Médias sociaux: Enjeux pour la communication
Par Serge Proulx, Mélanie Millette, Lorna Heaton et
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Aperçu du livre
Médias sociaux - Serge Proulx
Canada
INTRODUCTION
Serge Proulx
Université du Québec à Montréal, LabCMO
, Mélanie Millette
Université du Québec à Montréal, LabCMO
et Lorna Heaton
Université de Montréal, LabCMO et LUDTIC
L’image est évocatrice et a fait le tour de la planète Web : une vidéo montre un bambin qui manipule un livre et essaie de grossir les images qu’il contient en déplaçant ses doigts sur les pages de la manière devenue habituelle de le faire avec une tablette électronique ou avec l’écran tactile d’un téléphone mobile. Comme cet enfant qui essaie d’appliquer au livre des compétences développées d’abord avec un autre genre de dispositif, les usagers d’Internet font preuve de créativité, tâtonnent, refusent ou intègrent les diverses avancées de la Toile. L’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler les « médias sociaux » représente l’un des développements remarquables d’Internet de ces dernières années. Avec l’accroissement exponentiel des inscriptions au réseau Facebook, l’explosion de Twitter et la propagation d’applications proposant des fonctions très précises et mobilisant aujourd’hui la géolocalisation¹, la perception des médias sociaux varie chez les usagers individuels, les entreprises et les institutions, allant de l’enthousiasme euphorique au sentiment d’être dépassé par ces réalités.
Mais qu’en est-il, dans les faits, du poids réel des médias sociaux dans le tissu relationnel et, plus largement, dans l’ensemble de la dynamique de développement des groupes, des collectifs et des organisations qui constituent nos sociétés ? Ces applications logicielles s’insèrent dans le prolongement du Web social et en catalysent les grands principes. Proulx et Millerand (2010)² ont décrit le Web social et en ont défini cinq caractéristiques. D’abord, au cœur du Web social se trouve la capacité des usagers à créer, modifier, remixer et relayer des contenus. Viennent ensuite l’accessibilité à ces outils et contenus, et la facilité avec laquelle les utilisateurs peuvent les manipuler, du fait que le niveau de compétences techniques et cognitives requises tend à se réduire avec les plateformes actuelles. Troisième caractéristique : ce contexte est favorable à l’instauration de modalités de collaboration entre les usagers, dont Wikipédia reste l’exemple emblématique. Quatrièmement, des bouleversements surviennent dans les modèles d’affaires qui empruntent à une logique de la force du grand nombre et se fondent sur l’agrégation d’une multitude de contributions individuelles minimales et gratuites. Enfin, force est de constater que le Web social devient le lieu d’une pluralité de pratiques d’usage, allant d’usages prescrits à diverses formes de détournement et autres pratiques de hacking.
Les médias sociaux se fondent sur l’idéologie participative du Web social, c’est-à-dire sur le postulat que les gens ordinaires – les amateurs, les citoyens, les utilisateurs lambda – en viennent à développer une compétence cognitive et communicationnelle suffisante pour leur permettre d’intervenir directement dans la production et la diffusion des contenus médiatiques, qu’il s’agisse d’information, de recommandations culturelles ou de publicité. Les médias sociaux placent l’usager au centre du dispositif, puisque sans les contributions permanentes des internautes, ces plateformes ne pourraient pas fonctionner. Ces médias tendent à faciliter l’accès et la rediffusion des contenus numériques, notamment par l’intégration de modalités automatisées de partage, comme un bouton pour relayer une publication tantôt vers Facebook, tantôt vers Twitter.
