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Trajectoires d'innovation: Des émergences à la reconnaissance
Trajectoires d'innovation: Des émergences à la reconnaissance
Trajectoires d'innovation: Des émergences à la reconnaissance
Livre électronique735 pages7 heures

Trajectoires d'innovation: Des émergences à la reconnaissance

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À propos de ce livre électronique

Dans un contexte de multiplication des expériences innovatrices, le présent ouvrage veut faire reconnaître les pratiques émergentes comme étant valables et justes, et montrer leur capacité à transformer le monde. Ainsi, les auteurs prônent le passage d’une vision minimaliste de l’innovation sociale, selon laquelle les acteurs sociaux et communautaires agissent de manière à pallier l’« austéritarisme » gouvernemental et les insuffisances provoquées par le marché, à une approche plus large, orientée vers une véritable transformation sociale, économique et territoriale. Cette approche rappelle que les objectifs du développement économique doivent être soumis aux impératifs sociétaux et environnementaux.

Ainsi, lutter pour faire reconnaître le pouvoir de la société civile de réinventer le monde, c’est réagir au déni de l’alternative, si présent dans le discours des décideurs. C’est aussi donner à voir des initiatives peu valorisées par ces discours, parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans leur logique économique, laquelle est essentiellement productiviste et destructrice.

Penser la transition, c’est réimaginer des institutions et des pratiques capables d’accroître la capacité des collectivités à favoriser le bien commun. C’est affirmer qu’une société créative et innovatrice devrait adhérer à une vision large de l’innovation, orientée vers le développement économique, mais aussi vers la création d’un écosystème d’innovation où les progrès technologiques et sociaux se croisent et se complètent, écosystème qui devrait repenser les rapports inégalitaires entre les genres, les populations et les territoires.
LangueFrançais
Date de sortie13 mars 2019
ISBN9782760551084
Trajectoires d'innovation: Des émergences à la reconnaissance
Auteur

Juan-Luis Klein

Juan-Luis Klein, détenteur d’un doctorat en géographie de l’Université Laval, est professeur titulaire au Département de géographie de l’UQAM et membre du CRISES. Son enseignement et ses travaux portent sur la géographie socioéconomique, l’innovation sociale et les nouveaux modèles d’action en développement des territoires.

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    Aperçu du livre

    Trajectoires d'innovation - Juan-Luis Klein

    INTRODUCTION

    Juan-Luis Klein, Jacques L. Boucher, Annie Camus, Christine Champagne et Yanick Noiseux

    Les innovations sociales, bougies d’allumage de processus de transformation sociale, se sont multipliées au cours des dernières années. Bien que ces expériences innovantes aient des aspirations communes et renouvellent dans différentes sphères les valeurs, les conceptions du vivre-ensemble ou encore l’organisation du travail et des échanges, la route demeure ardue pour ceux et celles qui cherchent à s’opposer au néolibéralisme, cette « nouvelle raison du monde » (Dardot et Laval, 2009) imposant la lutte de tous contre tous. Avec « la fin des grands récits » (Lyotard, 1979) et les multiples récupérations des expérimentations innovatrices par le système dominant (Peck, 2013), une nouvelle vision du développement devient nécessaire et invite à l’adoption de concepts en rupture avec les cadres existants (care, don, buen vivir, communs, délibéralisme, etc.). Or, l’étude des innovations sociales nous pousse à relever ce qui se construit, ce qui émerge de la base (Lévesque, 2014a). Celle-ci appelle à la coconstruction d’une approche fédératrice et émancipatrice permettant non seulement une reconnaissance de la pratique par la théorie et une reconnaissance de la théorie par la pratique, mais également l’élaboration de la théorie par l’observation des trajectoires de transformation en cours (Klein et al., 2016a).

    Les trajectoires d’innovation renvoient à des processus comportant différentes phases où, à travers des allers et retours, des confrontations et alliances, des avancées et des blocages, les acteurs sociaux aboutissent à la transformation organisationnelle et institutionnelle de leurs collectivités et, dans certains cas, à une transformation plus globale de la société. C’est ce qu’Alain Touraine (1978, 1984) désigne comme l’« historicité ». Ces processus, qui émergent habituellement lors d’expérimentations à échelle réduite, percolent ensuite, se diffusant à travers divers groupes et organisations, au gré d’actions collectives, parfois prévues, mais souvent imprévues (Unger, 2015), qui peuvent mener à différentes formes d’institutionnalisation.

    Bien souvent, la reconnaissance sociale constitue le point de départ des processus d’institutionnalisation. Dans une bonne partie des cas, celleci tend à s’amplifier à travers la diffusion d’une innovation et à engendrer ensuite la reconnaissance par des acteurs qui ont atteint un degré de légitimité plus élevé, facilitant ainsi leur pérennisation. Ce processus suscite alors la mise en place de nouvelles politiques publiques, de nouveaux programmes ou de nouvelles stratégies d’action. Mais il existe également d’autres formes de reconnaissance qui relèvent des milieux sociaux ou économiques. Ainsi, dans certaines circonstances, l’innovation aboutit à des formes d’institutionnalisation explicites (Klein et Harrisson, 2006 ; Bouchard, 2013), alors que, dans d’autres, la reconnaissance des initiatives sociales par les milieux emprunte des voies interstitielles. C’est ainsi qu’émergent, à partir d’expérimentations menées dans les marges, de nouvelles visions de la société, du bien commun et de la façon de l’atteindre. Le défi de la recherche consiste donc à travailler avec des outils épistémologiques et méthodologiques adéquats pour « rendre visibles » ces alternatives (De Sousa Santos, 2016), afin de pouvoir contourner les rigidités cognitives qui les occultent (Unger, 2015).

