Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie
Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie
Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie
Livre électronique735 pages9 heures

Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Le projet de réunir à Alexandrie tous les livres du monde n’avait pas pour seul objectif de contribuer à la gloire des Ptolémées, il visait aussi à attirer dans cette ville des érudits capables d’exploiter ces livres pour en produire d’autres et faire ainsi avancer la littérature et la science de leur temps.
Ce texte évoque cette aventure intellectuelle, l’une des plus exaltantes que l’humanité ait vécue et qui s’est déroulée pendant sept siècles. Il rappelle comment Alexandrie fut fondée et bâtie par des hommes de talent et aux grandes ambitions, au point de devenir pour un temps la plus belle ville du monde antique. Il rappelle aussi comment la folie d’autres hommes a engendré l’incroyable série de guerres, de révoltes populaires, d’intrigues de palais, d’assassinats et de débauches qui ont provoqué l’inexorable déclin de la ville et de sa Bibliothèque.
Un travail considérable a pu néanmoins être accompli au sein de cette dernière, depuis la gestion de catalogues recensant les 500 000 rouleaux de papyrus qu’elle pourrait avoir hébergés, jusqu’à l’étude critique de leur contenu. Il est montré ici comment la disponibilité de ces rouleaux a rendu possible la production de quelques pièces remarquables de la littérature ou de la philosophie alexandrines, l’accroissement considérable des connaissances historiques et géographiques de l’époque, ainsi que des contributions exceptionnelles à l’histoire des mathématiques, de l’astronomie, de la mécanique et de la médecine.
Ce livre se conclut par une évocation du sort de la Bibliothèque d’Alexandrie et de celui des manuscrits en général rappelant - s’il en était besoin à l’époque que nous traversons - que « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».
LangueFrançais
Date de sortie9 nov. 2022
ISBN9782312128917
Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie

En savoir plus sur Jean Arcady Meyer

Auteurs associés

Lié à Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie

Livres électroniques liés

Histoire pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le fabuleux destin de la Bibliothèque d'Alexandrie - Jean-Arcady Meyer

    cover.jpg

    Le fabuleux destin de la Bibliothèque d’Alexandrie

    Jean-Arcady Meyer

    Le fabuleux destin de la Bibliothèque d’Alexandrie

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    Guillot, A. & Meyer, J.A. Des robots doués de vie ? Editions Le Pommier. 2004.

    Guillot, A. & Meyer, J.A. La bionique. Dunod. 2008.

    Guillot, A. and Meyer, J.A. Бионика. Когда наука имитирует природу. Техносфера. 2013. Traduction russe de La bionique.

    Guillot, A. and Meyer, J.A. How to Catch a Robot Rat. When Biology Inspires Innovation. The MIT Press. 2010. Traduction anglaise de La bionique.

    Guillot, A. & Meyer, J.A. Poulpe fiction. Quand l’animal inspire l’innovation. Dunod. 2014.

    Meyer, J.A. Dei ex Machinis. La vie et l’œuvre des principaux facteurs d’automates et proto-robots, depuis les légendes anciennes jusqu’aux débuts de l’Intelligence Artificielle. Volume I – De l’antiquité à Hans Schlottheim. Les Editions du Net. 2015.

    Meyer, J.A. Dei ex Machinis. La vie et l’œuvre des principaux facteurs d’automates et proto-robots, depuis les légendes anciennes jusqu’aux débuts de l’Intelligence Artificielle. Volume II – De Salomon de Caus à Johann Nepomuk Maelzel. Les Editions du Net. 2015.

    Meyer, J.A. Dei ex Machinis. La vie et l’œuvre des principaux facteurs d’automates et proto-robots, depuis les légendes anciennes jusqu’aux débuts de l’Intelligence Artificielle. Volume III – De Jean-Baptiste Schwilgué au milieu du XXe siècle. Les Editions du Net. 2015.

    Guillot,A & Meyer, J.A. l’Or vert. Quand les plantes inspirent l’innovation. CNRS Editions. 2020

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-12891-7

    Je dédie ce livre à Zsolt Kiss, mon ami retrouvé.

    Avant-Propos

    Dès mon année de 6ème au Lycée Montaigne, à Paris, j’ai été passionné par l’histoire de l’Antiquité. Je partageais cet engouement avec Zsolt Kiss, un ami de mon âge qui vivait avec sa mère dans le même immeuble que moi. Ils étaient Hongrois et avaient quitté leur patrie, après que le père de famille ait été assassiné par les communistes.