Les médias sociaux deviennent des lieux où les formes de coopération entre utilisateurs apparaissent multiples et prolixes. En ce sens, le double attribut du Web social – qui consiste à trouver simultanément sa force, d’une part, dans l’agrégation d’une multitude de liens faibles de coopération noués entre utilisateurs anonymes et, d’autre part, dans le renforcement des liens forts existant entre personnes qui se connaissaient déjà dans des contextes hors ligne – est en quelque sorte incarné par les médias sociaux. Sur le plan des modèles d’affaires, les médias sociaux, portés par la publicité, s’insèrent dans la logique de la gratuité valorisée dès les premiers discours des pionniers d’Internet – ce à quoi, à juste titre, les approches critiques répondent que les entreprises propriétaires de ces plateformes tirent souvent des profits gigantesques, plutôt paradoxaux au regard de la gratuité, à partir d’une capitalisation des contributions offertes librement par les usagers. Les firmes contrôlant les médias sociaux produisent en effet une valeur économique à partir du travail non rémunéré effectué par les contributeurs. Enfin – tout comme Proulx et Millerand (2010) l’ont observé à propos du Web social – une multitude de formes nouvelles d’usages se déploie dans les médias sociaux, les utilisateurs faisant preuve de créativité dans leurs contributions : certains harnachent les possibilités des plateformes à des fins d’autopromotion, d’autres les mobilisent à des fins de revendication, d’autres encore en détournent les contenus, les braconnent et les relaient vers de nouveaux pôles d’attraction.
1. PENSER LES MÉDIAS SOCIAUX
L’expression « médias sociaux » regroupe sous la même enseigne une grande variété de dispositifs, tels les blogues (indépendants, Blogger, Thumbler), les wikis (Wikipédia, WikiTravel), les sites de réseaux socionumériques (Facebook, LinkedIn), les microblogues (Twitter, Jaiku), le bookmarking collectif (del.icio.us, Diigo), le partage de contenus médiatiques comme la musique (Blip.fm, Las.fm), les photos (Flickr, Instagram) et les vidéos (YouTube, Vimeo).
De manière à proposer une première définition³ englobant tous ces types de plateformes, revenons au fondement de l’appellation, soit l’émergence de « médias » dits « sociaux ». Il s’agit de supports médiatiques logiciels permettant aux usagers de maintenir une présence, de communiquer et d’interagir en ligne. D’une part, en tant que « médias », ces dispositifs appuient et suscitent les échanges interactifs, de même que la communication interpersonnelle et de groupe. Ce faisant, ces dispositifs affectent la nature même des échanges. Ces applications logicielles ne sont pas neutres : leur conception technique a supposé, par exemple, des choix moraux et politiques. Ces dispositifs s’insèrent par ailleurs dans une logique de développement économique qui mobilise à des fins de profit capitaliste les avancées techniques et culturelles. Ces médias ont leurs contingences, leurs modalités, leurs publics. D’autre part, ces dispositifs sont dits « sociaux » en ce sens qu’ils convoquent le plus grand nombre à un rôle de producteur-utilisateur (produser) de contenus médiatiques : une multitude de gens les utilisent, y socialisent et discutent ; ils y réalisent des expériences parfois significatives, émancipatoires ou aliénantes, selon leur niveau d’appropriation des dispositifs. Enfin, un média est dit « social » parce que son existence même tient fondamentalement aux flux permanents – des interactions, des échanges et des contenus créés par les usagers – qui constituent la Toile en mouvement. Sans la présence de ces flux informationnels et communicationnels en circulation constante, cet univers numérique s’effondrerait. Ce sont ces flux qui forment le Web. En d’autres mots, ces médias sont sociaux parce que la nature même de ce qui les constitue est faite du répertoire des interactions entre tous ces êtres singuliers, membres des multitudes, qui construisent, ce faisant, l’organisation du social.
À côté des dispositifs techniques qui présentent un intérêt certain – pensons par exemple au pouvoir invisible des algorithmes qui constituent l’infrastructure logicielle des plateformes –, nous proposons d’appréhender les médias sociaux d’abord dans la profondeur de leurs usages. Dans cet ouvrage, nous choisissons de nourrir la réflexion sur les médias sociaux à partir d’une série de travaux empiriques réalisés avec les outils théoriques et les méthodes des sciences humaines et sociales. Les travaux présentés nous invitent à observer les usages de certains dispositifs situés dans des contextes organisationnels précis, davantage professionnels ou plutôt privés, et sur des territoires spécifiques. Il devient alors possible d’analyser le phénomène à partir de perspectives éthiques et politiques.
