Faîtes des pères: le cahier bleu
Par Sabine Crégut
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À propos de ce livre électronique
Depuis qu’elle est à la retraite, Sabine Crégut savoure la vie, son mouvement et ses multiples trésors : couleurs, mots, notes et silences, cuisine... Tout est prétexte à la création et au jeu. Elle aime faire confiance à son intuition, suivre la direction du cœur. Et quand la vie est difficile ou douloureuse, c’est la nature, sa beauté et la multiplicité des chemins autour de sa maison qui lui permettent de retrouver le sourire.
Son travail ? Elle l’a adoré, avec passion. Ne lui dites pas qu’elle était professeure des écoles. Non. Elle était institutrice. Mais de remaniements en déconvenues, l’enseignement n’est devenu que contrainte car il ne permettait plus de répondre à son idéal : permettre à chaque enfant de découvrir ce qui pourrait le faire vibrer dans la vie.
Lorsque l’occasion s’est offerte d’être plus présente auprès de son père très malade, elle a été là, entièrement disponible à ce qu’ils avaient à vivre tous les deux.
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Aperçu du livre
Faîtes des pères - Sabine Crégut
FAÎTES DES PÈRES : LE CAHIER BLEU
Si ce texte est inspiré de la vraie vie, il ne raconte pourtant pas la vérité. Il évoque par petites touches comme en peinture impressionniste, ma relation à mon père. Ce lien particulier qui a transformé cet homme que tu aurais pu croiser dans la rue, ton mari, ton père ... en un homme singulier : mon papa
. La lumière est captée par mon œil le rendu des couleurs m'appartient et n'engage que moi. Vous auriez dit autre chose, vu autrement, mémorisé différemment ... Je n'évoque que ma lorgnette, enrichie des fruits de mon imagination parfois.
À mes très chères Maryse, Camille, Maï, à ma maman, j'espère que ce texte ne vous choquera ni ne vous blessera. Soyez persuadées que je l'ai écrit pour moi, et non pas contre vous. Soyez assurées de toute mon affection.
À mon mari, puisqu'il est ici une occasion inespérée de lui dire que je l'aime et combien je l'aime.
Merci à Annie d'avoir su me suivre pas à pas, d'avoir corrigé tous mes écrits. Elle m'a conseillée avec délicatesse, sincérité et authenticité. Sans elle, ce livre n'aurait pas vu le jour.
Merci à Evelyne, Jean-Marc, Agnès, Bruno, Martine et Fabienne pour leur relecture attentive, leurs remarques et conseils attentionnés.
Merci à maman de m'avoir mise au monde, sans quoi je ne pourrais pas faire tant d'erreurs mais aussi essayer tant de choses et vivre ma vie avec cet engagement.
Au bord de la mer
6 août 2018
Les princesses font du jogging
Une petite maison de pêcheur, immobile dans le temps. Autour, le monde bouge. Tout bouge tout le temps
, un de mes livres d’enfants préféré. Je devrais dire un de mes livres de maîtresse d'enfants
préféré. C'est compliqué la langue française. Tu as tout plein de mots à utiliser et tu crois que ça va être facile de te faire comprendre. Mais les mots ricanent. Ils disent le contraire de ton intention. Les mots sont des traîtres.
Tout près, Accroche Cœur
, la plage.
Je sors la poubelle. Une joggeuse passe, à la fraîche. Les joggeurs aiment à courir jusqu’à cette impasse. Ce maillot jaune n’est pas la première du jour, sans doute, mais je n'ai pas vu les autres. La sportive m’ignore du regard, mais pas que. Tout en elle m’ignore. Mon bonjour
ne sort pas. Et comme aucune idée de bonjour
ne la traverse, nos regards sont silencieux.
Peut-être qu’elle n’a pas de poubelle à sortir, elle. Peut-être que elle, elle n’a pas de déchets. Peut-être que elle, c’est une princesse.
J’achève ma triviale besogne dans l’inutile : Les poubelles ont déjà été ramassées, relevées, vidées. Je m’agite dans l’inutile.
Ne pas déranger
Ce matin, j’ai bondi du lit en entendant un bruit en bas… papa ? Il avait déjà les jambes hors du lit, le corps dans une curieuse position. Je ne pensais pas que sa raideur autoriserait de tels méandres.
Moi : Bonjour papa, ça va ? ... Tu veux te lever ?
Papa : Si ça ne te dérange pas…
C’est une obsession de papa, ne pas déranger. S’oublier dans l’oubli des autres. Exister sans être, ne pas être l’inconfort de son prochain. Ne pas déranger, SURTOUT, ne pas déranger. Tant et si bien qu’à force, le dérangement devient intense, provocant. L’autre, moi en ce moment, le prochain, l’aidant, sa femme, sa fille, ... culpabilise. Ne pas avoir su, vu, ou deviné. L’autre est renvoyé à son incompétence. Et nous voilà dans la merde !
