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Lire et comprendre les environnements bâtis au Québec: La morphologie au service d'une démarche d'aménagement durable
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Livre électronique961 pages8 heures

Lire et comprendre les environnements bâtis au Québec: La morphologie au service d'une démarche d'aménagement durable

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À propos de ce livre électronique

Ce livre s’adresse à un lectorat passionné par l’environnement bâti qui désire en connaître davantage sur l’organisation physique et spatiale de nos villages, de nos villes et de nos agglomérations en lien étroit avec le territoire qui les a vus naître. Il intéressera particulièrement les personnes qui interviennent, exercent une pratique professionnelle ou étudient dans les domaines de l’architecture, de l’architecture de paysage, de l’urbanisme, de la géographie urbaine, du patrimoine, du design urbain et de l’environnement. En plus de présenter les notions clés de la morphologie urbaine ouvrant la voie à une compréhension approfondie du mode de structuration des établissements humains, l’ouvrage explique et met en application, à l’aide de plusieurs études de cas, les méthodes d’analyse de ce champ de recherche afin de lire et de caractériser les milieux bâtis du Québec. Finalement, des exemples montrent comment les connaissances morphologiques peuvent être opérationnalisées en stratégies d’intervention et de design urbain à de multiples échelles. À l’heure où la crise des changements climatiques et sanitaires nous enjoint à repenser en profondeur nos façons d’habiter et de pratiquer le territoire, il est essentiel de mieux comprendre le produit de notre expérience collective en ces matières. Pourquoi ne pas en tirer ainsi des enseignements utiles afin de nourrir le travail de planification, de conception et de gestion de la qualité et de l’intégrité de notre environnement construit ?
LangueFrançais
Date de sortie17 août 2022
ISBN9782760555747
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    Aperçu du livre

    Lire et comprendre les environnements bâtis au Québec - François Racine

    Préface

    La ville est la forme de l’établissement humain commun à toutes les grandes civilisations. Mais comment la ville s’est-elle construite au fil du temps ? Que savons-nous de l’organisation spatiale et de l’édification de nos villes et villages du Québec ? Comment éclairer l’action des intervenants d’aujourd’hui et de demain : urbanistes, designers urbains, ingénieurs, architectes, architectes paysagistes dans leurs projets de modification de ce qui existe déjà ? Voilà le grand mérite de ce livre qui réunit chercheurs universitaires, enseignants et professionnels québécois pour nous permettre de bien comprendre l’apport de la morphologie urbaine, ce domaine de recherche et d’action qui n’avait pas encore fait l’objet d’une étude si complète.

    Comment décrire ce qui relève autant de l’histoire des techniques, de la géographie culturelle, de l’histoire de l’art et de l’archéologie pour ne citer que ces disciplines ? La ville est aujourd’hui ville diffuse, constellation de milieux construits, centres urbains projetant sur leurs périphéries des nébuleuses imprévisibles ; on éradique moins systématiquement les édifices existants dans les villes anciennes dont on reconnaît davantage la valeur de durabilité ; mais la mobilité motorisée rapproche les territoires de la ruralité qui ont été désertés. Cela étend le paysage urbain des villes et de leurs faubourgs vers un grand paysage habité devenu suburbain, périurbain, territoires urbanisés.

    Que peut nous apprendre l’analyse morphologique ? Quels sont les fondements théoriques de ses concepts et de ses méthodologies ? Comment renouvelle-t-elle l’idée de contexte pour le projet des aménageurs ? Quel potentiel cette approche offre-t-elle pour la conception dans l’existant ? Comment passe-t-on de la recherche universitaire au projet professionnel ? Le projet est-il le lieu et la situation qui favorise la production de nouvelles connaissances sur la forme des villes ? Les formes urbaines ne sont pas que des faits artistiques ou historiques. Ce sont les témoins silencieux et parfois invisibles de l’action humaine pour habiter le monde. Découvrir, révéler et comprendre les formes urbaines d’hier et d’aujourd’hui, c’est donner de l’intelligibilité à ces continuités et discontinuités de l’environnement construit qui les font exister au présent pour mieux les penser et les accorder pour l’avenir.

    Le grand écrivain français Julien Gracq, qui fut aussi géographe, dans son livre sur la ville de Nantes, La forme d’une ville, publié en 1985, nous offre une lecture autobiographique où la mémoire de l’auteur et la mémoire collective se conjuguent à l’ombre des vers de Baudelaire : « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel. » Éludant le repli sur le spleen baudelairien, Gracq substitut à hélas, le terme on le sait. Eh bien en fait, le sait-on vraiment ? Cet ouvrage répond parfaitement à cette interrogation par l’affirmative. Le savoir urbain s’est considérablement enrichi des études portant sur la morphologie urbaine. Les disciplines de l’urbanisme, du design urbain, de l’architecture, de l’architecture de paysage se sont donné de nouvelles assises dans l’université créatrice de nouveaux savoirs tout en se dotant de robustes moyens d’action pour nous engager collectivement vers un aménagement durable de nos établissements humains au Québec. Chacune des trois parties de ce livre est en quelque sorte une grande leçon pour la formation des futurs professionnels de l’aménagement. Il faut saluer les auteurs de ce livre remarquable réunis autour de François Racine. Les exemples qu’ils nous présentent inspireront aussi celles et ceux qui ailleurs s’intéressent ou contribuent à ce domaine du savoir et de l’action.

    Georges Adamczyk, professeur

    Laboratoire d’étude de l’architecture potentielle

    École d’architecture, Université de Montréal

    Introduction

    Ce livre abondamment illustré s’adresse à un lectorat passionné et sensible à l’environnement bâti désirant en connaître davantage sur la forme physique et spatiale des villages, des villes, et des agglomérations installés sur le territoire québécois. Il intéressera en particulier les intervenants, les professionnels et les étudiants dans les domaines de l’architecture, de l’architecture de paysage, de l’urbanisme, de la géographie urbaine, du patrimoine, du design urbain et de l’environnement. Premièrement, le livre explicite les notions clés du champ de la morphologie urbaine visant à comprendre les environnements bâtis et leurs divers processus de formation et de transformation. Ce cadre conceptuel permettra au lecteur d’accéder à une compréhension profonde de cet héritage culturel matériel et spatial édifié dans la longue durée. Deuxièmement, l’ouvrage présente les méthodes d’analyse visant à lire les environnements bâtis typiques du territoire québécois. Un corpus de recherches morphologiques réalisées depuis plus de 30 ans présente les premiers découpages du territoire, la naissance des premiers bourgs et des villages, la formation des villes et de leurs faubourgs, jusqu’à l’émergence des premières banlieues. Troisièmement, l’ouvrage montrera comment les connaissances morphologiques ont été progressivement prises en compte pour aménager les environnements bâtis du Québec. Cette pratique de design urbain se veut durable, car ancrée aux échelles et aux contextes diversifiés d’intervention et inscrite dans l’histoire et le substrat naturel du milieu existant. Enfin, des opérations contemporaines illustrent comment les connaissances morphologiques ont été interprétées pour assurer la structuration de milieux bâtis à diverses échelles : des ensembles bâtis aux bâtiments majeurs, incluant les espaces publics et les composantes du réseau viaire métropolitain.