Ce livre propose un regard interdisciplinaire sur les médias sociaux, rassemblant des réflexions issues de la sociologie des médias, des études en communication, des sciences politiques et des sciences de la gestion. Cette collection de textes a été réalisée à la suite du colloque « Usages des médias sociaux : enjeux éthiques et politiques » que nous avions organisé dans le cadre du congrès de l’ACFAS tenu à Sherbrooke (Québec, Canada) au printemps 2011. De manière à accroître la cohérence théorique de l’ouvrage, nous avons procédé à une sélection et à une bonification des présentations offertes à ce colloque.
2. PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE
L’ouvrage s’ouvre par deux chapitres, respectivement signés par Serge Proulx et par Dominique Cardon, qui offrent une base épistémologique et théorique pour problématiser le concept de médias sociaux. Dans son texte, Proulx présente une typologie de quatre approches (théories médiatiques, théories interactionnistes) de manière à ancrer le concept de média social à partir des catégories de « disposition à l’autodévoilement de soi » et de « richesse du média ». Le chapitre de Cardon propose de son côté un cadre original pour penser la tension permanente entre le privé et le public dans l’énonciation des messages qui circulent dans les réseaux sociaux du Web.
La première partie thématique du livre, intitulée « Surveillance, visibilité et présence en ligne sur Facebook », offre un regard sur les enjeux éthiques entourant l’utilisation du très populaire réseau Facebook. Nous y trouvons d’abord un chapitre de Nicolas Auray, où les notions de morale et de domination sont revisitées pour proposer les principes d’une éthique des interactions numériques. Suit un chapitre de Dominique Carré et Robert Panico proposant une réflexion originale sur la puissance d’agir des usagers des réseaux socionumériques dans la double perspective d’une généralisation de l’hyperconnectivité et d’une progression continue du contrôle social. Mary Jane Kwok Choon et Serge Proulx nous présentent ensuite une étude de cas sur l’usage de Facebook par deux ONG de l’île Maurice, où ils analysent les luttes pour la reconnaissance qui s’y déploient.
La partie « Interactions en ligne et formats de socialisation » regroupe quatre textes qui mettent en perspective les problématiques liées à la présentation de soi et à l’interaction dans les médias sociaux, notamment en termes de virtualisation, de formats du discours et de collaboration en ligne. Annabelle Klein, psychologue, ouvre cette partie avec un chapitre traitant des risques et possibilités de l’usage de Facebook pour la qualité des relations interpersonnelles. Vient ensuite un texte de Philippe Bonfils et Sylvie Parrini Alemanno, qui présentent leurs travaux sur l’utilisation des environnements immersifs et des avatars dans le contexte d’une entreprise à des fins de construction identitaire collective. Le dernier texte, signé par Élodie Crespel, offre une réflexion sur la signification sociale des échanges dans les médias sociaux. Elle utilise l’exemple du partage de vidéos en ligne pour décrire les motivations à échanger s’inspirant du ludisme, de l’exploration et du jeu.
La troisième partie de ce livre, intitulée « Perspectives politiques », s’ouvre par un chapitre de Normand Landry abordant les problématiques liées aux luttes par et pour la communication. En mobilisant la catégorie de mouvement social, Landry propose entre autres une réflexion sur l’action collective à l’ère des médias sociaux. Sana Barhoumi signe ensuite un chapitre qui propose d’examiner le contexte médiatique de la Tunisie d’avant 2011 ayant finalement conduit aux événements du « printemps arabe ». La chercheure aborde plus précisément la question controversée du rôle de Facebook dans le mouvement émancipatoire tunisien. Pour clore cette partie, Hélène Bourdeloie et Virginie Julliard mobilisent la catégorie de genre et problématisent la « fracture numérique genrée » à partir d’une étude de cas concernant l’implantation d’un plan d’initiation au Web dans la région française de Picardie.
