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L'intégration de l’évaluation du fonctionnement social aux champs de pratique: Postures et processus en travail social
L'intégration de l’évaluation du fonctionnement social aux champs de pratique: Postures et processus en travail social
L'intégration de l’évaluation du fonctionnement social aux champs de pratique: Postures et processus en travail social
Livre électronique930 pages9 heures

L'intégration de l’évaluation du fonctionnement social aux champs de pratique: Postures et processus en travail social

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À propos de ce livre électronique

L’évaluation du fonctionnement social (EFS) effectuée par les personnes travailleuses sociales est à la fois un processus et un résultat qui s’inscrit dans une posture dialogique, réflexive et critique. Cette démarche évaluative, dont le cadre de référence est établi par l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, est présentée de manière standardisée et par conséquent, sans égard au champ d’intervention appliqué.

L’ouvrage actuel propose de considérer et d’intégrer dans l’EFS les composantes propres à différents champs de pratique en travail social. Ainsi, chacun des 14 chapitres présente un champ de pratique et propose, à l’aide d’études de cas et d’outils pratiques, de revisiter la grille standard en ajoutant de nouvelles dimensions à l’évaluation. L’ouvrage présente un intérêt pour les personnes désirant s’approprier et maîtriser le processus ainsi que l’application de l’évaluation, de même que pour celles ayant le souhait de réfléchir à leur posture professionnelle et aux composantes incontournables à considérer devant être intégrées pour bonifier l’EFS.
LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université du Québec
Date de sortie20 mars 2025
ISBN9782760559615
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    Aperçu du livre

    L'intégration de l’évaluation du fonctionnement social aux champs de pratique - Grace Chammas

    Introduction

    Grace Chammas, Josée Grenier et Roxanne Fay

    D’un point de vue historique, voire politique, le travail social depuis le début du XXe siècle a évolué et s’est transformé (Motoi et Daniel, 2020). Ce n’est qu’au milieu des années 1950 que l’État se positionne dans la mouvance de l’État providence. Avant cette période, ce sont l’Église, les paroisses et les communautés locales qui jouaient un rôle de premier plan auprès des familles ayant besoin d’assistance. L’État providence québécois est lié à des valeurs de protection sociale et d’égalité. En 1966, la commission Castonguay-Nepveu, chargée de faire une enquête sur l’ensemble des services de santé et des services sociaux offerts au Québec, commence ses travaux. Ceux-ci s’échelonneront sur plusieurs années (1966-1972). En 1970, un ministère des Affaires sociales est créé pour s’occuper, entre autres, des services sociaux et de la santé. En 1971, l’Assemblée nationale adopte la Loi sur les services de santé et les services sociaux. La réforme Castonguay vient alors modifier en profondeur l’ensemble du système sociosanitaire et constitue, selon Jetté (2008, p. 69), une « véritable petite révolution institutionnelle ». L’État québécois prend le contrôle des services de santé et des services sociaux, et en assure la gestion. Il y a alors redistribution des pouvoirs :

    l’État s’appropriait le contrôle et la gestion des services de santé et des services sociaux, remplaçant de ce fait l’hégémonie traditionnelle des communautés religieuses et du corps médical par un nouvel équilibre fondé sur une redistribution du pouvoir entre gestionnaires, professionnels de tous genres, personnel non clinique, usagers et représentants issus de différents corps électoraux. (Larivière, 2007, p. 54)

    Les choses vont rapidement changer après 1973. À partir de ce moment, des réformes publiques, inspirées par la commission Castonguay-Nepveu, vont provoquer l’étatisation du travail social (Prud’homme, 2008). Cette décennie est essentiellement marquée par une prise en charge étatique du réseau sanitaire (Poulin, 1982, p. 17, cité dans Mayer, 2002, p. 313). Agissant à titre de principal bailleur de fonds, l’État impose des lois et des règlements à l’ensemble du réseau sanitaire, dirigé comme « un ensemble organique intégré » (Mayer, 2002, p. 313).

    Or, l’État providence et les Trente Glorieuses ont laissé place à une période économique plus difficile au Québec. L’État providence s’est replié sur lui-même et a fait place à des politiques austères. Depuis les années 1980, on assiste à des réformes structurelles du réseau québécois de la santé et des services sociaux. Ces réformes ont transformé radicalement les pratiques de travail social (Grenier, Bourque et Bourque, 2019). Elles ont eu des effets importants sur le travail social, sur le plan des pratiques et de la méthodologie, sur les personnes travailleuses sociales, et sur la prestation des services offerts à la population (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016).

    Les organisations publiques sont désormais vues comme des prestataires de services efficients, plutôt que des lieux d’expression d’une éthique du bien commun et d’établissement de relations sociales (Barbe et Bourque, 2019). Ces réformes principalement puisées dans les politiques de la nouvelle gestion publique (NGP) introduites au sein des institutions publiques ont considérablement transformé la manière d’administrer les secteurs public et parapublic (Fortier, 2015). Elles promulguent des techniques managériales telles que la rationalisation des choix budgétaires, la gestion par objectifs, la réingénierie des processus, les pratiques exemplaires ainsi que la gestion axée sur les résultats, et présupposent un modèle organisationnel hiérarchique, machinal et particulièrement inadéquat pour le travail social (Dupuis et Farinas, 2010). La finalité de ces techniques repose davantage sur l’atteinte de résultats que sur le souhait que l’usager ait reçu des services adaptés (Barbe et Bourque, 2019). L’ensemble de ces réformes, qu’on juge responsables de « périodes de crise du travail social » (Richard, 2013), configure le rapport qu’ont les personnes travailleuses sociales avec leurs conditions d’exercice de la profession au sein des organismes sociosanitaires (Barbe et Bourque, 2019 ; Richard, 2013) et inscrit désormais l’intervention sociale dans une perspective standardisée et bureaucratique, voire machinale. Cette propension à la standardisation des pratiques est renforcée par la montée en importance de la logique médicale dans les institutions de santé et de services sociaux de première ligne au Québec (Bourque, 2009). La standardisation de la pratique tend à normaliser et à objectiver les besoins des personnes, en plus d’imposer des normes prescriptives au personnel professionnel (Barbe et Bourque, 2019 ; Dierckx et Gonin, 2015 ; Grenier, Bourque et Bourque, 2019 ; Pauzé, 2016), favorisant des approches médicales et administratives au détriment de l’élément essentiel de toute intervention, soit la relation entre la personne professionnelle et la personne usagère, individuellement ou en groupe (Bourque, 2009).