    Les trajectoires de l’innovation sociale et l’émergence de l’alternative

    Les enjeux qui se retrouvent au centre de ce livre concernent les différentes trajectoires empruntées par les innovations sociales pour changer d’échelle et de registre, pour se diffuser dans des secteurs particuliers et entre différents secteurs, et, plus largement, pour participer à la transformation sociale. Au fil de ces trajectoires, les représentations suscitées et la reconnaissance acquise peuvent engendrer une transformation des initiatives, une mise en réseaux, un « branchement » de ces initiatives à un mouvement social existant, voire participer à la formation d’un nouveau mouvement social découlant d’une logique issue de ces expérimentations.

    Le défi pour les recherches en innovation sociale ne consiste donc pas à s’en tenir seulement à l’étude des expérimentations. Il s’agit aussi de saisir les trajectoires que celles-ci engendrent, de façon à voir dans quelle mesure elles s’inscrivent dans des processus plus larges de transformation et ainsi décoder leurs effets au-delà de leur simple multiplication. La réflexion à partir de la perspective des émergences requiert donc un travail de traduction qui invite à la généralisation (De Sousa Santos, 2016). En effet, elle invite à découvrir les aspirations qui motivent les acteurs, dans les différents cas, à trouver un substrat commun qui transcende les expériences et permet d’inscrire ces initiatives ponctuelles dans une logique et une trajectoire communes. Dit autrement, l’ambition est de dégager des aspirations convergentes, des éléments embryonnaires d’un langage commun, mais prenant des formes diverses dans le cadre des différentes initiatives recensées dans cet ouvrage – afin de relever le défi de la convergence auquel font face depuis toujours les acteurs et actrices de l’innovation sociale (IS), mais dont l’ampleur s’est accrue dans le contexte actuel. Au fil des textes regroupés dans cet ouvrage, on verra poindre des préoccupations communes telles que la démocratie, l’horizontalité, le commun, par opposition à l’individualisme méthodologique qui sert de base épistémologique et méthodologique au modèle dominant.

    Nous nous intéressons donc ici aux innovations sociales qui participent d’une transformation sociale inscrite dans la convivialité et la solidarité et qui se situent en opposition avec les stratégies s’inscrivant dans une logique de compétition et de concurrence. Dès lors, les innovations sociales dont nous parlons donnent à voir un changement de paradigme. Or, au-delà de cette lutte entre néolibéralisme et résistances multiformes, il importe de voir comment ces résistances sont elles-mêmes en cours de transformation. Alors que le modèle industriel et productiviste s’est imposé depuis longtemps, nous observons depuis plusieurs années une remise en question de ce modèle déshumanisant et non viable autant sur le plan social qu’écologique, notamment à partir de la réappropriation existentielle proposée par le convivialisme (Illich, 1973) et l’écologie politique (Gorz, 1997 ; Gorz et Bousquet, 1978).

    Une pièce manquante, ou insuffisante du moins, dans les études sur les innovations sociales semble résider dans la prise en compte de leurs imbrications dans des rapports sociaux inégalitaires et des mouvements sociaux plus larges qui leur donnent sens. Certaines transformations sociales ayant cours actuellement s’inscrivent directement dans cette nouvelle prise en compte des rapports sociaux, que l’on pense à la redéfinition des rapports hommes-femmes faisant suite au mouvement « #Metoo/#Niunamenos » ou encore des rapports entre « Blancs privilégiés » et personnes racisées ou minorisées, comme le montrent bien les mouvements Black Lives Matter et Idle No More. De plus, le thème de la transition écologique imposé dans les programmes politiques, qui conjugue davantage vivre et faire autrement que ne l’avait fait l’approche du développement durable, invite quant à lui, et plus largement, à repenser la relation entre l’humain et le vivant à l’ère de l’anthropocène.

    En outre, la question du lien entre des initiatives sociales et les instances étatiques s’inscrit en filigrane de l’ensemble des cas à l’étude dans le présent ouvrage. En effet, dans le contexte actuel de « néolibéralisation de l’État social » (Boucher et Noiseux, 2018), l’État a perdu progressivement de son sens et de son poids comme levier des innovations et transformations sociales. Compte tenu de la rapidité avec laquelle les partis au pouvoir œuvrent à démanteler le filet social, fruit de longues luttes, la voie de la transformation à travers la reconnaissance étatique des innovations sociales devient non seulement de moins en moins empruntée, mais également de moins en moins gage de pérennité. À titre d’exemple, dans le Québec d’aujourd’hui, les politiques néolibérales s’attaquent à des innovations qui avaient réussi à pénétrer le cadre institutionnel dès les années 1980-1990, et ce, malgré un large consensus au sujet de leur efficacité. C’est notamment le cas actuellement avec la remise en question du réseau des centres de la petite enfance et l’abolition des instances inclusives de gouvernance territoriale par le gouvernement du Québec¹. Tout se passe comme si les responsables actuels de l’État discréditaient ces réalisations initiées par différents acteurs et mouvements sociaux ainsi que les arrangements qui s’étaient établis entre les pouvoirs publics et les porteurs des innovations. Ainsi, on peut constater que l’État est plus que jamais sous l’emprise d’instances qui le dépassent et lui dictent sa conduite. Ces instances agissent surtout sur le plan financier, mais pas uniquement (organismes de cotation, FMI, OMC, ententes de libre-échange), et imposent des modes de gouvernance fortement influencés par la vision néolibérale.