    Je me souviens que Zsolt et moi fréquentions les bouquinistes des quais de Seine et les librairies du Quartier Latin pour dénicher des ouvrages d’auteurs grecs ou latins peu onéreux dont nous faisions chacun collection. Pour ma part, j’arrivais à gagner quelque argent pour cela, en revendant des vieux journaux aux commerçants du quartier ou en rapportant des bouteilles ou pots de confitures consignés. Je me souviens ainsi de l’extrême plaisir que j’ai ressenti le jour où j’ai pu revenir chez moi en transportant dans une valise les œuvres complètes de Cicéron en 30 volumes.

    Je me souviens, surtout, qu’ayant choisi d’étudier le latin en 6ème, puis le grec à partir de la 4ème, j’arrivais, à l’occasion de la plupart des versions à faire à la maison, à retrouver dans mes livres l’auteur et la traduction du texte correspondant. J’adorais me livrer à ce genre de recherche et il m’arrivait d’y passer beaucoup plus de temps que si je m’étais attaqué directement à la traduction correspondante.

    J’ai continué à étudier le latin et le grec lorsque je suis passé du Lycée Montaigne au Lycée Louis Le Grand, dans le cadre de ces merveilleuses classes A’ où sciences et lettres bénéficiaient de la même qualité d’enseignement et que des générations d’irresponsables ont ensuite laissé disparaître…

    C’est à cette époque que Zsolt a quitté la France pour la Pologne, sa mère s’étant remariée avec un diplomate de ce pays. Nous nous sommes alors perdus de vue pendant plus de 50 ans, jusqu’à ce qu’une connaissance commune ne me donne son adresse email. J’ai alors appris de lui qu’il était devenu archéologue, qu’il avait travaillé à Alexandrie, à Palmyre et à Apamée et qu’il avait récemment participé au catalogue de l’exposition parisienne « Trésors engloutis d'Egypte ».

    *    *

    *

    Pour finir, les circonstances de la vie et la « jubilation des hasards » ont fait que je suis devenu ingénieur et non archéologue comme Zsolt. Pour autant, je continuais à me passionner pour l’Antiquité et à lire autant d’ouvrages que possible sur le sujet, me promettant à moi-même de me replonger, une fois la retraite venue, dans tous les textes d’auteurs latins et grecs que j’avais à tout prix conservés, malgré une douzaine de déménagements successifs.

    C’est alors que - il y a de cela une dizaine d’années environ - à l’occasion d’un dîner au Pays Basque, la conversation avait porté sur la Bibliothèque d’Alexandrie. Un ami américain ayant soutenu qu’elle avait été incendiée par Jules César, j’ai répondu qu’il ne me semblait pas que ce soit le cas mais, faute d’arguments de part et d’autre, nous avons alors convenu d’un pari pour régler le différend.

    Lorsque, au moment du café, j’ai pu interroger Internet avec mon téléphone, dès que les premières informations sur la Bibliothèque d’Alexandrie se sont affichées à l’écran, une quantité invraisemblable d’autres informations me sont aussitôt revenues en mémoire. Comment avais-je pu oublier que j’avais lu - et même annoté - les ouvrages de Canfora et El-Abbadi sur le sujet, que j’avais appris que, non seulement César, mais d’autres Romains et même les conquérants arabes, avaient été accusés d’avoir détruit cette bibliothèque et que j’avais découvert que, de nos jours, son sort ultime commençait à faire l’objet d’un relatif consensus ? Choqué et vexé de ces oublis, je les ai en quelque sorte sanctionnés en annonçant que j’avais perdu notre pari, même si, objectivement, nous avions fait match nul. J’ai néanmoins savouré avec cet ami l’apéritif que je lui ai offert le lendemain matin, à la terrasse d’un des cafés entourant le kiosque à musique de Saint Jean de Luz.

    *    *

    *

    Et voilà qu’un jour, la retraite a sonné. Alors qu’une bonne partie de ma vie professionnelle avait consisté à concevoir des robots bio-inspirés, j’ai ensuite consacré huit années de ma vie à écrire un ouvrage sur les fondements historique de cette activité.  Intitulé Dei ex Machinis, cet ouvrage traite de la vie et des œuvres des facteurs d’automates et proto-robots dont l’Histoire a conservé la mémoire.

