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Étudier les innovations sociales: Théories, pratiques et recherches
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Étudier les innovations sociales: Théories, pratiques et recherches
Livre électronique543 pages5 heures

Étudier les innovations sociales: Théories, pratiques et recherches

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À propos de ce livre électronique

Comment l’innovation sociale change-t-elle notre monde ? Cet ouvrage vous propose de plonger dans un phénomène souvent méconnu, mais qui façonne de plus en plus notre quotidien.

L’innovation sociale, c’est l’idée de réinventer ensemble des solutions concrètes aux problèmes qui touchent nos sociétés, comme l’accès au logement ou à l’emploi. Mais comment tout cela a-t-il évolué ?

À travers une analyse détaillée, Étudier les innovations sociales explore l’innovation sociale selon trois perspectives. Il présente les théories et la littérature scientifique internationale pour en saisir les fondements, avant de se tourner vers les pratiques concrètes au Québec, où l’innovation sociale prend forme dans les réalités locales. Enfin, il examine les méthodologies et les impacts de la recherche, à travers l’exemple du CRISES (Centre de recherche sur les innovations sociales), pour mieux comprendre l’étude de ce phénomène social en pleine évolution.

En intégrant l’approche décoloniale à celles de la justice sociale, environnementale et épistémique, cet ouvrage répond à la question suivante : les innovations sociales constituent-elles de simples palliatifs aux failles du système actuel ou de véritables leviers pour un changement profond ? Une lecture essentielle pour les personnes qui souhaitent démêler ce nœud d’enjeux complexes, qu'elles évoluent en recherche ou en milieu communautaire, ou pour les personnes simplement curieuses de comprendre les transformations en cours.

LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université du Québec
Date de sortie18 juin 2025
ISBN9782760561946
Étudier les innovations sociales: Théories, pratiques et recherches
Auteur

Paul-André Lapointe

Paul-André Lapointe est professeur retraité et associé au Département des relations industrielles de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Détenteur d’un doctorat en sociologie de l’UQAM, il a récemment un ouvrage intitulé Innovations sociales et justice sociale au regard de la Théorie critique de Nancy Fraser. Ses intérêts de recherche, en ce moment, concernent la justice sociale et la transition socio-écologique dans le cadre de la crise de l’industrie forestière et de la protection du caribou forestier.  

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    Aperçu du livre

    Étudier les innovations sociales - Paul-André Lapointe

    Introduction 

    Paul-André Lapointe

    Plus que jamais, il importe d’étudier les innovations sociales. D’une part, considérant qu’elles jouissent d’une présence considérable tant dans la littérature scientifique et les études des grandes organisations internationales que dans les politiques publiques et les pratiques de la société civile, les innovations sociales représentent un objet d’étude et un phénomène social d’une importance incontournable dans l’étude et la pratique du changement. En conséquence, elles se voient fréquemment attribuer la mission de relever d’urgence les grands défis contemporains, soit la crise environnementale, l’accroissement des inégalités, de la pauvreté et de l’exclusion sociale ainsi que la montée du populisme de droite et des menaces qu’elle pose à la démocratie.

    D’autre part, en raison de leur identification à un concept polysémique et de la diversité des formes aux usages multiples qu’elles revêtent dans la pratique, les innovations sociales exigent d’être davantage étudiées pour être mieux comprises. Par ailleurs, la situation se complexifie encore plus, car, peu importe leur diversité, elles sont souvent associées aux mêmes concepts et phénomènes sociaux, tels la justice sociale, l’économie sociale, la transformation sociale et les mouvements sociaux.

    Dans les faits, malgré l’usage d’un lexique commun, les protagonistes de l’innovation sociale, qu’ils soient chercheurs¹ ou praticiens, se distinguent par la signification qu’ils lui attribuent et par les objectifs qu’ils lui assignent. Entre « les mots et les choses », il y a un fossé énorme. Les mêmes mots dissimulent des différences majeures concernant les réalités et les perspectives auxquelles ils renvoient. Tandis que l’Union européenne et les grandes fondations font la promotion des innovations sociales, axées sur l’atténuation de la pauvreté, pour assurer la cohésion sociale menacée par les mouvements sociaux, le mouvement des Indignados, dans sa lutte contre les injustices, les inégalités socioéconomiques et les privilèges des classes dominantes, met en œuvre des innovations sociales dans la ville pour lutter contre l’éviction des résidents vulnérables (Fougère et al., 2017 ; Moulaert et al., 2023). Un gouffre sépare ces acteurs de l’innovation sociale au regard des perspectives théoriques et sociales qui les animent et de la signification qu’ils accordent aux mêmes mots qu’ils utilisent. Les acteurs des innovations sociales et ceux qui les étudient ne sont pas socialement désincarnés et force est d’en tenir compte dans l’étude des innovations sociales.