    Les techniques managériales ont également pour effet d’affaiblir l’engagement du personnel des organismes et de minimiser la place du jugement des personnes qui donnent les services (Dupuis et Farinas, 2010). Inévitablement, ces techniques « deviennent des instruments de la gestion de l’exclusion sociale, appelés à appliquer des procédures/protocoles/ règlements sans avoir eu préalablement à les accepter en toute liberté de conscience et d’expression » (Motoi et Daniel, 2020, p. 79).

    Selon Boily (2014), les personnes travailleuses sociales tentent « de maintenir à flot leur pratique professionnelle confrontée à des repères philosophiques, à des normes de gestion et à des mandats organisationnels contradictoires » (p. 10). En somme, la professionnalisation du travail social, la réforme du système de santé et des services sociaux (par la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales) ainsi que les nouvelles pratiques de gestion publique ont eu un effet pervers sur la capacité des personnes travailleuses sociales à développer et à intégrer une identité et une posture professionnelle solide (Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec [OTSTCFQ], 2022).

    Dans ce contexte, le défi qui se pose aux personnes travailleuses sociales est immense. Elles doivent s’acquitter de deux fonctions aux obligations de toute évidence incompatibles. Leur défi aujourd’hui est qu’elles sont confrontées à un système contradictoire, c’est-à-dire une organisation qui les met devant « des injonctions paradoxales » (de Gaulejac, 2010, p. 83). Elles doivent assumer leurs responsabilités professionnelles, dont la balise est l’évaluation du fonctionnement social, dans des conditions institutionnelles contraires à plusieurs principes et valeurs professionnels. Comment intervenir en respectant des exigences institutionnelles prescrites et circonscrites dans une logique managériale et performative, tout en accomplissant leur rôle et en s’acquittant de leurs responsabilités professionnelles ? Sur quels principes l’évaluation du fonctionnement social doit-elle être basée afin que cet acte réservé permettre de respecter, de maintenir et de défendre les valeurs et les normes propres au travail social ?

    L’OTSTCFQ, par l’intermédiaire du Code des professions, a revendiqué des champs de compétences précis et des actes réservés aux personnes travailleuses sociales professionnelles. Un référentiel de compétences a également été élaboré en 2012 (OTSTCFQ, 2012). Dix actes réservés ont été définis pour l’exercice professionnel en travail social. Le champ d’exercice des personnes travailleuses sociales se résume ainsi : « évaluer le fonctionnement social, déterminer un plan d’intervention et en assurer la mise en œuvre ainsi que soutenir et rétablir le fonctionnement social de la personne en réciprocité avec son milieu dans le but de favoriser le développement optimal de l’être humain en interaction avec son environnement » (Boily et Bourque, 2011, p. 3).

    1   L’évaluation du fonctionnement social : définition et caractéristiques

    L’évaluation du fonctionnement social est une activité centrale de la pratique en travail social. Elle est « la marque distinctive » des personnes travailleuses sociales (Boily et Bourque, 2011 ; Office des professions du Québec, 2021 ; OTSTCFQ, 2022) à l’égard de leur champ de pratique. L’évaluation est une dimension essentielle dans 7 des 10 actes réservés aux personnes professionnelles du travail social qui sont souvent mandatées pour la mener dans le cadre de leurs fonctions, selon le champ d’intervention dans lequel elles pratiquent. La littérature actuelle traite de la démarche d’évaluation du fonctionnement social à partir d’une description analytique et normative du processus et des résultats escomptés, sans égard au champ d’intervention. La définition proposée par l’OTSTCFQ et différents auteurs reste assez générique. Elle présente l’évaluation du fonctionnement social comme un concept et comme un processus, sans égard au problème social qu’elle aborde et aux caractéristiques particulières de ce problème qui teintent de manière considérable la lecture de ce dernier, son analyse et l’opinion professionnelle qui sera formulée. Cette présentation générique omet de considérer les composantes uniques de chaque champ d’intervention. Conséquemment, les éléments à traiter et à recueillir, aux fins de l’orientation et du plan d’intervention, sont établis sans égard au champ d’intervention et à sa spécificité. C’est là une limite de l’évaluation du fonctionnement social. Malgré l’importance de cette activité au sein de la profession, peu d’ouvrages, sinon aucun, discutent de la spécificité de l’évaluation selon des champs d’exercice. Or, l’évaluation du fonctionnement social acquiert toute sa pertinence surtout lorsqu’elle permet de tenir compte des spécificités du champ.

    Le présent ouvrage propose une intégration et une adaptation de l’évaluation du fonctionnement social à différents champs de pratique en travail social. Il constitue un véritable guide en ce qui concerne l’évaluation du fonctionnement social pour outiller les personnes étudiantes et les personnes travailleuses sociales relativement aux différents champs disciplinaires en travail social. De manière plus précise, l’ouvrage propose des outils pratiques pour soutenir la réflexion et l’analyse et orienter la rédaction de l’opinion professionnelle lors de l’évaluation du fonctionnement social. Il contribue ainsi au développement des pratiques en travail social par son apport théorique et appliqué à différents champs d’intervention. Il apporte également un éclairage supplémentaire sur les enjeux et les défis structuraux et institutionnels de la démarche évaluative propres aux champs d’exercice étudiés. De plus, il permet de mieux faire connaître la profession du travail social au regard des expertises et des fonctions propres aux multiples champs. L’ouvrage met en évidence l’expertise des personnes travailleuses sociales dans le travail d’accompagnement individuel et multidisciplinaire auprès de personnes vivant un ou des problèmes sociaux concomitants. Il permet aussi de redéfinir l’identité unique de la profession du travail social parmi les autres professions de relation d’aide.

    Soutenu par une revue de la littérature, chaque chapitre traite d’un champ de pratique particulier du travail social. Sont décrits, bien évidemment, les visées évaluatives et les enjeux dans ce cadre par rapport à la posture professionnelle souhaitée. Les principales dimensions relatives aux caractéristiques du champ d’intervention sont également rapportées et discutées aux fins de l’évaluation du fonctionnement social. La grille d’évaluation générique est ainsi revisitée en soulignant les dimensions incontournables à considérer selon le champ de pratique.

    Les problèmes sociaux abordés dans cet ouvrage collectif sont multiples. Les chapitres ont en commun le dialogue dans une perspective de justice épistémique afin d’appréhender les enjeux de crédibilité/ absence de crédibilité des récits des personnes accompagnées en tant que « reflets de rapports de pouvoir structurels entre groupes sociaux et non simplement en tant que résultat d’interactions individuelles » (Godrie et Rivet, 2020, p. 129). L’importance des savoirs des personnes, peu importe leur statut, est reconnue et essentielle à une participation active et effective de celles-ci. Cette participation n’est possible qu’à partir d’une posture inclusive reconnaissant et valorisant les compétences de chacun et chacune.