    Les cadres institutionnels sont ainsi devenus des freins aux innovations sociales visant le bien commun. Pensons notamment au secteur de l’agriculture biologique ou de l’agroécologie où les petites initiatives se butent à des normes de plus en plus coercitives (voir le documentaire La Ferme et son État de Marc Séguin, 2017). Se pose alors la question du « déverrouillage » institutionnel en vue de permettre aux innovations de se diffuser et de modifier certaines pratiques au travers des interstices du système.

    Cette réorientation de l’État coïncide avec sa perte de centralité en regard des nouveaux mouvements de protestation qui ne conduisent plus à des demandes structurées qui lui sont directement adressées. Les revendications remettent en cause le système social dans son ensemble et visent une prise de conscience collective et un appel à la créativité citoyenne. En cela réside l’une de leurs forces, mais aussi l’une de leurs faiblesses, car ces mouvements ne débouchent pas sur des compromis sociaux institutionnalisés.

    La société civile demeure ainsi active dans diverses actions locales, ciblant une réhumanisation des actions économiques et politiques, mais les mouvements sociaux les plus récents ne semblent pas rechercher une réappropriation du politique, du moins, de la politique institutionnelle. Ils poursuivent une transformation « ici et maintenant » et, dans certains cas, affichent une perspective « générationnelle », se distançant des options plus incrémentielles qu’affichent dans bien des cas les expériences d’innovation sociale. Ces mouvements se situent dans une dynamique de combat pragmatique de réappropriation du quotidien. Ils peuvent, dans certains cas, laisser penser qu’on a affaire à des actions collectives sans projet, comme on l’a évoqué avec le mouvement Occupy ou encore comme le signalait déjà François Dubet (1987) au sujet des jeunes des banlieues.

    D’un autre côté, l’économie sociale et solidaire (ESS) s’est elle-même institutionnalisée et a fait de l’État un interlocuteur de choix dans ces différentes négociations, comme le suggère le chapitre de Klein et al., sur des analyses préliminaires à partir de la Base de données en innovation sociale du CRISES. L’économie sociale s’inscrit ainsi dans une perspective de compromis négocié². Cependant, les expérimentations qui émergent en dehors de l’ESS sont croissantes. Est-ce à dire que les nouveaux acteurs de l’innovation sociale trouvent une plus grande marge de manœuvre en dehors des chemins balisés par l’ESS ? Sont-ils plus radicaux et refusent-ils des compromis qu’ils considèrent réformistes ?

    Cette perception s’applique aussi au mouvement syndical. L’institutionnalisation de l’action syndicale est perçue comme un affaiblissement de la capacité d’action des syndicats et de leur charge subversive. Il en résulte de nouveaux répertoires d’action collective qui font en sorte que les travailleurs et travailleuses débordent, voire contournent les structures syndicales pour aller directement, individuellement ou collectivement, sur la place publique, ce dont témoignent différentes vagues récentes de dénonciations des conditions de travail sur les médias sociaux. Il appert ainsi que l’intermédiation syndicale n’est plus considérée comme la voie unique pour faire entendre les revendications des travailleurs et travailleuses, ce qui constitue un changement de culture dans le mouvement syndical.

    On observe ainsi une décentralisation de l’action collective vers des espaces de mobilisation et de revendication plus fluides : rapports hommes/femmes (#metoo), rapports entre privilégiés et racisés (Black Lives Matter), rapports à l’espace (Occupy). Cette transition de l’action sociale s’exprime par un débordement des répertoires de l’action collective mis en opération par les mouvements sociaux (traditionnels et nouveaux). Cependant, lorsque le gouvernement se cherche un interlocuteur « légitime », il se tourne instinctivement ou délibérément vers les groupes institués (syndicats, associations, fédérations, etc.). Ceux-ci sont alors poussés à se positionner par rapport aux revendications portées par les vagues émergentes. Ce réflexe gouvernemental montre la force des institutions. L’issue de tels dialogues et négociations se traduit, dans plusieurs cas, par des ententes sectorielles qui cachent la portée des revendications sociales souvent plus globales. Ces ententes sont alors en rupture avec le processus continu, créatif, transformationnel, bouillonnant des grandes mobilisations. Le gouvernement cherche un interlocuteur qui parle le même langage, alors que la grogne sociale s’exprime dans un autre registre.

    Cet exemple illustre comment le cadre institué peut rendre invisible un mouvement pourtant actif et comment la lutte pour la reconnaissance est importante. Un conflit de légitimité se pose entre des mouvements sociaux structurés et reconnus et des actions collectives plus spontanées, mais non moins révélatrices des nouvelles aspirations citoyennes. La reconnaissance semble alors nécessaire pour assurer la pérennité des acquis, le passage du registre de la contestation au registre politique et, finalement, pour faire passer les idées phares au-delà de la particularisation des luttes et assurer un changement d’échelle porteur d’une véritable transformation sociale.

    Selon les travaux de Melucci (2016)³ sur les mouvements sociaux et les mouvements post-politiques, l’action collective peut passer par une phase de latence, pendant laquelle, bien que les acteurs sociaux n’aient pas encore de grille adéquate pour saisir le sens de la transformation en cours, des initiatives, qui semblent déconnectées, voire individuelles, érodent en fait collectivement les fondations du modèle dominant. Les moments où les acteurs quittent l’arène de la revendication et sortent de l’ornière médiatique pour construire l’alternative à travers divers projets sociaux pourraient également être envisagés comme des périodes de latence⁴. Ainsi, les grandes transitions historiques ne peuvent être circonscrites à une date précise, mais sont plutôt le fait de différentes mutations culturelles et sociales. La transformation étant en cours, nous sommes alors dans l’incapacité d’en voir l’issue. Autrement dit, la transformation sociale est une construction progressive difficile à décoder et qui évolue à travers des confrontations et des compromis qui rendent le résultat très différent des aspirations des acteurs qui ont impulsé le mouvement. La question de la latence rejoint dès lors la sociologie des émergences, mais également des absences, qui renvoie à un certain obscurcissement volontaire de la part de la société dominante pour discréditer les alternatives ou encore les récupérer et les vider de leur sens (De Sousa Santos, 2016).