    Dans le contexte des changements climatiques et sanitaires actuels, il est plus que nécessaire de repenser en profondeur nos façons d’habiter et de pratiquer le territoire. Cela, afin de mieux comprendre le produit de notre expérience collective en ces matières, car nos bâtiments, nos tissus et nos agglomérations enracinés au territoire sont autant de formes matérielles et spatiales révélatrices de notre identité culturelle collective. Les concepts théoriques, les méthodes et les exemples présentés dans cet ouvrage substantiel ont comme objectif d’offrir au lecteur des enseignements utiles afin de nourrir leur travail de planification, de conception et de gestion de la qualité et de l’intégrité de l’environnement bâti du Québec.

    « Comprendre [l’environnement bâti] comme le produit intrinsèque du devenir, guidé en lui-même de manière évolutive de structures élémentaires à une complexité graduelle, à partir des matrices jusqu’aux développements progressifs » (Caniggia et Maffei, 1996, p. 173).

    Depuis plus de 60 ans, la morphologie des établissements humains s’est constituée en champ d’étude multidiscipli-naire consacré à l’analyse des manifestations matérielles et spatiales de l’espace anthropique, entendu ici comme un espace façonné par une activité humaine délibérée. Les morphologues s’intéressent plus précisément à la genèse des artefacts et des formes spatiales, déclinés à différentes échelles, emboîtées depuis l’objet architectural et ses composantes jusqu’au paysage culturel d’une région, en passant évidemment par les villes et autres agglomérations humaines. Les villes constituent l’objet d’étude ayant mobilisé l’effort de recherche le plus soutenu, de sorte que bon nombre d’auteurs utilisent le terme morphologie urbaine pour désigner le programme de recherche morphologique qui se porte sur l’ensemble des formes d’établissements humains. Les villes, un phénomène plusieurs fois millénaire, comptent parmi les accomplissements ultimes de l’action humaine. Par leur complexité, ainsi que par l’extrême diversité de leurs manifestations, les villes témoignent d’une capacité exceptionnelle d’adaptation humaine à des environnements naturels les plus variés. Les manières dont une communauté habite et pratique l’espace sont informées à la fois par les contextes climatiques, biogéographiques et oro-hydrographiques locaux, de même que par les habitudes, les représentations et les pratiques culturelles de la population. Les morphologues voient ainsi les structures anthropiques héritées comme le produit d’une sédimentation, parfois très longue, qui témoigne des dynamiques sociales, culturelles, et matérielles qui ont présidé à leur création.

    Le rapport de la société à son territoire se développe dans la longue durée. Il est le fruit de la rencontre initiale entre un groupe social et un milieu naturel qui est reconduite ensuite de génération en génération. L’architecte et urbaniste Alberto Magnaghi parle ainsi du territoire non pas comme d’une chose, mais plutôt comme d’un ensemble de relations. Le territoire est ainsi le « résultat matériel d’un processus de coévolution entre les établissements humains (organisés sur une base culturelle) et le milieu ambiant (organisé sur des bases géologiques et biologiques) » (Magnaghi, 2014, p. 9). Sa conception s’apparente à cet égard à celle d’un des fondateurs de la discipline, le géographe M.R.G. Conzen. Ce dernier souligne que la géosphère (l’espace sphérique à la surface du globe et adjacent à cette dernière) est composée de la lithosphère (la sphère supérieure de la croûte terrestre), de l’hydrosphère, de l’atmosphère et de la biosphère, qui forment en quelque sorte son substrat naturel. Il faut ajouter à cet ensemble de couches naturelles, la strate modifiée par l’humain (la noosphère) comme environnement produit « par l’activité réflexive, raisonnée et intentionnelle de l’esprit humain » (M.R.G. Conzen, 2004, p. 36). M.R.G. Conzen explique que ces sphères sont intégrées de manière dynamique. Elles s’interpénètrent et interagissent dans un flot continu de relations mutuelles et de transfert d’énergie, qui marquent la création de formes matérielles et spirituelles. Le tout s’inscrivant dans un réseau de processus d’une « stupéfiante diversité et complexité » (M.R.G. Conzen, 2004, p. 25).

    Les humains n’ont évidemment pas l’apanage des savoir-faire constructifs comme ceux retrouvés généralement dans le monde animal. D’autres espèces maîtrisent l’art de l’empilage (chez les mammifères), du tressage (oiseaux) ou de la construction souterraine (insectes, mammifères) par exemple, et trouvent refuge dans des constructions de leur propre création (Ingold, 2000). Il est néanmoins impossible de surestimer l’importance du changement culturel et cognitif qui s’opère pour notre espèce, dès lors qu’une matière brute est transformée en matériau, soit lorsque l’argile devient une brique ou quand une branche d’arbre devient la composante d’un système structural. Ce changement est l’amorce pour l’humain de nouvelles manières de pratiquer et d’habiter le monde.

    L’architecte et morphologue Alfred Neumann (1963a, 1963b), qui a enseigné à l’Université Laval (1962-1963 et 1965-1968), distingue deux grandes catégories d’artefacts : les outils, qui sont une extension du corps, voire de l’esprit (tels une lance, un marteau, un boulier) et les contenants (tels une gourde, un vêtement, une hutte). Les contenants se divisent à leur tour en contenants souples (qui sont des structures suspendues) et contenants rigides (Neumann, 1963a). Pour lui, les abris manufacturés par les humains peuvent être considérés comme les contenants, qui diffèrent par leur complexité, plutôt que par leur nature, des contenants plus rudimentaires desquels ils dérivent.