La maladie a donné un terme au règne des princes et princesses à paillettes. Finis les monarques rayonnants ! Les reines belles, adulées, qui engendrent des blondes niaises et mijaurées.
La maladie et l’âge ont propulsé mon papa à la case pipi/caca. Il nage dans le fonctionnel de la vie, celui que l’on oublie toute sa vie, ou presque toute !
Comme malgré son absence de dentition dangereuse, personne ne veut plus allaiter mon papa, quand il fait caca, ça sent le caca. Ma mémoire de bébé s’est envolée. Est-ce que j’étais incommodée par l’odeur de mon propre caca ? À cet âge où je ne pouvais m’en dépatouiller toute seule ?
Aujourd’hui, l’odeur de caca m’incommode. Même le mien me gêne … Je suis sensible aux odeurs.
Un esprit de synthèse
Donc voilà, papa ne sait pas demander. C’est peut-être un trait de caractère. Aussi une caractéristique culturo-générationnelle. Demander ne se fait pas. Il est présomptueux d’avoir des envies, voire même des besoins. Conséquence, c'est à moi d'être aux aguets. Je dois être observatrice, prête à analyser une amorce de mouvement, un regard (les yeux sont traîtres, eux aussi) … Bizarrement, le geste lui vient avant la parole.
Langage du corps
Maman ne vit plus avec papa depuis des lustres (un lustre c'est 5 ans : il va falloir travailler les multiplications). Avec maman, en février, c’était tout pareil.
Je n’étais là que pour m’occuper d'elle, lui assurer du bien-être, tout du moins limiter l’inconfort de sa fracture explosive et douloureuse. L’hôpital ne voulait plus la garder. L’établissement de soins-de- suite
ne pouvait la recevoir par manque de place. Une place serait disponible une semaine plus tard… mais il ne devait pas y avoir d’interruption entre ces différentes prises en charge. Nous étions perplexes devant ces absurdités du système. Il nous aurait fallu tenir le bras de fer en refusant la sortie de l’hôpital jusqu’à ce que la place se libère effectivement. Nous n’avons pas su.
L’urgence passée, je prenais le relais pour le quotidien … Je suis une fille du quotidien, une fille du pipi/caca. Quoiqu'en dise mon odorat. C’est tout moi ça.
Maman non plus ne savait pas demander. Elle jouait de la périphrase d'une manière peut-être habile, mais qui me laissait interdite. Je me revois perplexe, debout au bord de son lit. C'était l'heure de la sieste. Je ne savais pas si je devais sortir ou lui masser les jambes. Je ne comprenais pas si c'était le moment ou mieux plus tard. Je me sentais toute petite et totalement incompétente.
Dans leur éloignement et l’absence, mes parents se donnent encore la main. Que ce soit pour l'un ou pour l'autre, je dois me transformer en Davy Crockett, analyser les traces dans la neige, humer le vent, interpréter le moindre signe. Ils ne savent pas demander, et moi, ça m'infantilise !
En ce moment dans ma famille, nous sommes les rois de la casse. Au propre ou figuré, peu importe. Nos organismes sont prolixes. Ce sont les logiciels de traduction qui fuient l’instantané. L'analyse nous guette. Même avec le temps, nous n’y comprenons pas grand-chose. Chacune chacun, se refermant sur sa propre douleur … Nous rêvons du non-dit
corporel, de la suggestion articulaire. Nous vivons le vif du sujet avec des entorses, des fractures, et autres contusions. Nous nous distribuons les fractures de ligaments, plaie jetée en pâture à l’infection, entorses, fractures …
Tous ces corps qui parlent… Mon corps essaie de s’exprimer, et moi je lui dis « Ferme-la ! ». Je ne fais pas que ça, je me mets aussi à l’écoute, des fois. Je cherche, j’interprète, j'hypothèse, je polyglotte profond.
Je manque de souffle.
Langue des signes
À 6 heures, j’entends du bruit. Je descends. Ce n’est pas la première fois de la nuit, mais là, papa semble vouloir se lever. Les autres fois, papa semblait dormir. C’est compliqué toutes ces hypothèses. Quand le corps devient un adversaire et que la parole échappe, on frôle l’impossibilité à communiquer. Les mots sont longs à venir, ou à ne pas venir, à se chercher et à échapper. Ils ne savent plus faire face à l’urgence. La nuit, le matin, Parkinson, c’est comme une camisole.