    L’analyse de ces nouveaux enjeux sous l’angle de l’innovation sociale nous amène à examiner ce qui est en train de se construire, cet « alternatif » qui émerge de la pratique des acteurs sociaux. Une telle analyse cible la construction d’une approche fédératrice favorisant la reconnaissance de la nature émancipatrice des nouvelles expériences, mais aussi la nécessité de les faire converger avec les mouvements plus anciens. L’étude des initiatives ainsi que des organisations qui les mettent en œuvre amène également à s’intéresser aux possibles, aux potentiels, aux capacités sociales ou encore aux utopies susceptibles d’inspirer et d’animer de nouveaux imaginaires. Il s’agit alors de valoriser les initiatives porteuses d’espoir, de comprendre les potentialités en présence et d’inviter à l’action. C’est le principal objectif de ce livre, lequel se propose d’explorer les différentes trajectoires dégagées par la recherche en innovation sociale de façon à révéler les différents chemins parcourus et à signaler les nouvelles voies porteuses de transformations vers une société plus inclusive, plus juste et plus écologique.

    Les parties du livre : l’analyse des innovations sociales et de leur potentiel transformateur

    Le livre est structuré en 9 parties. La partie 1 « Approches transformatives de l’innovation sociale » est constituée de trois textes qui, après avoir tracé un portrait des différentes visions et trajectoires de l’innovation sociale, cherchent à ouvrir, voire à défricher une voie transformatrice. Dans le premier texte, Jean-Louis Laville relève différents pièges de l’inscription de l’IS dans une vision faible de la solidarité et dans une conception strictement entrepreneuriale. Pour éviter cette dérive dans une simple moralisation du capitalisme par l’IS, il suggère de s’inspirer des épistémologies du Sud. La sociologie des émergences dont elle est porteuse met au jour les alternatives invisibilisées par des cadres cognitifs dominants compatibles avec les modèles de développement libéral et néolibéral. Dans le deuxième texte, Jonathan Durand Folco dresse les contours d’un idéal-type émancipateur de l’IS qu’il oppose aux conceptions néolibérale et sociale-démocrate. Dans le troisième texte, Geneviève Fontaine croise les approches institutionnalistes de l’innovation sociale avec celles des communs et des capabilités, ce qui l’amène à dégager des éléments porteurs de transformation sociale.

    La partie 2 « Vers de nouvelles épistémologies et méthodologies pour l’analyse de l’innovation sociale » explore différentes trajectoires de recherche pour en faire ressortir les processus, outils, méthodes et concepts les plus pertinents. Dans le premier texte, Frank Moulaert et Abid Mehmood, à partir d’une trajectoire de recherche-action s’échelonnant sur plus de 20 ans, dégagent les différents jalons d’une épistémologie socialement innovante pour l’analyse du développement territorial. Ils soutiennent que le temps long de la recherche a donné lieu à une théorisation interdisciplinaire et à une méthode de recherche-action transdisciplinaire. Dans le deuxième texte, Juan-Luis Klein et ses coauteurs présentent la Base de données relationnelle sur l’innovation sociale (BDIS) développée au CRISES. Cette base de données, qui a nécessité un important travail de conceptualisation, permet un changement d’échelle analytique. Elle combine les informations issues des études de cas et permet d’établir des généralisations sur les conditions d’émergence de l’IS, sur les acteurs clés ou encore sur les caractéristiques des écosystèmes dans lesquels elles s’inscrivent. Dans le troisième texte de cette partie, Kirsten Koop, Pierre-Antoine Landel et Marie-Christine Fourny nous invitent, à partir du cadre théorique de la transition socioécologique, à étudier les capacités des IS à transformer nos systèmes sociétaux conventionnels.

    La troisième partie intitulée « Économie sociale et finance responsable : trajectoires historiques », à partir des récits de l’économie sociale et solidaire, de l’écologie et d’une institution de finance responsable, expose les risques de banalisation et de récupération de l’économie sociale ainsi que les conditions d’une réelle reconnaissance de celle-ci. Dans le premier texte, à partir du cas français, Alain Lipietz présente les modèles de développement comme des compromis institutionnalisés où le rêve initial conçu par les mouvements sociaux est trahi, banalisé. Chaque crise représente ainsi une remise en question du compromis où doivent émerger des contre-institutions susceptibles d’incarner les aspirations qui mobilisent les citoyens. Dans le deuxième texte, Leslie Huckfield présente un panorama des écueils rencontrés par l’économie sociale et solidaire (ESS) au Royaume-Uni. Il propose de renouer avec les différentes formes innovantes de l’ESS observées dans les années 1970-1980, avant que celles-ci n’aient été instrumentalisées par l’économie de marché comme une béquille utile au retrait de l’État. Dans le troisième texte, Benoît Lévesque, à partir d’une analyse multiniveau du cas de Fondaction, montre comment un acteur peut contribuer à sa propre institutionnalisation tout en luttant contre la banalisation. Dans le quatrième texte, Marie J. Bouchard et ses coauteurs se penchent sur le rôle structurant des institutions de la finance solidaire au sein de l’écosystème d’innovation sociale québécois.

