ce jour était peut-être enfin venu.

    *

    * *

    Jean se libéra pour être au rendez-vous, Hélène, quant à elle, disposait déjà de son jour de congé. Ils se rendirent ainsi tous les trois à l’institut de recherche génétique.

    C’était un grand bâtiment blanc haut de seulement trois étages. Les biotechnologies avaient permis l’émergence d’un nouveau type de commerce très florissant ; on pouvait le constater aisément à la vue de l’opulence ostentatoire du centre. Devant l’institut s’étendait une vaste pelouse où étaient aménagées plusieurs pièces d’eau. Le prix des terrains connaissait ces dernières décennies une flambée si exorbitante, surtout en ville, qu’aux yeux de certains promoteurs ces petites touches bucoliques apparaissaient comme des fantaisies tout à fait superflues.

    Joris repéra l’entrée sur sa droite. Il traversa la rue, mais son père dut l’aider à monter sur le trottoir qui ne disposait d’aucun surbaissement ; encore une entrave lui rappelant sa dépendance. Depuis la dernière révolution génétique, les villes ne faisaient plus d’effort concernant l’aménagement d’accès étudié pour les personnes invalides. Dans une société où l’imperfection physique avait quasiment été éradiquée, ce type de travaux n’avait plus aucune raison d’être.

    Joris tourna à droite et longea le bâtiment ; l’entrée était à cinquante mètres. Devant lui, face à un gratte-ciel d’au moins deux cents étages, se tenait un homme qui l’observait attentivement. Tout d’abord, Joris se dit que ce devait être encore un badaud éberlué de voir quelqu’un dans un fauteuil roulant, mais celui-ci le regardait avec bienveillance. Son visage lui semblait vaguement familier. Il était vêtu d’une fine chemise noire laissant deviner une musculature très développée, les deux mains plongées au fond des poches de son pantalon. Réflexion faite, cet homme paraissait plutôt sympathique, avec son sourire en coin. D’après la manifeste décontraction avec laquelle il observait Joris, on aurait pu croire qu’il le connaissait bien. Hélène et Jean, qui avaient visiblement mal interprété son attitude débonnaire, le fusillèrent du regard. Joris lui rendit malgré tout son sourire. Au moment où celui-ci allait disparaître dans l’institut, il vit l’homme lui faire un clin d’œil amical.

    Une fois dans le hall, Jean se dirigea vers l’accueil et se fit indiquer par une réceptionniste où se trouvait le bureau du docteur Schwartz. Après avoir arpenté un véritable dédale de couloirs et pris plusieurs ascenseurs, ils tombèrent finalement sur le cabinet du généticien. Ce dernier, un petit homme rondelet, les reçut avec un large sourire sur les lèvres.

    Un peu excessif, se dit Joris.

    — Je suis heureux de vous voir en pareilles circonstances.

    Il s’avança la main tendue vers Jean et Hélène pour les saluer. Quand vint le tour de Joris, ce dernier était persuadé que le médecin allait lui passer la main dans les cheveux. Ce qu’il s’empressa effectivement de faire. Il voulait paraître sympathique et enjoué, mais pour se donner une contenance face à l’immobilité intimidante de Joris, il n’avait rien trouvé de mieux que ce geste infantilisant. Tout dans son comportement transpirait la nervosité. Elle était quasiment palpable ; elle se manifestait dans la rougeur de ses joues bouffies, ou dans l’aspect luisant de son front qui laissait saillir une veine gonflée par le stress. De prime abord, un personnage véritablement antipathique.

    Après que chacun se soit installé dans des fauteuils, Jean entama le dialogue :

    — Nous avons reçu votre rendez-vous la semaine dernière, et le moins que l’on puisse dire c’est que nous avons été très agréablement surpris. Depuis quelques années, vous n’avez pas fait de découverte pouvant laisser imaginer que vous étiez si près de la réussite.

    — C’est tout à fait vrai, acquiesça le médecin. Nous avons été nous-mêmes relativement étonnés. Ce n’est qu’indirectement que nous avons trouvé de nouvelles pistes pour un remède à la maladie de Joris. Enfin, tout au moins chez les singes.

    — Mais en quoi consisteraient vos... soins ? demanda Joris.