Quand j’étais allée rendre visite à papa, en juin, à l’hôpital, les mots étaient moins loin. Ils n’étaient pas trop vaillants, pas de parade ou de lever des couleurs, mais, bon, ils répondaient à la demande.
Maintenant, papa invente sa propre langue des signes.
Et moi, abrutie du matin, je ne comprends rien à rien. Un rond et un point au centre frappé sur la poitrine… Mais enfin, ce n'est pas si difficile !
C'est son cancer du poumon dont le nom se fait insaisissable.
Parkinson
par contre sort sans hésitation, du premier coup, comme un vieil ami dont on ne peut plus oublier le prénom. Ce doit être l’habitude. Cela fait un certain nombre de tours de Monopoly que papa est en case prison Parkinson
. Son corps se referme sur lui. Pas moyen d'en sortir.
Papa m’explique, Il a maintenant deux choses à maîtriser: Parkinson et (rond-point-poitrine). Je lui réponds que non. Il semble surpris. J’ajoute qu’il ferait mieux de profiter des plaisirs à sa portée plutôt que de chercher à contenir des adversaires si solides. Je vois bien qu’il n’est pas convaincu. Il a si peur de lâcher prise ! Il a de la lumière dans les yeux, l’intelligence vive, taillée à la serpe. Son intelligence a oublié de vieillir avec lui.
À ce moment-là, je me demande s’il est un reflet de mon avenir. Je suis tombée deux fois cette semaine… Est-ce que cela pourrait être mes premiers pas dans Parkinson ? La médecine dit que cette maladie n'est pas héréditaire. La médecine dit aussi que l'on constate
une prévalence dans certaines familles. La science est subtile. Elle s’exprime par circonvolutions. Je hais la science.
Amandine
Papa dort. Il a la bouche grande ouverte. Il ne montre pas les dents, il n’a plus de dents… ou presque plus. Je n’ose pas m’approcher pour les compter. En haut, avec celle qui vole au vent, c’est facile. Mais en bas, des petits bouts qui semblent soudés. Il devrait avoir un dentier, bientôt, un jour, quand il sera en mesure d’aller chez le dentiste, et que Maryse aura géré les urgences. Quand elle aura trois minutes de libre. Ce n’est pas gagné. J’espère parfois qu’il mourra avant le mako-moulage, j’ai peur de ne pas le reconnaître.
Il y a des édentés qui font édentés, lui, non. Il fait normal. D’autant qu’excepté pour mâcher à table où il a bien besoin qu’on lui mouline un peu le travail, ses dents ne semblent pas lui manquer. Quand les mots sont là, ils ne trébuchent pas sur la prononciation. C’est juste le souffle qui lui manque à papa. Et quand il sourit trop fort, l’isolée du haut fait incongrue. C’est juste celle-là qui fait vieux. Papa, lui, il ne fait pas si vieux.
Il n’a pas de ride.
Il a une vraie barbe à la Gainsbar et la même tonsure qu’à 20 ans. Parce que, de ce côté-là aussi, il était précoce. Somme toute, il a presque toujours été comme ça. Précoce et dégarni. Il n’a pas assis sa quarantaine en perdant ses cheveux, comme si il y avait quelque chose à perdre à être adulte. Ou alors, il savait tout cela trop tôt.
C'est la première visite de l'aide-soignante. J'ai accepté et même proposé de prendre le relais auprès de papa pour laisser Maryse souffler, pour lui permettre de prendre des vacances. Mais j'ai demandé de l'aide pour la toilette le matin.
Je vois une voiture s'arrêter devant la maison. Une drôle de voiture qui ne ressemble en rien à une voiture d'aide-soignante. Genre décapotable américaine. Et la femme qui en sort va bien avec la voiture. Cheveux dans le vent, larges lunettes de soleil, écharpe pour aller dans le sens du vent.
Papa se présente comme Parkinsonien, comme pour s’excuser d’être ce qu’il est. Et pourquoi pas cancéro-édento-parkinsonien tant qu’il y est ?
Amandine ne lui répond pas, enfin, pas sur ce sujet-là.
Mais elle lui dit qu'il fait jeune.
Amandine : Venez donc dans mes bras. Allez, faut bien en profiter un peu. Je suis là pour votre toilette, mais on peut bien en profiter un peu.
Avec Amandine, papa a les joues roses. Elle l'a même un peu massé, au-dessus de la fesse gauche. C’est là que ça pétillait, picotait ou je ne sais quoi. Papa avait l’air ravi de la fraîcheur d'Amandine. Et surtout, Amandine avait l'air de comprendre tout ce que disait papa! Amandine est énergique et tendre, ou tendre et énergique …? Drôle et joyeuse.
