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Otto et les Néantistes: Nouvelle Fable de Venise
Otto et les Néantistes: Nouvelle Fable de Venise
Otto et les Néantistes: Nouvelle Fable de Venise
Livre électronique324 pages4 heures

Otto et les Néantistes: Nouvelle Fable de Venise

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À propos de ce livre électronique

C'est l'histoire d'Otto, un petit garçon qui entend, dans un yaourtophone, la voix de sa mère, partie vivre sur Mars ; qui dort dans le crâne d'une baleine ; et qui comprend le langage de Nitch, un vieux chat philosophe.
C'est l'histoire d'une invasion barbare qui menace Venise ; d'une fée anglaise qui prend le car tous les jours à Mestre ; et d'un Reality Book où l'on écrit toutes ses angoisses.
C'est l'histoire de tableaux qui prennent vie ; d'une invasion de zombies géants ; de L'Orage de Vivaldi et de lions qui volent.
C'est l'histoire d'une incroyable bataille à mener contre le désastre écologique, et d'un combat intemporel pour la liberté et la fantaisie. Une autre façon de vivre et d'être au monde. 


À PROPOS DE L'AUTEUR

Stéphane Croenne publie nouvelles, contes et récits depuis 2013. Il a remporté le Prix Rosny aîné en 2019. L'Imaginaire, l'enfance et le rapport de l'homme à la nature sont ses thèmes de prédilection. OTTO ET LES NÉANTISTES, lauréat du prix La Cour de l'Imaginaire 2022, est son premier roman.

LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie13 juil. 2023
ISBN9791038807181
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    Aperçu du livre

    Otto et les Néantistes - Stéphane Croenne

    cover.jpg

    S. J. Croenne

    Otto et les Néantistes

    Nouvelle fable de Venise

    Prix de la Cour de l’Imaginaire 2022

    ISBN : 979-10-388-0718-1

    Collection Passerelle

    ISSN : 2729-2843

    Dépôt légal : juillet 2023

    ©Couverture Ex Æquo

    ©2023 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières-les-Bains

    www.editions-exaequo.com

    « Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux. Il faut lire. »

    Michel Foucault, La bibliothèque fantastique

    img1.jpg

    Tag anonyme, Cannaregio (Venise), 2001

    I. Destination Venise

    1. La Terre, la Lune et Mars

    C’est ma sœur Alba qui a construit le téléphone, avec un pot de yaourt et un fil. Il est relié à un autre pot de yaourt, sur Mars, là où vit Maman, depuis qu’elle est partie en mission. Comme ça, je peux l’appeler quand je veux. C’est fantastique. Et ça marche très bien, je peux l’entendre comme si elle était tout près de moi, là juste derrière le mur de ma chambre.

    Je dois dire que la première fois que je lui ai téléphoné, j’ai trouvé que sa voix ressemblait à celle d’Alba, et je me suis demandé si par hasard ce n’était pas ma sœur qui me jouait un tour. Mais j’ai demandé à Maman qui elle était, et elle m’a répondu qu’elle était Maman, pas Alba. Et puis Alba se trouvait toujours à la maison quand j’utilisais le yaourtophone, elle ne pouvait donc pas être en même temps sur Mars.

    J’ai pu expliquer de vive voix à ma mère que j’avais envie de la rejoindre. Ici sur Terre ce n’est pas toujours drôle. Alba s’occupe bien de moi, c’est vrai, elle me fait des gâteaux à la pistache, elle me lit des histoires, essaie de m’expliquer la philosophie de Michel Foucault, ce qui est courageux de sa part. Elle m’apprend aussi à reconnaître les constellations, le Sagittaire, la Grande Ourse, la petite aussi, le Scorpion, moi la nuit je cherche toujours un escargot, parce que l’escargot c’est mon totem, mon animal préféré, c’est lent, c’est calme, ça a une coquille sur le dos et c’est quand même bien pratique, parfois j’aimerais bien en avoir une. Malheureusement il n’y a pas d’escargot dans le ciel.

    Alba fait bien d’autres choses encore pour moi. Elle me montre beaucoup de films, et après elle m’explique ce qu’ils veulent dire, car il paraît qu’ils ont toujours un sens dans leur sens, mais l’artiste le cache pour nous faire réfléchir. Par exemple, l’autre jour elle m’a montré Voyage dans la lune de George Méliès. Le film date de 1902. Merci bien, moi je préfère regarder Gumball en replay, mais quand je dis ça, Alba me regarde de son œil de feu, alors je dis « oui », en tremblant, je n’ai pas trop le choix. On a regardé Voyage dans la lune, je n’ai pas arrêté de penser à Maman, et à tous ses voyages dans l’espace.