    Dans un ouvrage essentiel consacré aux habitations primitives, Giancarlo Cataldi voit dans les constructions rudimentaires telles que la couche surélevée, le paravent, la cloison protectrice et la couverture contre la pluie, les archétypes du plancher, du mur, de la voûte et du toit respectivement (Cataldi, 2015, p. 25). Il explore l’évolution de l’habitat depuis les abris temporaires et rudimentaires, déjà présents au paléolithique, auxquels s’ajoutent ensuite des structures permanentes à compter du néolithique, dès lors que l’agriculture permet la sédentarisation. Cataldi attire notre attention sur l’existence d’aires géographiques (qu’il nomme les « aires géomatérielles »). Celles-ci portent différentes cultures constructives fondées respectivement sur l’utilisation des matières ligneuses, de la terre et de la pierre, auxquelles s’ajoutent des aires où l’on fait usage de matériaux plus singuliers (tissus, peaux d’animaux, neige, etc.). Il documente ainsi l’évolution depuis les techniques de tressage de matériaux ligneux souples, vers la construction de charpentes en gros bois d’œuvre, de même que l’apparition de systèmes mixtes alliant notamment matière ligneuse et terre (constructions en pisé) ou liant la pierre et le bois (murs de maçonnerie lourde et structures horizontales légères en bois). Ainsi, dans certaines conditions, l’abri temporaire se transforme au fil du temps en hutte, puis en maison unicellulaire. Les structures voûtées à base circulaire qui tendent vers un rapport surface-volume minimal céderont graduellement la place à des volumes se conformant à une géométrie euclidienne. Cette géométrie facilitera grandement l’agrégation des cellules à l’horizontale dans une unité d’habitation ou dans un noyau villageois, notamment, de même que leur superposition à la verticale pour créer ainsi des configurations bâties plus compactes (Neumann, 1963a ; Cataldi, 2015). Le travail de Cataldi illustre l’extraordinaire ingéniosité humaine à tirer profit des propriétés physiques des divers matériaux à sa disposition, pour développer des formes d’habitat de plus en plus complexes et adaptées aux conditions géographiques et bioclimatiques locales (du moins jusqu’à tout récemment).

    Les interactions entre une société et son milieu ambiant, telles qu’elles sont vécues à travers la culture matérielle, produisent des modèles culturels géographiquement situés, dotés d’une forte dimension identitaire. Les artefacts, des plus simples (outils), aux plus complexes, telles les agglomérations, qui sont des artefacts complexes pourvus d’une forme spatiale, sont des œuvres collectives grandioses (Gerosa, 1992, p. 172). À ce titre, elles sont le produit de rapports sociaux, et elles produisent de tels rapports en retour (Gauthier, 2005). Les artefacts médient en quelque sorte notre rapport au monde, désormais habité et pratiqué par abris (contenants) et outils interposés. Une telle médiation intervient à la fois sur le plan matériel et sur le plan cognitif, ou spirituel. Au plan matériel, les artefacts organisent physiquement nos interactions sociales, en facilitant ou en contraignant ses dernières. Ils peuvent également servir de monnaie d’échange ou être mobilisés pour altérer (ou perpétuer) les relations sociales (Hodder et Hutson, 2003, p. 60). Au plan spirituel, dans leur fabrication comme dans leur usage, les artefacts sont indissociables du mode de pensée intersubjectif. En ce sens, ils nécessitent une compétence coconstruite semblable à ce qu’exige le développement d’une autre forme de communication culturelle et sociale chez l’humain, celle de la langue.

    Henry Glassie (1975, p. 17), qui emprunte le terme au linguiste Chomsky, parle ainsi de compétence artefactuelle (artifactual competence), qui se situe, selon lui, à l’intersection de deux plans. Cette compétence est liée à l’habilité d’un sujet à composer ou à concevoir un objet qui est à la fois lié au monde externe, mais aussi aux autres objets de même nature qui ont été produits dans le temps. Un objet, avance-t-il, n’est pas simplement produit puis relié aux objets extérieurs, sa conception « est reliée aux idées relatives aux objets […] telles qu’internalisées [par le sujet] alors même que l’objet est conçu » (Glassie, 1975, p. 17). Ainsi l’objet construit est-il conceptuellement indissociable de ses contextes de production et d’utilisation contemporains, eux-mêmes informés par une longue tradition de savoir-faire et d’usages. Il faut souligner que la référence à la langue (et à la linguistique en général) est un thème récurrent dans le champ de la morphologie des établissements humains, et ce, depuis l’origine. Le morphologue Hillier (1996, p. 44) relève ainsi que l’analogie avec la langue indique que les règles utilisées par le designer vernaculaire sont tacites et considérées comme allant de soi, au même titre que les règles gouvernant le langage. Comme nous le verrons dans les sections suivantes, de telles formulations sont très proches du concept de type, central dans le cadre théorique développé par les morphologues.

    Le champ de la morphologie des établissements humains porte son attention sur l’espace anthropique, et en particulier sur l’environnement bâti, qui constitue une composante majeure de la culture matérielle. Ce champ d’étude s’est ainsi donné comme projet d’éclairer un phénomène de civilisation qui va au cœur de l’expérience humaine, et qui témoigne de la complexité et de la diversité de cette expérience. Ces considérations justifient amplement que l’on consacre à ces réalités un effort de recherche important. De tels travaux sont toujours en cours, bien qu’il faille admettre que cette quête de connaissances n’est pas toujours à la hauteur, quantitativement parlant, de l’importance de l’objet d’étude.

    Mais, outre l’intérêt que suscite la recherche fondamentale, le programme visant à documenter et à expliquer les manières dont nous fabriquons, habitons et pratiquons collectivement le territoire comporte, dès son origine, un volet appliqué. Les protagonistes de la première heure des approches morphologiques ont souhaité que ce type de connaissances puisse être mobilisé dans le cadre de la production raisonnée du cadre bâti, comme nous le verrons.

    Après avoir exposé l’importance de s’intéresser à l’environnement bâti comme objet d’étude, nous allons répondre à la question suivante : Qu’est-ce qui caractérise et distingue l’approche morphologique ? À cet effet, nous brosserons au chapitre 1 le portrait des conditions historiques et épistémologiques qui ont contribué à l’apparition et au développement des programmes de recherche morphologique. Cette mise en contexte nous permettra ensuite d’apporter des réponses aux deux questions suivantes : Quels sont les notions théoriques et les concepts clés de cette approche ? Sur quelles méthodes cette dernière s’appuie-t-elle ? Nous nous emploierons à ces tâches au chapitre 2.

