La passagère de Morlaix: Chantelle, enquêtes occultes - Tome 15
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À propos de ce livre électronique
L’unité de police judiciaire de Morlaix est chargée de l’enquête. Mais le temps a effacé presque tous les indices. Comment faire sortir cette dépouille mortelle de l’anonymat ? Et comment démasquer son assassin ?
Maelyne voit dans cette macabre découverte l’occasion de se réconcilier avec son amie Chantelle. Même si elle demeure réticente à cette assistance ésotérique, la capitaine Duquesne n’aura pas trop de ce duo de sorcerezed pour l’aider au long des ruelles sinueuses de la cité du viaduc. La SDEP accueille une nouvelle enquêtrice…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Brestois depuis trente ans, Jean-Michel Arnaud a quitté la région parisienne pour exercer son métier d’ingénieur en informatique dans la cité du Ponant. Il est bassiste dans le groupe My Bones Cooking qui « joue du rock, mais pas que ». Depuis 2013, il écrit dans la collection Enquêtes & Suspense des romans policiers se déroulant dans le Finistère. Il est également membre du collectif d’auteurs “L’Assassin Habite Dans le 29”.
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Avis sur La passagère de Morlaix
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Aperçu du livre
La passagère de Morlaix - Jean-Michel Arnaud
PROLOGUE
Début de matinée du mercredi 3 mai 2023 – Maison de Maelyne – Rampe du Créou, Morlaix
Juché sur son VTT, le jeune homme adresse un petit geste d’au revoir en passant devant la femme qui se retient de justesse de lui rendre son salut, restant l’épaule appuyée contre le montant du portail. Elle sait pertinemment que son visiteur n’attendait pas de retour à son signe de politesse. D’ailleurs, il a déjà disparu, avalé par les méandres de la rampe du Créou. Ses jambes robustes lui feront atteindre sa destination dans une dizaine de minutes. Malgré les fortes dénivelées qui agrémentent les rues morlaisiennes, le vélo demeure son moyen de locomotion préféré pour les déplacements intra-muros, beaucoup plus discret que la moto de petite cylindrée qu’il utilise s’il doit s’éloigner de la ville. Mais de passer du Léon au Trégor demande une vigoureuse musculature et un bon coup de pédale.
Se sachant seule et hors de portée des regards du voisinage, Maelyne s’autorise enfin un sourire. Longtemps, elle a dû se retenir, considérant avoir déjà trop décontenancé Bastien par son comportement inhabituel. Elle d’ordinaire si laconique s’est subitement découvert une éloquence nouvelle. Elle a ressenti l’étonnement de son interlocuteur. Que s’est-il donc passé ? Pourquoi cette idée saugrenue s’est-elle soudain imposée à son esprit, si perturbante qu’elle n’a pu s’empêcher de l’exposer avec quantité de détails, improvisant un début de plan complexe ?
Dans son dos, un long grincement aigu la fait se retourner. Un TGV s’engage sur le haut viaduc ferroviaire, prenant son essor pour s’élancer en direction de la capitale. Qui sont ses occupants ? Des travailleurs ou des voyageurs, s’en allant ailleurs, pour un meilleur… Depuis combien d’années n’a-t-elle pas quitté la Bretagne ? Si son projet aboutit, elle se promet de partir ! Durée et destination importent peu, elle mettra les voiles, au moins pour quelque temps…
Un rai de soleil se glisse entre deux nuages, venant frapper la manche noire de sa sae teñval*. De s’être appuyée au bois du portail l’a salie, alors Maelyne frotte doucement le tissu épais pour chasser les particules blanchâtres qui le souillent. Encore une preuve de son brusque laisser-aller. Elle porte depuis toujours une grande attention à sa tenue de cérémonie, héritage familial remontant au moins à trois générations, une robe lourde, d’une noirceur si intense qu’elle semble absorber toutes les couleurs environnantes. Jamais à ce jour elle ne s’est permis de recevoir sa clientèle accoutrée d’une autre manière. Mais pour les jours à venir, il va lui falloir adopter un habillement plus adapté, et aussi… Elle relève le bas de sa robe pour découvrir ses pieds nus. Leur blancheur contraste avec le gris sombre du goudron de la chaussée. Une visite chez un marchand de chaussures s’impose également ! Une grimace d’appréhension vient remplacer son sourire. Non, pas de contact direct ! La grande surface qu’elle fréquente parfois vend aussi ce genre d’article, cela fera amplement l’affaire.