    L’actualité des innovations sociales est renforcée par la pertinence des questions que son étude soulève. Avec qui et pour qui concevoir et mettre en œuvre des innovations sociales ? Autrement dit, quels en sont les porteurs et les bénéficiaires : mouvements sociaux ou entrepreneurs sociaux ; État, classes dominantes ou groupes dominés, vulnérables et marginalisés ? Comment les personnes engagées dans l’innovation sociale évoluent-elles au cours de sa mise en œuvre ? Comment leur perception des réalités et leur pouvoir d’agir sont-ils modifiés ?

    Quel est le rôle attribué aux innovations sociales : réponse à des besoins, à des aspirations ou à des injustices ; mesures palliatives des failles et des déficits du marché et de l’État ou substituts au désengagement de ce dernier ? Quelle est leur contribution à la transformation et au changement social ? Promotion et maintien du néolibéralisme (caring liberalism), instauration de la social-démocratie ou remise en cause du capitalisme, générateur d’inégalités et d’injustices et destructeur de l’environnement, voilà autant de contributions à la transformation et au changement social que les innovations sociales et ceux qui les étudient sont susceptibles de faire, de façon délibérée ou non.

    Les différentes réponses données à toutes ces interrogations exigent qu’on s’y attarde avec la plus grande attention, parce qu’elles contribuent à l’émergence d’autant de configurations particulières des innovations sociales. Cet ouvrage attache en conséquence une grande importance à la diversité des innovations sociales et des approches mises de l’avant pour les étudier. Néanmoins, parce qu’elles sont novatrices, prometteuses et qu’elles concordent mieux avec les défis sans précédent soulevés par l’exacerbation de la crise multidimensionnelle à laquelle les sociétés contemporaines sont confrontées, il sera porté une attention particulière aux configurations qui conjuguent les innovations sociales avec les diverses formes d’injustice sociale, environnementale, épistémique ou coloniale.

    Cet ouvrage poursuit plusieurs objectifs parmi lesquels nous avons retenu les plus importants. Il vise d’abord à faire état de la littérature scientifique internationale et spécialisée sur les innovations sociales avec pour objectif de faire apparaître la grande diversité des innovations sociales et des approches privilégiées pour les étudier. Conformément à la récente réorientation stratégique du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), cet ouvrage propose également de mettre en évidence la contribution des innovations sociales à la justice sociale, environnementale, épistémique et coloniale. En inversant la relation précédente, nous cherchons aussi à faire ressortir les contributions des diverses formes de justice à l’émergence et au développement des innovations sociales ainsi qu’à leur étude.

    Reconnu à l’international tant dans la littérature scientifique que dans l’univers spécialisé de la recherche et de la pratique sur les innovations sociales, le CRISES représente un cas exemplaire pour étudier les innovations sociales des 40 dernières années, suivre leurs principaux développements et analyser les tensions, les contradictions et les débats qui ont traversé le champ scientifique et pratique des innovations sociales à l’échelle internationale. En prenant le cas du CRISES et du Québec, nous souhaitons éclairer ce champ dans son histoire sur près d’un demi-siècle, mais aussi contribuer à mieux comprendre les enjeux contemporains associés à sa réorientation, considérant l’ampleur des défis auxquels il est confronté.

    L’ouvrage est organisé en trois parties, chacune abordant une composante du champ des innovations sociales mise en évidence en recourant à un cas précis. La première partie porte sur les théories en faisant appel à la littérature internationale spécialisée. La seconde aborde l’univers des pratiques d’innovations sociales en s’appuyant sur le cas du Québec. Enfin, la troisième partie concerne la recherche sur les innovations sociales en prenant le cas du CRISES.