    Dans la quatrième partie intitulée « Innovation sociale et rapport à l’État », les auteurs analysent le rôle de l’État en regard de l’IS et de la prestation de service au sein du triptyque État – Marché – Société civile. Dans le premier texte, Jane Jenson postule que le recours à l’investissement social et à l’entrepreneuriat social est une piste pour assurer différents services à la population dans le cadre d’une marchandisation libérée de l’impératif du profit. Dans le deuxième texte, Sylvain Lefèvre et Annabelle Berthiaume interrogent la pérennité des IS et des organismes communautaires ainsi que la place des fondations philanthropiques dans un contexte où l’État ne joue plus son rôle d’institutionnalisation et de soutien des initiatives porteuses. Dans le troisième texte, Marco Alberio et Salim Beghdadi documentent les effets de l’austérité sur les pratiques et stratégies des acteurs du développement local et communautaire québécois ainsi que sur la qualité et l’accessibilité des services qu’ils livrent.

    Dans la partie 5 « Démocratisation et pratiques citoyennes », les auteurs examinent la nature politique des échanges au sein des institutions politiques en place et présentent de nouveaux espaces collectifs de prise de parole et d’action. Dans le premier texte, Jean-Marc Fontan et Isabel Heck abordent le modèle d’action de Parole d’excluEs qui, en alliant citoyens, chercheurs et praticiens dans une démarche territorialisée de lutte contre la pauvreté, poursuit des visées transformationnelles aux échelles individuelles, collectives, organisationnelles et institutionnelles ainsi qu’une inscription dans un nouvel esprit du temps. Dans le deuxième texte, Isabelle Ruelland s’intéresse à la démocratisation des organisations à partir de l’étude des rodas déployées au sein du réseau de santé mentale de la ville de Campinas au Brésil. Elle démontre que ces cercles de parole multiacteurs, par leur horizontalité ainsi que par la créativité qu’ils introduisent, constituent de véritables leviers de pouvoir collectif. Dans le troisième texte, Caroline Patsias cherche à saisir quels débats et interactions contribuent à la politisation plutôt qu’à l’évitement du politique au sein des conseils municipaux montréalais.

    Dans la partie 6 « Travail et emploi : innovations dans les interstices, les formes et les structures », les auteurs abordent différentes stratégies déployées par les travailleurs, les organisations et les syndicats pour s’adapter aux transformations des marchés du travail. Dans le premier texte, Florent Champy, en se penchant sur les permanences d’accès aux soins de santé (PASS) visant la prise en charge médico-sociale des personnes en situation de précarité, montre qu’il est possible de remettre en question la rigidité des cadres institutionnels et organisationnels. Dans le deuxième texte, Arnaud Scaillerez et Diane-Gabrielle Tremblay explorent les nouvelles formes d’organisation du travail que sont les espaces de travail partagés (coworking), les laboratoires vivants (living labs) ainsi que les laboratoires de fabrication (fab labs), en ciblant la créativité favorisée par ces espaces. Dans le troisième texte, Sid Ahmed Soussi expose les obstacles auxquels font face les personnes immigrantes dans leurs trajectoires d’intégration dans les milieux syndicaux et réfléchit aux pratiques syndicales permettant de vaincre ces obstacles.

    Dans la partie 7 intitulée « Innovation sociale et territoire : l’émergence de nouveaux modèles et acteurs », les auteurs ouvrent des pistes pour aborder la création de richesse collective dans une perspective de durabilité et d’humanisation des pratiques de développement territorial. Bernard Pecqueur explore le concept de ressource territoriale, qu’il présente comme un construit social local. Muriel Maillefert et Isabelle Robert étudient quant à elles la capacité des nouveaux modèles économiques, tels que l’économie circulaire, l’écologie industrielle ou encore l’économie de fonctionnalité, à produire un modèle de développement innovant inscrit dans la durabilité et apte à engendrer des externalités territoriales. Dans le troisième texte, Nadia Arab et Elsa Vivant montrent comment les entrepreneurs de méthodes, par leur double expertise et leur rôle d’interface entre deux mondes, tentent de fédérer art et urbanisme et ainsi de transformer les pratiques établies en développement urbain.

    La partie 8 « Systèmes agroalimentaires : entre marché et sécurité » présente des systèmes agroalimentaires qui interrogent les règles du marché, les processus de sécurisation alimentaire et les liens entre entrepreneuriat et communauté. Dans le premier texte, Marion Maignan aborde, à partir de l’expérience de la Société coopérative d’intérêt collectif AlterConso, la question de la fixation des prix justes dans le secteur alimentaire alternatif selon une logique d’équité et de cocréation de valeur. Dans le deuxième texte, Mélanie Doyon traite des enjeux de la sécurité alimentaire en milieu rural à partir du cas des Jardins solidaires. Dans le troisième texte, Youssef Sadik illustre, à partir du cas de la coopérative agricole Coopérative des Primeurs et d’Agrumes (COPAG) au sud du Maroc, comment le mode communautaire peut être un facteur de la performance an milieu agricole.

    Dans la partie 9 « De la soutenabilité à la transition écologique », les auteurs s’attardent au rôle de différents acteurs sociaux face aux défis de la transition écologique. Dans le premier texte, Tom Dedeurwaerdere et ses collègues invitent les chercheurs à adopter une approche réflexive et transdisciplinaire marquée par la pluralité, la délibération et le pragmatisme. Dans le deuxième texte, Marina Soubirou, à partir de l’analyse de l’engagement des entrepreneurs de la basse vallée de Suse au sein des dynamiques de résistance au projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin, étudie l’émergence d’un modèle alternatif de développement basé sur la proximité. Dans le troisième texte, Julie Guillemot se penche sur deux initiatives abordant chacune l’enjeu du changement climatique dans la Péninsule acadienne, l’une sous l’angle de l’adaptation et l’autre sous celui de l’atténuation, pour en révéler les convergences et divergences ainsi que le potentiel de transformation sociale.