    Qu’est-ce qui caractérise et distingue l’approche morphologique ?

    Durant les années 1950 et 1960, de nombreux intellectuels de l’époque prennent conscience des effets dommageables des pratiques de l’urbanisme fonctionnaliste, en particulier dans le cadre de l’effort de reconstruction à la suite de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Ces commentateurs s’inquiètent notamment, lors des opérations de réaménagement, de l’ampleur de la destruction des milieux bâtis anciens et traditionnels. Ils se désolent également de l’appauvrissement culturel des nouveaux environnements construits sous l’égide des modèles normatifs fonctionnalistes en urbanisme et en architecture. Ces modèles, formulés en réponse aux conditions de vie déplorables de la ville industrielle du XIXe siècle, se sont donné pour objectif de développer de nouvelles formes de cités volontairement distinctes de celles de l’architecture et de la ville traditionnelles, jugées obsolètes. Héritières des Lumières et de sa philosophie politique ayant foi en la capacité humaine de concevoir rationnellement un avenir meilleur, les approches fonctionnalistes en urbanisme sont porteuses d’une idéologie progressiste qui propose d’organiser la ville en quatre fonctions séparées : se loger, circuler, se reposer et se divertir. Elles traduisirent ces fonctions en modèles spatiaux se voulant de portée universelle, qualifiés d’utopistes par Françoise Choay (1980). Ces modèles sont fondés sur un nombre restreint de principes rigides, visant en particulier une ségrégation fonctionnelle de l’espace. Les travaux conduits par les Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), à l’occasion, notamment, de celui de 1933, qui ont conduit à la publication de la Charte d’Athènes en 1943 (Le Corbusier, 1943), illustrent parfaitement ce dernier point (Mumford, 2000). Gerosa (1998) parle à juste titre du réductionnisme fonctionnaliste.

    En réaction à ce qu’ils perçoivent comme des dérives, eu égard à la complexité inhérente des établissements humains, des architectes (Muratori, 1959, Muratori et al., 1963), des géographes (M.R.G. Conzen, 1960), des historiens (Mumford, 1961), des essayistes (Jacobs, 1961), des sociologues (Lefebvre, 1968), des urbanistes (Lynch, 1960) ainsi que des anthropologues (Hall, 1978) porteront leur regard sur l’espace anthropique et sur les milieux bâtis hérités afin de développer de nouvelles connaissances. Ils se focaliseront notamment sur la réalité physico-spatiale elle-même et sur la capacité de cette dernière à porter les pratiques de l’habiter et d’autres pratiques spatiales, ou à informer les représentations mentales et culturelles des habitants.

    L’architecte Saverio Muratori (1959, Muratori et al., 1963) voit, dans les conditions de son époque, les manifestations d’une crise de la culture matérielle, symptomatique d’une crise civilisationnelle plus profonde. Ce constat le motive à jeter les bases d’une méthode scientifique d’analyse de l’environnement bâti destinée, à terme, à refonder les pratiques de l’architecture, de l’urbanisme et de l’aménagement des villes. Pour Muratori, l’étude empirique des établissements humains doit être au fondement d’une pratique raisonnée de l’édification. M.R.G. Conzen déplore de même le manque d’égards pour le cadre bâti traditionnel. À la fin de sa vie, il fait également le constat que l’environnement de la géosphère (la surface terrestre et la couche atmosphérique adjacente) qui avait pu maintenir son équilibre de système depuis l’apparition de l’espace anthropique, est aujourd’hui gravement compromis, à la suite de l’industrialisation et de la création, dans son sillage, de larges conurbations urbaines (M.R.G. Conzen, 2004, p. 36-37). Tout bien considéré, et avec le recul, la crise environnementale et celle de la culture matérielle pourraient n’être que les deux faces d’un même rapport dénaturé et périlleux à notre habitat. Cela jette un jour nouveau sur la pertinence et sur l’importance d’un champ d’activité scientifique dédié aux établissements humains et à l’étude de leur édification raisonnée.

    L’étude des milieux anthropiques, et de la ville en particulier, a mobilisé un effort de recherche considérable depuis les années 1950. Ainsi que nous le verrons dans les sections suivantes, ce qui caractérise et distingue l’approche morphologique que Saverio Muratori et M.R.G. Conzen ont contribué à fonder est d’avoir constitué les établissements humains, dans leurs manifestations matérielles et comme formes spatiales, comme objets d’étude en soi.

    1.1 | Les quatre grandes approches

    Le contexte historique évoqué ci-haut donnera naissance à ce que M.P. Conzen définit comme les quatre grandes approches morphologiques : l’approche historico-géographique (amorcée par le géographe britannique d’origine allemande M.R.G. Conzen), l’approche typologico-processuelle (initiée par Saverio Muratori et développée notamment par Gianfranco Caniggia en Italie), l’approche spatiale (développée par Michael Batty à la Bartlett School of Graduate Studies du University College de Londres), et finalement, l’approche configurationnelle, mieux connue comme la syntaxe spatiale (space syntax) (initiée par Bill Hillier, également de la Bartlett) (M.P. Conzen, 2013). Les deux dernières approches sont fortement ancrées dans les méthodes quantitatives, tandis que les deux premières, globalement non quantitatives, peuvent être qualifiées de systémiques, voire de structurales. C’est au cadre théorique et méthodologique des approches dites structurales auquel se référera cet ouvrage.

    Gauthier et Gilliland (2006) proposent une méthode de classement qui permet de cartographier les différentes contributions à l’étude des formes urbaines en fonction de leurs visées et du statut qu’elles confèrent à la ville matérielle. Le premier critère de classification permet de distinguer, d’une part, les travaux qui considèrent l’environnement bâti comme un système doté d’une autonomie relative qu’ils qualifient d’internalistes et, d’autre part, les travaux qui envisagent cet environnement matériel et spatial comme une variable dépendante ou comme le produit, plus ou moins passif, de déterminations externes de nature économique, politique ou sociologique notamment (figure 1.1). Ils qualifient ces dernières approches d’externalistes (Gauthier et Gilliland, 2006, p. 44).