    La partie théorique se compose de quatre chapitres. Dans le premier, Victor Bilodeau et Jonathan Durand Folco opèrent un survol de la littérature internationale à la recherche d’une définition conceptuelle de l’innovation sociale. Ils mettent en évidence la multiplicité des définitions et des approches qu’ils associent ensuite aux dimensions constitutives de l’innovation sociale. Usant de prudence, ils évitent de proposer une définition du concept d’innovation sociale. Néanmoins, ils formulent en conclusion certaines interrogations, recommandations et préoccupations fort judicieuses afin d’aller plus loin dans l’étude des innovations sociales. Ils mettent ainsi la table pour le chapitre suivant.

    Rédigé par Paul-André Lapointe, le deuxième chapitre vise à réduire la diversité et la complexité du concept d’innovation sociale en proposant une typologie des approches et de la pratique des innovations sociales, notamment en faisant appel à la justice sociale. Tout en maintenant le caractère pluriel du phénomène étudié et en se concentrant sur certaines de ses dimensions focales, il montre que l’on peut encadrer la pluralité à l’intérieur d’un nombre réduit de types idéaux bien contrastés.

    Les deux chapitres suivants ouvrent les perspectives théoriques à la justice épistémique et coloniale. Le troisième chapitre, sous la plume de Sonia Tello Rozas, Mathilde Manon et Grégoire Autin, se concentre sur la justice épistémique et sa contribution aux innovations sociales. Les auteurs proposent de remettre en question la hiérarchie des savoirs dominée par la pensée occidentale, laissant dans l’ombre les autres types de savoirs, notamment ceux des groupes dominés et vulnérables. Pour mettre en lumière ces savoirs absents, ils utilisent l’approche de la technologie sociale illustrée avec le cas de Paroles d’excluEs.

    Dans le quatrième chapitre, Lovasoa Ramboarisata introduit l’écologie décoloniale afin de déconstruire le discours dominant sur le colonialisme écrit selon la perspective des dominants et le réécrire selon la perspective des dominés. Ce faisant, elle rappelle la vie, d’avant l’anthropocène et le colonialisme, qui reposait sur une harmonie entre les humains et les non-humains. La destruction de cette harmonie par le capitalisme extractiviste est à l’origine de la crise environnementale contemporaine. Elle confirme par ailleurs l’inséparabilité des injustices environnementales des injustices sociale, coloniale et épistémique, ce qui constitue un apport majeur à la compréhension des innovations sociales et de la transition socioécologique.

    Réunissant les chapitres 5 et 6, la deuxième partie est consacrée à l’étude des innovations sociales dans la société civile au Québec. Dans le cinquième chapitre, Denis Bussière présente une synthèse des mémoires déposés par plus d’une trentaine d’organismes communautaires à l’occasion d’une consultation publique organisée par le gouvernement du Québec concernant les enjeux et les problématiques associés à l’innovation sociale. L’une des contributions majeures de ce chapitre réside notamment dans la recension et l’analyse des nombreuses définitions de l’innovation sociale mises de l’avant par les organismes communautaires et faisant partie d’un même champ sémantique.

    Le sixième chapitre, rédigé par Marc D. Lachapelle, Marie Beigas, Catherine Boily, François Gélinas et Jade St-Georges, relate les expériences de citoyens impliqués dans quatre projets d’innovation sociale, soit la Table citoyenne Littoral Est de Québec, le Café Baobab de Sherbrooke, le Grand Dialogue pour la transition socio-écologique du Saguenay–Lac-Saint-Jean et l’École d’été de l’Institut du Nouveau Monde. Dans ce chapitre, la parole est donnée aux citoyens engagés qui sont invités à présenter leurs perspectives sur l’innovation sociale. L’analyse de cette prise de parole met l’accent sur la diversité des visions de l’innovation sociale, sur la pertinence de la transformation sociale et sur les exigences de l’engagement militant.

    La troisième partie concentre le regard sur la recherche, telle qu’illustrée par l’expérience du CRISES. Elle regroupe trois chapitres, soit les chapitres 7, 8 et 9. Le septième chapitre, composé par David Longtin, Marie J. Bouchard, Juan-Luis Klein et Benoit Lévesque, porte sur une innovation méthodologique et épistémologique au CRISES. Il s’agit de la construction d’une banque de données relationnelle sur les innovations sociales, dont les données ont été colligées à partir des nombreuses études de cas réalisées par les chercheurs du CRISES. Après avoir rappelé le cadre conceptuel et théorique qui a présidé à l’élaboration d’un manuel de codification, les auteurs et l’autrice discutent de la portée analytique de la banque de données concernant l’étude des innovations sociales.