    Le défi de la reconnaissance pour une transformation écologique, sociale et territoriale

    Dans un contexte de multiplication et de diversification des expériences innovatrices, le défi en est donc d’abord un de reconnaissance : faire connaître et reconnaître les pratiques émergentes comme valables, comme justes et dignes, et donner à voir leur capacité à transformer le monde. C’est ainsi qu’on peut passer d’une vision minimaliste (Unger, 2015) de l’innovation sociale, selon laquelle les acteurs sociaux et communautaires agissent de manière à pallier « l’austéritarisme » gouvernemental, souvent proche de l’autoritarisme, et les absences provoquées par le marché, à une approche plus large orientée vers une véritable transformation sociale dans la perspective d’une sortie urgente des crises dans lesquelles nous sommes empêtrés. Une telle approche rappelle que l’économie est encastrée dans le social (Polanyi, 1983 ; Granovetter, 2000a ; Lévesque, Bourque et Forgues, 2001) et que les objectifs du développement économique doivent être soumis aux impératifs sociaux et environnementaux.

    Il s’en dégage le besoin d’une transition écologique, sociale et territoriale où les rapports au travail et à la consommation doivent être repensés. Il importe d’imaginer à nouveau, et autrement, des institutions et des pratiques à même d’accroître la capacité de la collectivité de favoriser le bien commun. Il s’agit aussi d’affirmer qu’une société créative et innovatrice devrait s’inscrire dans une vision large de l’innovation orientée vers le développement économique, sans doute, mais aussi d’abord et avant tout vers la mise en œuvre d’un écosystème d’innovation où les innovations technologiques et les innovations sociales se croisent et se complètent, et ce, sans que les premières soient perçues comme une panacée au détriment des secondes. Un tel écosystème devrait remettre en cause les rapports inégalitaires entre les genres, les populations et les territoires, et ce, dans le but d’améliorer la qualité de vie des citoyens – par-delà leurs origines – aussi bien dans leur lieu d’appartenance et dans leur milieu de travail, que dans la société en général.

    Ainsi, lutter pour faire reconnaître la capacité de la société civile à réinventer le monde, c’est réagir au déni de l’alternative si présent dans le discours ambiant des décideurs économiques et politiques. C’est aussi, et peut-être surtout, donner à voir des initiatives auxquelles le discours en vigueur accorde peu d’importance parce que ne s’inscrivant pas dans sa logique économique dominante, laquelle est essentiellement productiviste et, disons-le, destructrice. C’est ce à quoi nous invite ce livre.

    1. Dans le cas du Québec, nous aurions également pu citer les cas des services de santé, des services sociaux, de l’éducation, de l’accessibilité, sans oublier celui de la gouvernance des ressources naturelles.

    2. Les chapitres de Laville (chapitre 1), Durand Folco (chapitre 2) et Lipietz (chapitre 7) traitent notamment de ce sujet.

    3. Ce texte a d’abord été publié en 1983, dans la Revue internationale d’action communautaire (RIAC), no 10, vol. 50, p. 13-30. RIAC a changé de nom pour Lien social et Politiques.

    4. C’est sans doute le cas du mouvement étudiant québécois de 2012, dont les effets ne se sont probablement pas encore fait sentir dans leur totalité.

    PARTIE 1

    Approches transformatives de l’innovation sociale

    1 LA REFONDATION DU DÉBAT SUR L’INNOVATION SOCIALE ¹

    Jean-Louis Laville

    Dans les politiques publiques ou dans la recherche universitaire la notion d’innovation sociale bénéficie d’un consensus favorable. Qui aujourd’hui oserait critiquer ce qui semble avoir les atouts de la modernité et de la créativité tout en répondant à des besoins sociaux réels ? Néanmoins, s’il y a consensus, c’est parce que l’innovation sociale est une formule polysémique qui permet à des acteurs différents de se l’approprier. Comme il a été exposé dans des textes précédents (Laville, 2014, 2016a), l’apparent accord sur la notion ne doit pas occulter le fait qu’elle renvoie à deux acceptions contrastées : la première a pour horizon un changement synonyme de démocratisation de la société ; la seconde se contente d’une amélioration du modèle économique dominant. En ce sens, l’innovation sociale actualise une opposition séculaire entre deux versions, forte et faible, de la solidarité.

    La conception de l’innovation sociale reposant sur une solidarité forte et visant à amener une transformation a été au centre des recherches pour lesquelles les approches du CRISES font référence tant en Amérique du Nord qu’en Europe (Klein, 2017). Toutefois, avec l’amplification des politiques d’austérité, visibles dans la deuxième décennie du XXIe siècle, une évolution des politiques publiques donne la priorité à une approche fonctionnelle correspondant à la version plus faible de la solidarité. Cette orientation a profondément déstabilisé la version forte de l’innovation sociale. D’une part, la recherche de légitimation conduit à atténuer les différences avec la version faible pour se faire reconnaître de la part d’autorités indifférentes ou hostiles ; d’autre part, cette banalisation suscite des critiques dénonçant l’innovation sociale comme un leurre mis en place par les pouvoirs existants afin de maintenir leur emprise sur la société.

    L’hypothèse défendue dans cette contribution est que l’innovation sociale, pour ne pas être écartelée entre ces tendances contradictoires, doit faire l’objet d’un questionnement épistémologique, théorique et méthodologique renouvelé.