    Leur classification permet également, à la suite de Lévy (2005b) et de Moudon (1994) notamment, de distinguer les travaux selon leurs visées cognitives ou normatives. L’expression cognitive renvoie à une démarche soucieuse de « produire de la connaissance ou de développer des moyens théoriques, des méthodes et des techniques destinées à produire de telles connaissances » (Gauthier et Gilliland, 2006 ; traduction libre). Le terme normatif renvoie pour sa part à une démarche intellectuelle visant à « articuler une vision de ce à quoi le futur devrait ressembler, ou à exposer un ensemble de normes et de prescriptions destiné à servir une telle vision » (Gauthier et Gilliland, 2006, p. 42 ; traduction libre).

    En vertu des critères qui précèdent, dans leurs fondements théoriques et méthodologiques, les quatre approches morphologiques identifiées par M.P. Conzen (historico-géographique, typologico-processuelle, analyse spatiale et configurationelle) sont globalement internalistes en cela qu’elles considèrent l’environnement bâti en lui-même et pour lui-même. Toutes les quatre se distinguent également d’autres programmes de recherche s’intéressant à l’environnement matériel et spatial par le fait qu’elles ont toutes généré des contributions cognitives et des contributions normatives, quoiqu’avec une intensité variable en ce qui a trait à la dernière catégorie. En somme, les contributions qui relèvent des approches morphologiques se déploient dans les deux quadrants supérieurs de la grille. Notons que les tenants de l’approche typologico-processuelle s’inscrivent davantage dans la dimension normative appliquée à la pratique d’architecture, du design urbain et de l’aménagement, que les tenants des trois autres approches.

    Figure 1.1 | Système de classification des contributions à l’étude de la forme urbaine

    Source : Gauthier et Gilliland (2006, p. 46).

    Castex et ses collaborateurs (1980, p. XI) décrivent la ville matérielle comme « la projection sur le sol d’organisations sociales, politiques, économiques, [laquelle] projection se fait à travers divers systèmes de symbolisation spatiale et dans un matériau qui a sa consistance et sa résistance propres : l’espace construit ». Cette conceptualisation met en exergue l’autonomie relative de la forme urbaine eu égard à d’autres faisceaux historiques que constituent l’histoire économique, l’histoire des mentalités, l’histoire technologique, etc. (Malfroy, 1986b). La genèse des établissements humains est évidemment informée par un ensemble de dynamiques externes à la forme, mais s’exerçant sur elle. Or, aucune de ces dernières, en elle-même, ne détermine l’évolution de la forme. En outre, la genèse de l’espace construit répond en partie d’effets de systèmes qui trouvent leur explication première dans des contraintes et les potentiels de transformation inhérents aux conditions physico-spatiales héritées elles-mêmes. François Racine (2015) y voit des effets inhibiteurs ou accélérateurs des forces externes sur lesquelles se penchent par exemple les sciences sociales pour expliquer l’évolution du cadre bâti. Il postule de même que les figures spatiales et symboliques produites dans le cadre du processus de formation et de transformation de l’environnement bâti agissent comme un langage commun producteur de sens pour l’individu et la collectivité.

    La production de connaissances sur les modes de symbolisation spatiale agissant dans le processus de structuration des établissements humains est au fondement du projet heuristique des approches morphologiques typologico-processuelles et historico-géographiques, approches sur lesquelles cet ouvrage se focalise. M.P. Conzen (2013, s. p.) définit la morphologie urbaine comme l’« étude des formes bâties de la ville [afin] d’expliquer l’agencement et la composition des structures urbaines, des espaces libres, leurs caractères matériels et leur signification symbolique, à la lumière des forces qui les ont créées, fait croître, se diversifier et se transformer ».

    1.2 | Les programmes de recherche

    Les sections suivantes aborderont plus en détail les cadres de référence épistémologique et théorique respectifs des approches typologico-processuelle et historico-géographique, avant d’aborder ce qui fédère ces deux approches et permet de les assimiler à ce que nous nommons la « morphologie structurale des établissements humains ».

    Le programme typologico-processuel

    Le programme de recherche lié plus précisément à l’approche typologico-processuelle se fonde sur les travaux séminaux de l’architecte italien Saverio Muratori et de ses continuateurs (Caniggia et Maffei, 1979 ; Moudon, 1986 ; Lévy, 1992 ; Cataldi, Maffei et Vaccaro, 2002 ; Malfroy, 1985). Les morphologues italiens sont à la fois des architectes-praticiens et des enseignants. Dès l’origine, leur démarche est destinée à refonder une pratique du projet architectural et urbain (Malfroy, 1986a ; Moudon, 1994). C’est-à-dire qu’il y a d’abord un acte de lecture de la ville, un terme qu’ils utilisent pour décrire leurs méthodes d’analyse, suivi de ce que nous pourrions qualifier d’actes d’écritures dans le cadre de projets architecturaux et urbains. Leurs recherches s’appuient sur l’hypothèse que les règles pérennes d’édification peuvent être dégagées par une analyse morphologique rigoureuse du milieu bâti dans lequel s’inscrivent les interventions. Une telle perspective entraîne pour eux un changement de paradigme dans les domaines de l’aménagement. Il incomberait aux architectes et aux designers urbains, appuyés en cela sur un travail de connaissance empirique, d’inscrire les fruits de leur travail dans le processus de transformations des formes architecturales et urbaines en cours, et par ailleurs continu. Cela, en vue de maintenir la cohérence d’ensemble des formes construites à long terme ainsi que leur lisibilité pour les usagers. La tâche des urbanistes serait quant à elle de contrôler les modalités de ces transformations selon une logique de consolidation morphologique en fonction d’un critère de rendement. Le rendement et la lisibilité renvoient à la théorie muratorienne du faire architectural, pour reprendre l’expression de Malfroy. Le rendement est fonction des coûts de tous ordres encourus pour que le système puisse retrouver son état d’équilibre dynamique (Malfroy, 1995). Un rendement faible est associé à des coûts élevés, et vice-versa.

    Le fondateur de l’approche typologico-processuelle, Muratori, est un intellectuel de formation classique. Son travail a une portée philosophique et un contenu parfois fortement spéculatif qu’il tente de formaliser à l’aide de diagrammes qui gagnent en complexité au cours des années (Giannini, 1983 ; Gerosa, 1992). Il conduit néanmoins un travail de recherche empirique important à l’occasion, notamment, de deux études inaugurales sur Venise et Rome (Muratori, 1959 ; Muratori et al., 1963). Ces dernières lui fournissent l’occasion de développer une méthode d’analyse originale et de jeter les bases théoriques de la typologie processuelle, incluant les concepts de type, de tissu, d’organisme et d’histoire opératoire, que nous allons aborder en détail dans les sections suivantes (Cataldi et al., 2002, p. 5).