Nouveau grincement, un TER ralentit à l’entrée du viaduc. Celui-ci rentre à Brest. S’arrêtera-t-il à Landivisiau ? Elle espère avoir assez bien indiqué le chemin jusqu’au corps de ferme de Plougourvest à Bastien. Il lui a promis de s’y rendre dès ce soir, après son travail !
* * *
Début de soirée du mercredi 3 mai 2023 – Maison de Michel et Chantelle – Plougourvest
Michel ne s’étonne pas en entendant la moto pénétrer dans la cour de son corps de ferme. Toute la journée, il a ressenti la déstabilisation de sa compagne. Il a bien sûr supposé qu’elle s’attendait à quelque chose, mais sans pouvoir déterminer quoi. Toutefois, l’écrivain ne s’est pas affolé de ce comportement, n’ayant décelé aucune trace d’inquiétude, mais seulement une forte irrésolution. À plusieurs reprises, lors d’échanges de regards, elle a simplement répondu en haussant les épaules, ce qu’il a traduit en « Je pressens que quelque chose d’inhabituel va se produire, mais il n’y a aucun danger ! » Il a compris l’inutilité de chercher à lui en faire dire davantage, car elle ne savait pas plus que lui en quoi consisterait cette « chose inhabituelle ». Ce bruit de moteur prélude la solution de l’énigme. Ils n’ont aucun motard dans leurs relations, hormis Morrigane, mais celle-ci chevauche des engins d’une cylindrée bien supérieure à celle de ce deux-roues. Cette visite tardive correspond donc à l’événement mystère attendu depuis le matin. D’un petit mouvement de tête, Chantelle lui demande de s’occuper de l’accueil de l’arrivant alors qu’elle va rapidement s’apprêter dans la salle de bains. On a beau être sorcerez, on n’en reste pas moins une femme !
Abandonnant sa préparation du repas, Michel ouvre la porte. Devant lui se tient un grand jeune homme qui le dépasse de quelques centimètres, l’air embarrassé. Peut-être n’escomptait-il pas tomber sur un individu affublé d’un tablier de cuisine, une spatule en bois à la main. Mais le sourire du marmiton le rassure aussitôt.
— Entrez ! Chantelle arrive, car je suppose que c’est elle que vous êtes venu voir…
Tortillements et affichage d’une moue gênée, le visiteur ne sait pas s’il doit répondre et s’expliquer ou rester muet en attendant la destinataire de sa dépêche. Avec précaution, il s’avance à l’intérieur de la grande pièce de vie du corps de ferme. S’excusant, son hôte retourne à sa casserole pour surveiller la cuisson de sa préparation. Une porte s’ouvre en fond de salle, laissant apparaître une femme dont le jeune homme ne parvient pas à déterminer l’âge. Quadragénaire, quinquagénaire, ou plus ? Il note immédiatement les similitudes avec Maelyne : comme la Morlaisienne, la Plougourvestoise reste pieds nus sur le carrelage frais, et ses yeux affichent les mêmes folles irisations, rendant impossible la définition de leur couleur. Plus petite, mais pas moins agréable à contempler. En revanche, celle-ci est souriante, sans retenue. Elle lance un regard appréciateur à l’arrivant.
— Hum, Maelyne s’est trouvé un charmant émissaire. Que viens-tu donc me mander, noble messager ?
Décontenancé, Bastien ne sait comment réagir. Il ne remarque pas le froncement de sourcils de Michel, qui s’inquiète en entendant le prénom prononcé par sa compagne. Mais le cuisinier se reprend rapidement.