    Dans le huitième chapitre, Jean-Marc Fontan se penche sur les avancées théoriques et méthodologiques du CRISES qui s’insèrent dans le projet de faire école. Sur le plan théorique, le CRISES se distingue, selon l’auteur, par la construction d’un cadre conceptuel original, mis en œuvre dans l’étude des innovations sociales associées au territoire et considérées comme les composantes essentielles du modèle québécois de développement. Les études de cas et la coconstruction des connaissances dans le cadre d’une approche partenariale de recherche constituent pour leur part des avancées importantes sur le plan méthodologique réalisées par le CRISES. L’auteur se livre à une analyse des défis et des enjeux à prendre en compte pour mettre à jour et consolider le projet du CRISES de faire école.

    Le dernier chapitre, produit par Paul-André Lapointe, passe en revue les principaux enjeux de recherche et d’engagement du CRISES concernant les trois concepts clés de son modèle théorique. Il se penche en premier lieu sur le modèle québécois de développement et sur sa résonance dans les stratégies syndicales et celles du mouvement communautaire. Il aborde ensuite l’étude des innovations sociales sous le double prisme des acteurs impliqués (mouvement social ou entrepreneur social) et de la nature de son principal terrain de recherche (économie sociale ou économie solidaire). Il traite enfin de la transformation sociale sous l’angle d’une typologie représentant les choix cruciaux d’orientation auxquels le CRISES et plus largement la recherche sur les innovations sociales sont confrontés. Le chapitre se termine par l’identification de certaines absences dans les études des innovations sociales au CRISES.

    Bibliographie

    Fougère, M., Segercrantz, B. et Seeck, H. (2017). A critical reading of the European Union’s social innovation policy discourse : (Re)legitimizing neoliberalism. Organization, 24(6), 819-843.

    Moulaert, F., Jessop, B., Swyngedouw, E., Simmons, L. et Van den Broeck, P. (2023). Political change through social innovation : A debate. Edward Elgar Publishing.

    1. Le masculin est utilisé uniquement pour alléger le texte.

    Partie  I

    Théories à la lumière de la littérature internationale spécialisée

    Chapitre  1

    À la recherche de l’innovation sociale

    Une synthèse exploratoire

    Victor Bilodeau et Jonathan Durand Folco

    Si l’on remonte le cours de l’histoire pour observer l’apparition du terme « innovation », tiré du grec kainos (nouveau), on se rend vite compte que le mot n’a pas toujours été lié au progrès technique auquel on l’associe aujourd’hui. Ses premières apparitions dans certains textes religieux occidentaux au XVe siècle ont plutôt trait à une quête de liberté ainsi qu’à une primauté de la pratique sur la contemplation (Banerjee et al., 2020). À ses débuts, l’innovation était associée à un désir de changement de l’ordre social et politique, et l’usage du terme en est venu à être puni par la loi, vu son aspect subversif (Banerjee et al., 2020).

    Pourtant, notre manière de l’utiliser aujourd’hui est souvent apolitique et asociale, et il faut y ajouter le terme « social » (innovation sociale) pour lui rattacher cette dimension. Ce chapitre ne se penchera pas sur ce qui a mené à cette transformation, mais posera la question de la définition du concept d’innovation sociale qui monte rapidement en popularité dans les sphères universitaire, économique, mais aussi publique depuis deux décennies. Edwards-Schachter et Wallace, dans leur revue de littérature sur le sujet, suggèrent que la difficulté à définir ce concept découle probablement d’un usage traditionnellement plus ancré dans la pratique, notamment dans les mouvements et organisations de base (grassroots organizations), ce qui aurait fait en sorte que le monde universitaire ne l’aurait pas remarqué plus tôt. Ils ajoutent que le passage d’une définition de l’innovation limitée à la technologie à une multitude de définitions liées à différents adjectifs désormais attribués à l’innovation, telle l’innovation sociale, frugale, de base (grassroots), etc., rend le concept encore plus insaisissable (Edwards-Schachter et Wallace, 2017, p. 64).