    Muratori représente conceptuellement la ville comme un organisme, dont il entend comprendre les principes d’organisation interne. Il se focalise sur les « témoignages concrets du développement de la ville » [à savoir les artefacts] et pratique ce qu’il nomme la méthode intrinsèque des relevés (Gerosa, 1992, p. 181). Muratori et son équipe se consacrent à un travail de relevé topographique en étudiant l’organisation des rez-de-chaussée des bâtiments ainsi que la configuration des rues et des espaces ouverts attenants. Ce matériel sert d’assise à une analyse cartographique qui lui permet de dégager des formes typiques, dénotées par des configurations répétitives, des modularités dimensionnelles, et d’autres rapports constants, renvoyant à des phases précises du développement urbain. Dans son travail sur Venise, il croise l’analyse de ce matériau cartographique avec les connaissances produites par l’historiographie et les sciences humaines pour induire des généralisations théoriques (Gerosa, 1992, p. 181). Muratori (1959) tire notamment de son travail empirique le concept de type d’édifice (tipo edilizio), qu’il conçoit comme une forme reconnaissable a posteriori, qui est le produit d’un processus d’engendrement et de dérivation. Les bâtiments, qui manifestent concrètement les différents types, sont assemblés dans l’espace selon des modes d’agrégation distinctifs qui témoignent de leur rôle opératoire dans l’évolution de l’organisme urbain (Muratori, 1959, Muratori et al., 1963) Dans sa recherche sur Rome, Muratori assimile la ville à un « organisme vivant passant par des phases de croissance et de décroissance, selon des cycles » (Gerosa, 1992, p. 182-183). Caniggia (1986, p. 30) s’exprime en ces termes :

    [Muratori] comprit […] qu’un organisme en devenir comme la ville ne pouvait pas être réglé par des lois transcendantes et immuables, mais au contraire par des lois immanentes, contenues dans son devenir processuel même, postulant ainsi une syntonie, sinon une identité entre histoire et structure, entre état actuel et processus de construction-transformation.

    Bien qu’il soit conscient que son travail en porte les germes, Muratori n’a pas eu l’ambition de fonder une science de l’environnement bâti. Ce sont plutôt ses continuateurs qui s’emploient à une telle tâche, par leur travail théorique et méthodologique. Le travail de Paolo Maretto (1969) sur le type et sur les échelons spatiaux, et celui de Giancarlo Cataldi (1977) portant sur l’échelle territoriale, en fournissent d’excellents exemples. L’ouvrage Composizione architettonica e tipologia/1 Lettura dell’edilizia di base publié par Caniggia et Maffei en 1979 est, à ce jour, l’un des plus complets pour rendre compte des théories et des méthodes à la base de l’approche typologico-processuelle. On doit à Pierre Larochelle une traduction en français, à laquelle le présent ouvrage se réfère (Caniggia et Maffei, 1996). Le lecteur intéressé peut également se référer à deux traductions en anglais, publiées en 2001 et 2017 respectivement.

    Des chercheurs français découvriront progressivement les théories et les méthodes de l’approche typologico-processuelle développée en Italie dans les années 1970 (Cohen, 1984, 1985). Leur travail s’inscrit dans ce courant de recherche et le poursuit en le croisant avec leurs propres traditions intellectuelles (Devilliers, 1974 ; Castex, Depaule et Panerai, 1977 ; Boudon et al., 1977 ; Castex et al., 1978). Les travaux des morphologues français font entrer l’approche typologico-processuelle dans le débat structuraliste français (Cohen, 1984). Le programme typologico-processuel de l’École française est très multidiscipli-naire et s’est enrichi de l’apport de chercheurs venant de plusieurs disciplines, telles que l’architecture, l’urbanisme, la géographie et l’histoire urbaine (Darin, 1998). Les chercheurs de ces disciplines ont su croiser l’histoire des formes urbaines avec d’autres histoires simultanées (Malfroy, 1986b), telles que l’histoire de la vie économique (Frey, 1986) et du foncier (Boudon et al., 1977), de la technique, des mentalités, etc. La composante sociale est très présente dans les préoccupations de l’École française en raison, notamment, de l’influence du philosophe et sociologue français Henri Lefebvre. Lefebvre (1968), qui introduit le concept du droit à la ville, publie plusieurs ouvrages influents sur la ville, l’urbanisme et l’espace. Moudon (1994) souligne en outre l’originalité de l’approche française, qui croise l’analyse morphologique et la relecture critique des théories du design, notamment dans le cadre des travaux de l’École de Versailles (Castex, Céleste et Panerai, 1980).

    Le Québec n’est pas en reste. Les travaux de l’approche typologico-processuelle italienne ont été introduits à l’Université Laval par le professeur-chercheur Pierre Larochelle, qui a traduit bon nombre de textes italiens importants en français. Étudiants à la maîtrise, Larochelle et ses collègues (Pierre Morisset, etc.) ont déjà été exposés, à la même université, à la réflexion morphologique très originale de l’architecte Alfred Neumann dans les années 1960 (Larochelle, 2011). Le programme de recherche développé par Larochelle et les chercheurs qu’il a contribué à former a permis de définir des connaissances sur la morphologie des environnements bâtis propres au Québec (voir les études de cas du chapitre 5 de la partie II de cet ouvrage).

    Les travaux des chercheurs français ont également connu une grande diffusion au Québec. Ils y ont notamment influencé les activités de l’Unité d’architecture urbaine (AU) à l’École d’architecture de l’Université de Montréal (1978-1992) sous la gouverne de Melvin Charney, d’Alan Knight et de leurs collègues. Leurs travaux ont permis le développement d’une méthode s’appuyant sur l’interprétation des configurations ordinaires et des figures archétypales de la culture bâtie de Montréal, en vue de nourrir le travail de conception architecturale (Charney, 1980 ; Latek et al., 1992). Il est à noter que plusieurs anciens de l’Unité AU développeront une réflexion (voir entre autres Martin, 2013 ; Racine, 2016) ou une pratique de design urbain originales (Christian Thiffault, Renée Daoust, Peter Soland, Cécile Baird, etc.). Nous pouvons également mentionner le travail de chercheurs de cette université sur la caractérisation du paysage québécois et de son patrimoine (Domon, 2009 ; Beaudet, 2000).