    L’originalité de l’ouvrage réside dans son contenu puisqu’il traite d’un sujet croisé (évaluation et dimensions précises) qui n’a pas encore été abordé dans la littérature. Il propose un dialogue entre des personnes expertes du terrain et des personnes expertes du contenu (savoirs expérientiels et scientifiques). Cet arrimage permet une lecture juste ou du moins plus près de la réalité du terrain et des enjeux, selon le champ d’intervention, et guide la réalisation de l’évaluation du fonctionnement social. Il assure un ancrage dans la réalité pour la rendre accessible à toute personne praticienne concernée par le champ d’intervention visé.

    1.1 Définir l’évaluation

    L’évaluation est une étape essentielle de l’intervention et consiste à évaluer la situation qui est sous-jacente à la demande ou à l’offre de services. Cette étape mène à l’élaboration d’un plan d’intervention visant à corriger cette situation puisqu’elle aura permis d’en comprendre les différents aspects (Boily et Bourque, 2011). Le processus de l’évaluation est bien documenté dans la littérature, y compris l’importance de développer une relation de collaboration, l’identification de zones d’exploration importantes, et le lien entre la pratique et la théorie (Keefler, Bond et Sussman, 2013). Il s’agit d’une étape distincte du processus d’aide ; elle précède et alimente l’intervention. Bien que l’évaluation soit un processus fluide et dynamique qui implique de faire une analyse ainsi qu’une synthèse des informations et des données pertinentes qui émergent tout au long de la prise en charge (Hepworth et al., 2013), la collecte, l’analyse et la consignation initiales des données sont au cœur de la première étape, car elles représentent ce sur quoi sont basées la planification et l’intervention s’appliquant à un cas (Keefler et al., 2013).

    Comme produit, l’évaluation implique une formulation multidimensionnelle de la situation-problème et des difficultés du système-client en identifiant les facteurs qui contribuent à la situation, aux ressources inadéquates, aux difficultés dans les systèmes individuels, interpersonnels et sociaux (Hepworth et al., 2013). Elle est aussi mobilisée pour mettre l’accent sur les capacités et les habiletés du système-client (Hepworth et al., 2013 ; Keefler et al., 2013).

    1.2 Évaluer le fonctionnement social : le champ d’exercice du travail social

    La profession du travail social est de plus en plus réglementée et encadrée par un cadre législatif et normatif depuis l’adoption du projet de loi 21 et de la loi 11 en 2017 (OTSTCFQ, 2022). L’évaluation du fonctionnement social devient ainsi l’activité professionnelle qui distingue l’exercice professionnel du travail social des autres activités qu’elle a en commun avec différentes disciplines (OTSTCFQ, 2022).

    L’évaluation du fonctionnement social joue un rôle central afin de préparer et d’organiser l’action (l’intervention). Cette activité permet de dégager un portrait de la situation en tenant compte à la fois de la complexité de sa spécificité et de son inscription dans un contexte.

    Selon l’OTSTCFQ (2022), la personne travailleuse sociale est appelée, dans l’exercice de ses fonctions, à évaluer des situations complexes, multifactorielles et à haut risque de préjudice auprès d’une clientèle vulnérable nécessitant, dans la plupart des cas, des collaborations interprofessionnelles et intersectorielles ainsi que des connaissances approfondies des lois et politiques entourant la situation-problème et l’action sociale à poser. L’évaluation se penche sur la façon dont un système-client exerce ses divers rôles sociaux ainsi que sur les moyens dont il dispose, en fonction de son environnement, pour lui permettre d’accomplir ses rôles avec satisfaction, selon ses besoins et sa réalité. Le système-client peut être un individu, un couple, une famille, un groupe ou une collectivité. Quant à l’environnement, il concerne le milieu de vie de la personne, ses réseaux d’appartenance, ainsi que ses conditions matérielles et sociétales. Ce paradigme axé sur la personne dans son environnement est au cœur de l’évaluation et de l’intervention de la personne travailleuse sociale, lesquelles se fondent sur la défense des droits de la personne et sur la promotion des principes de justice sociale (OTSTCFQ, 2022). La personne travailleuse sociale évalue le fonctionnement social dans une perspective d’interactions entre la personne et son environnement, en intégrant une réflexion critique sur les aspects sociaux qui influencent les situations et les problèmes vécus par le système-client. La capacité d’émettre un jugement clinique est étroitement reliée à l’identité et à la posture professionnelles (OTSTCFQ, 2022).

    1.3 Le fonctionnement social

    Le terme fonctionnement social désigne selon Boehm (1960) « les actes considérés comme essentiels pour remplir les rôles multiples que chaque individu est appelé à accomplir à titre de membre de groupes sociaux » (p. 71). La notion de « fonctionnement social » renvoie à l’habileté pour un individu de fonctionner selon ses capacités, ses moyens et ses aspirations, et à gérer les interactions et les interinfluences entre ces différentes dimensions pour assurer son bien-être, réaliser ses activités quotidiennes et jouer ses rôles sociaux pour satisfaire ses besoins, et ce, considérant les attentes, les ressources, les occasions et les obstacles de son environnement (Barker, 2003 ; Garthwait, 2012 ; OTSTCFQ, 2012).

    Le champ du travail social a pour fin d’améliorer le fonctionnement social partout où le besoin d’une telle amélioration se fait sentir, soit chez les personnes et dans la société (Boehm, 1960). La personne travailleuse sociale dirige son activité à la fois sur la capacité des individus et des groupes à interagir efficacement et sur les ressources sociales auxquelles ceux-ci ont accès, en fonction de leur potentiel bénéfique pour le fonctionnement social du système-client. Le fonctionnement social est ce qui distingue le travail social des autres disciplines des sciences humaines qui ont pour objet le « fonctionnement psychologique » des personnes et des groupes, et des disciplines des sciences de la santé qui ont pour objet « le fonctionnement biologique ou physiologique » des individus ou des populations (Barker, 2003).

    La définition de Boehm (1960) indique que les capacités des individus jouent un rôle important dans la satisfaction des besoins et du bien-être. Elles doivent cependant être analysées en fonction des attentes, des ressources, des occasions et des obstacles dans l’environnement. En d’autres mots, même un individu affichant de bonnes capacités aura de la difficulté à pourvoir à ses besoins dans un environnement où les ressources sont rares. Inversement, lorsque les capacités d’un individu sont diminuées, même un environnement riche peut ne pas suffire à répondre à ses besoins (Audet et Rondeau-Robitaille, 2019).

    Cette perspective d’intervention conçoit le fonctionnement social dans son rapport avec le développement social des personnes et des collectivités (Alary, 2009), où l’accent est placé sur les conséquences plutôt que sur les déterminants du fonctionnement social. Additionnellement, elle insiste pour examiner la nature des modes de fonctionnement qui peuvent être productifs ou au contraire contre-productifs (OTSTCFQ, 2022).