    Ma sœur me protège aussi, elle casse la figure de ceux qui se moquent de moi, ce qui arrive, il faut bien le dire, assez souvent. J’ai des statistiques bien supérieures à la moyenne. Alba crache par terre quand ils se sont enfuis, elle serre le poing, et regarde au loin avec un regard terrible, comme si elle flambait l’horizon de ses yeux, ça fiche sacrément la trouille. Ma sœur, c’est la meilleure du monde.

    J’apprends aussi un tas de choses à l’École des Enfants Bizarres, à Padoue. Les adultes disent « Institut de Réadaptation Sociale ». Mais soyons honnêtes, « École des Enfants Bizarres », ça correspond bien mieux à la réalité. C’est une bonne école, il y a pire, elle est bien notée sur Internet, les profs se donnent beaucoup de mal. Ils essaient de nous réduire à l’état d’enfant normal, c’est un peu triste, mais c’est pour qu’on ait une chance de survivre, plus tard, dans la société. C’est quand même très utile comme objectif.

    Ce qui est vraiment difficile à vivre, c’est que je n’ai encore jamais rencontré aucun autre enfant comme moi. Je suis toujours tout seul. Quand je joue au foot, à San Giovani e Polo, je fais les tirs et puis je dois me dépêcher d’aller au but pour arrêter le ballon. Mais le ballon va trop vite, il franchit la ligne, ça ne marche pas mon système, je perds tout le temps. Je joue tout seul à chifoumi. Là je gagne à chaque fois, ce n’est pas drôle non plus (je ne voudrais pas dire, mais l’autre moi qui joue avec moi à chifoumi n’a pas l’air d’être très futé, le pauvre). Je n’ai même pas de petit frère, il aurait sûrement été un peu plus faible que moi, au moins au début, je me serais vengé sur lui, mais là rien du tout, je regarde à côté de moi, il y a une maison, un pont, un vaporetto, un arbre, le DVD de Méliès, mais personne pas de frère.

    À l’école de Padoue, monsieur Stanco, mon professeur, m’a bien expliqué ce que j’avais exactement comme maladie. Je suis un Sélénien. Ça vient de « Séléné », et « Séléné » c’était la déesse de la Lune, autrefois. Ça veut dire que mon corps est sur Terre, mais mon esprit n’est pas très bien attaché à lui, il est parti sur la Lune dès le départ. Monsieur Stanco m’a dit que dans mon cas, le Sélénisme provient d’une « Imaginarite aiguë ». Alors je n’arrive pas à me concentrer sur le « réel », je suis trop lent, ça ne va pas. En gros, les gens comme moi, on rêve tout le temps, on n’arrive pas du tout à rester dans la réalité plus d’une minute, on est toujours ailleurs il paraît. Il a essayé de me montrer que lui, il habitait bien dans le monde réel, et moi, dans autre chose. Mon monde à moi serait moins vrai que le sien. Je lui ai répondu que si ça se trouve, s’il était tout seul dans son monde, et si on était beaucoup dans le mien, ce serait son monde à lui qui ne serait pas réel. Il a haussé les épaules. Il m’a ensuite expliqué que ma lenteur vient de là : de cette rêverie permanente. Si j’arrête de rêver tout le temps, je serai alors plus adapté au réel, plus rapide, plus efficace, plus « réactif ». Alors je pourrai peut-être travailler dans un entrepôt d’e-commerce plus tard, ou sur une plate-forme téléphonique. C’est vrai qu’au quotidien, je ne rêve pas beaucoup de plate-forme téléphonique. Il a raison, monsieur Stanco, on n’habite pas du tout dans le même monde.