    Après avoir énoncé, dans une première section, quelques précautions inaugurales relatives à la nature du concept, à ses conditions d’émergence et à la méthodologie, nous présenterons dans les deux autres sections nos principaux résultats de recherche. La deuxième section sera consacrée à l’analyse d’un ensemble de définitions retrouvées dans la littérature anglophone et francophone sur le sujet. La troisième sera dédiée à une analyse transversale des définitions présentées dans la section précédente. L’objectif principal sera alors de catégoriser divers éléments de ces définitions à l’aide de huit dimensions centrales de l’innovation sociale pour en dégager certains points communs ainsi que quelques grandes lignes et objets de débat. Aucune définition synthétique ne sera proposée, il s’agit plutôt de construire les assises qui alimenteront les réflexions sur une éventuelle définition plus compréhensive de ce concept équivoque.

    1. Précautions inaugurales

    En guise de précautions inaugurales, avant d’entrer dans le vif du sujet, force est de poser les limites de ce chapitre qui se veut une synthèse exploratoire à la recherche de l’innovation sociale, considérant la difficulté, voire l’impossibilité, de proposer une définition synthétique du concept d’innovation sociale. Cette situation est attribuable à la nature particulière de ce concept et aux conditions spécifiques dans lesquelles il a émergé dans le monde universitaire. Elle relève aussi de la méthodologie employée pour la sélection des textes analysés.

    1.1 Méthodologie

    Le travail de recherche qui a mené à l’écriture de cette synthèse est de nature exploratoire. Nous n’avons pas adopté de méthodologie scientifique pour produire une revue de littérature systématique des écrits à ce sujet. Nous avons sélectionné les 30 articles les plus cités qui présentaient une définition explicite, canonique ou une révision de ces définitions de l’innovation sociale dans la littérature anglo-saxonne et francophone accessible par des moteurs de recherche, comme Google Scholar et Jstor, en utilisant une douzaine de mots-clés issus du champ lexical de l’innovation sociale. L’approche privilégiée est celle de la synthèse exploratoire, aussi appelée scoping review ou scoping study.

    Celle-ci

    a pour but de dresser rapidement la carte non seulement des concepts clés soutenant un domaine de recherche, mais aussi des principales références et des divers types d’études disponibles. Elle peut être entreprise comme une étude préliminaire à une revue systématique de littérature ou lorsqu’un domaine d’études semble être complexe ou encore non entièrement exploré (De Lunik Asseke, 2015, p. 2).

    Cette approche cherche d’abord à clarifier les concepts et définitions clés dans la littérature, à examiner la manière dont la recherche est menée sur un domaine donné et à préciser les multiples dimensions des concepts utilisés, afin de jeter les bases d’une future revue de littérature plus systématique (Munn et al., 2018, p. 2).

    À partir de ce corps de définitions, nous avons ensuite analysé les éléments centraux du concept à travers huit dimensions. Il est à noter que les catégories retenues pour structurer le texte ne sont pas définitives et pourraient être réévaluées lors de recherches ultérieures plus approfondies et systématiques, en puisant notamment dans la littérature latino-américaine afin d’avoir un portait plus global du phénomène. Cette étude se concentre sur les articles sur l’innovation sociale dans le monde anglophone en raison de son ampleur et de la vaste diversité d’approches et de définitions qui s’y trouvent. Nous avons ensuite inclus davantage de définitions de la littérature francophone sur le sujet. La littérature dans d’autres langues n’a pas été étudiée pour des raisons de compétence linguistique, mais devrait être mise en dialogue compte tenu de son importance et sa richesse (Allamand et al., 2016 ; Gatica et al., 2015). En résumé, il ne s’agit donc pas d’une revue de littérature exhaustive, mais d’une synthèse exploratoire pour décortiquer ce concept et mettre en lumière les facettes multiples qui le constituent.