    Naturellement, lorsque j’ai ainsi eu à m’intéresser à Archimède, Ctésibios, Philon ou Héron, ma passion pour l’Antiquité, d’une part, et ma frustration à propos de la Bibliothèque d’Alexandrie, d’autre part, se sont réveillées…

    Aussi, après huit années dédiées aux automates, j’en ai consacré quatre autres à cette Bibliothèque. Or, vers la fin de ce travail, je suis tombé sur la référence d’un ouvrage collectif publié par les archéologues du Centre Polonais d’Archéologie Méditerranéenne et portant sur les fouilles du quartier de Kom el-Dikka à Alexandrie. Zsolt en était le premier signataire. J’ai pu reprendre contact avec lui et lui envoyer une copie de mon manuscrit.

    *    *

    *

    L’écriture de ce texte s’est révélée beaucoup plus difficile que prévu et j’ai eu plusieurs choix à faire.

    En premier lieu, je n’ai pas voulu me limiter aux questions habituellement soulevées à propos de cette Bibliothèque : où était-elle située, combien de livres contenait-elle, qui l’a fréquentée, qui l’a détruite, etc. ? Au contraire, j’ai voulu faire partager au lecteur le plaisir que j’ai eu à découvrir ou redécouvrir dans quel contexte historique et géographique son fabuleux destin s’était déroulé - ce qui revient à donner presque autant d’importance à Alexandrie, à ses bâtisseurs, à ses dirigeants et à ses habitants qu’à sa Bibliothèque et à ses lecteurs. Dès lors, il devenait extrêmement difficile de présenter en un discours linéaire les composants essentiellement multidimensionnels - histoire, géographie, architecture, sociologie, sciences, lettres - de ce destin. J’ai choisi de les distribuer dans des chapitres aussi homogènes que possible, mais relativement indépendants les uns des autres, au risque de devoir souvent rappeler que telle ou telle information a déjà été évoquée précédemment ou d’annoncer qu’elle sera développée plus loin.

    J’ai voulu aussi faire partager au lecteur le plaisir que j’ai eu à découvrir certains détails ou anecdotes, parfois peu connus, considérant que les uns et les autres sont souvent très révélateurs du contexte dans lequel des événements en apparence plus importants se sont déroulés. Cela m’a notamment conduit à multiplier les notes en bas de page - une caractéristique qu’on retrouve dans un grand nombre des ouvrages cités dans la bibliographie, sans doute parce que le sujet s’y prête - et à me sentir mal à l’aise lorsqu’il m’est arrivé de critiquer l’excès d’érudition dont certains auteurs alexandrins ont fait preuve. Doctus cum libro rappelait souvent l’un de mes professeurs, ce qui signifie qu’il est facile d’avoir l’air savant quand on puise ses informations dans le livre d’un autre. Alors cum Internet

    Au nom des mêmes principes - au risque, ici encore, d’épuiser le pouvoir de concentration du lecteur - j’ai multiplié les citations d’auteurs anciens ou modernes. Pour les seconds, j’ai veillé à toujours fournir les références correspondantes. Pour les premiers, en revanche, lorsque les citations en question étaient extraites d’un ouvrage moderne, j’en ai également donné la référence. Lorsque ce n’était pas le cas, je précise ici que les citations en question sont tirées de l’excellent site du regretté Philippe Remacle (remacle.org), citations dans lesquelles j’ai, à l’occasion, modifié un mot ou une phrase lorsque le texte correspondant m’apparaissait trop « daté ». C’est la solution que j’ai choisie pour éviter d’ajouter d’autres notes et d’autres références à ce texte qui en comprend déjà beaucoup.

    Un tel choix pose cependant problème lorsqu’une citation est censée éclaircir un point délicat, par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer si, oui ou non, les livres de la Bibliothèque ont brûlé lors de la Guerre d’Alexandrie. Il est aisé de se rendre compte alors de l’incidence de la traduction sur l’interprétation à donner de la citation en question et de réaliser que, parfois, deux traductions d’un même texte conduisent à des interprétations sensiblement différentes. C’est pourquoi un grand nombre des érudits ayant traité des sujets évoqués ici accompagnent leurs citations du texte original en grec, en latin ou en d’autres langages éventuels.  Je n’ai pas voulu suivre cette pratique parce que ce livre ne s’adresse pas à des spécialistes. J’ai, au contraire, considéré qu’il était assez chargé comme cela et que si un lecteur était suffisamment curieux ou sceptique pour vouloir se référer aux textes d’origine, il n’avait pas besoin de moi pour les retrouver - d’autant qu’une partie de ces textes est directement disponible sur le site mentionné plus haut.