    Je crois que je ne vais pas y arriver, si je reste sur Terre. Il y a beaucoup trop de réel sur cette planète, c’est très compliqué, ça va trop vite, pour une Alba Stern ça pourra aller, c’est évident, mais pour un Otto Stern, ça ne peut pas fonctionner. Si au moins j’étais un méga-héros, avec plein de super-pouvoirs, mais là tout est trop dur pour moi, il y a quelque chose qui coince. On ne parle toujours que des élèves populaires. Moi je suis le contraire de l’élève populaire, ça a toujours été comme ça. Je ne comprends même pas ce qu’on me demande de comprendre, en cours, quand je dois étudier les vraies choses du vrai monde. C’est comme si c’était un langage extraterrestre. Je collectionne les mauvaises notes à l’école. Je ne suis pas un génie, ce serait même plutôt l’inverse, si j’écoute les professeurs de l’Institut. C’est déprimant. Franchement c’est très dur à supporter. Ça ne donne pas envie de rester ici. Je préférerais aller vivre où vit mon esprit. Sur la Lune. Ça me rapprocherait déjà de Mars.

    À la boulangerie la dernière fois, j’ai hésité tellement longtemps pour choisir que les touristes derrière moi ont murmuré des insultes, ça n’allait pas assez vite.

    — Une vraie limace, ce gamin, il a un problème ! On ne sera jamais à l’heure au palazzo Grassi !

    Quand c’est comme ça, je suis perdu, c’est encore pire, dans ma tête il y a un grand écran tout blanc, tout vide, ça fait peur, il n’y a rien qui apparaît dessus, vraiment rien. Incapable de trancher, dans un sens, ou dans un autre. Ils croyaient que je ne les entendais pas, mais je devine tout, c’est pire, j’en ai marre, beaucoup d’adultes se moquent de moi entre eux, tout bas. Au fond, je crois même qu’ils voudraient que je sois mort. Je fais partie de ceux qui ralentissent le rythme du monde, et ça a l’air impardonnable. La boulangère, une vieille dame sympathique qui m’aime bien les a jetés dehors quand elle a compris, ils ont eu l’air idiot. J’ai pris des beignets.

    Maman me dit que je dois m’y faire. Je ne peux pas aller sur Mars, elle est catégorique, ça me fend le cœur. C’est trop loin, me dit-elle, et puis il n’y a pas de place, il paraît que la station où elle habite, c’est petit comme un appartement à Paris, mais avec la population de Shanghai dedans. Ça ne me parle pas beaucoup. Elle m’assure que je suis bien mieux avec Alba, à Venise, dans notre maison du Cannaregio. Sur Mars il n’y a pas de gâteaux à la pistache ni de beignets. On ne mange que du sorbet de navet, des omelettes en poudre, de la purée de cactus. Je plains Maman. Je ne sais pas comment elle fait. Quand j’irai sur Mars, je lui amènerai des glaces, du gâteau au citron, des bulles de miel et des befanini. Elle me répond qu’elle n’aime pas les plats sucrés. Des fois, Maman a l’air un peu chiante quand même. Mais j’aimerais la voir, je ne l’ai jamais vue, en tout cas je ne me souviens plus, elle me manque, je voudrais savoir d’où je sors, pour être si différent, quand tout le monde va à cent à l’heure, partout, tout le temps. Je suis si loin des autres, toujours pris de vitesse, je ne tiens pas le rythme, je ne vais pas pouvoir continuer comme ça. Ou alors il faudrait tout ralentir, freiner l’axe de rotation de la Terre, autant dire que c’est mal parti, à l’école on m’a dit que ce n’est pas possible. Et puis ralentir le monde, même si un jour on pouvait, ça coûterait trop cher, même Jeff Bezos refuse de payer.

    Je voudrais au moins rencontrer quelqu’un comme moi, mais en grand, un maxi-moi, on serait deux pareils, inadaptés pareils, à rêver pareil, ouf, nous ne serions plus moi tout seul, on serait comme un pays. Et alors dans ce pays-là, je serais un normal. Il faut que je retrouve Maman, elle, elle saurait y faire, pour me donner un pays. Un jour j’y arriverai. Pour l’heure, je suis déjà si heureux de l’entendre. Elle est tellement plus réelle à présent, sa voix est si proche, ça me touche comme si je recevais un câlin, je pleure à chaque fois. Je ne sais pas comment tiennent les autres enfants comme moi qui n’ont pas de yaourtophone.