    — Et bien en intervenant au cœur de chacune de tes cellules, là où est contenu tout ton patrimoine génétique. Des éléments actifs viendront y corriger les erreurs qui s’y sont glissées.

    Joris, à qui cette explication plus que sommaire ne suffisait évidemment pas, reprit :

    — Par quelle technique allez-vous changer mon ADN ?

    Le médecin sembla chercher ses mots pendant quelques secondes avant de répondre :

    — Avec le même procédé utilisé pour la dernière révolution génétique ; la thérapie génique. Pour faire pénétrer des molécules d’ADN dans les cellules, la nature nous a offert un vecteur très efficace pour leur transport : les rétrovirus. On en choisit un, puis on place en son cœur le gène que l’on veut greffer au malade. Le rétrovirus ainsi modifié est alors injecté à la personne à traiter. Il accomplit ensuite sa tâche en transmettant son « message génétique » dans le noyau des cellules : le gène « soigneur » va s’insérer quelque part dans l’ADN. Par la suite, ce gène va coder la protéine qui manque pour que les muscles fonctionnent correctement.

    — Mais ce rétrovirus doit être nocif, non ? demanda Hélène.

    — Celui que l’on choisit est rendu totalement inoffensif après en avoir extrait les composantes potentiellement pathogènes.

    — J’imagine qu’il doit s’agir d’une des nombreuses « inconnues » intervenant dans ce type d’expérience ? poursuivit Jean.

    — Je ne vais pas vous cacher que le passage des cobayes aux sujets humains comporte certains dangers. Si nous étions sûrs de l’efficacité de notre thérapie, nous n’aurions pas besoin de faire des expériences complémentaires sur l'homme.

    Joris se demanda quelles distinctions il faisait entre « cobayes » et « sujets humains ». Du point de vue éthique, il avait le sentiment que les propos du docteur s’écartaient quelque peu des limites légales.

    Joris reprit :

    — Et par quel moyen allez-vous m’administrer votre traitement ?

    — Par de multiples piqûres intramusculaires, échelonnées sur plusieurs jours.

    — Est-ce que ce serait douloureux ? s’enquit Hélène, anxieuse.

    — Pas outre mesure.

    Pendant qu’il parlait, le généticien n’arrêtait pas de triturer son stylo. Apparemment le dialogue ne l’avait pas calmé. S'il est aussi nerveux que cela, se dit Joris, cela signifie certainement que ma participation a beaucoup de valeur pour lui. Il lui demanda alors :

    — Combien de personnes sont dans mon cas ?

    Le docteur semblait un peu surpris.

    — Heu... À peu près une centaine.

    — Dans la région ?…

    — Non, non… Pour tout le continent.

    Une centaine. Comment les chercheurs et les laboratoires pharmaceutiques qui les finançaient pouvaient-ils trouver du profit à travailler sur une maladie qui ne touchait quasiment personne ? Ce n’était certainement pas par philanthropie qu’ils avaient continué pendant des années à mobiliser des équipes de généticiens. Leurs bénéfices devaient se trouver ailleurs. Quoi qu’il en soit, Joris comprenait maintenant pourquoi il était si précieux pour les chercheurs ; les « sujets humains » présentant les mêmes caractéristiques que lui se faisaient bien rares. Jean voulut savoir combien de temps durerait le traitement, ce sur quoi le docteur répondit sans aucune hésitation :

    — Les changements génétiques devraient s’opérer dans le corps de Joris en un peu plus d’une semaine. Il faudra par la suite trois années de rééducation intensive pour qu’il regagne les capacités qui auraient dû être siennes à la naissance.

    Les parents de Joris semblèrent accuser le coup. Ils s’imaginaient un remède miracle guérissant leur enfant dans un claquement de doigts. Finalement, l’avance qu’avait prise Joris dans ses études ne serait pas de trop...

    Voyant que le silence s’éternisait, le médecin décida de tirer la famille Lefranc de la torpeur dans laquelle il les avait plongés :

    — La rééducation se passera au sein même de l’institut.

    — Mais ce n’est pas un hôpital ? dit Hélène, hésitant entre affirmation et interrogation.