Tu es le cœur de ta fleur
Il faudra que je lui explique, à mon papa, l'histoire de la fleur. J’aime bien l’histoire de la fleur. Si tu mets la maladie au cœur, tu n’es plus qu’un pétale, et un jour tu tombes, évidemment. Si c’est toi le cœur, la maladie est à sa place de pétale, mais elle n'est pas tous les pétales. Papa, il a un pétale contrepèterie
. Je l’aurai bien écrit qu’on trop pétrit
, ou qu’on trop pète et rit
mais le dictionnaire me dit que c’est contrepèterie. Rien que le mot, je n’ai jamais pu m’y faire. Et depuis toujours, quand il me regarde avec cette étincelle du genre T'as vu hein, t'as vu hein ...???
Eh bien non, je n'ai rien vu. C'est pas vrai! Tu n'as pas compris? Non, je n'ai pas compris.
Papa a un pétale sciences. La grande, celle de Science et Vie. Moi, je m'arrête aux gros titres. Et aussi un pétale Caliméro. Mais, il le cache bien. Il ne se plaint jamais. Il fait celui à qui rien ne fait rien. Et quand tu le pousses dans ses retranchements à expliquer, c'est comme si il ne lui était arrivé que des vacheries.
Je n’avais pas beaucoup de portes d’entrées pour accéder à mon papa. Je ne contrepète pas, mais alors pas du tout. Et mes échecs en sciences, s'ils sont le fruit d’efforts renouvelés, sont devenus comme une deuxième peau. Adolescente, je cherchais à le toucher, à le faire réagir. Alors je suis devenue nulle en sciences, à fond. Tout ce que j'entreprends, je le fais à fond. C’est presque un de mes pétales à moi, cette capacité à l'incompétence parfaite. Lui, ça l'a fait rire. Moi, j'ai cru qu'il s'en fichait complètement, qu'il ne m'aimait pas vraiment. Sinon, il se serait fâché, il aurait essayé de me secouer. Lui, il se moquait bien de savoir si j'étais bonne ou pas en math, en physique,… Il était tellement angoissé tout le temps et appliqué à le cacher qu'il ne pouvait pas en plus s'inquiéter pour mon avenir.
Mes deux sœurs ont usé quelques neurones sur les contrepèteries. Moi, j’ai surfé dessus. Bon, n’empêche, elles, elles comprennent, et moi pas !
Après le départ d'Amandine, j'ai dit à mon papa : tu n'es pas ta maladie. Tu n'as pas à l'incarner, à faire corps avec elle. Elle va se débrouiller toute seule.
Déjà, ce matin il ne m’a pas cru quand je lui ai dit qu’il pouvait baisser la garde, que les maladies n’en profiteraient pas pour s’engouffrer. Il est tout le temps en vigilance orange. Tout le temps en résistance … Ça épuise. Pourtant, s’il enlève l’opposition, il ne se passe rien. Les maladies ne vont ni en profiter, ni s’en aller. Tant qu’il s’arc-boute, pour elles, c’est du pain béni. Elles le croquent avec encore plus de bonheur. Il devrait garder ses forces pour la vie, pas pour le conflit.
Papa a un pétale « moniteur de voile ». Amoureux de la mer et des bateaux surtout. Ce pétale-là a séché sur la tige. Il fait compost pour la matière grise. Quand il a des revues de voile, je crois qu’il aime bien.
Il a un pétale langage des yeux. Quand les mots se perdent dans le labyrinthe de son cerveau, tu regardes ses yeux et déjà tu comprends un peu, parfois même plus. Moi, des fois c’est comme ça. Je dis des fois parce que je ne veux pas me vanter. Et des fois, je ne comprends rien du tout.
Laisser le temps au temps
En avril, papa a été hospitalisé pour un globe. Rien à voir avec le tour du monde à la voile. C'est le nom donné à la vessie qui gonfle, genre grenouille imbécile qui vise le bœuf. Le médecin de l’hôpital se posait des questions sur la santé cognitive de mon papa, comme souvent. Les médecins sont pressés, toujours, c’est intrinsèque. Ils ne laissent pas beaucoup de temps pour répondre à leurs questions. Ils ne connaissent pas le langage des yeux. Des fois, ils ont oublié qu’il y a deux yeux dans un visage. Ou alors on ne leur a pas appris, ou bien encore, ce jour-là ils avaient la gastro-entérite. Ça aussi, ça presse ! Leur maman ou leur papa les a trop poussés dans les études. Ils ont monté l’ascenseur professionnel par les escaliers, parce que, comme ça, ça fait un entraînement physique en même temps. Enfin, ils n’ont pas pris le temps de regarder les autres. Je ne sais pas s'ils se sont vraiment regardé eux-mêmes