    Par ailleurs, Harper et Dorvil (2013) nous rappellent que, dans le contexte de l’application de la loi 21, l’objet d’évaluation est les capacités d’adaptation et de fonctionnement de l’individu plutôt que la situation comme telle. L’expression évaluation du fonctionnement social renvoie à une dimension fonctionnaliste « s’inscrivant ainsi dans une terminologie générique commune à l’ensemble des professions d’aide touchées par cette politique » (Harper et Dorvil, 2013, p. 4). La conception de l’évaluation du fonctionnement social s’inscrit, malgré la définition officielle, dans une perspective interactionniste/constructiviste où la personne travailleuse sociale s’assure que l’évaluation demeure axée sur la situation que vit un individu ou une famille et non sur leurs capacités de fonctionnement et d’adaptation sociale seulement. Il est essentiel que la personne travailleuse sociale considère « le social, les situations comme telles, les problèmes sociaux en jeu dans la situation ainsi que les dynamiques et les effets des inégalités sociales qui sont évidentes » (Harper et Dorvil, 2013, p. 5).

    2   Les postures de l’évaluation du fonctionnement social

    La conception de l’évaluation du fonctionnement social proposée dans cet ouvrage s’est construite en considérant plusieurs défis : 1) dans une perspective de justice épistémique, prendre le temps d’entendre la personne et ses proches, de créer le lien par le biais de l’évaluation du fonctionnement social ; 2) s’accorder le temps nécessaire pour analyser la situation de la personne, ses interactions, pour assurer une action pertinente ; 3) démontrer son expertise professionnelle et la faire valoir par le biais de l’évaluation du fonctionnement social ; et 4) répondre aux exigences institutionnelles sans faire l’économie des valeurs du travail social dans un contexte plus hostile à celles-ci.

    Puisque l’objectif est de relever les défis énoncés plus haut et d’assurer le caractère critique et la mise à distance nécessaire dans la démarche d’évaluation, une posture professionnelle est de mise. Cette posture se façonne à partir des valeurs et des normes professionnelles (Kérimel de Kerveno, 2021 ; Tourrilhes, 2018). Plus particulièrement, elle est basée sur des valeurs éthiques, ainsi que sur des compétences professionnelles et des connaissances théoriques. En travail social, elle est fondamentale, car elle influence la qualité de la relation entre la personne travailleuse sociale et la personne accompagnée. Elle renvoie à la disposition d’esprit adoptée par la personne travailleuse sociale lors de ses interventions avec les individus, les familles, les groupes ou les communautés dans le contexte de sa pratique professionnelle. En ce sens, elle guide la manière dont la personne travailleuse sociale intervient.

    La posture est surtout critique. Elle fait en sorte que l’intervention prenne appui non pas sur une technique à appliquer, mais sur un savoir-être et un savoir-faire qui se construisent dans le quotidien, s’interrogent, se renouvellent et évoluent (Kérimel de Kerveno, 2021 ; Tourrilhes, 2018). Dans cet exercice, elle n’est pas extérieure à la transformation qu’elle opère et se transforme elle aussi, assurant une fluidité entre la pensée et l’action (Kérimel de Kerveno, 2021). Elle est cette caractéristique propre au rôle professionnel qui permet à la personne travailleuse sociale d’aller au-delà d’un rôle de personne agente d’exécution des institutions ou des autorités de contrôle et de donner un sens à son intervention (Kérimel de Kerveno, 2021).

    Dans le présent ouvrage, quatre postures professionnelles sont privilégiées : la posture critique et réflexive, la posture axée sur les capabilités, la posture antioppressive et la posture dialogique. Chaque chapitre, indépendemment du sujet traité, fait référence à ces postures. Il n’y a rien de bien étonnant, puisque les valeurs s’ancrent dans un même ethos : une protection sociale pour les personnes en situation de vulnérabilité et de précarité, un monde inclusif qui reconnaît la diversité à laquelle chacune et chacun peut appartenir.

    2.1 L’évaluation ancrée dans une posture dialogique

    Le cadre de référence sur l’évaluation du fonctionnement social de l’OTSTCFQ présente les caractéristiques réflexives et dialogiques de l’évaluation comme suit :

    L’évaluation est interactive et réflexive tant pour la cueillette et l’analyse des informations que pour le partage de l’opinion. […] Avec la participation de la personne, la personne professionnelle fait des allers-retours entre ces phases pour clarifier et approfondir les liens entre les diverses informations, en vue d’en arriver à une meilleure compréhension de la situation. (Boily et Bourque, 2011, p. 10)

    L’évaluation du fonctionnement social s’inscrit dans une démarche dialogique inspirée d’une perspective constructiviste (Masson, 2012). Le dialogue est compris comme un échange entre la personne travailleuse sociale et la personne accompagnée, voire l’entourage significatif si nécessaire, et prenant comme appui la différence et l’altérité (Patenaude et al., 2001). Il permet à chacune d’expliciter le sens donné à la situation, d’exprimer ce qui lui semble réel, possible et souhaitable en précisant ses points de repère (Gonin et Jouthe, 2013). Cet échange réciproque pour rechercher du sens – qui va au-delà d’une simple discussion – permet de « mieux se comprendre, de saisir ce qui est en jeu par rapport à la situation et de contribuer de façon bienveillante à l’amélioration de la qualité de ce qui est vécu individuellement et socialement » (Motoi et Daniel, 2020, p. 81). Il vise également à mettre en lumière les différents enjeux que soulève la situation (Lanteigne et al., 2021 ; Smith et Sparkes, 2008). L’essentiel de la démarche dialogique réside dans la multiplicité des perspectives qui est rendue possible et l’élaboration des raisons d’agir en rendant compte des critères d’acceptabilité dans les circonstances. Toutes les positions sont légitimes et deviennent des possibilités à prendre en compte (Patenaude et al., 2001). La démarche dialogique vise à établir des critères qui permettent de considérer plusieurs possibilités pour répondre à la question suivante : « Quelles sont les solutions possibles, envisageables et acceptées par les deux parties, dans ce contexte particulier ? » La démarche crée ainsi « des interactions plutôt que des oppositions » (Strauss, 2021, p. 264). Elle devient alors une négation de recettes de « bonne conduite », se transformant en un processus critique de recherche de significations plurielles plutôt que d’une vérité unique (Motoi et Daniel, 2020). Dans ce but, il est suggéré d’examiner l’évaluation du fonctionnement social sous plusieurs angles : quels sont les différents intérêts en jeu (individuels et collectifs), et est-il possible de repérer des intérêts qu’ont en commun les différents acteurs ? Quels sont les lois, les droits, les principes ou les valeurs qui peuvent orienter l’action ? Quelles conséquences pourrait avoir chaque option envisagée (Gonin et Jouthe, 2013) ? Quels sont les ressources internes et le potentiel de chaque destinataire, afin de lui donner l’occasion d’atteindre certains objectifs qui se définissent grâce au travail de collaboration effectué avec la personne travailleuse sociale (Masson, 2012) ? Cette perspective permet à chaque personne d’être une experte de sa réalité et dispense la personne professionnelle de ce rôle, la laissant libre de s’engager dans un processus interactif et réflexif (Masson, 2012). Elle permet également de désamorcer des sources d’enjeux visant la catégorisation des destinataires et l’individualisation des problèmes sociaux.