— Je suppose que vous avez des choses à raconter. Ce sera plus agréable en étant confortablement installé. Asseyez-vous ! Puis-je vous servir quelque chose ?
— Prépare-nous un de tes délicieux jus de fruits, répond Chantelle avant que l’interrogé ne puisse refuser la proposition. Notre plénipotentiaire est un garçon très sage, il boit très peu, et uniquement le samedi.
Elle montre le fauteuil et va se mettre sur le canapé, ramenant ses jambes sous elle. Après avoir pris place, le visiteur se lance, des bribes d’hésitation s’entortillant dans le flux de sa voix alors qu’il désigne l’exemplaire du Télégramme abandonné sur la table basse.
— Voilà… Je m’appelle Bastien Binet. Avec ma famille, nous habitons une maison proche de l’endroit dont on parle là-dedans…
Chantelle ne prend pas la peine de consulter le journal qui affiche en gros titre « Morlaix, un squelette découvert dans un jardin ! »
* « Robe sombre », en breton.
I
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Au long de la rue Maréchal-Foch, Morlaix
Un quartier pavillonnaire, comme on en trouve partout. Telles sont les pensées de Michel en cheminant main dans la main avec Chantelle dans la rue Maréchal-Foch. Une pente bien marquée, au pourcentage qu’il estime avoisiner les sept pour cent, une élévation nécessitant de bons mollets pour les cyclistes et les marcheurs, sans toutefois se révéler insurmontable. La verdure est omniprésente. Passé le bas de la voie, où plusieurs maisons donnent droit sur la chaussée, les demeures suivantes s’entourent de jardins plus ou moins luxuriants, certains n’hésitant pas à déborder sur le trottoir. Une tache dans le paysage, le kaki peu sexy du transformateur électrique, étonnamment non tagué, accompagné de deux bornes de collecte de recyclables qui montent la garde sur un minuscule parking sis au bout de la petite résidence venue remplacer le groupe scolaire Troudousten, quatre ou cinq ans plus tôt. La sorcerez ralentit, lui indiquant discrètement une habitation sur la gauche. Il devine qu’il s’agit de celle de leur visiteur tardif de la veille.
Ce matin, Chantelle a décidé de se rendre sur les lieux de la macabre découverte. Son compagnon n’a pas essayé de l’en dissuader. Pourtant, l’article du journal stipule que l’affaire a été confiée à l’unité de police judiciaire de Morlaix. Elle ne pourra donc pas s’immiscer dans leurs recherches, comme elle aime à le faire lorsque le capitaine Adrien Le Gac, de la PJ brestoise, ou la lieutenante de gendarmerie Laurence Rousseau sont chargés des investigations. Toutefois, Michel ne s’inquiète pas pour la détective de son cœur. Celle-ci saura trouver un accroc dans le tissu pour mêler son fil à la trame de l’enquête officielle.
« Le terrain au coin de la rue, en face de chez nous », voilà l’endroit indiqué par Bastien. À partir d’ici, à tribord, le trottoir s’étrécit trop pour trotter tranquillement. Depuis leur position, on aperçoit les rubalises tirés par la police scientifique et les panneaux masquant leur travail. Une mini-pelleteuse sommeille en silence à côté, la pelle cachée entre ses deux chenilles de pattes. Le jeune homme a raconté que c’est en creusant pour les fondations d’un abri de jardin que les propriétaires sont littéralement tombés sur un os, et même sur plusieurs. Ils auraient sans doute préféré découvrir un coffre au trésor oublié là par quelque corsaire ou pirate. Quoique, dans le coin, on déterre plus souvent un obus destiné au viaduc, qui se serait égaré et qui n’aurait pas éclaté, trop déçu d’avoir manqué son but pourtant imposant*.
Chantelle écrase soudain la main de Michel, faisant tressaillir l’écrivain. Elle a senti l’approche, l’heure des retrouvailles est venue ! Mais elle ne sait pas encore si elle doit s’en réjouir ou s’en inquiéter.