    1.2 Conditions d’émergence d’un concept sur le plan universitaire

    Bien qu’il ait apparu il y a près de 200 ans, ce n’est véritablement que depuis le début des années 2000 que le concept d’innovation sociale connaît une popularité grandissante (Edwards-Schachter et Wallace, 2017, p. 65). Parmi les théories cherchant à expliquer ce nouvel engouement pour l’innovation sociale, l’une des plus fréquentes associe ce regain d’intérêt à un échec social des marchés capitalistes traditionnels (Krlev et al., 2019 ; Phillips et al., 2015). Nicholls et al. (2015) ajoutent que cela pourrait être une réaction envers un système considérant les citoyens seulement dans le cadre de leurs fonctions économiques et de consommation plutôt que comme des agents actifs participant au développement de la société (Nicholls et al., 2015). Paradoxalement, des auteurs avancent que l’innovation sociale permettrait justement d’optimiser l’utilisation de la force de travail et l’organisation des entreprises privées, ce qui ferait de celle-ci une réponse à une impasse des marchés traditionnels plutôt qu’une alternative à ces derniers (Pot et Vaas, 2008). Leur théorie s’appuie aussi sur une étude affirmant que le succès des innovations est expliqué à 75 % par l’innovation sociale et seulement à 25 % par l’innovation technologique, et que la première est donc nécessaire à une bonne introduction de la seconde (Pot et Vaas, 2008, p. 468-469). Leduc Browne nous invite à ne pas regarder seulement du côté du système économique battant de l’aile, mais d’englober dans notre analyse le contexte politico-social post-moderne, néolibéral et mondialisé plus large. En partant du principe que l’innovation est en quelque sorte le thème de l’époque, on peut concevoir l’innovation sociale comme une alternative aux grands récits (sociaux et historiques) permettant une approche macro, méso et locale (Leduc Browne, 2016, p. 56-57).

    Une seconde hypothèse assez commune est que le statut changeant de l’État-providence et son retrait vis-à-vis de quelques mesures et services publics amènent à se concentrer davantage sur le rôle de la société civile et du secteur de l’économie sociale et solidaire dans les changements sociaux ainsi que pour le bien-être commun (Avelino et al., 2019 ; Phillips et al., 2015). Avelino et al. (2019) apportent toutefois un bémol à cette théorie en faisant remarquer que cet État-providence varie beaucoup d’un pays à l’autre et qu’il serait donc difficile d’établir un lien solide entre la tendance à l’innovation sociale et ce modèle étatique précis. Il est aussi fait mention de récessions prolongées pouvant mener à la recherche d’alternatives économiques et sociales nourrissant la popularité du concept (Phillips et al., 2015). Des analyses plus générales proposent comme causes du gain de popularité du phénomène le niveau de mécontentement social en général, la conscience d’une différence entre ce qui est et ce qui devrait être (Mulgan et al., 2007), une perte de confiance envers le statu quo, ou encore la simple existence de besoins économiques et sociaux de base (Nicholls et al., 2015).

    Une autre avenue populaire est l’exacerbation générale des crises et enjeux au niveau global (environnementaux, démographiques, sociaux, etc.) qui agirait comme une motivation supplémentaire pour trouver des solutions innovantes (Krlev et al., 2019 ; Mulgan et al., 2007 ; Nicholls et al., 2015). D’ailleurs, le psychologue George William Fairweather, faisant partie d’un mouvement appelé socio-engineering, voyait l’innovation sociale à travers son modèle d’innovation sociale expérimentale comme un outil d’autonomisation (empowerment) pour les personnes marginalisées et moins privilégiées de la société (Edwards-Schachter et Wallace, 2017). C’est à travers des expérimentations sociales semblables dans leur structure à celles des sciences naturelles que devaient, selon lui, s’opérer les innovations et le changement souhaité (Edwards-Schachter et Wallace, 2017).

    Il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie dans cette panoplie d’explications et de facteurs possibles derrière le gain en popularité du concept d’innovation sociale. C’est un éventail de pistes qu’il serait intéressant de suivre à différents niveaux allant du micro en cernant les besoins de base des individus au macro avec des explications concernant le rôle des secteurs économiques au sens large, ou encore la place des citoyens et citoyennes dans nos sociétés.