Cet ouvrage se termine par une partie dont l’originalité consiste à lier des approches critiques à des thématiques proches des études en journalisme, en déontologie et en sciences de la gestion et du marketing. La partie « Éthique, déontologie professionnelle et médias sociaux » s’ouvre par un chapitre de Renaud Carbasse qui aborde l’encadrement de l’usage de la plateforme Twitter par des journalistes professionnels affiliés à des entreprises de presse québécoises. Jean-Claude Domenget signe ensuite un texte explorant la question de la visibilité des professionnels du Web. Des données concernant l’usage de Twitter par ces professionnels permettent à Domenget d’en proposer une cartographie et des pistes pour penser une éthique des médias sociaux. À partir d’une perspective critique originale sur les théories des relations publiques, Josianne Millette offre pour sa part une réflexion concernant l’éthique professionnelle dans l’usage des techniques de communication propre aux relations publiques. Enfin, Claudine Bonneau signe un chapitre sur la pratique de la conversation sur Twitter à des fins mercantiles. Elle analyse de manière fine les normes éthiques informelles des acteurs commerciaux sur cette plateforme de microblogging.
Ce livre regroupe une collection de textes traitant de diverses dimensions des médias sociaux, adoptant une perspective parfois plus nettement critique, parfois plus strictement descriptive. Ces chapitres couvrent dans l’ensemble des problématiques sociologiques, éthiques ou politiques pour construire un corpus de réflexions centrées sur un phénomène encore nouveau et qui appelle des interprétations inédites. Ces approches diverses témoignent du foisonnement des recherches sur cet objet complexe. Nous espérons que le lecteur trouvera dans ces pages un éclairage pertinent pour une meilleure compréhension des médias sociaux et des conséquences de leur existence pour nos sociétés.
1 De la même manière que les chaînes de télévision spécialisées se sont multipliées en Amérique du Nord à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les médias sociaux se déclinent désormais en applications de plus en plus spécialisées, comme Instagram (pour le partage géolocalisé de photographies manipulées pour obtenir un look ancien) ou Foodspotting (pour l’évaluation collective et géolocalisée de plats dans les restaurants, de même que pour partager des photos de son assiette).
2 S. Proulx et F. Millerand (2010). « Le Web social : au carrefour de multiples questionnements », dans F. Millerand, S. Proulx et J. Rueff (dir.), Web social. Mutation de la communication, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 13-30.
3 S. Proulx approfondit cette question définitionnelle au chapitre 1 (infra).
CHAPITRE 1
L’IRRUPTION DES MÉDIAS SOCIAUX
Enjeux éthiques et politiques
Serge Proulx¹
Université du Québec à Montréal, LabCMO
La très grande popularité des médias sociaux – et en particulier, des sites de réseaux socionumériques (RSN) tel Facebook – a fait brutalement irruption dans le paysage médiatique, au point de transformer nos repères en matière d’expression de la parole publique. Que signifie la multiplication des usages de ces nouveaux dispositifs de communication pour les sociétés contemporaines ? Ces dispositifs apparus depuis moins d’une décennie s’inscrivent plus généralement dans la nouvelle constellation du Web social, c’est-à-dire dans un environnement de plateformes collaboratives invitant les utilisateurs à devenir des contributeurs actifs dans l’univers Internet (Millerand, Proulx et Rueff, 2010 ; Proulx et al., 2011). Après avoir décrit plus précisément ce qui caractérise sociologiquement les médias sociaux et les sites de réseaux socionumériques, je présenterai les principaux enjeux que ces dispositifs soulèvent aujourd’hui dans les sociétés contemporaines.
