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Les COMMUNS CULTURELS: Réinventer les milieux de vie du quartier Saint-Michel
Les COMMUNS CULTURELS: Réinventer les milieux de vie du quartier Saint-Michel
Les COMMUNS CULTURELS: Réinventer les milieux de vie du quartier Saint-Michel
Livre électronique422 pages4 heures

Les COMMUNS CULTURELS: Réinventer les milieux de vie du quartier Saint-Michel

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À propos de ce livre électronique

Avez-vous déjà pensé à la culture comme un levier pour transformer un quartier, pour renforcer les liens entre ses habitants et leur environnement ? Imaginez un espace où les organismes culturels, communautaires, administratifs et politiques, mais aussi les artistes et les citoyens travaillent ensemble pour faire face aux défis du quotidien. Comment le développement culturel peut-il devenir le moteur d’une véritable revitalisation sociale et territoriale ?

Nous trouvons la réponse en examinant le cas de Saint-Michel, un quartier de Montréal. Depuis plus de 20 ans, il a réussi à transformer ses milieux de vie en mobilisant les acteurs locaux autour de pratiques culturelles inclusives et créatives. Ce livre présente, entre autres, l’influence d’acteurs proactifs, tels le Cirque du Soleil et la Tohu, et une analyse de l’écosystème culturel du quartier et des dynamiques de concertation locale.

Cet ouvrage explore l’idée des « communs culturels ». Ce concept, fondé sur la création, le partage et la préservation des ressources culturelles locales, devient un outil puissant pour la participation citoyenne et le développement d’identités territoriales inclusives.

Les auteurs et l’autrice invitent le lectorat à envisager de nouvelles formes de collaboration et à repenser la place de la culture dans les politiques urbaines et sociales contemporaines. Ce livre est indispensable pour toute personne cherchant une solution innovante pour apporter un souffle nouveau aux territoires dévitalisés.
LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université du Québec
Date de sortie24 sept. 2025
ISBN9782760562257
Les COMMUNS CULTURELS: Réinventer les milieux de vie du quartier Saint-Michel
Auteur

Juan-Luis Klein

Juan-Luis Klein est professeur titulaire au Département de géographie de l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre des recherches sur les innovations sociales (CRISES).

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    Aperçu du livre

    Les COMMUNS CULTURELS - Juan-Luis Klein

    INTRODUCTION

    La culture peut-elle contribuer à la revitalisation des territoires, et si oui, comment ? Voilà la question qui a servi de point de départ à cet ouvrage et à laquelle un quartier de Montréal, le quartier Saint-Michel, apporte, depuis une vingtaine d’années, une réponse particulièrement originale.

    La trajectoire de ce quartier est comparable à celle de nombreux territoires désindustrialisés. En effet, depuis le début des années 1970, la crise industrielle et l’engagement de plus en plus important des systèmes productifs dans l’économie du savoir ont entrainé des transformations sociales majeures, l’apparition de nouvelles voies de développement des villes et régions ainsi que de nouveaux problèmes et de nouvelles pratiques. Ces changements ont été coiffés par la diminution progressive de l’intervention de l’État en tant que modérateur des effets négatifs de la croissance économique, ce qui a accentué les stigmates des territoires défavorisés : détérioration du cadre bâti, pollution, chômage, pauvreté, affaiblissement des liens sociaux, etc. (Harvey, 2015 ; Swyngedouw et al., 2002). Par ailleurs, la mondialisation des échanges, en plus d’induire une nouvelle répartition des activités productives à l’échelle mondiale, a entrainé une nouvelle hiérarchisation des territoires (Sassen, 1991).