    Avant cette invention géniale de ma sœur, la seule manière pour moi de joindre la station de Maman, c’était d’y aller en rêve. Ce n’était pas commode, car ces derniers mois j’en venais à dormir dix-huit à vingt heures par jour. À la fin Alba s’est beaucoup inquiétée. Moi, je voulais prolonger la connexion, je suis vite devenu addict au dodo. À la fin je ne mangeais plus beaucoup à force de dormir, je n’avais même plus le temps d’aller à Padoue pour mes cours. Et puis il y a un gros problème avec le rêve, c’est qu’on ne maîtrise pas très bien ce dont on rêve. Je me roulais en boule par exemple dans mon lit, je m’enfonçais fort au creux de mon matelas, comme si je voulais rentrer en moi-même, et je programmais mon rêve sur la station de Maman. Mais parfois j’atterrissais dans une poche de kangourou en Australie, dans un open-space à travailler devant un ordinateur toute la journée, dans une toile d’araignée en Amazonie, en pleine guerre des tranchées, dans un œuf de tortue des Seychelles et alors là c’était un vrai cauchemar, car je devais courir bien vite vers l’océan pour ne pas me faire dévorer par les mouettes ou Dieu sait quoi. Bref, dans tous les cas je n’étais pas du tout avec Maman. Ce n’était pas au point comme technique. Deux pots de yaourt, un fil et le génie de ma sœur ont heureusement dépassé le problème. La technique progresse, ça va vraiment très vite. Je crois que nous irons loin.

    2. Cap sur Venise

    J’avais huit ans lorsque nous avons quitté la France pour Venise, ma sœur en avait seize. Et c’est du même jour que nous sommes devenus Otto et Alba. On a changé de prénom d’un coup, pendant que le train passait dans un tunnel quelque part sous les Alpes. C’est ma sœur qui a décidé qu’on ne pouvait plus garder notre ancienne identité, et c’est elle aussi qui a choisi les prénoms.

    — À partir de maintenant, je ne m’appelle plus Aurore, mais Alba, c’est bien clair ? Tu te souviendras ? Et toi, tu ne t’appelles plus Octave, mais Otto. Nous ne sommes plus Aurore et Octave, mais Alba et Otto. Tu ne te tromperas pas, d’accord ?

    — Otto ? Pourquoi Otto ?

    — Parce que c’est comme Octave, en italien, plus ou moins. Ça veut dire huit.

    — Huit ? En tout cas huit ou pas huit, mon vrai prénom c’est Octave.

    — Tu t’appelles Otto et puis c’est tout. Si tu me casses les pieds, je te laisse tout seul sur le quai de la gare quand on sera arrivés. Tu as bien compris, Otto ?

    C’est Aurore-Alba qui m’a élevé, seule, à partir du moment où notre mère est partie vivre sur Mars. Ça n’a pas dû être simple, pour ma sœur. Honnêtement je ne sais pas comment elle a fait, moi je n’aurais pas pu, si j’avais été à sa place. Surtout pour m’élever moi, merci du cadeau.

    Il paraît qu’un jour on a failli nous placer dans une famille d’accueil. Mais la dame qui range les enfants perdus dans des familles — ma sœur m’a dit que ça s’appelait « l’Administration » — a expliqué à Aurore qu’on serait séparés, parce que moi je ne pouvais pas aller dans une famille normale, avec deux parents normaux, un chien, un aquarium, une télé. Les enfants séléniens doivent être placés ailleurs.

    — Impossible, mademoiselle, vous comprenez…

    — Non, je ne comprends pas. Mon petit frère va rester avec moi, garanti.

     Œil de feu, Aurore. La dame a répondu encore que ce n’était pas garanti du tout, parce que pour s’occuper d’un enfant atteint de Sélénisme, il fallait des adultes « certifiés ». Un adulte certifié, c’est quelqu’un qui a passé des entretiens très sélectifs, qui a obtenu des piles de diplômes, qui a subi des épreuves de sport calquées sur l’entraînement de l’armée russe, qui a supporté une heure d’apnée dans une baignoire de l’Administration, qui a réussi des tests de résistance psychologique, qui a suivi un stage sur le thème de l’ouverture d’esprit, avec présence obligatoire à des conférences philosophiques sur le thème de l’Autre, à quoi il faut ajouter cinq ans d’études en orthophonie, du yoga intensif pour gérer les pulsions de meurtre, enfin un stage de survie en milieu lent, avec projection des films d’Andreï Tarkovski et de Terrence Malick. Bref. C’est ma sœur qui m’a expliqué tout ça, quand je lui ai demandé ce qu’il fallait pour qu’un adulte soit « certifié ». En tout cas, ma sœur n’était ni adulte ni certifiée. Elle était juste ma sœur : Aurore Stern.

    — On va devoir partir, tu comprends… On ne peut pas rester en France… elle m’a dit, le soir même.