1. L’UNIVERS DU WEB SOCIAL
Sur quoi veut-on insister quand on parle d’un Web social ? L’appellation la plus répandue pour décrire ce phénomène de transformation des plateformes interactives du Web est celle de « Web 2.0 ». Mais comme il s’agit d’une expression connotée d’un point de vue technique et marketing – il y aurait en effet un « avant » : le Web 1.0, et un « après » : le Web 3.0 –, je préfère personnellement parler de Web social pour souligner le fait que ce basculement est non seulement technique, mais aussi, et surtout, économique et socioculturel. Une manière intéressante de saisir la portée de ce basculement est de comparer un usage instrumental du Web (par exemple, chercher des renseignements en matière de santé, acheter un titre de transport en ligne, consulter le bulletin météo) avec un usage expressif du Web (utiliser sa messagerie instantanée, commenter un blogue, créer sa page personnelle) (Tufekci, 2008). Les usages expressifs d’Internet se sont multipliés depuis l’émergence du Web social à un tel point que l’approche des sciences humaines et sociales sur les usages socialisants du Web a connu, selon Antonio Casilli (2010), une transformation significative. Alors que jusqu’au début des années 2000, les recherches empiriques se centraient sur la vérification d’hypothèses concernant la fragmentation des communautés d’intérêt ou le soi-disant « cloisonnement social » des utilisateurs d’Internet, à partir de 2000, les recherches se sont plutôt donné pour but de documenter les nouvelles pratiques expressives des internautes (démarches d’autopublicité avec les pages personnelles, usages des messageries instantanées, autodévoilement en ligne par l’intermédiaire des sites de réseaux socionumériques, pratiques de partage de contenus autoproduits, etc.).
À quelles pratiques économiques et culturelles, à quelles stratégies industrielles et commerciales conduit cette nouvelle configuration des usages du Web ? Il s’agit pour les firmes propriétaires des plateformes de mettre les usagers au centre du dispositif. Ces derniers évoluent dans des situations d’interaction où ils sont appelés à jouer un rôle en ligne plus important, notamment du point de vue de la production et de la circulation des contenus (user-generated content), dans l’univers Internet. Ainsi, certains utilisateurs plus débrouillards, plus actifs dans le monde numérique, construisent ou bricolent de nouveaux contenus (texte, photo, vidéo, logiciel, hyperlien) qu’ils diffusent ou échangent ensuite avec des interlocuteurs qu’ils ont choisis (« amis ») ou non ; certains usagers commentent des messages inscrits sur des blogues ou mis en ligne sur des sites de réseaux socionumériques. Certains internautes jouent en ligne (jeux massivement multi-joueurs) ; d’autres fréquentent des sites de rencontre où ils doivent présenter une identité numérique qui peut ne pas correspondre complètement à leur identité civique ; certains utilisateurs peuvent faire des recommandations à leurs interlocuteurs en matière de culture, de cuisine, de mode et de consommation ; parfois aussi, des internautes remixeront des contenus empruntés aux univers médiatiques de grande diffusion, ce qui aboutira à des « productions amateur » – des mash-up (vidéo), des remix (musicaux) – plus ou moins originales ou innovantes. L’usage de ces plateformes du Web social est facilité par le fait que les efforts cognitifs et techniques requis sont plus faibles que les compétences qui étaient jusque-là nécessaires pour maîtriser l’usage des technologies informatiques.
Mais, bien sûr, des inégalités perdurent concernant l’accès et l’appropriation des outils du Web. Il reste ainsi des disparités importantes entre les pays du Nord et ceux du Sud. Au sein des populations du Nord, il se trouve aussi des différences considérables dans les pratiques d’usage et d’appropriation, les clivages numériques reproduisant les inégalités socioéconomiques et les disparités dans l’acquisition d’un capital culturel, qui étaient déjà là. Selon ma propre expérience d’utilisateur à l’université et dans des milieux de recherche, j’ai parfois l’impression que des disparités interindividuelles ont tendance à s’exprimer et, parfois, à se polariser. Par exemple, je pense aux étudiants autour de moi, dont ceux et celles que j’ai en direction de thèse et de mémoire. Parmi ces personnes, certaines utilisent ces outils numériques de manière aisée, comme s’il s’agissait de leur propre prolongement. En même temps, d’autres étudiants ont parfois de la difficulté à suivre les activités du premier groupe si dégourdi en matière de culture numérique. Cette thématique des inégalités dans l’accès et dans l’appropriation de la culture numérique, présente sur de multiples plans (interindividuel, socioéconomique, générationnel, géographique, géopolitique), m’apparaît intéressante et porteuse. Il faudra y revenir dans le cadre d’un autre programme de recherche.