    Dans ce contexte, la mobilisation de la culture apparait fréquemment comme une solution pour inverser les dynamiques de dévitalisation. Certains territoires visent la reconversion de leur tissu économique vers l’économie culturelle et créative, favorisant l’attraction d’une population créative ou encore la concentration culturelle dans des quartiers précis. L’appel à des architectes de prestige pour la restructuration de certaines zones urbaines, l’organisation d’évènements culturels à rayonnement international ou encore les démarches visant à obtenir des désignations comme celles de l’UNESCO témoignent de l’utilisation de la culture comme outil de marketing territorial et de sa contribution à l’économie symbolique des villes. Ces approches ont suscité un nombre important de critiques. Elles peuvent concourir à développer une vision élitiste du rôle de la culture dans le développement urbain et à engendrer des phénomènes de ségrégation sociale, de fragmentation spatiale, d’exclusion ou d’embourgeoisement. Elles promeuvent une vision utilitaire de la culture, transformant la vie culturelle en marchandise déployée dans des espaces urbains stéréotypés.

    Dans certains territoires, la prise en compte de ces problèmes a amené les acteurs à se fédérer aux acteurs culturels pour explorer des pratiques plus inclusives et socialement novatrices. Les dimensions sociales de la culture sont alors mises en avant pour favoriser la communication entre les personnes habitant les territoires ou catalyser la convergence d’une critique sociale et d’une critique artistique des modèles économiques dominants. D’ailleurs, les artistes peuvent servir de porte-voix aux populations fragilisées, et la culture peut devenir un moyen pour exprimer la vision qu’elles ont de leur milieu de vie et rendre visibles leurs aspirations. La culture favorise alors le développement des sentiments d’appartenance, construit et renforce les identités communes.

    Ce type d’initiatives peut traduire un tournant participatif des politiques culturelles qui invite à la redéfinition de l’action culturelle publique. Celle-ci devrait se tourner vers l’accompagnement des communautés dans une logique de différenciation (communautaire et territoriale), et non plus de standardisation. Ce nouveau rapport à la culture et aux politiques culturelles s’incarne dans la revendication des « communs culturels ».

    C’est cette notion que nous explorons dans ce livre. Notre ambition, dans les pages qui suivent, est en effet d’explorer l’existence de nouvelles stratégies culturelles de développement local, non plus fondées sur l’attractivité et la compétition entre les territoires, mais sur l’utilisation de la culture pour assurer le bien-être des populations locales, faciliter l’émergence d’identités territoriales inclusives et permettre aux personnes de prendre en charge la production des dimensions symboliques de leur milieu de vie.

    Ces orientations sont au cœur de l’action d’organismes culturels, communautaires, administratifs et politiques, mais aussi d’artistes et de citoyens et citoyennes de Saint-Michel, qui s’organisent en commun pour construire, à partir des ressources culturelles du quartier, des réponses aux difficultés qui se posent dans leur quotidien. Cette mise en commun se fait au sein d’une table de concertation culturelle, créée en 2006 et réunissant toute personne intéressée par la culture dans le quartier. Elle renforce la mobilisation des acteurs locaux autour des initiatives culturelles, facilite la participation citoyenne et permet la coordination et la coconstruction des dynamiques culturelles locales. C’est cette table et son action sur le territoire que nous analysons sous l’angle des communs.

    Ce livre est divisé en six chapitres. Dans le premier, nous synthétisons l’état de la connaissance sur les communs : cette approche théorique constitue, en effet, la perspective dans laquelle nous inscrivons nos réflexions. Les communs n’ont pas suscité une approche théorique univoque, et les écrits qui s’y consacrent font état de positions épistémologiques distinctes. Nous nous intéresserons ici à un type particulier de communs : les communs culturels territoriaux, expression que nous employons pour désigner des modalités de gouvernance engageant des communautés qui prennent en charge la création, le partage et la préservation de ressources culturelles ancrées sur un territoire. Nous cherchons à repérer les réponses apportées – à travers des exemples étudiés dans divers écrits scientifiques – à la question de la contribution des communs culturels au développement des territoires.