    J’espère enfin qu’au prix de quelques bémols et de quelques conditionnels - plutôt qu’à celui de centaines de notes et références supplémentaires - j’ai sensibilisé le lecteur au fait que la réalité de certains événements ou la pertinence de certaines analyses exposées ici sont, encore de nos jours, l’objet de nombreuses controverses entre spécialistes. Je me suis souvent résigné, mais pas toujours, à ne présenter ici que les points de vue majoritaires, lorsque détailler les opinions contraires m’aurait éloigné encore plus du cœur de mon sujet.

    *    *

    *

    J’ajoute qu’en rédigeant cet ouvrage, j’ai eu l’occasion de communiquer avec quelques collègues universitaires que je suis heureux de saluer ici. J’ai particulièrement apprécié que Christian Jacob - dont j’ai souvent cité ici les analyses remarquables - m’ait encouragé dans mon entreprise. Je suis également très reconnaissant envers Florent Jacques, le « papyrothécaire » de l’Institut de Papyrologie de la Sorbonne, qui m’a permis d’admirer un grand nombre des documents confiés à sa garde et à son expertise. Il m’a même aidé à déchiffrer quelques mots-clés grecs sur l’un d’entre eux, de sorte que j’ai eu un instant l’illusion de découvrir tout seul que j’avais sous les yeux un texte littéraire célèbre, celui dans lequel Homère décrit l’épisode d’Ulysse et du Cyclope au chant IX de l’Odyssée… J’ai également apprécié les courts échanges que j’ai eus avec Bernard Vitrac sur la possible présence d’Archimède à Alexandrie, avec Germaine Aujac sur la carte d’Eratosthène et avec Victor Gysembergh sur le palimpseste Climaci Rescriptus. Je veux aussi exprimer ma gratitude envers Francesca Schironi - qui a bien voulu répondre à mes questions sur les hypomnemata d’Aristarque ou sur les formes pronominales propres à Homère - ainsi qu’envers Maria Broggiato - qui en a fait autant à propos de Cratès de Mallos et du bouclier d’Achille - tout en espérant que ce que j’ai écrit sur ces sujets et sur d’autres ne trahit pas les pensées profondes de ces éminents collègues.

    *    *

    *

    Enfin, je tiens à dédier ce livre à Zsolt, qui n’a pas pu me transmettre avant publication les corrections ou critiques que ce texte lui a inspirées. J’espère simplement que les unes et les autres ne sont pas suffisamment nombreuses pour qu’il regrette ce témoignage d’amitié et de soutien

    Introduction

    « Il n’y a aucun moyen plus honnête et assuré pour s’acquérir une grande renommée parmi les peuples que de dresser de belles et magnifiques bibliothèques pour après les vouer et consacrer à l’usage du public ».  Gabriel Naudé - Avis pour dresser une bibliothèque (1627).

    Le 16 octobre 2002, le président de la République d’Egypte, Hosni Moubarak, a inauguré la Bibliotheca Alexandrina - la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie. Ce bâtiment est situé sur la Corniche à la hauteur de la presqu’île de Silsileh - qui s’appelait autrefois le Cap Lochias - tout près de l’ancien Palais royal et, sans doute, de l’emplacement de l’ancienne Bibliothèque.

    L’Alexandrina a la forme d’un disque solaire tronqué de 160 mètres de diamètre, incliné vers la Méditerranée (Figure 1). Ce disque symbolise à la fois le soleil levant et l’incomplétude des connaissance humaines. Comprenant onze étages dont quatre sous terre, l’Alexandrina a été dessinée par un cabinet norvégien et son coût - environ 220 millions de dollars - a été supporté par l'Egypte, l'Unesco et plusieurs pays étrangers. La France a financé l'étude de son système informatique, le Japon s'est chargé de son matériel audiovisuel et la Norvège a fourni le bois de ses salles de lecture. De nombreuses bibliothèques occidentales lui ont offert des livres et des copies de manuscrits. Sa collection initiale de 200 000 livres ne cesse d’augmenter et pourrait atteindre à terme les 8 millions. Environ 1,5 million de personnes lui rendent visite chaque année, accueillis par une statue colossale supposée représenter Ptolémée I Sôter (Image de couverture).

    img1.jpg

    Figure 1. La nouvelle bibliothèque d’Alexandrie. © Bibliotheca Alexandrina. Photo Gallery