Les usages du Web social s’appuient sur le développement de très grands collectifs en ligne. Souvent, des millions d’usagers sont inscrits à une même plateforme. Une bonne portion de ce nombre est sans doute inactive, mais le nombre total est impressionnant du point de vue d’une logique des grands nombres. Nous avons affaire ici à un nouveau type de réseaux sociaux qui empruntent le mode numérique, à un nouveau type de « communautés en ligne », celles-ci s’étant complètement transformées et ne correspondant plus à la première définition que les chercheurs en avaient donnée dans les décennies 1980 et 1990 – la « communauté virtuelle » de Rheingold (1993), par exemple. Il existait, en effet, dans ces premiers collectifs en ligne – tel The Well dont faisait partie Rheingold – un sentiment communautaire qui tenait à la fois au sentiment partagé « d’être ensemble » et aussi à celui de se sentir « tissés » dans des liens d’interrelations. Ces caractéristiques étaient l’équivalent (partiel) de la « communauté » (Gemeinschaft) de Tonnïes (1887), mais sans qu’il y ait besoin de la présence physique d’un face à face ou du rattachement à un même lieu géographique pour faire communauté.
À cette conception de la « communauté virtuelle » des années 1980 et 1990, les entreprises de l’internet ont substitué aujourd’hui une définition fort réductrice, la « communauté » coïncidant simplement avec le nombre d’inscrits à une plateforme spécifique. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre l’expression « communauté des Facebookers ». C’est un abus de langage que de vouloir encore parler de « communauté » dans ce cas de figure, où les inscrits se comptent par centaines de millions², mais cette convention de langage perdure parmi les analystes de l’internet³. Ces plateformes d’interaction et de coopération (collaboration) donnent lieu à l’invention de modèles économiques et de modèles d’affaires (business models) originaux fondés sur des agrégations capitalistiques de contributions souvent minimes fournies individuellement. Cette accumulation de données sur les utilisateurs permet aux firmes de construire des profils de consommateurs qui constituent l’ancrage de pratiques publicitaires très ciblées. Nous sommes devant un système de production de la valeur économique par un recours à une « logique du grand nombre ». Une expression américaine veut qu’on parle de crowdsourcing : les projets des entreprises consistent à aller chercher ce qu’elles recherchent dans la foule « intelligente » des utilisateurs (Surowiecki, 2005). Elles obtiennent, auprès d’un grand nombre de petits contributeurs, la solution originale qui pourra être à la base d’une innovation qui sera porteuse économiquement. Nous sommes ici dans une problématique d’innovation horizontale (Von Hippel, 2005) puis ascendante (Cardon, 2005). Le capitalisme informationnel et cognitif se construit de cette façon, en s’appuyant sur la multitude de contributeurs.