    Dans le deuxième chapitre, nous présentons le territoire qui est au cœur de notre questionnement : le quartier Saint-Michel à Montréal. Nous décrivons d’abord sa trajectoire historique, caractérisée par de nombreux conflits ayant permis aux acteurs locaux de forger des compromis sur lesquels s’est construite une vision commune pour le quartier. Ces conflits ont structuré un milieu communautaire fort et mobilisé pour la défense des droits citoyens. Nous évoquons ici le changement de trajectoire du quartier, amorcé par l’arrivée d’acteurs culturels tels le Cirque du Soleil et la Tohu. Nous présentons ensuite la démarche de revitalisation urbaine et sociale dans laquelle se sont engagés les acteurs locaux, coordonnés par la table de quartier Vivre Saint-Michel en santé avec la participation du Cirque du Soleil et de la Tohu.

    Dans le troisième chapitre, nous présentons l’écosystème culturel de Saint-Michel. Composé de trois « mondes » (celui des organismes, celui des individus et celui de l’urbain), cet écosystème suscite des perceptions ambivalentes de la part des acteurs locaux. Nous nous attachons ici à comprendre et à expliquer cette ambivalence en décrivant chacun des éléments de l’écosystème et en analysant les modalités d’interaction entre ses différentes composantes.

    Dans le quatrième chapitre, nous abordons la question de la composition et du fonctionnement de la Table de concertation culturelle de Saint-Michel. Dans un premier temps, notre analyse montre la diversité des membres de cette table, et donc des acteurs associés à la concertation autour des enjeux culturels du territoire. Elle permet également de relever les fluctuations de la participation à travers le temps et, ce faisant, fait apparaitre des périodes où les dynamiques de collaboration ont semblé s’affaiblir. Dans un second temps, nous montrons que l’instance fait émerger des consensus entre deux visions du rôle de la culture dans la revitalisation du territoire portées par les membres. La première prône le développement culturel du territoire, la seconde, le développement du territoire par la culture.

    Dans le cinquième chapitre, nous examinons les résultats de l’action culturelle collective. Nous montrons que la Table contribue à enrichir le capital social et humain du territoire, qu’elle constitue un espace où se développent des mécanismes de solidarité et qu’elle permet une coordination des acteurs locaux, coordination qui a une incidence sur la vie culturelle locale. Par ailleurs, la Table favorise la collaboration, la mobilisation ou la coconstruction d’initiatives culturelles.

    Dans le sixième et dernier chapitre, nous apportons des réponses à la question qui a donné naissance à notre démarche. Nous montrons que la Table constitue un commun qui fédère d’autres communs et que sa présence témoigne de l’émergence d’une gouvernance communaliste de la culture sur le territoire. Cette gouvernance permet à des acteurs, qui ne sont pas des acteurs culturels, de se saisir de la culture comme d’un outil pour répondre à des enjeux socioterritoriaux. Elle facilite, en outre, la participation des citoyens et des citoyennes à la prise de décision en matière de culture et, par conséquent, au développement du quartier. La Table met une diversité d’acteurs en relation les uns avec les autres autour des enjeux culturels du territoire tout en transformant la relation entre ces acteurs, les personnes habitant le quartier et les composantes physiques et symboliques de leur milieu de vie.

    L’exemple du quartier Saint-Michel illustre ainsi parfaitement les possibilités offertes par la création de communs culturels territoriaux. L’ouverture de l’action culturelle à l’ensemble des acteurs territoriaux laisse émerger une nouvelle façon de penser les liens entre culture et territoire. Il ne s’agit alors plus d’assurer le développement culturel des territoires, mais de développer les territoires par la culture. Ce changement de perspective élargit la portée de l’action culturelle pour en faire plus qu’un vecteur d’attractivité : il s’agit d’un élément essentiel à la qualité des milieux de vie. Évidemment, ce changement de perspective constitue une invitation à revisiter les politiques culturelles territoriales, et nous espérons que l’exemple de Saint-Michel pourra être un point de réflexion autant pour les artistes et les organismes culturels que pour les acteurs communautaires et politiques.