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Page YouTube Mêle-toi de ce que je regarde ! sur Internet
Le jardin qui s’affiche sur l’écran témoigne d’une longue période d’abandon, par les broussailles hirsutes et opiniâtres persistant en bordure de terrain. Toutefois, on remarque vite les efforts effectués afin de contenir la gabegie végétale, avec un vague défrichement de la zone centrale et, surtout, l’amorce des travaux visible contre le mur de la maison voisine au fond de la parcelle. Ici, une bande rectangulaire a été entièrement mise à nu, laissant apparaître une terre grasse et sombre. Le premier détail hétéroclite dans ce tableau est cet engin de chantier de taille réduite, pétrifié auprès d’un gros tas qu’il a aidé à former. Le second détail consiste en deux panneaux mobiles dressés sur la moitié gauche du parallélépipède, masquant les fouilles pratiquées par une équipe d’individus emballés dans des tenus stériles à la blancheur tachée par cette terre qu’ils s’astreignent à creuser et tamiser, tels des chercheurs d’or. Mais eux sont des chercheurs d’os…
Après quelques secondes silencieuses, une voix se fait entendre. Le timbre laisse deviner une adolescente. Le rythme indique qu’elle n’a que peu de temps à accorder au commentaire de l’image présentée.
— Yo, les potos ! Mon frère m’a autorisée à faire ce flash spécial en lisant la remarque du boloss Andre29 qui m’accuse de mytho quand je raconte que j’habite juste à côté du jardin où on a déterré un squelette. Du coup, sur Mêle-toi de ce que je regarde !, voilà ce que je vois depuis la fenêtre de ma chambre. Les keums en blanc, ce sont les experts comme dans la vieille série à la télé, autrement dit des keufs ! Fin du flash, parce que je vais être à la bourre à Tristan-Corbière. Je dirai que c’est la faute à Andre29 ! Yo, les potos ! C’était Vanessa B. On se retrouve ce soir sur ma chaîne YouTube. Restez connectés !
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Au long de la rue Maréchal-Foch, Morlaix
Michel regarde avec curiosité la femme qui approche par la rue Maréchal-Foch d’un pas déterminé. Chantelle lui en a tant parlé ces derniers temps ! Mais comment dépeindre quelqu’un que l’on n’a pas vu depuis quarante ans ? Sa compagne a seulement indiqué qu’à l’époque où elles se fréquentaient, Maelyne était très belle, sans davantage de précision. Il peut enfin ajouter quelques détails à cette description. Plutôt grande, le corps fuselé, les cheveux longs aux reflets poivre et sel. La finesse du visage est rehaussée par sa pâleur et par les larges lunettes noires qui dissimulent ses yeux. Il serait agréable si la bouche n’affichait une moue de contrariété acrimonieuse, voire même inquiétante.
L’écrivain se demande si sa présence est la cause de cette grimace. Devinant sa préoccupation, Chantelle le rassure.
— Elle a adopté ce masque depuis très longtemps. Héritage familial ! Elle a suivi l’exemple de sa mère et de sa grand-mère pour qui une sorcière doit faire peur !
Ignorant le gêneur, Maelyne s’arrête devant sa consœur qu’elle surplombe de plus d’une demi-tête. Les deux femmes se dévisagent pendant ce que Michel endure comme une courte éternité. Il en arrive à croire que la tension entre les sorcerezed devient audible tant elle est puissante. Mais constatant qu’il ne s’agit que du zonzonnement d’un véhicule électrique remontant la rue, il se retient de sourire de sa méprise, de peur de s’attirer les foudres de ces paisibles belligérantes.
Enfin, Chantelle se décide à abandonner son mutisme.
— Explique !
L’ordre est asséné sèchement, confirmant que ce court face-à-face n’a pas suffi à enterrer la hache de guerre. En réponse, Maelyne fixe Michel du regard.