    1. L’innovation sociale, entre normalisation et dénonciation

    La notion d’innovation sociale réactualise une vieille controverse entre deux conceptions, forte et faible, de la solidarité. L’architecture institutionnelle dominante du XXe siècle a confondu solidarité forte et intervention de l’État social avec la mise en place de nombreuses politiques publiques. À la fin du siècle dernier, le recours à la notion d’innovation sociale témoigne de l’effacement de la synergie entre marché et État sous les effets cumulatifs des crises culturelle et économique. Alors que la crise culturelle amène les nouveaux mouvements sociaux sur le terrain des innovations sociales dans la société civile et des initiatives citoyennes, la crise économique conduit à une autre approche des innovations sociales comme élargissement des innovations technologiques. Si les séparations entre les deux démarches ne sont plus étanches, au début du XXIe siècle, ce sont bien deux régimes de production, de régulation et d’appropriation (Pestre, 2006) de l’innovation sociale qui se sont mis en place. Ceux-ci correspondent à deux modèles de développement et de société différents.

    1.1. Une inflexion en faveur de la version faible de l’innovation

    Au Québec, comme ailleurs, la période de crise du début des années 1980 a été considérée comme « fertile en innovations sociales » et la recherche a permis d’amplifier « leur repérage et leur reconnaissance » grâce en particulier à « des partenariats de recherche avec les intervenants du milieu » (Bouchard, 2011, p. 11). Dans la même veine, des innovations telles que l’insertion par l’activité économique ont engendré des modes d’action publique inédits, ouvrant la voie à un État social qualifié d’actif (Gardin, Laville et Nyssens, 2013). Dans ce contexte, l’économie sociale et solidaire est un vecteur important d’innovation sociale, susceptible d’influer sur le cadre institutionnel comme c’est le cas avec ce qui a été appelé « le modèle québécois » (Lévesque et Petitclerc, 2008). Toutefois, les effets cumulatifs des politiques d’austérité des dernières années nous ont conduits vers un autre modèle. Cette trajectoire ne saurait être éludée alors qu’une seconde vague de néolibéralisme présente un discours explicite sur la question sociale.

    En effet, la première vague de néolibéralisme (Hayek, 1983 ; Friedman, 2016) vise l’institution d’une concurrence généralisée par le transfert d’activités publiques ou non lucratives vers le secteur marchand. L’isomorphisme marchand auquel est soumis l’ensemble des activités productives est censé produire une uniformisation décisive pour aller vers une société de marché. Ce registre économique est lié à un second, plus politique. Si l’objectif est de restreindre le périmètre d’intervention de l’État, il s’agit également d’endiguer les revendications émanant des nouveaux mouvements sociaux et de contrecarrer par une remise en ordre économique une « extension indéfinie de la démocratie rendant les sociétés ingouvernables » (Crozier, Huntington et Watanuki, 1975). Autrement dit, la démocratie ne vaut que si elle n’entrave pas la concurrence libre. Les préconisations néolibérales ont été largement adoptées par les gouvernants, comme en témoigne le consensus de Washington qui, en 1989, recommande le recours à des mécanismes de marché, une intervention publique minimale et l’ouverture accentuée à la concurrence internationale. Les résistances rencontrées, dont les rassemblements altermondialistes ont été emblématiques, alertent alors les pouvoirs économiques et politiques sur les risques accrus de tensions avec les populations.

    C’est pour se prémunir contre ce danger que s’élabore le discours dans lequel le mécanisme « froid » de la concurrence est complété par les valeurs « chaudes » (Foucault, 2004, p. 247-248) de l’entreprise sociale et de l’innovation sociale. À mesure que l’on avance dans le XXIe siècle, la seconde vague de néolibéralisme affirme en effet que le capitalisme peut être moralisé et que l’innovation sociale, par la mobilisation des outils de l’entreprise, peut mieux s’attaquer aux questions sociales. L’innovation sociale est dès lors systématiquement convoquée dans son acception faible qui a vocation à reconfigurer les initiatives citoyennes. Ce qui caractérise cette vague, c’est donc un recours explicite à l’innovation sociale, avec une propension comme au XIXe siècle à privilégier la lutte contre la pauvreté. Plusieurs écoles théoriques (ressources marchandes, innovation, managérialisme) participent à son déferlement.

    ▪ L’école des ressources marchandes recommande la mobilisation accrue de ces ressources dans les associations sans but lucratif afin de mieux remplir leurs missions (Skloot, 1987 ; Young et Salamon, 2002).

    ▪ L’école de l’innovation insiste pour sa part sur la personnalité de l’entrepreneur, agent de changement privilégié (Bornstein, 2004).

    ▪ Enfin, l’école du managérialisme combine les deux précédentes et y ajoute une valorisation inédite du management censé contrôler le bon usage des ressources investies. Elle est fondée sur une croyance dans les vertus de la gestion pour résoudre les problèmes sociaux. Le managérialisme est en effet « un système de description, d’explication et d’interprétation du monde à partir des catégories de la gestion » (Chanlat, 1998) ; il accorde une place prioritaire à la performance, à la rationalité instrumentale et à l’auditabilité (Avare et Sponem, 2013, p. 142).