    Ce livre est issu d’une thèse de doctorat en études urbaines soutenue à l’Université du Québec à Montréal et réalisée principalement à partir d’une enquête menée entre 2018 et 2021 auprès de 59 personnes : des acteurs culturels, des personnes représentant des organismes communautaires, des acteurs municipaux, des personnes élues, des personnes du milieu éducatif ainsi que des citoyens et citoyennes du quartier¹.


    1.Nous invitons les lecteurs et lectrices qui souhaiteraient en savoir plus sur cette démarche à consulter la thèse (Dambre-Sauvage, 2024).

    CHAPITRE

    1

    Communs culturels

    Un nouveau rôle pour la culture

    dans les territoires ?

    Depuis la reconnaissance des travaux d’Elinor Ostrom, qui a reçu, en 2009, le Prix de la Banque de Suède, en quelque sorte le prix Nobel d’économie, la notion de « communs » est devenue de plus en plus populaire, reprise dans les discours de mouvements de contestation (Occupy Wall Street, par exemple), d’organisations gouvernementales et de partis politiques. Elle vient nourrir nombre d’imaginaires et porte en elle l’espoir d’un monde nouveau, où les dynamiques de marché s’effaceraient au profit de liens communautaires plus forts et dans lequel le rapport aux ressources environnementales, sociales, urbaines ou culturelles ne serait plus sous-tendu par la volonté de les exploiter, mais bien par celle d’en prendre soin. Pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Perrine Michon (2019), c’est bien d’un modèle « alternatif » pour habiter les territoires qu’il est question avec les communs.

    En français, la notion de « communs » recoupe (ou se confond parfois avec) celle de biens communs (qu’on peut aussi entendre comme le bien commun, ce qui lui confère une certaine connotation morale). Elle possède, par ce fait même, une certaine plasticité. Il faut donc la définir, ce que nous faisons dans ce chapitre. Nous commençons par explorer la notion de communs de manière plus générale, en montrant son ancrage dans une longue histoire et sa résurgence à la fin des années 1960, ayant donné naissance à plusieurs approches. Si, au départ, les chercheurs et chercheuses ont concentré leurs analyses sur les communs construits autour de ressources naturelles, on en est venu peu à peu à l’idée que d’autres types de ressources pouvaient donner naissance à des communs. La culture fait partie de ces ressources : dès lors, à quoi peuvent ressembler des communs culturels ? Nous verrons qu’ils sont extrêmement divers. Parmi ceux-ci, certains peuvent être qualifiés de territoriaux, dans le sens où « ils engagent, par l’objet ou les processus qu’ils concernent, un processus de développement territorial ou régional » (Kebir et Wallet, 2019, p. 138). Mais comment, alors, ces communs entrent-ils en relation avec les territoires, et comment peuvent-ils engager des processus de développement territorial ?

    1. De la tragédie à l’utopie, les différentes approches des communs

    Pour aller aux sources des réflexions contemporaines sur les communs, il nous faut évoquer les commons, ou communaux, qui constituaient, dans l’Europe médiévale, diverses ressources (pâturages, bois, rivières, etc.) laissées en accès libre et partagées entre les membres des communautés villageoises, qui en tiraient des moyens essentiels de subsistance (Linebaugh, 2008). À la fin du Moyen-Âge, plus particulièrement en Angleterre, un large mouvement d’enclosure – c’est-à-dire d’accaparement de ces ressources par de riches propriétaires terriens – chassa les paysans des campagnes. Expropriés et privés de leurs moyens de subsistance, ils furent attirés dans les villes, où ils constituèrent la main-d’œuvre salariée de l’industrie naissante. Ce mouvement violent d’enclosure permit, selon Marx (2016), l’accumulation primitive du capital nécessaire au développement de la société industrielle. La thématique des communs a été réactualisée en 1968 par le biologiste Garrett Hardin. Dans son article paru dans Science, « The Tragedy of the Commons » (Hardin, 1968), Hardin traite des communs comme une métaphore pour illustrer les dangers que fait porter l’accroissement de la population mondiale à l’écosystème planétaire. Selon lui, le fait d’avoir un accès libre et gratuit à une ressource entraine inévitablement sa surexploitation et sa disparition. Seuls deux choix seraient alors rationnellement possibles pour la préserver : sa gestion par l’État, qui impose des règles d’accès (socialisation), ou sa privatisation, la propriété d’un bien inciterait automatiquement son détenteur à en prendre soin.