    Par ailleurs, l’espace dialogique permet de tisser un lien égalitaire et humaniste par le sens trouvé individuellement et ensemble (Motoi et Daniel, 2021), renversant les rapports d’objectification hiérarchisée, produits des contextes politisés de rationnement et d’austérité (Dubois et Boudou-Laforce, 2017).

    Par le dialogue, la personne travailleuse sociale échappe au rapport vertical qui a une emprise sur l’identité de la personne accompagnée, la rendant dépendante du même système censé assurer sa prise en charge (Motoi et Daniel, 2021). La personne accompagnée n’est plus un objet d’intervention à qui on « dicte comment se comporter, sentir, penser ou agir, et les [personnes] intervenantes n’ont plus à cocher les bonnes cases dans les formulaires à compléter pour en faire des statistiques » (Motoi et Daniel, 2021, p. 81). Le dialogue permet la construction d’un rapport horizontal entre deux sujets qui prend en compte leur perspective subjective et qui favorise la réflexion vis-à-vis des choix à prendre concernant leurs demandes, leurs besoins, leurs attentes et les actions qu’ils peuvent poser.

    L’évaluation du fonctionnement social est alors pensée selon une perspective où la personne travailleuse sociale facilite les procédures plutôt que de prescrire ou de contrôler le contenu de la réflexion dialogique.

    2.2 L’évaluation ancrée dans une posture réflexive

    L’évaluation est par ailleurs une activité réflexive. C’est une « démarche unifiée » par des « opérations cognitives théoriquement conséquentes l’une à l’autre » (Nélisse et Uribé, 1992, p. 271). Elle implique de documenter une situation-problème, « de repérer et d’analyser l’information pertinente pour guider et aider » (Keefler et al., 2013, p. 267). La démarche exige rigueur, cohérence et savoirs (Richard, 2013). Elle nécessite de posséder une expertise de la situation-problème pour en faire une analyse critique (Audet et Rondeau-Robitaille, 2019). À partir de cette analyse, une opinion professionnelle, un jugement professionnel est formulé pour déterminer des « actions souhaitables » (Nélisse et Uribé, 1992, p. 271). À la lumière de ces informations, l’évaluation est donc plus qu’une simple activité technique. Elle requiert et met en œuvre des savoirs croisés – méthodologique, théorique, pratique, déontologique et éthique (Richard, 2013). C’est une activité complexe exigeant un espace de « réflexivité prudentielle » (Champy, 2017, p. 153). Le processus et sa finalité – l’énoncé d’un jugement professionnel – demandent d’agir avec prudence et bienveillance, car ils engagent autrui. Le jugement professionnel suggère des orientations qui parfois entraînent des conséquences importantes pour la personne – orientation, hébergement, services, référencement, etc. – et ses proches.

    L’évaluation, comme discuté antérieurement, demeure un outil réflexif pour entrer en dialogue avec autrui. La personne travailleuse sociale ne s’improvise pas experte en proposant des solutions, mais invite plutôt la personne à prendre part au dialogue, à « s’engager dans un processus interactif » (Masson, 2012, p. 228) et dynamique. La création d’un lien de confiance et l’attitude empathique permettent l’échange, voire la confidence. L’évaluation devient alors un lieu de réflexion pour comprendre, donner un sens et agir, dans une perspective coconstruite (Lenoir et al., 2002). Car, face à l’incompréhension et au sentiment de non-sens en lien avec les événements vécus, l’individu « va chercher au-delà de lui-même de nouvelles sources susceptibles de l’amener à produire du sens » (Voélin et Dery, 2008, p. 12). De la parole échangée et partagée pourra naître une intercompréhension de l’univers de l’un et de l’autre (Voélin et Dery, 2008). Le langage devient alors est un moyen de « mettre en ordre ce que nous pensons des choses. La pensée permet d’organiser la perception et l’action […] pour mener à bien une action » (Bruner, 2000, p. 13, cité dans Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006, p. 174). Comme dans bon nombre de métiers relationnels, il est un outil dans l’intervention ; il est dit communicationnel, car l’intention est dirigée vers autrui (Salles, 2016). Pour avoir lieu, la communication exige un espace de sécurité, de confiance, d’écoute et de respect – sans discrimination et sans jugement à l’égard des choix et des événements passés ou plus récents. Cette attitude sans jugement permet l’inclusion et la reconnaissance. La construction d’un espace relationnel, de proximité humaine, implique un partage mutuel qui repose sur la confiance, sans toutefois empêcher la personne travailleuse sociale de partager son expertise (Simard, 2016). Cette confiance se tisse au fil des échanges (Audet et Rondeau-Robitaille, 2019).

    Les conditions actuelles de la pratique vont à contre-sens de ce qui est rapporté plus haut. Or, pour rendre justice aux personnes, pour préserver une justice épistémique, le travail social doit demeurer « fidèle à ses objectifs » (Voélin et Dery, 2008, p. 17). Motoi (2019, p. 19) n’a jamais si bien dit : « essayons d’échapper à l’automatisme et à la standardisation de la pensée qui facilite le clientélisme fabriquant à la chaîne ». Prenons le temps de créer cet espace relationnel de proximité et de réflexion, un espace authentique où s’affirme la liberté humaine et qui se nourrit de la conscience critique où s’entrelacent les dimensions critique, cognitive, relationnelle et réflexive (Motoi, 2019).

    2.3 L’évaluation ancrée dans une posture axée sur les capabilités

    La notion de « capabilités » renvoie à une pluralité d’éléments qualitativement distincts qui sont indispensables au bien-être de la personne. Nussbaum (2011) définit les capabilités comme l’ensemble des occasions (interconnectées et interdépendantes) offertes à la personne et qui lui permettent de faire des choix et d’entreprendre des actions.

    Par nature fondamentales, les capabilités sont la santé, la liberté politique, la capacité de penser de manière critique, la capacité de ressentir des émotions et de former des relations significatives avec les autres, ainsi que la possibilité de jouer un rôle actif dans la vie sociale et politique de sa communauté.