    À l’Université du Québec à Montréal (UQAM), des chercheurs étudient l’architecture et les milieux bâtis québécois par les approches historico-descriptive (Noppen et al., 1990 ; Morisset, 1998) et morphologique à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain de l’UQAM (voir entre autres Racine, 2010 ; Mathieu, 2019).

    Le programme historico-géographique

    Le programme de recherche de l’approche historico-géographique s’est développé à la même époque que les recherches typologico-processuelles, avec lesquelles il présente de nombreux parallèles. Le programme repose sur le travail fondateur du géographe d’origine allemande M.R.G. Conzen, formé dans les années 1920 à l’Institut géographique de Berlin. M.R.G. Conzen s’inspire de prédécesseurs tels que Otto Schlüter (1899). Ce dernier ambitionne de développer des méthodes scientifiques d’analyse morphologique du paysage culturel, ou Kulturlandschaft, qui se veut le pendant de celles élaborées par la géomorphologie à l’égard de la géographie physique (Larkham, 2019, qui renvoie à Schlüter, 1903). Schlüter s’intéresse aux formes bâties produites par l’activité humaine, ainsi qu’à leur genèse et à leurs transformations dans le temps. Au-delà de la description, son travail de recherche intègre l’étude de la forme, des usages et des phases de développement historique (Larkham, 2019). Il estime que le paysage urbain (Stadtlandschaft), à savoir la forme physique de la ville, est un objet d’étude en soi (Larkham, 2019, qui renvoie à Schlüter, 1899).

    M.R.G. Conzen (1981a) se focalise de même sur le paysage culturel urbain, qu’il nomme le townscape. Le paysage culturel urbain est l’expression matérielle et spatiale des fonctions sociales et économiques qu’une ville assume dans le cadre du système géographique et urbain élargi dans lequel elle se situe (M.R.G. Conzen s’inspire notamment de la géographie économique de Walter Christaller, 1966 [1933]). Le townscape résulte de la combinatoire entre le plan urbain (town plan), qui renvoie à la distribution spatiale des formes bâties (pattern of building forms), d’une part, et à la distribution spatiale de l’affectation des sols urbains (pattern of urban land use) d’autre part (M.R.G. Conzen, 1960, p. 3).

    L’étude de cas sur la ville de Alnwick réalisée par M.R.G. Conzen (1960) a un caractère inaugural. Elle lui fournit l’occasion de présenter sa méthode originale déjà bien développée, l’analyse du plan urbain (town plan analysis). Cette méthode plonge ses racines dans les études menées par les géographes d’expression allemande depuis le tournant du XIXe siècle (Whitehand, 1981, 1999). M.R.G. Conzen y affirme la primauté du plan urbain dans la structuration de la forme urbaine. Il reconnaît au plan un statut d’armature physico-spatiale conditionnant les relations entre le réseau viaire, les découpages parcellaires et l’implantation du bâti et entre ces derniers et le site géographique, constituant ainsi l’enregistrement des expériences passées. Comme nous le verrons, le concept de plan urbain est très semblable au concept de tissu, utilisé couramment dans le programme de recherche propre à l’approche typologico-processuelle.

    Pour M.R.G. Conzen, la périodisation du développement est à la fois morphologique et socioéconomique. Il s’appuie sur le postulat voulant que les périodes qui marquent le développement du paysage urbain soient d’abord induites par les conditions socioéconomiques. Une fois la périodisation établie sur la base d’un tel principe, M.R.G. Conzen s’en tient à une analyse strictement morphologique. Son regard se porte sur l’environnement bâti spécifique de chaque période, dont les caractères physico-spatiaux diffèrent de ceux produits en d’autres temps. Il avance en outre que les villes possèdent une forme matérielle qui leur est propre : « Commensuate with their functional significance [le social et l’économique] within the world’s ecosystem [cities] present a distinctive kind of cultural landscape, the urban landscape or townscape » (M.R.G. Conzen, 1981a, p. 77-78). Il ajoute que l’investigation sur cette forme matérielle est précisément, en soi, l’objet d’étude principal de l’approche morphologique qu’il propose. Outre les théories et les concepts déjà avancés, M.R.G. Conzen développe trois théories explicatives sur lesquelles nous reviendrons au chapitre 2. Le burgage cycle renvoie aux phases de transformation du couvert bâti et du parcellaire à l’échelle de l’îlot urbain. Le redéveloppement commercial touche les mécanismes de transformation influençant le centre des villes. M.R.G. Conzen nomme frange urbaine (fringe belt) les secteurs immédiatement adjacents à l’aire urbanisée, dont il démontre qu’ils sont soumis à des processus de genèse et de transformation qui leur sont propres. Les principaux textes de M.R.G. Conzen ont été colligés par Whitehand (1981), puis par son fils Michael et réédités par le duo en 2004 (M.P. Conzen, 2004).

    Parmi les principaux continuateurs de M.R.G. Conzen, on compte en particulier Whitehand, qui a fondé le Urban Morphology Group, basé à l’Université de Birmingham (Oliveira, 2019). Whitehand connaît une carrière de chercheur très prolifique qui lui a permis d’approfondir la théorie des franges urbaines (Barke, 2019) et la procédure analytique de la régionalisation permettant de dégager des aires morphologiques homogènes (Gu, 2019). Il a également étudié le rôle de ce qu’il nomme les agents du changement morphologique dans le processus de formation et de transformation de l’environnement bâti (Larkham, 2019). Récemment, Whitehand a contribué à la diffusion de l’approche conzénienne, en Chine tout particulièrement, en y collaborant avec des chercheurs locaux (Gu, 2019).