    Les réflexions contemporaines sur les communs s’inscrivent en réponse à la fois à l’article de Hardin et au contexte néolibéral favorisant la privatisation, sur l’ensemble de la planète, de nombreux biens publics. Ces réflexions traduisent trois approches des communs. La première, qualifiée d’institutionnaliste, s’articule autour des travaux d’Elinor Ostrom et voit dans les communs des systèmes de ressources collectives, surtout naturelles, gérés selon des règles précises établies par la communauté de leurs usagers. La deuxième, qualifiée d’altermondialiste, voit dans les communs des biens publics menacés de privatisation et renvoie principalement à un système de valeurs et d’idéaux. La troisième, qualifiée de politique, institue le commun à titre de principe d’action constituant l’organisation collective comme un bien en soi.

    1.1. L’approche institutionnaliste

    Les travaux d’Ostrom ont mis en évidence un double défaut dans le raisonnement de Hardin. En premier lieu, ils ont exposé la faiblesse d’une démonstration uniquement basée sur le caractère rationnel d’un homo œconomicus mythique seulement motivé par l’appât du gain. En second lieu, ces travaux ont démontré l’existence d’autres possibilités entre privatisation et socialisation.

    La réflexion d’Ostrom commence par un questionnement sur la théorie économique des biens formulée par Samuelson (Samuelson, 1954). Celle-ci catégorise les biens selon deux critères inhérents à leur « nature »: l’exclusivité et la rivalité. Un bien est exclusif lorsqu’il est possible d’en interdire l’usage ou la consommation à quiconque ne voudrait pas en payer le prix fixé par son propriétaire. Un bien est rival lorsque son usage ou sa consommation par un individu entraine l’impossibilité pour d’autres individus de l’utiliser ou de le consommer simultanément. En fonction de ces critères, la théorie économique classique admet l’existence de deux types de biens : d’un côté les biens privés purs (exclusifs et rivaux), de l’autre côté les biens publics purs (non exclusifs et non rivaux, par exemple l’éclairage public, la défense nationale, etc.). La production de ces derniers constitue une défaillance du marché, puisque leurs caractéristiques « naturelles » rendent problématiques la fixation de leur prix et leur production par les acteurs privés. Il est donc admis que leur production et leur gestion soient prises en charge par l’État. Cependant, il n’est pas possible de classer l’ensemble des biens économiques en biens privés purs ou en biens publics purs. La mobilisation des critères d’exclusivité et de rivalité détermine, en fait, quatre types de biens (Ostrom et Ostrom, 1977). Entre les biens publics purs et les biens privés purs existent les biens de club (exclusifs et non rivaux, par exemple un spectacle donné dans un théâtre, une route à péage) et les biens communs (non exclusifs et rivaux). Ces derniers sont, par exemple, des zones de pêche, des systèmes d’irrigation, des pâturages : autant de ressources qu’Ostrom (1990) regroupe sous l’expression Common Pool Resources (CPR), soit des réservoirs communs de ressources. Ceux-ci sont, en fait, des stocks de ressources (une zone de pêche, par exemple), desquels des individus peuvent prélever des unités (des poissons) et se les approprier. Cette appropriation, si elle est excessive, peut nuire à la reproduction de la ressource. C’est en étudiant des exemples nombreux et divers de gestion commune de ces CPR qu’Ostrom a mis en évidence l’importance de la collaboration et de l’action collective de communautés engagées dans l’exploitation, la gestion commune et la préservation de ressources naturelles. Pour ce faire, ces communautés mettent en place des institutions, qui sont :

    des ensembles de règles opérationnelles utilisées pour déterminer qui est admissible pour prendre les décisions dans une certaine arène, quelles actions sont permises ou prohibées, quelles règles d’agrégation seront utilisées, quelles procédures seront suivies, et quels gains seront attribués aux individus en fonction de leurs actions (Ostrom, 2010, p. 68).