    Selon Nussbaum (2011), la capabilité va au-delà de la capacité, ou compétence, car elle décrit non seulement ce qu’une personne peut effectivement faire (c’est-à-dire sa capacité actuelle), mais aussi ce qu’elle peut réaliser si elle le souhaite dès lors que l’occasion lui en est donnée (autrement dit, sa capacité potentielle). En d’autres termes, une capabilité répond à la question suivante : qu’est-ce que la personne est capable de faire et d’être ?

    Nussbaum identifie deux types de capabilités : internes et combinées. Les capabilités internes sont les caractéristiques d’une personne (traits personnels, capacités intellectuelles et émotionnelles, état de santé, compétences de perception, etc.). Quant aux capabilités combinées, Nussbaum les définit comme étant des habiletés propres à la personne, mais aussi comme des possibilités créées par les interactions entre les habiletés personnelles et l’environnement politique, social et économique. Les capabilités combinées sont ainsi les capabilités internes imprégnées par les conditions de vie de la personne, qui dépendent elle-même du contexte social, politique et économique. L’idée fondamentale des capabilités combinées est qu’elles forment un ensemble de conditions interdépendantes et interconnectées qui s’influencent mutuellement et qui doivent être prises en compte dans l’évaluation de la qualité de vie des personnes. Par exemple, la santé physique est liée à la capacité d’avoir une vie émotionnelle équilibrée, et la possibilité de participer à des activités récréatives (jeu) est liée à la capacité de former des relations sociales (affiliation). De plus, ces capabilités doivent être évaluées en fonction de l’environnement politique, social et économique dans lesquelles elles se réalisent. Ainsi, on évaluera les conditions, les occasions et les ressources que ces environnements offrent à la personne et qui lui permettent d’avoir une vie digne et juste.

    Cependant, une personne acquiert une capabilité interne par le fonctionnement, et peut la perdre par l’absence d’occasion ou de ressource pour l’actualiser. Le fonctionnement est indispensable à la réalisation d’une ou plusieurs capabilités. Un fonctionnement peut être inactif. Profiter d’une bonne santé physique est un fonctionnement. Le fonctionnement social représente les états et les actions qui sont les conséquences des réalisations des capabilités. Une personne qui meurt de faim et une personne qui jeûne ont le même type de fonctionnement, mais n’ont pas le même type de capabilité parce que la personne qui jeûne est capable de ne pas jeûner, alors que celle qui meurt de faim n’a pas ce choix (Nussbaum, 2011). La notion de capabilité débouche donc sur la possibilité de choix entre différentes options et retrace l’éventail des possibilités qu’une personne est, ou serait, capable de concrétiser par son action ou d’être. Parmi ces options, certaines sont effectivement réalisées, et donc observables, alors que d’autres restent un choix potentiel et ne peuvent être estimées que par induction statistique. La capabilité retrace ainsi le niveau de « liberté de choix » d’une personne parmi les différentes options de réalisation qui s’offrent à elle (Randrianasolo-Rakotobe et al., 2014).

    L’approche axée sur les capabilités est particulièrement utile pour aborder des questions telles que la pauvreté, l’injustice sociale et l’oppression, en reconnaissant que ces problèmes ne peuvent être résolus par la simple redistribution de richesses ou de pouvoir politique, mais nécessitent une transformation profonde des structures sociales et politiques sous-jacentes. L’approche met l’accent sur la réalisation effective des capabilités plutôt que sur la simple distribution de ressources. Selon Nussbaum (2011), il ne suffit pas de garantir un revenu minimum ou un accès aux soins de santé pour assurer une vie digne à chaque individu ; il faut également créer les conditions nécessaires pour permettre aux gens de réaliser leurs capabilités fondamentales.

    L’approche permet ainsi de repenser la question des inégalités sociales qui influent sur les capabilités (Bert, 2010). Elle replace la notion de capabilité dans un raisonnement qui rend possible un agir créateur épanouissant pour tous (Randrianasolo-Rakotobe et al., 2014). Elle cherche également à promouvoir l’égalité en s’attaquant aux inégalités structurelles qui empêchent certaines personnes de réaliser pleinement leurs capacités potentielles. Nussbaum souligne l’importance des droits humains, de la justice sociale et de la protection des personnes en situation de vulnérabilité pour garantir que chacun puisse accéder à un niveau minimum de fonctionnalités essentielles.

    Adopter une approche axée sur les capabilités permettrait de soutenir et de renforcer « les capacités effectives et potentielles de l’être humain afin qu’il choisisse le mode de vie qui lui permettra de s’épanouir » (Bert, 2010, p. 97). C’est évaluer la qualité de vie des individus en se concentrant sur leurs capacités à réaliser certaines fonctions essentielles. C’est souligner l’importance de créer des environnements sociaux, économiques et politiques qui favorisent l’autonomie, la dignité et le bien-être des individus, plutôt que de simplement fournir des ressources matérielles. C’est pourquoi les capabilités, en tant qu’objectif politique, doivent être envisagées conjointement avec le fonctionnement et le développement humain. Ce dernier rend compte de la liberté de chacun de moduler son recours à une capabilité (Bert, 2010). Une société qui promeut la justice sociale assure à ses citoyens des possibilités, des occasions, des ressources et des services pour soutenir le développement de leurs capabilités. Cependant, elle peut ignorer ou interdire des voies qui permettent à ses citoyens de fonctionner en concordance avec leurs capabilités (Nussbaum, 2011). La nuance introduite par l’idée de fonctionnement amène la société à réfléchir aux conditions facilitantes qui rendent les capabilités accessibles à tous (Bert, 2010).

    Les capabilités ont une valeur en soi, comme des sphères de liberté et de choix. Promouvoir les capabilités veut dire promouvoir les espaces de liberté où la personne est libre de fonctionner selon ses choix et en concordance avec ses capabilités. Imposer une manière particulière de fonctionner va à l’encontre de la notion de « liberté » inhérente aux capabilités. Ces dernières, et non le fonctionnement, sont les objectifs politiques appropriés parce qu’elles offrent l’espace pour l’exercice de la liberté humaine.

    L’argument des capabilités présente un double apport (Bert, 2010). Tout d’abord, il cerne de manière relativement souple les bases sociales de la vie humaine. L’approche des capabilités, en ce sens, prétend à une dimension transculturelle, voire universelle. Chaque contexte social de vie contribue à construire le sens partagé d’une capabilité. Ensuite, elle présente un outil axiologique et normatif qui permet de comparer la vie vécue et la vie authentiquement humaine. La portée stratégique des capabilités est de dénoncer les souffrances et les injustices dans un contexte institutionnel ou social.