    — Mais on est chez nous, ici…

    — C’est impossible, je te dis. Je suis désolée Octave. On n’a pas le choix, c’est comme ça.

    Alors on est partis. Dans notre situation, Aurore se sentait incapable d’assurer mon éducation, et surtout ma survie, on ne pouvait pas rester en région parisienne. Et puis de toute façon il y avait trop de monde, tout le temps, partout. Le rythme était fou. Sans compter tous ces gens qui pouvaient nous reconnaître et nous démasquer, nous livrant pour une poignée d’euros à l’Administration. Sans parler des voitures, on habitait tout près d’un périphérique, l’air était tout violet-gris, ma sœur m’a dit plus tard que dans ce quartier, on avait la même espérance de vie que les gens au douzième siècle, et qu’on avait bien fait de partir. Et puis il y avait toujours des accidents très graves, c’est étonnant en France ce que les gens se tuent, ça ne va pas du tout, je me souviens que les cars scolaires se jetaient contre les trains dès qu’il n’y avait pas de barrière, ils disaient ça à la télé, ça me fichait une sacrée frousse, après, les sorties scolaires. Des employés suicidés sautaient de leur bureau au quinzième étage, ils vous tombaient dessus en criant le nom de leur patron. Il vaut mieux lever la tête, en ville, en France. Dans les rues, parfois dans des petites tentes Quechua, des gens mouraient de faim, de froid, en plein Paris, comme si on était à la Préhistoire. C’était à ne pas savoir à quelle époque on vivait. Devant les cathédrales et les bureaux de poste, des bombes divines étaient cachées dans des poubelles, entre une bouteille de soda et un emballage de sandwich, ce qui n’a aucun intérêt, et surtout c’est extrêmement dangereux. Une fois, à la radio le matin — ma sœur écoutait toujours la « Matinale » de Nicolas Salamé je crois bien, elle disait qu’elle voulait garder le rituel de maman —, j’ai entendu qu’une femme se faisait tuer tous les deux jours par son mari. Se faire tuer une fois, ce n’est déjà pas drôle j’imagine, mais tous les deux jours ? Non ce pays, ce n’est pas possible. Et puis en France, souvent c’était le samedi, les gens manifestaient, ils voulaient une autre vie, du gazole moins cher, de l’amour, un président gentil. Quelque chose d’autre, en tout cas. Ils préféraient jouer aux cartes la nuit sur les ronds-points, sous la pluie, plutôt que leur vie normale, c’est dire. Je me souviens aussi de journalistes, des gens vraiment sympas, m’avait expliqué ma sœur, qui ont été massacrés pour avoir publié un dessin dans leur journal. Ça ne va pas la tête en France, je vous dis. Ça m’a rendu tellement triste, et puis ça m’a fait peur aussi, le dessin c’est toute ma vie. Toute cette violence, c’était juste horrible. Je ne sais pas si les enfants normaux peuvent la comprendre. Mais un enfant sélénien, je peux le dire, il n’y comprend rien du tout. Je crois bien que je ne retournerai jamais en France. Ça fait trop peur. Et puis on mange des escargots là-bas. Bref, n’y allez pas en France, jamais. Sinon, vous mourrez.

    Pour me maintenir en vie, ma sœur a pris une grande décision. Ça n’a pas été simple, au départ, de me faire comprendre tout ce que ça impliquait.

    — Écoute, Octave, nous allons devoir y aller. Regarde : Maman m’a laissé des consignes, et une clé, si jamais nous avions besoin de partir pendant son absence.

    Aurore m’a montré une petite boîte, qu’elle a ensuite ouverte. Et effet, j’ai remarqué une lettre pliée et un trousseau de clés à l’intérieur, ainsi que d’autres documents administratifs : nos cartes d’identité, des « autorisations de sortie du territoire » déjà signées, ce genre de choses, pour pouvoir voyager.

    — Ce sont les clés d’une maison qui se trouve en Italie, à Venise. C’est une vieille propriété familiale, Maman m’en a déjà parlé, autrefois. Je crois qu’elle n’est pas en très bon état, mais selon Maman, elle peut parfaitement nous accueillir. Et elle m’a donné toutes les indications nécessaires pour l’électricité, le gaz, ce genre de choses.

    — Mais comment on va faire pour payer toutes les factures, et le reste ?

    — On fera comme ici, ça ne change rien. Maman a mis tout l’héritage de ses parents sur un compte à notre nom. Ça va nous aider encore pour un certain temps. Dès qu’on sera installés là-bas, j’essaierai de trouver un petit boulot.