    Ostrom (1990) définit ainsi les communs non pas comme des ressources en accès libre, à la manière de Hardin, mais comme des systèmes complexes comprenant trois éléments : un stock de ressources, une communauté constituée de personnes prenant part à la gestion de ces ressources et un ensemble de règles construites autour de valeurs, de pratiques et d’usages destinés à les préserver.

    En appliquant un même cadre d’analyse (Oakerson, 1992) à des communs répartis sur l’ensemble de la planète, dont certains perdurent depuis plusieurs siècles, Ostrom a identifié huit principes de conception expliquant la durabilité de ces arrangements institutionnels. Ces principes concernent :

    la délimitation claire des communs, tant les frontières qui délimitent le stock de ressources que les membres qui participent à leur gestion (les commoners) ;

    la présence de règles qui sont adaptées au contexte local ;

    la possibilité pour les individus touchés par ces règles de participer à leur modification ;

    la reconnaissance des communs et de leurs règles d’organisation par les autorités extérieures aux communs ;

    la mise en place d’un système d’autosurveillance ;

    l’existence d’un ensemble de sanctions graduelles ;

    la mise en place d’un système peu coûteux de résolution des conflits ;

    une gestion multiniveau impliquant l’imbrication des communs (Ostrom, 2010, p. 115-127).

    Ces principes ont pour fonction de renforcer les processus de coopération au détriment de dynamiques de concurrence entre les commoners et d’apporter une réponse à des situations qu’Ostrom qualifie de « dilemmes sociaux » (Hess, 2012a ; Hess et Ostrom, 2007 ; Ostrom, 1990), c’est-à-dire lorsque « la recherche par chacun de son intérêt personnel immédiat conduit à des résultats plus mauvais, pour tous, que ce que permettraient des comportements coopératifs » (Weinstein, 2015, p. 80). La figure du passager clandestin (free rider) tirant profit de la ressource sans contribuer à sa reproduction est une incarnation de ces dilemmes sociaux.

    L’observation empirique a également amené Ostrom à interroger la notion de propriété. En effet, si les cas qu’elle a étudiés présentent une grande diversité d’arrangements institutionnels, ils montrent également une grande diversité de formes juridiques de propriété. Ce faisant, Ostrom affaiblit la vision faisant de la propriété un bloc exclusif pour introduire l’importance du droit d’usage de la ressource.

    Jusqu’au milieu des années 1990, les travaux d’Ostrom et des chercheurs qui lui sont proches ont porté principalement sur des communs constitués autour de ressources naturelles. Peu à peu, leurs réflexions vont s’élargir pour intégrer d’autres types de ressources, telles que la connaissance (Hess et Ostrom, 2007), les ressources médicales et de santé, les environnements urbains, les infrastructures, la culture ainsi que les ressources importantes à l’échelle globale (climat, atmosphère, biodiversité, etc.). Cet élargissement fait émerger la notion de « nouveaux communs » (Hess, 2008), qui constitue un tournant théorique important de la pensée institutionnaliste des communs.