    La conception de l’évaluation du fonctionnement social défendue dans cet ouvrage s’aligne avec la notion de capabilités développée par Nussbaum (2011). L’évaluation du fonctionnement social devient ainsi la réalisation des capabilités dans un environnement politique, social et économique qui offre des conditions, des occasions d’agir et des ressources qui favorisent à la fois le développement et le renforcement des capabilités, la liberté et le choix de décider de ses actions. La finalité des capabilités, à la fois éthique et politique, est de garantir une vie considérée comme une fin, et non comme le moyen de satisfaire l’intérêt d’autrui (Bert, 2010). Elle considère le rôle de la société qui vise à soutenir le développement des capabilités internes et les ressources pour améliorer le bien-être et les conditions de vie afin de promouvoir les capabilités humaines (Nussbaum, 2011). Penser l’évaluation du fonctionnement social par le biais des capabilités permet de penser l’humain dans le respect et la dignité de la relation à soi, à autrui et au monde. Cette perspective a un ancrage dans la justice sociale (Bert, 2010). On considère chaque personne comme une finalité en se concentrant autant sur son bien-être que sur les ressources et les occasions qui s’offrent à elle et qui lui sont nécessaires, tout autant que sa liberté de faire des choix et de décider de ses actions.

    2.4 L’évaluation ancrée dans une posture antioppressive

    Aux postures dialogique et réflexive axées sur les capabilités s’ajoute une troisième posture, qui est antioppressive. Les personnes issues des minorités font souvent face à différentes formes d’oppression telles que le racisme, le colonialisme, le sexisme, l’âgisme, le capacitisme, le classisme, l’adultisme, l’hétérosexisme, l’homophobie et le genrisme (Baines, 2017 ; Baines et Sharma, 2022 ; Dominelli, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2013). La philosophie antioppressive est « à la fois une méthodologie et une manière de penser » (Pullen Sansfaçon, 2013, p. 357). Les problèmes et les actions discriminatoires auxquelles font face ces personnes accompagnées sont vus comme découlant des inégalités structurelles et systémiques et des conditions d’oppression (Baines, 2017 ; Baines et Sharma, 2022 ; Dominelli, 2018 ; Mullaly et West, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2013 ; Thompson, 2020). L’acte que constitue l’évaluation du fonctionnement social vise, entre autres, à réduire les effets délétères des inégalités et de l’oppression.

    La posture antioppressive inscrit l’évaluation du fonctionnement social dans une vision du travail social qui va au-delà d’un simple acte professionnel circonscrit dans le temps et l’espace institutionnel. Elle consiste à s’assurer que l’évaluation dépasse la dimension pragmatique, répond à une des missions de la profession qui est le changement social et situe cette mission dans le vaste champ de transformation sociale et de libération des conditions d’oppression. Il pourrait s’avérer presque illusoire d’imaginer qu’un simple acte à un niveau individuel contribue au changement social. Cependant, le cumul d’actions sociales et professionnelles, aussi isolées qu’elles puissent paraître, contribue à l’émancipation des personnes, à la lutte contre l’oppression, et conduit, à plus long terme, à un changement social.

    Plusieurs principes sont à la base d’une posture antioppressive lors de l’échange avec la personne dans le contexte de l’évaluation du fonctionnement social. Cette posture invite à une réflexion critique sur les différences sociales qui découlent des disparités de pouvoir entre les groupes sociaux dominants et ceux qui sont dominés (Clifford, 1995, cité dans Burke et Harrison, 2002). Elle se penche sur les causes et les sources des conditions difficiles et inéquitables que les personnes issues des groupes minoritaires endurent et surtout sur les raisons de leur perpétuité (Baines, 2017 ; Dominelli, 2018). Elle considère également les questions complexes de pouvoir qui déterminent la vie des personnes accompagnées et leurs interactions avec les autres. En ce sens, la posture antioppressive remet en perspective la position de pouvoir qu’occupe la personne travailleuse sociale et qui peut contribuer à la production ou au maintien des formes d’oppression (Baines et Sharma, 2022 ; Dominelli, 2018 ; Gil, 2013 ; Mullaly et West, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2013). Ces interactions doivent être évaluées non seulement sur le plan interpersonnel, mais aussi en fonction d’enjeux structurels et politiques (Baines et Sharma, 2022). Cet aspect implique une relation égalitaire entre la personne travailleuse sociale et la personne accompagnée (Baines et Sharma, 2022 ; Dominelli, 2018 ; Gil, 2013 ; Mullaly et West, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2013).

    Plus particulièrement, l’évaluation du fonctionnement social permet de poser un regard critique non seulement sur les différentes formes d’oppression et leurs effets souvent cumulatifs sur l’émergence des problèmes, mais aussi sur l’expérience personnelle d’oppression telle qu’elle est vécue par la personne évaluée (Baines, 2017 ; Dominelli, 2018). En ce sens, l’évaluation implique une connaissance et une analyse de l’expérience unique d’oppression et de son niveau de complexité. Elle relie ainsi le personnel, le social et le politique. Les expériences de vie personnelles sont explorées dans un contexte social large. La situation individuelle ou familiale est mise en relation avec les idéologies et les politiques qui produisent l’environnement social et les rapports sociaux qui sont ceux de la personne accompagnée et de ses proches. Ces expériences doivent également être considérées dans l’espace historique, géographique et temporel. Elles ont un sens dans le contexte des idéologies dominantes, des faits sociaux et des différences culturelles dans lequel elles se construisent (Baines et Sharma, 2022 ; Thompson, 2020). La posture antioppressive considère notamment les facteurs sociaux, culturels, économiques et politiques qui influencent l’accès des personnes issues des minorités aux ressources et la possibilité pour elles d’avoir le plein pouvoir sur leurs conditions de vie.

    La posture appelle ainsi à un engagement de la part de la personne travailleuse sociale à rester à l’affût de l’actualité politique, sociale et économique, surtout en ce qui concerne les conditions et les pratiques oppressives visant différentes minorités et populations vulnérables, et des discours politiques, culturels et sociaux discriminatoires (Pullen Sansfaçon, 2013). La posture antioppressive exige également une réflexion critique de la part de la personne travailleuse sociale sur son rapport au monde social, tel qu’elle le vit, et sur sa propre identité, soit ses attitudes, ses expériences, ses valeurs et sa position sociale (Baines, 2017 ; Burke et Harrison, 2002), ainsi que sur la manière dont ces dimensions influencent sa relation avec la personne accompagnée (Moreau, 1987 ; Morgaine et Capous-Desyllas, 2015 ; Mullaly, 2010 ; Pullen Sansfaçon, 2013 ; Thompson, 2020). Cette autoréflexion critique favorise une prise de conscience de son propre positionnement social par rapport aux idéologies dominantes, aux discours politiques, aux valeurs sociales et culturelles véhiculées, aux relations de pouvoir et aux inégalités sociales, afin de ne pas être elle aussi un agent d’oppression, faute de s’en rendre compte (Baines, 2017 ; Morgaine et Capous-Desyllas, 2015 ; Pullen Sansfaçon, 2013). Ce positionnement implique la responsabilité de dénoncer et de contrer l’oppression (Moreau, 1987 ; Morgaine et Capous-Desyllas, 2015 ; Mullaly, 2010 ; Pullen Sansfaçon, 2013 ; Thompson, 2020), et ce, même dans le cadre d’une évaluation du fonctionnement social. La notion de « posture antioppressive » est en somme intimement liée aux notions de « capabilités » et d’« émancipation » et d’« autodétermination » de la personne.