Chantelle se mordille les lèvres, s’octroyant quelques secondes de réflexion après lesquelles elle s’adresse à son compagnon.
— OK, mon chéri, je suis au regret de t’annoncer que tu ne pourras pas participer aux recherches pour cette nouvelle affaire, du moins dans un premier temps. Rentre à Plougourvest ! Au besoin, Maelyne me raccompagnera…
Michel ne perd pas son temps à hésiter, car il sait qu’il est inutile de regimber. Leur décision est prise !
Un rapide baiser sur les lèvres de son amante, un petit signe des doigts pour lui demander de le tenir informé par texto, et il tourne le dos au duo de sorcerezed pour retourner à sa voiture.
* * *
Matinée du jeudi 4 mai 2023 – Maison de Maelyne – Rampe du Créou, Morlaix
Après une courte délibération, les deux femmes déterminent qu’il sera plus aisé de discuter en étant confortablement installées. Elles rejoignent donc d’un pas rapide la maison de la Morlaisienne, rampe du Créou. Tout juste arrivée, Maelyne se presse de retirer ses fines tennis en toile pour se masser les pieds.
— La prochaine fois, enfile des socquettes, suggère Chantelle tout en se déchaussant. Cela t’évitera cette sensation de brûlure, surtout avec des chaussures neuves. La vendeuse ne t’a pas conseillée ?
— Je les ai achetées en grande surface, sans même les essayer tellement j’avais honte. Mais je me suis dit qu’il fallait changer d’apparence pour passer un peu plus inaperçue. J’ai voulu jouer à la jeune fille, elles portent toutes cela, mais je n’ai jamais fait attention à ce qu’elles mettent dedans. Je ne suis pas comme toi à regarder les chevilles de ces dimezelled*.
Chantelle sourit doucement, observant maintenant l’intérieur de cette maison où elle n’était pas entrée depuis quatre décennies. Ici, le temps semble s’être arrêté. Rien n’a changé dans la décoration. À peine, remarque-t-on quelques rafraîchissements de la peinture jaunissante. Mais les vieux meubles de bois sombre avalent toujours la lumière de la grande pièce de vie, enténébrant l’espace. Et le lourd rideau rouge, tiré durant les consultations pour séparer le cabinet du reste de la salle, appesantit encore plus l’atmosphère. Autre héritage familial, la sorcière se doit de faire peur et d’officier dans des lieux à l’aspect inquiétant. Mais la sorcerez de Brest et de Plougourvest ne se permet pas de critiquer ce style, étant donné qu’elle a longtemps conservé le même genre de décoration ésotérico-oppressante pour recevoir sa clientèle. Toutefois, elle n’hésitait pas à modifier souvent l’agencement du mobilier et du contenu des étagères supportant diverses babioles étranges, abandonnées là à but uniquement ornemental. Alors qu’ici, elle était prête à parier que rien n’avait bougé depuis plusieurs générations, hormis pour passer le chiffon à poussière. Car si elle excellait dans ses fonctions de sorcière intimidante, Maelyne se distinguait également dans son rôle secondaire de fée du logis. Chantelle se demande si la cuisine et la chambre de son hôtesse sont aussi restées dans leur jus des années quatre-vingt…
— Assieds-toi ! ordonne Maelyne en montrant le lourd siège positionné devant son bureau.
Conservant son sourire, Chantelle secoue négativement la tête.
— Et après, me feras-tu payer le prix de la consultation ? Si tu veux que nous parlions, ce ne sera pas à ton poste de travail.
D’office, elle se dirige vers le coin salon de la pièce et pousse un fauteuil massif pour le mettre en face de la vieille banquette défraîchie, avant de s’installer dedans, les pieds sur l’assise, les bras autour de ses jambes repliées et le menton posé sur ses genoux, attendant que sa collègue la rejoigne. Capitulant, Maelyne vient prendre place à l’endroit indiqué, mais d’une façon beaucoup plus conventionnelle et guindée, les pieds à plat sur le sol et les cuisses sagement serrées. Chantelle lui demande de s’exprimer d’un signe de tête. Alors Maelyne commence par raconter comment elle a fait la connaissance de Bastien. Durant ses études, le jeune homme devait écrire un article sur un sujet libre pour la partie communication
de sa formation. Ayant par hasard entendu parler de la sorcerez morlaisienne, il a espéré pouvoir l’intégrer dans son papier.