    1.3 Concept unique ?

    Avant d’entrer dans les définitions de l’innovation sociale, il est intéressant de noter que des auteurs, tels Krlev, Anheier et Mildenberger pensent qu’il serait mieux d’en faire un quasi-concept qui resterait approximatif et ouvert sans poser une définition unique et fixe. Ils prêtent certaines caractéristiques à ce quasi-concept, tel le fait que l’innovation sociale soit orientée vers des objectifs sociaux de manière novatrice, qu’elle réponde à des besoins non rencontrés (souvent liés à des aspects immatériels de la vie des individus), qu’elle ne cherche pas le profit et qu’elle soit de caractère collaboratif (Krlev et al., 2019, p. 17-18). Ils ajoutent que l’innovation sociale pourrait servir de modérateur à la « productivité sociale » et la « performance » et qu’elle serait majoritairement issue du secteur pluriel (Krlev et al., 2019, p. 19). Cet accent sur le rôle de modération semble cependant être limitatif, dans le sens où l’innovation sociale, en dehors d’un simple rôle d’arbitre, pourrait aussi faire progresser les structures et pratiques sociales que l’on connaît. Banerjee et al. (2020) s’accordent sur le fait qu’une définition unique à l’innovation sociale ne peut pas exister. Ils s’appuient sur la vision qu’une innovation sociale centrée sur les gens (people centered social innovation), de par sa nature plurielle et subjective, doit comprendre plusieurs approches (Banerjee et al., 2020, p. 14). Toutefois, il y a un risque à ne pas définir clairement ce phénomène, soit de demeurer dans la confusion actuelle à son égard et de permettre sa transformation en mot-valise (buzzword) n’apportant aucune plus-value à la littérature académique. Sans s’opposer à une définition claire du concept, Durand Folco identifie trois trajectoires historiques distinctes au sein de l’innovation sociale. La première est la trajectoire néolibérale dans laquelle l’innovation sociale est filtrée à travers le prisme de la « logique marchande » et « entrepreneuriale » pour valoriser le modèle de l’entreprise sociale (Durand Folco, 2019, p. 33). La responsabilité de la solidarité sociale est déléguée aux citoyens et exprimée par le lexique de l’entreprise privée (Durand Folco, 2019, p. 33). La trajectoire sociale-démocrate cherche à obtenir plus de reconnaissance institutionnelle pour l’économie sociale, qui est ici considérée comme un complément aux services publics. Dans cette vision, les secteurs privé, public et associatif travaillent de concert sous l’égide de l’État (Durand Folco, 2019, p. 34-35). Finalement, la trajectoire émancipatrice tend davantage vers l’auto-organisation « des acteurs sociaux et des groupes défavorisés » en dehors des systèmes de pouvoirs et de domination établis pour créer leurs propres conditions d’existence, soit de « nouvelles formes d’organisation, d’échange, de production et de consommation » (Durand Folco, 2019, p. 35-36). Ces trois trajectoires ou formes globales de l’innovation sociale peuvent être utiles pour catégoriser la pluralité des définitions selon une typologie générale, mais un examen plus attentif de la littérature permet d’identifier une plus grande diversité d’approches.

    2. Approches et définitions de l’innovation sociale

    Selon une approche inductive, les différentes définitions retenues ont été regroupées dans diverses approches qui représentent autant de conceptions différentes de l’innovation sociale. Nous avons identifié neuf approches différentes : les approches entrepreneuriales, le paradigme problèmes/solutions, la perspective multiniveau, les nouvelles pratiques sociales, le changement social par les pratiques sociales, le concept défini par son impact, le paradigme d’innovation, l’innovation sociale comme discours, dispositif et champ de bataille et l’innovation sociale abordée sous l’angle de la recherche.

    2.1 Approches entrepreneuriales

    Un premier thème récurrent dans la littérature sur l’innovation sociale est le lien établi avec les entreprises et les entrepreneurs socialement innovants. Tracey et Stott (2017), par exemple, proposent une définition de l’innovation sociale comme étant toutes organisations qui se donnent pour mission la solution des problèmes sociaux cruciaux, comme la pauvreté, les inégalités et la dégradation de l’environnement. Ils mettent également de l’avant une typologie de l’innovation sociale, centrée sur l’entreprise et les entrepreneurs, composée de trois types. L’entrepreneuriat social correspond à la création de nouvelles organisations, lucratives ou non. L’intrapreneuriat social se caractérise par la mise en œuvre d’innovations sociales au sein d’organisations déjà existantes. Enfin, l’extrapreneuriat social se distingue par la création de plateformes qui résultent de processus interorganisationnels qui « favorisent les combinaisons alternatives d’idées, d’acteurs, de lieux et de ressources » et qui soutiennent l’innovation dans les nouvelles organisations et dans les organisations existantes (Tracey et Stott, 2017, p. 53). Cette approche entrepreneuriale permet potentiellement de mieux comprendre les différences au niveau des processus, des résultats et des types d’acteurs impliqués dans les innovations sociales, selon la manière qu’elles se concrétisent. Elle demeure cependant limitée pour comprendre ce qui caractérise plus fondamentalement le concept d’innovation sociale. Considérant la fréquence des rapprochements faits entre l’entrepreneuriat et l’innovation sociale, il serait tout de même intéressant d’analyser davantage les influences du premier champ sur le second.