Pour s’approcher de cette notion de Web social, je trouve intéressante la distinction que Bernard Stiegler et ses collègues suggèrent entre Web sémantique et Web social (Stiegler, Giffard et Fauré, 2009, p. 100-102). D’une part, la démarche du Web sémantique – lancée en 1994 par Tim Berners-Lee, qui proposait alors le concept de métadonnée – cherche à développer un système de catégories qui fera en sorte qu’une certaine partie de ce qui circule sur le Web pourra être codifiée automatiquement à partir de ces catégories. Dans cette logique du Web sémantique, la méthodologie consiste à repérer d’abord des experts, puis à les interviewer de manière à pouvoir définir avec eux ce que les technologues appellent des « ontologies⁴ ». Il s’agit des systèmes de catégories de ces experts, qui sont élaborées lors des entrevues. Les ontologies équivaudront à un réservoir de catégories pour faire l’indexation des corpus du Web. Nous sommes ici dans une logique top-down, une logique descendante verticale. D’autre part, dans le cas du Web social, ce sont au contraire les usagers – plutôt que les experts – qui sont mis à contribution. La perspective du Web social place les usagers au cœur du dispositif : elle fait voler en éclats la démarche du Web sémantique. Le Web social laisse les usagers devenir des producteurs de contenus. Ils indexent eux-mêmes les contenus à travers leurs « folksonomies », qui sont des cartographies de leurs activités de tagging. Nous sommes ici dans une logique bottom-up, une logique inductive qui laisse s’exprimer les utilisateurs ordinaires, une logique ascendante où effectivement, on part des usagers pour créer catégories et métadonnées. Ces dernières permettent ainsi une forme d’indexation collaborative des corpus du Web, forme apparemment « anarchique » mais combien plus complexe et diversifiée (voir Proulx, 2011). « La question des métadonnées est ainsi au cœur d’un changement possible du modèle industriel : un modèle fondé sur la contribution et non sur la consommation » (Stiegler, Giffard et Fauré, 2009, p. 101).
2. VERS UNE TYPOLOGIE DES MÉDIAS SOCIAUX
Les médias sociaux recouvrent un monde assez vaste de dispositifs et d’applications : plateformes collaboratives (Wikipédia), blogues et microblogues (Twitter), communautés en ligne d’échange de contenus (YouTube), sites de réseaux socionumériques (Facebook, LinkedIn), jeux en ligne (World of Warcraft), mondes immersifs (Second Life), etc. En suivant l’analyse de A. Kaplan et M. Haenlein (2010), je tenterai de mettre en évidence quatre catégories sociologiques pour construire une typologie des médias sociaux. Deux catégories relevant des théories médiatiques apparaissent pertinentes, celles de présence sociale et de richesse du média ; de même que deux catégories relevant des théories interactionnistes, celles de présentation de soi et d’autodévoilement (d’informations relevant de la sphère privée ou intime).
En recourant à la théorie de la présence sociale, des chercheurs essaient d’évaluer le degré de présence atteint dans une activité de communication entre deux interlocuteurs, c’est-à-dire la qualité du contact physique, acoustique et visuel qui définit l’interaction rendue possible par le média. Le degré de présence sociale est fonction de l’intimité du média (face à face ou interaction médiatisée) et de l’immédiateté des réponses permises par le média (synchrone ou asynchrone). Historiquement, les recherches sur ces phénomènes de présence sociale ont distingué les situations où la communication est médiatisée de celles où les interlocuteurs sont en face à face. Lorsque les interlocuteurs sont en situation de face à face physique, nous sommes a priori dans un état fort de présence sociale comparativement à une situation de télécommunication (communication à distance) (Short, Williams et Christie, 1976). Or les travaux sur la présence sociale sont fascinants, car ils révèlent des phénomènes souvent non triviaux. Ainsi, par exemple, dans le cadre d’une recherche sur les usages d’Internet effectuée avec mon équipe, lors d’une entrevue avec une adolescente menée par une assistante de recherche, la jeune fille lui avoua s’être rendu compte qu’elle pouvait parler de choses plus intimes avec sa mère lorsqu’elle passait par Internet. Par exemple, elles pouvaient être toutes les deux à leur domicile commun – l’adolescente dans sa chambre et la mère dans son bureau – et communiquaient par Internet sur des questions intimes que l’adolescente n’osait aborder en face à face avec sa mère. Ces conditions d’interaction rappellent des situations du même type qui existaient avant Internet et qui mettaient en scène des gestes d’écriture entre personnes familières.