    Quelques percées en territoire américain

    Une chercheuse d’origine suisse, Anne Vernez-Moudon, s’est établie aux États-Unis et y a réalisé, à compter des années 1980 dans la ville de San Francisco, l’une des premières et des plus ambitieuses recherches de nature morphologique. La méthode de Moudon est originale, mais très proche de l’approche typologico-processuelle. Elle conçoit la ville comme un système d’emboîtements dont les composantes physiques sont déployées en cinq échelons spatiaux. Les composantes sont la cellule (room) constitutive du logement, l’édifice (constitué de cellules), le parcellaire (constitutif de l’îlot urbain), le réseau viaire (rues et routes) et le substrat orohydrographique (Moudon, 1986). Ces composantes sont assemblées selon des règles de syntaxe spatiale, que l’analyse est destinée à mettre en lumière. Moudon documente aussi les transformations des formes architecturales et celles du réseau viaire et du parcellaire, ce qui l’amène à dégager les règles de formation et de transformation de l’environnement bâti propres à la ville de San Francisco. Moudon formera plusieurs générations d’étudiants au Département de design urbain et d’urbanisme de l’Université de Washington, où ses recherches portent sur l’évolution des banlieues américaines (1992a), puis sur les rapports entre la forme urbaine et la santé humaine, un domaine à propos duquel elle publie abondamment.

    À ce jour, le paysage de la recherche morphologique aux États-Unis demeure clairsemé. Outre ses propres travaux portant sur les villes américaines, M.P. Conzen (2004) a fait beaucoup pour rendre l’œuvre de son père plus facilement accessible dans le monde anglophone, et en particulier aux États-Unis, où il enseigne à l’Université de Chicago (M.P. Conzen, 2001). En plus de l’étude remarquable de Henry Glassie (1975) sur l’architecture vernaculaire en Virginie, on note les travaux de Christopher Alexander (1977) et sa théorie heuristique des pattern languages et ceux de John N. Habraken (1998) synthétisés dans son ouvrage intitulé The Structure of the Ordinary : Form and Control in The Built Environment. Brenda Scheer porte quant à elle un regard morphologique sur les types de bâtiments et de tissus typiquement nord-américains, à l’intention des architectes et des designers urbains (Scheer, 2010). Le professeur-chercheur Attilio Petruccioli a également participé à la diffusion des méthodes italiennes dans ce pays et au célèbre programme Aga Khan d’architecture islamique du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

    La convergence des programmes typologico-processuelle et historico-géographique

    La création de l’organisation International Seminar on Urban Form (ISUF) en 1993 et le lancement de la revue Urban Morphology en 1997 ont grandement contribué à créer des ponts entre ce que Moudon (1997) nomme les écoles britannique (conzénienne), italienne et française et à diffuser la recherche morphologique à un réseau de chercheurs internationaux et à un public plus large. Depuis, le programme de recherche morphologique a essaimé en Europe continentale, et sur tous les continents, où elle s’est enrichie des traditions de recherche locales et de l’adaptation de sa démarche à de nouveaux contextes d’application. Outre l’Italie, la GrandeBretagne et la France, on trouve aujourd’hui des programmes de recherche très dynamiques au Portugal, en Espagne, en Scandinavie et en Chine, notamment.

    La morphologie n’a pas produit, à ce jour, un corpus théorique unifié, bien que plusieurs chercheurs aient commencé à relever les parallèles théoriques et méthodologiques entre les traditions de recherche italienne, anglaise et française (Lévy, 1992a ; Moudon, 1992a, 1994 ; Malfroy, 1986a), entre la France et l’Italie (Cohen, 1985), entre les approches françaises et britanniques (Roux, 1999) et, finalement, entre les théories et les méthodes britanniques et italiennes (Whitehand et Larkham, 1992 ; Slater, 1990 ; Gauthier, 2003). L’effort le plus ambitieux a cependant été fourni par Karl Kropf (1993), qui a consacré une recherche de doctorat à l’analyse minutieuse des méthodes développées respectivement par M.R.G. Conzen (approche historico-géographique) et Gianfranco Caniggia (approche typologico-processuelle), afin d’en dégager les similitudes et les complémentarités et d’évaluer leur commensurabilité (Kropf, 1993). Son ouvrage Handbook of Urban Morphology (Kropf, 2017), un manuel à l’usage des étudiants, des intervenants et des praticiens de l’aménagement, constitue à cet égard une excellente synthèse du cadre conceptuel des études morphologiques, doublée d’une méthode d’analyse inspirée de l’approche typologico-processuelle et historico-géographique et de celle de l’approche configurationnelle de la syntaxe spatiale (space syntax) (Hillier et Hanson, 1984).

    À défaut d’avoir produit un paradigme unifié, les morphologues disposent d’un corpus de concepts, de théories et de méthodes hautement complémentaires. On observe en outre une tendance qui s’accélère et un développement de méthodologies et de cadres théoriques croisés qui intègrent des approches qualitatives et quantitatives, tirant notamment avantage des développements de la science de l’information géographique (SIG) et de la géomatique (Berghauser Pont et Haupt, 2004, 2010 ; Gil et al., 2012 ; Nes Akkelies et Mashhoodi, 2012 ; Kropf, 2017). Mentionnons également l’étude des rapports entre l’environnement anthropique et les systèmes naturels (Kropf, 2017 ; Magnaghi, 2014), qui mobilise l’approche morphologique pour aider à faire la lumière sur l’influence des établissements humains eu égard à la crise environnementale actuelle. Les habitats vernaculaires et traditionnels établis dans la longue durée et en relation étroite avec l’environnement naturel peuvent devenir une source d’enseignements utiles à cet effet.

    1.3 | Aux fondements des approches morphologiques structurales

    Les paragraphes qui suivent abordent le dialogue entre les programmes historico-géographique et typologico-processuel, et les courants de pensée philosophiques et scientifiques qui ont informé leur développement, tels le positivisme, le structuralisme, la philosophie de l’histoire et la philosophie de la connaissance. Nous y aborderons quelques idées maîtresses essentielles à la mise en contexte des formulations théoriques qui seront détaillées au chapitre 2. L’exercice permet également de mettre en lumière l’originalité et le caractère novateur de la production théorique de deux approches morphologiques à caractère structural.

    Un positionnement commun

    Il est remarquable que les travaux conduits dans les années 1950 et 1960 par M.R.G. Conzen et Saverio Muratori, portant sur la forme de villes britanniques et italiennes respectivement, aient donné lieu au développement de formulations théoriques et de méthodes similaires sans qu’aucun des deux chercheurs, issus de disciplines différentes (géographie et architecture), n’ait été conscient du travail de l’autre. M.R.G. Conzen et Muratori partagent un même objet d’étude : l’environnement bâti comme artefact et forme spatiale. Bien que de nombreux penseurs, philosophes, théoriciens et auteurs de traités sur l’architecture, notamment, se soient penchés sur cet objet avant eux, c’est le caractère scientifique de leur

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