    3   Les chapitres

    L’ouvrage compte 14 chapitres traitant de différents enjeux sociaux vécus par les individus et les familles. En rafale, voici les thèmes abordés et illustrés par la pratique du travail social : la pauvreté, l’immigration, l’intervention en contexte autochtone, la santé mentale, la violence conjugale, l’itinérance, la diversité sexuelle et de genre, la dépendance, les familles d’accueil, la maladie en contexte pédiatrique, l’autisme, la déficience intellectuelle et physique, les difficultés familiales et la protection de la jeunesse, la vieillesse et les enjeux climatiques. Chacun des chapitres est résumé ci-après.

    L’introduction à l’ouvrage, corédigée par Grace Chammas, Josée Grenier et Roxanne Fay, définit l’évaluation du fonctionnement social et décrit ses caractéristiques et son fondement. Cette entrée en matière est importante puisqu’elle examine les divers aspects de l’évaluation du fonctionnement social et surtout l’apport et le sens de l’évaluation dans l’exercice du travail social. Plusieurs postures essentielles sont proposées pour assurer le caractère critique de la démarche évaluative : la posture dialogique, la posture réflexive, la posture axée sur les capabilités et la posture antioppressive.

    Le chapitre 1, « La pauvreté : un enjeu transversal au cœur de l’évaluation du fonctionnement social », rédigé par Lise St-Germain, plaide en faveur de l’adoption d’une posture éthique fondée sur une vision structurelle de la pauvreté et de ses déterminants, contrairement à une approche qui fait porter aux personnes la responsabilité de leurs conditions de pauvreté et de leur sortie de celle-ci. Cette posture implique le développement d’une conscience critique perceptible dans chaque geste et acte de la pratique, dont l’évaluation du fonctionnement social. Discuter de la pauvreté permet de mieux la reconnaître, de la comprendre et de lutter contre les différentes formes d’injustice pour une plus grande égalité sociale, soit la reconnaissance des droits sociaux et citoyens des personnes. Ces droits passent par des mesures concrètes et c’est, entre autres, le défi du travail social.

    Le chapitre 2, « Évaluation du fonctionnement social en contexte migratoire selon une triple posture : pragmatique, antiraciste et dialogique », corédigé par Grace Chammas, Pablo Madriaza, Lilyane Rachédi, Bouchra Taïbi, Kheira Belhadj-ziane et Chantal Smith, discute de la migration et de ses enjeux. Que la migration soit forcée ou volontaire, les enjeux d’intégration sociale, économique, culturelle et politique constituent les dimensions essentielles à considérer lors d’une évaluation du fonctionnement social. Le chapitre explore ces dimensions et s’attarde à la posture professionnelle, qui est analysée selon trois dimensions : pragmatique, dialogique et antiraciste.

    Le chapitre 3, « Un regard décolonisant porté sur les savoirs et les pratiques de travail social en contexte autochtone », est corédigé par Marina Trevisan, Isabelle Perrier, Monique Chabot et Kheira Belhadj-ziane. Les autrices nous rappellent que l’évaluation du fonctionnement social mobilisée en contexte autochtone doit être comprise comme une pratique culturellement adaptée. Elles proposent un modèle d’évaluation du fonctionnement social basé sur la conception autochtone de ce qu’est une bonne vie et qui tend à reconnaître les pratiques du travail social autochtone en mettant à contribution des enseignements traditionnels.

    Le chapitre 4, « Regards sur les tensions dans l’évaluation du fonctionnement social en santé mentale », est corédigé par Audrey-Anne Dumais Michaud, Dominique Gaulin, Emmanuelle Khoury et Sue-Ann MacDonald. Comme le soulignent les autrices, l’évaluation du fonctionnement social est souvent la première intervention à mener lors de la rencontre avec une personne qui présente des problèmes de santé mentale. Ce chapitre soulève les questions et les enjeux de l’évaluation du fonctionnement social (EFS) en santé mentale et répond aux questions suivantes : en quoi consiste l’évaluation du fonctionnement social en santé mentale ? Quels sont les angles morts et les tensions qui sont invisibilisés par l’EFS ?

    Le chapitre 5, « Évaluer la situation des victimes de violence entre partenaires intimes en contexte sociojudiciaire », est corédigé par Claudine Simon, Marykim Girard-Bezeau et Maude Lefort. L’évaluation psycho-socio-judiciaire des situations de violence entre partenaires intimes (VPI) est cruciale pour déterminer leurs besoins, les risques afférents, les conséquences de la violence et les interventions à déployer. De fait, cette évaluation, réalisée à différents moments des processus sociojudiciaires, permet d’orienter adéquatement les situations de VPI, de même que de mettre en place le filet de sécurité nécessaire à leur protection et à leur sortie de la situation de violence.

    Le chapitre 6, « L’évaluation du fonctionnement social au service de l’intervention auprès des personnes en situation d’itinérance », est coécrit par Maxime-Florence Monette Drevillon et Jacques Hérard. Ce chapitre présente des points de repère permettant à la personne travailleuse sociale de se questionner et d’orienter ses pratiques d’évaluation et d’intervention auprès des personnes en situation d’itinérance. Au cœur du chapitre, la réalisation de l’EFS est présentée en considérant différents éléments ayant une incidence majeure sur l’actualisation du processus d’intervention, dont la création du lien, le respect du rythme de la personne accompagnée et la posture de l’intervenante. Ce chapitre présente également une réflexion sur les différents enjeux de l’intervention sociale en itinérance.

    Le chapitre 7, « L’évaluation du fonctionnement social auprès des personnes issues de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres », corédigé par Marie-Joëlle Robichaud, Sylvie Thibault et Malou Delay-Ronsin, aborde l’évaluation du fonctionnement social en s’appuyant sur la perspective affirmative. Viennent ensuite les éléments de réflexion essentiels concernant les visées de l’évaluation, soit comment cerner le problème, comment servir les intérêts de la personne

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