    Une autre approche, assez présente dans la littérature internationale spécialisée, accorde la primauté au milieu des affaires et au secteur privé. C’est sans surprise, car la littérature sur l’innovation était jusqu’à maintenant dominée par le paradigme du marché (Banerjee et al., 2020, p. 4-6). Schmidpeter (2013) voit l’innovation sociale, dans un avenir proche, comme la clé du succès pour les entreprises privées, car elle serait garante d’un meilleur transfert des connaissances et de performances organisationnelles optimisées. Selon lui, le secteur privé serait le médium privilégié de ce nouveau genre d’innovations (Schmidpeter, 2013). Il est intéressant de constater qu’il traite de l’innovation sociale en tant que processus transformateur et qu’il décrit ses résultats dans le milieu des affaires, quoiqu’avec peu de détails. Néanmoins, c’est une définition qui ignore l’aspect non lucratif de l’innovation sociale et qui occulte ses aspects politiques et sociaux en dehors de la sphère du marché traditionnel.

    Pot et Vaas (2008, p. 468) tiennent un discours similaire, tout en précisant que l’innovation sociale est complémentaire de l’innovation technologique et qu’elle accompagne tant « l’innovation des processus » que « l’innovation des produits ». En conséquence, l’innovation sociale est donc plus large que « l’innovation organisationnelle » (Pot et Vaas, 2008, p. 468). Elle comprendrait le « management dynamique, l’organisation flexible, le travail intelligent, le réseautage interorganisationnel » et inclurait également la « modernisation des relations industrielles et de la gestion des ressources humaines » (Pot et Vaas, 2008, p. 468). Selon cette définition, des innovations comme le fordisme seraient de nature sociale. La description tient compte d’un aspect collaboratif, quoique facultatif, et met en valeur le changement des pratiques en affaires. En revanche, le social reste ici aussi marginal, étant donné que le rôle et l’impact sur les différents acteurs prenant part ou subissant ces innovations sont ignorés.

    2.2 Paradigme problèmes/solutions

    Parmi les articles et ouvrages considérés, une portion significative de ceux-ci concentre leur définition sur le paradigme des problèmes/besoins sociaux et de leurs solutions que l’on peut trouver à travers l’innovation sociale. Phills, Deiglmeier et Miller avancent que cette dernière est « une solution novatrice à un problème social qui est plus efficace, efficiente, durable ou juste que les solutions existantes et pour laquelle la valeur créée revient d’abord à la société dans son ensemble plutôt qu’à des individus » (Phills et al., 2008, p. 36, traduction libre). Selon eux, le fait de se concentrer sur l’étude des innovations assure une compréhension plus claire des processus menant aux changements sociaux positifs que ne le permet l’étude accordant la primauté aux individus et aux organisations, si exceptionnels soient-ils (Phills et al., 2008). Ils ajoutent aussi que l’inclusion dans la définition des distinctions entre des innovations sociales de petite ou grande envergure, incrémentales ou radicales ne devrait pas se faire, car ce sont là des aspects subjectifs du caractère de celle-ci que l’on ne pourrait trancher scientifiquement. Ils proposent à cet effet de considérer plutôt des continuums (Phills et al., 2008, p. 38). Deux critères sont énoncés dans leur évaluation de ce qu’est une innovation sociale. En premier lieu, il s’agit de la nouveauté. L’innovation ne doit pas obligatoirement être originale, cependant elle doit être nouvelle pour son utilisateur et le milieu ou le contexte dans lequel elle est introduite ainsi que pour l’application qu’on

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