    Cette troisième école promeut une nouvelle normativité dans le social par mimétisme avec les entreprises privées, comme l’exprime nettement Yunus (2008) se réclamant d’un social business, qui est un capitalisme à but social, pouvant s’autofinancer sur le marché. C’est bien l’épreuve marchande qui est privilégiée par tout un appareillage qui va très fortement lier le social business à de grandes entreprises. Des montages comme ceux faits au Bangladesh avec Danone et Veolia sont peu nombreux mais se présentent comme l’expression d’un modèle général qui permettrait d’éradiquer la pauvreté et serait applicable dans la culture (Hearn, 2014), comme pour l’aide internationale (Faber et Naïdo, 2014). Ce récit du sauvetage des pauvres par leur retour sur le marché à travers des formes de capitalisme à but social est relayé par de nouveaux instruments du marketing, ce que l’on appelle les techniques de bottom of the pyramid ou bas de la pyramide. Tout cela s’articule avec la venture philanthropy, c’est-à-dire une philanthropie beaucoup plus soucieuse de la rentabilité de ses investissements. Un outillage complémentaire est proposé : les social impact bonds ou investissements à impact social, qui permettraient de faire prendre en charge les actions sociales par des investisseurs privés, ceux-ci étant remboursés de leur prise de risque quand l’action réussit et au contraire, perdant leur mise si l’action échoue. Au total, c’est tout un appareillage du capitalisme à but social qui s’impose comme une évidence à travers ces outils. Social business, bottom of the pyramid, venture philanthropy, social impact bonds, tous ces termes émanant de l’univers anglo-saxon sont repris par la Commission européenne dans les textes sur l’innovation sociale. L’hypothèse sous-jacente est claire : il n’y a qu’une seule manière de faire de l’économie, mais le capitalisme peut se doter d’un but social. L’innovation sociale, dans cette perspective de solidarité faible, va dans le sens d’un plaidoyer pour la capacité d’auto-réforme du capitalisme et de sa moralisation. Dans ce schéma, l’innovation sociale ne promeut pas la transformation sociale, mais œuvre plutôt en faveur de la seule réparation sociale.

    Dans ce contexte, l’innovation sociale comporte différentes caractéristiques. La première réside dans le parallèle entre capitalisme et néo-capitalisme. Au XIXe siècle, la naturalisation du capitalisme comme économie moderne a été sous-tendue par l’affirmation de sa capacité à procurer la richesse aux nations et aux populations. La non-réalisation de cette promesse a entraîné une inflexion philanthropique, le développement capitaliste devant s’accompagner d’une compassion envers les plus pauvres, indissociable d’un contrôle de leur comportement. Cette « entreprise de moralisation des pauvres », selon les termes de Thompson (1988), a signifié une réduction de la question sociale à celle de la pauvreté. C’est cette même évolution en phases que l’on retrouve dans le néocapitalisme. Centré dans la première étape de la fin du XXe siècle sur le rétablissement d’une concurrence généralisée, il l’a complétée au début du XXIe siècle par une rhétorique de l’innovation sociale. Ciblant des groupes bénéficiaires, elle réintroduit une forme de paternalisme à leur égard. Avec les objectifs du millénaire au début du XXIe siècle, les stratégies de réduction de la pauvreté s’ajoutent aux programmes d’ajustement structurel généralisés dans le sillage du consensus de Washington. Des collectivités publiques réduisent les coûts dans les dépenses sociales tout en lançant des appels d’offres pour l’innovation sociale. Certes, le vocabulaire adopté s’enrichit de l’inclusion, de l’empowerment et de la sécurité économique mais sans que soient touchées la déréglementation des marchés et les politiques macroéconomiques d’austérité (Bacqué et Biewener, 2015, p. 91). Dans ce modèle, l’innovation sociale a pour objet de générer des apprentissages et de faciliter l’acquisition de compétences au niveau microéconomique sans que soient prises en compte les affectations de ressources au niveau macroéconomique.

    En conséquence, la deuxième caractéristique importante tient à ce que la forme de l’entreprise est privilégiée comme mode d’action, à tel point que l’on peut se demander avec Laval (2007) si celle-ci n’est pas devenue la seule forme légitime de l’action collective. En tout cas, elle renvoie toutes les autres formes d’expression de la société civile au passéisme. Cette invalidation symbolique évoque encore celle qui, pendant des siècles, a frappé les cultures et économies indigènes, assimilées à des formes d’organisation arriérées pour fonder la confusion entre économie capitaliste et modernité. Cette attention à l’entreprise fait le lien avec la figure de l’entrepreneur social. Cet entrepreneur est envisagé comme un acteur rationnel et engagé qui conduit et gère l’entreprise sociale sous le double angle du social et de l’économique.

    La troisième caractéristique découle de la deuxième. L’argumentaire est un plaidoyer pour l’action privée, qui concilie réactivité et proximité, s’opposant ainsi à une action publique identifiée à la bureaucratie. Le regroupement entre société civile et entreprises est encouragé dans une démarche qui, en Grande-Bretagne, a réuni ces entités dans l’idée d’un secteur indépendant dès les années 1980, puis d’une Big Society dans les années 2000. La conséquence, comme l’ont noté Defourny et Nyssens (2013a, p. 31), peut en être « un processus de hiérarchisation et de sélection des défis sociaux en fonction de leur possibilité à être traités sur un mode entrepreneurial et marchand ».

    Ce faisant, et c’est la quatrième caractéristique, s’opère un choix contraire à celui de l’État social ; la solidarité n’est plus un ensemble de règles défini par les mécanismes de la démocratie représentative, mais elle résulte plutôt de l’action éclairée d’acteurs privés, entreprises, mécènes ou fondations. Cette résolution privée de la question sociale induit une dépolitisation. Elle peut même favoriser la dérive de la démocratie vers la ploutocratie, si l’on reprend les craintes exprimées par Barkan (2013) et justifiées par la puissance de certaines fondations.

    Ce constat ne signifie pas que les modalités de coopération entre entreprises, pouvoirs publics et société civile sont à condamner. Toutefois, il alerte sur le formatage de ces partenariats suivant les buts poursuivis par des interlocuteurs privés en raison de leurs

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