    — Non, mais Joris bénéficiera ici d’équipements beaucoup plus sophistiqués pour l’aider à retrouver l’usage de ses membres. De plus, il profitera d’un suivi totalement individualisé. Nous tenons à ce que, une fois le stade expérimental passé, il atteigne le summum de ses facultés physiques.

    — En réalité, reprit Joris, la phase concernant uniquement votre spécialité ne durera, au meilleur des cas, que quelques semaines. Les années qui vont suivre ne devraient être l’affaire que des kinésithérapeutes. Je ne comprends pas réellement la raison pour laquelle vous voudriez me garder à vos côtés…

    Le docteur cilla légèrement.

    — Nous ne pouvons pas prévoir les troubles potentiels que votre organisme pourrait connaître à long terme. Il faut garder à l’esprit que ce que vous allez subir sera une première.

    La discussion semblait s’achever. Elle avait eu au moins l’avantage d’être claire ; Joris avait tout à gagner ou à perdre dans cette affaire. Réflexion faite, il se dit qu’il ne risquait pas grand-chose. Au pire des cas, il perdait la vie, et dans son état d’esprit actuel, ça n’aurait pour lui rien de tragique. C’était un bien triste constat, mais qui lui paraissait parfaitement limpide. De toute manière, sa décision avait déjà été prise avant même qu’il ne franchisse le seuil du cabinet du médecin. Maintenant, il allait lui falloir persuader ses parents ; ce qui n’avait rien d’une mince affaire. Pour cela, il devait avant tout minimiser les choses. Ça n’allait pas être facile, surtout avec son père. Alors qu’on lui avait garanti aucune complication pour la naissance de Joris, il ne faudrait pas compter sur sa bénédiction maintenant qu’on lui avouait des risques non négligeables dans l’intervention qu’ils voulaient faire subir à son fils.

    Jean se leva en premier.

    — Et bien docteur, nous vous remercions pour vos explications. Nous vous donnerons notre réponse lorsque nous aurons fait un choix.

    Le généticien marqua un temps d’arrêt : il avait visiblement tenu pour acquise la participation de Joris à son protocole expérimental. Passée une seconde de flottement, il se dirigea vers la porte pour les raccompagner.

    — Je ne veux pas vous presser, mais plus vite votre décision sera prise, mieux ça sera.

    — Nous comprenons bien, répondit Joris.

    Les Lefranc regagnèrent l’ascenseur. Ils étaient tous trois silencieux, mais ce n’était qu’un répit provisoire. Une musique impersonnelle, de celles que l’on entend habituellement dans les grandes surfaces, baignait la cabine. Le contraste entre la gaieté apparente de la mélodie et l’état d’âme des parents de Joris était assez frappant. Hélène semblait particulièrement mal à l’aise. Elle ne savait pas comment aborder les choses avec son fils.

    Si on lui avait proposé la guérison de Joris, elle ne se serait évidemment opposée en rien aux conditions de son rétablissement. Mais ce n’était pas le cas. Au lieu de ça, on voulait le transformer en souris de laboratoire. De plus, elle ne faisait aucune confiance au médecin qu’elle venait de voir. Il paraissait malsain et son physique la dérangeait. C’était en réalité le dernier homme entre les mains duquel elle mettrait la vie de son fils. Malgré cela, la décision appartenait uniquement à Joris et, quoi qu’elle en pense, il était exclu pour elle de s’opposer à son choix.

    Elle avait peur.

    Depuis sa naissance, elle l’avait choyé autant que possible. Il était toujours à ses yeux un enfant vulnérable, un enfant qu’on voulait maintenant soustraire à sa protection. On voulait lui enlever son fils. Ils n’avaient jamais passé une nuit sous un toit différent. Elle tourna la tête pour regarder Jean ; son visage était soucieux. Ses pensées ne devaient pas être plus joyeuses.

    Arrivé à la maison, Jean entama le dialogue en ces termes :

    — Écoute, Joris, ne prend pas une décision trop hâtive. Je comprends tout à fait que tu veuilles saisir la chance qui t’est offerte, mais n’oublies pas que tu risques ta vie ; et ça, tu ne peux pas te le permettre avec nous...

    Il prit un ton impératif en prononçant ces derniers mots. Hélène reprit :

    — Cela fait plus de vingt ans que tu vis avec cette maladie ; tu peux

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