— J’ai bien sûr refusé, en me demandant comment ce godelureau pouvait avoir conçu un tel plan. Mais, de le voir là devant moi, se tortillant sur sa chaise sous mon regard méchant, je l’ai pris en affection, sans que je sache pourquoi. J’ai peut-être été émue par sa naïveté. Trois affirmations m’ont suffi pour lui prouver que je ne suis pas une de ces bohémiennes soi-disant extralucides qu’on trouve dans les fêtes foraines, qui promettent amour et gloire à tous les gogos venant les visiter, ce qui constituait en fait la thématique cachée de son reportage. Je lui ai retourné les sens et l’esprit, au point de lui faire abandonner son intention première. Mais, avant qu’il ne parte, je lui ai proposé de revenir régulièrement, pour discuter, m’aérer les idées et les remettre au goût du jour. Ai-je eu raison de lui demander ?
Chantelle approuve d’un hochement de tête. Depuis qu’elle est entrée dans cette demeure, elle a ressenti toute la vie de son ancienne amie, peuplée de solitude et d’amertume, de questionnements et de refoulements, de retraits et de regrets. Et elle s’en considère comme étant partiellement responsable… Mais Maelyne ne lui laisse pas le temps de s’appesantir sur cette pensée. Elle reprend son explication en revenant rue Foch, avec la maison où habitent Bastien et sa famille d’un côté, le jardin à la macabre découverte de l’autre. En rentrant du travail deux jours plus tôt, le jeune homme a remarqué le déploiement des forces de l’ordre autour du terrain. Un voisin lui a alors rapporté ce que les agents de garde avaient bien voulu lui dire, les os fort probablement humains déterrés par hasard, que ceux-ci devaient être là depuis plusieurs années et que la police scientifique allait avoir des difficultés à établir l’identité de cette victime si son ADN n’était pas enregistré dans leurs fichiers.
— Il m’a avoué avoir secrètement espéré que ce serait le cas, et que cette personne resterait anonyme. Son imagination fertile lui a fait monter un étrange plan dans lequel je mettrais mes pouvoirs en œuvre pour découvrir de qui il s’agit.
— Son imagination ou l’abus de séries policières à la télévision, précise Chantelle. Mais je présume que tu ne t’es toujours pas équipée d’un tel appareil que ta mère considérait comme étant diabolique, déjà à l’époque où il n’y avait pas encore toutes les chaînes aujourd’hui disponibles.
La sorcerez de Plougourvest ne parvient pas à interpréter la grimace qu’elle reçoit en retour de sa remarque. Elle se souvient que Maelyne supporte très mal les reproches, qu’ils soient adressés à sa famille ou à elle-même. Il semble que les années n’aient pas modifié ce comportement. Préférant changer de sujet, Chantelle expose son hypothèse.
— N’ayant jamais eu à enquêter en parallèle de la police, tu t’es dit que nous pourrions nous associer afin de nous glisser dans les investigations de la PJ morlaisienne. Car j’imagine que tu as, d’une façon ou d’une autre, entendu parler des différentes affaires auxquelles j’ai peu ou prou participé.
Toujours sans se départir de sa grimace de mécontentement, Maelyne applaudit silencieusement.
— Bravo ! Tu as parfaitement deviné mes intentions. Je suppose que la précision « d’une façon ou d’une autre » indique que tu me soupçonnes de t’avoir par moments espionnée. Inutile de tergiverser, tu as tout à fait raison ! J’ai vu dans ce sinistre événement l’occasion de rétablir un lien entre nous, sinon d’amitié, au moins de statu quo dans cette triste mésentente qui nous a si longtemps