    — Maman est partie pour si longtemps que ça, tu crois ?

    — Eh bien… oui, Octave… Il va falloir qu’on soit patients. Et qu’on se débrouille bien, tous les deux, d’ici là. D’accord ?

    — Mais c’est où, au juste... « Venise » ?

    Aurore a pris une carte détaillée de l’univers, avec tous les pays de différentes couleurs – L’Italie, semble-t-il, est orange vue du ciel, l’Angleterre c’est jaune, la France c’est mauve — elle s’est munie en plus d’un livre de géographie, s’est versé un café, et a commencé à chercher.

    — Tu me montres sur la carte ?

    — Regarde, c’est là, tu vois, au nord-est de l’Italie. Venise. On va habiter ici, dans le quartier du Cannaregio.

    — Le Cannaregio ? Ils passent Gumball, dans le Cannaregio ?

    — Je n’en sais rien… Oui… peut-être… On s’en fiche ! En tout cas c’est là-bas que nous devons aller…

    — Mais tu es sûre que Maman est d’accord pour nous laisser partir dans le Can-na-re-gio ?

    — Oui… Je t’assure. C’est son idée. Elle a dû prévoir que ça deviendrait difficile de rester ici. Elle serait très contente de nous voir partir là-bas. Fais-moi confiance. Et puis c’est une très belle ville, Venise, je crois, tu verras.

    Moi, j’avais surtout peur que Maman revienne un de ces jours, et qu’on soit partis à ce moment-là. Tout ce qui comptait pour moi, c’était l’instant où je la retrouverais, enfin.

    — Et alors, quand est-ce qu’on y va, à Venise ?

    — Octave, on doit partir tout de suite…

    — Quand, « tout de suite » ?

    — Maintenant !

    Nous avons fait nos bagages, j’ai pris ma boîte de jeux, mon livre sur les étoiles, et une enveloppe avec à l’intérieur une lettre de Maman — elle l’avait écrite avant de partir pour son travail sur Mars, une lettre rien que pour moi et sur l’enveloppe c’était écrit à lire quand tu seras grand –, mon bonnet à doublure en kevlar pour sortir de la maison, en France. Ma sœur, quant à elle, avait une valise énorme toute remplie de livres, de clés USB avec plein de films dessus, de culottes et de chaussettes. Nous sommes allés prendre un train spécial à la gare, pour rejoindre l’Italie, un moment particulièrement éprouvant pour moi. Nous avons pris un « TGV ».

    280 kilomètres à l’heure. L’enfer absolu. J’ai paniqué dès que la vitesse de croisière a été atteinte. On a voulu me molester dans le wagon, certains voulaient dormir, malgré les rêves qui foncent à 280 kilomètres à l’heure. Comment ça peut se rêver, ça ? Aurore m’a caché dans sa valise une bonne partie du trajet, j’ai respiré par une paille. Personne ne m’a assassiné. J’avais mis plein de chaussettes sous mon T-shirt pour amortir les coups, au cas où.

    — C’est très malin, Otto, m’a dit Aurore, qui entre-temps était devenue Alba.

    Nous sommes arrivés à Milan, et après quelques sandwichs et changements de quais, nous avons finalement atteint la gare Santa Lucia, à Venise. Notre terminus. Il pleuvait. Il y avait peu de monde. C’était une fin de journée, en automne. Dans les allées du Cannaregio, on entendait nos pas résonner très fort. Les enseignes et les lanternes éclairaient notre chemin d’une petite lueur toute floue.

    — Ici ça devrait aller, m’a rassuré Alba, d’une voix confiante.

    Elle tenait un guide de la ville d’une main, de l’autre elle tirait les bagages. Elle cherchait l’adresse de notre future maison.

    — On va habiter dans la Maison de la baleine bleue, Otto. C’est comme ça qu’elle s’appelle. Tu vas voir, je suis sûre qu’elle va te plaire, p’tit frère.

    Moi, j’écoutais le doux clapotis de l’eau sur les marches des vieux palais, ils étaient à moitié engloutis, j’ai senti l’odeur des pizzas et de l’encre de seiches aux abords des restaurants. J’ai eu faim et j’ai eu envie de dormir tout de suite, à Venise. Pour un Sélénien, ce sont les deux principaux signes d’un bon équilibre, ou d’une « relation amicale avec l’écosystème » on m’a dit à l’école. Ma sœur était très

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