    Ces ressources, de nature très diverse, ne partagent pas les caractéristiques de non-exclusivité et de rivalité qualifiant les CPR. Il s’agit, pour beaucoup, de biens publics à proprement parler (non exclusifs et non rivaux). Selon Hess (2008), deux facteurs peuvent expliquer et justifier qu’on puisse les considérer comme étant à la source de communs. D’une part, ces ressources sont menacées d’enclosure, notamment par le biais des évolutions technologiques ou juridiques qui rendent capturable ce qui ne l’était pas jusqu’alors (Internet, les données génétiques, l’espace, les fonds marins, etc.). Cela remet en cause la définition des communs à partir de la naturalité de biens consacrée par l’économie standard : une ressource n’est pas destinée à constituer un commun en fonction de ses qualités intrinsèques. D’autre part, en raison de l’évolution des perceptions, certaines ressources partagées, telles que les arbres bordant les rues, les trottoirs, les jardins urbains, les hôpitaux, etc., peuvent être maintenant considérées comme des communs. La notion de commun est ainsi performative : c’est le regard porté sur une ressource et sa fonction au regard du bien commun, selon la conception instituée de celui-ci – conception qui évolue d’ailleurs –, qui la définissent comme une ressource commune.

    Si ces nouveaux communs partagent certaines caractéristiques traditionnelles, ils se révèlent cependant plus complexes sur certains points. Ainsi, les communautés participant aux communs sont souvent plus diffuses et donc plus difficiles à identifier. Par exemple, Internet et les évolutions technologiques facilitent la collaboration d’individus dispersés sur toute la planète, rendant possible la création de communs mondiaux, mais aussi l’articulation fréquente entre facteurs locaux et facteurs globaux dans la gestion de communs. Par ailleurs, les arrangements institutionnels construits autour de ces communs sont souvent récents et moins stables, et ils évoluent de manière rapide (Hess, 2012a).

    Les évolutions conceptuelles élaborées à partir des réflexions sur les nouveaux communs donnent lieu à une définition renouvelée de la notion : « A commons is a resource shared by a group where the resource is vulnerable to enclosure, overuse and social dilemmas. Unlike a public good, it requires management and protection to sustain it¹ » (Hess, 2008, p. 37).

    D’un côté, cette définition évacue la prise en compte des caractéristiques de rivalité et d’exclusion liées à la ressource ; de l’autre, l’importance qu’elle accorde à l’exposition au risque d’enclosure finit par rapprocher la conception institutionnaliste des communs de la conception altermondialiste, que nous allons évoquer à présent.

    1.2. L’approche altermondialiste

    Depuis les années 1990, et en parallèle à l’approche d’Ostrom, une autre approche des communs a émergé. Inscrite dans un contexte marqué à la fois par la chute du Bloc de l’Est et par l’extension des dynamiques néolibérales à l’ensemble de la planète, cette approche fait des communs un paradigme pour les luttes revendiquant une autre mondialisation tout en rejetant les modes d’action socialistes traditionnels (Dardot et Laval, 2014).

    L’analogie avec les communs médiévaux (Linebaugh, 2008) est ici mobilisée en opposition aux processus de privatisation imposés un peu partout sur la planète par l’alliance entre États et entreprises privées. Cette « nouvelle enclosure du monde » (Dardot et Laval, 2014, p. 98) témoigne de l’extension des logiques de marché à des ressources gérées jusqu’alors par les États ou par des communautés. Les privatisations contemporaines de ressources naturelles apparaissent comme une forme actualisée des enclosures médiévales (Boyle, 2003), favorisée par l’extension du droit de la propriété intellectuelle sur la connaissance. Ce mouvement de privatisation touche des biens aussi essentiels que les savoirs de communautés indigènes, le génome humain, Internet, ou encore les découvertes scientifiques.

    Ainsi, ce « vol silencieux », pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Bollier (2002), est une dynamique mondiale, la mondialisation se construisant sur la privatisation et transformant les êtres et les ressources en marchandises en les privant de la part d’espace écologique, culturel, économique et politique qui leur revient. Elle constitue la forme ultime d’enclosure des communs (Shiva, 2016). Cette dynamique traduit, selon Nonini (2006), une double crise du capitalisme. D’un côté, ce processus incarne une crise (assez classique) de suraccumulation du capital qui entraine le besoin d’étendre la logique de marché à des zones géographiques ou à des secteurs

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