    Le mur extérieur de l’Alexandrina est revêtu de granite dans lequel sont gravées 6 300 lettres provenant de l’alphabet de 120 langues et constituant autant de symboles des écritures du passé et du présent. Les 56 ouvertures modulaires de son toit évoquent l’agencement d’une puce électronique et permettent de faire pénétrer la lumière dans le Hall des Ptolémées, la salle de lecture la plus vaste du monde. Cette salle, que le visiteur peut admirer depuis un balcon appelé Le Triangle de Callimaque, a la forme d’une bulle et offre 2 000 places de lecture distribuées sur sept niveaux. Elle a été conçue pour donner l’impression d’être suspendue dans un espace extraterrestre que seul le savoir relie à la réalité. Elle renferme une forêt de colonnes en formes de lotus conférant au béton une noblesse particulière [304].

    La vocation de cette nouvelle bibliothèque est largement inspirée de celle de son illustre devancière - la Bibliothèque d’Alexandrie - à laquelle les pages qui suivent sont consacrées. Toutefois, plutôt que de chercher à héberger tous les livres du mondes entier - un « rêve d’universalité » [168] qui serait absurde et parfaitement irréalisable de nos jours -  les concepteurs de l’Alexandrina ont veillé à la connecter à la plus grande partie du savoir correspondant, d’une part en promouvant toutes formes d’échanges avec les autres bibliothèques dans le  monde, et d’autre part en lui facilitant l’accès aux  ressources de l’Internet tout en l’engageant dans le projet international d’archivage de ces ressources. De plus, pour que l’Alexandrina contribue à accroître ce savoir et pour qu’elle continue à répandre le sens de l’universalisme si caractéristique de la Bibliothèque antique, elle a été adossée à un vaste centre culturel susceptible d’attirer de nombreuses communautés d’érudits, d’artistes et de chercheurs. Outre un dôme céleste et trois musées, cet ensemble comprend cinq instituts de recherche, un planétarium, six galeries d’art et un centre de conférences pouvant accueillir jusqu’à 3 000 participants [268].

    Ainsi, même si cette superbe réalisation moderne n’efface en rien le regret de la disparition de sa devancière, du moins en évoque-t-elle la splendeur [250]. Puissent ces pages contribuer aussi à revivifier ce passé, à montrer comment l’héritage culturel égyptien a été assimilé et sublimé par le génie grec, et à rappeler quels trésors de la littérature et de la science démontrent que la Bibliothèque d’Alexandrie - que les Anciens surnommaient « Le Miroir de l’Univers » - fut au cœur de l’une des aventures intellectuelles les plus exaltantes et les plus agitées que l’humanité ait connue.

    Le récit de ce fabuleux destin est distribué ici en six parties.

    La première rappelle comment Alexandre le Grand est arrivé en Egypte, comment il a fondé Alexandrie et comment il a fini par y être inhumé.

    La deuxième évoque l’organisation sociale et le développement économique d’Alexandrie sous la dynastie des Ptolémées.

    La troisième décrit les principaux monuments d’Alexandrie considérée comme la plus belle ville du monde à l’époque hellénistique. C’est à cette occasion que l’emplacement, l’organisation et la vocation du Musée et de la Bibliothèque sont discutés.

    La quatrième est consacrée aux activités qui se déroulaient au sein de ces deux institutions dans le but de préserver, de perpétuer et d’épurer les connaissances qui s’y accumulaient, mais aussi de les cataloguer, de les commenter et de les développer.

    Le résultat de ces activités est présenté dans la cinquième partie, dans laquelle se trouve résumée l’extraordinaire contribution des érudits alexandrins à la littérature et aux sciences de leur époque.

    La dernière partie décrit le long déclin d’Alexandrie, de la domination romaine à la conquête arabe, de Cléopâtre à Omar. Un rappel final sur la perte ou la préservation des ouvrages de l’Antiquité vise à remettre la disparition de la Bibliothèque en perspective.

    Au total, ce texte illustre la justesse de cette remarque de Christian Jacob : « Le véritable mythe de la Bibliothèque d’Alexandrie ne réside pas dans les circonstances de sa destruction, mais dans le paradoxe qu’une institution aussi influente ait laissé si peu de traces, non seulement matérielles, mais aussi documentaires, sur sa configuration, son fonctionnement et son personnel. Nous ne pouvons qu’observer les ondes de choc de cette fondation dans l’espace et le temps, alors que l’épicentre proprement dit s’est volatilisé… » [166]

    PREMIÈRE PARTIE :

    La fondation d’Alexandrie

    Alexandre en Egypte

    Au début du printemps 334 avant JC, Alexandre (Figure 2) reprit à son compte le dessein de son père, Philippe II roi de Macédoine. Il s’agissait de venger Grecs et Macédoniens de l'expédition de Xerxès sur le sol grec, survenue près de 150 ans plus tôt{1}, et de porter à cette fin la guerre sur le territoire des Grands Rois qui s’étaient succédés de père en fils jusqu’à Darius III. 

    img2.jpg

    Figure 2. Buste d’Alexandre le Grand. Copie romaine d’un original de Lysippe de Sicyone. Glyptothèque de Copenhague. ©Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic.

    Alexandre laissa donc le gouvernement de la Macédoine et treize mille cinq cents soldats à son général Antipater et fit traverser l'Hellespont - le Détroit des Dardanelles - à 180 trières de guerre et 400 barges transportant le reste de son armée. Celle-ci comprenait 1 500 cavaliers nobles - les hétaires (compagnons) - 9 000 fantassins - les pezhétaires (compagnons à pied) - et 3 000 combattants d'élite - les hypaspistes (porteurs de boucliers) - qui servaient à la fois de garde royale et de chaînon entre les cavaliers et les fantassins lourds. Ce noyau macédonien était complété par des contingents en provenance des peuples auxquels Alexandre avait imposé son alliance : des Thraces, brillants cavaliers et experts en reconnaissances rapides, des Thessaliens, cavaliers eux aussi, et des Grecs en provenance de toutes les cités, notamment. Une forte artillerie de siège - catapultes et béliers en particulier - complétait l'équipement de l'armée. C'est donc à la tête d'une quarantaine de milliers d'hommes, auxquels divers géographes et savants s'étaient joints, qu'Alexandre envahit un territoire presque sans bornes, dominé par Darius III, un monarque aux ressources illimitées, pour affronter une armée qu'on disait composée de plus d'un million de soldats. L'exagération était manifeste et l'armée ennemie allait se révéler aussi hétéroclite que médiocrement conduite.

    Après avoir vaincu deux fois l’armée perse, à la rivière du Granique{2} en mai -334 et à Issos en novembre -333, Alexandre remit à plus tard la poursuite de Darius et, songeant d’abord à protéger ses arrières, partit à la conquête de la Phénicie. Après sept mois de siège, il enleva la ville de Tyr en août -332.

    Poursuivant alors sa route vers le sud, Alexandre pénétra en Egypte sans rencontrer d'opposition, le satrape Mazacès n’ayant aucune armée à lui opposer. Dans la mesure où il débarrassait le pays de la domination perse, il passa même aux yeux de beaucoup pour un libérateur. A Péluse, il retrouva sa flotte, lui fit remonter le Nil et gagna lui-même Memphis par voie de terre. Il y trouva un trésor qui le renfloua opportunément.

    Évitant de brutaliser les Égyptiens, il montra pour leurs dieux la vénération superstitieuse qu'il accordait libéralement à toutes les divinités et fit rebâtir deux sanctuaires. Ne négligeant pas pour autant la culture hellénique, il organisa aussi une fête athlétique et musicale à la manière grecque. Quelques-uns des musiciens et acteurs les plus renommés du monde grec prirent part aux concours [31]. Quittant ensuite Memphis, il descendit le Nil et, près de Canope (actuelle Aboukir), il décida de fonder une ville, Alexandrie.

    PHAROS ET RHACOTIS

    Dans sa description de la vie d’Alexandre, Plutarque décrit ainsi l’épisode de la fondation d’Alexandrie survenu en janvier 331 avant JC. :

    Alexandre, après avoir conquis l’Egypte, forma le dessein d’y bâtir une ville grecque, grande et populeuse, et qui portât son nom. Déjà, sur l’avis des architectes, il en avait mesuré et tracé l’enceinte, lorsque la nuit, pendant qu’il dormait, il eut une vision merveilleuse. Il lui sembla voir un vieillard à cheveux blancs, et d’une figure vénérable, qui s’arrêta près de lui et prononça ces vers{3} :

    « Puis il est une petite île, dans la mer aux vagues tumultueuses,

    Sur la côte d’Egypte : on la nomme Pharos ».

    Aussitôt il se lève, et va voir Pharos, qui était encore une île en ce temps-là, un peu au-dessus de la bouche canopique ; mais aujourd’hui elle tient au continent par une chaussée. Il fut frappé de l’admirable disposition des lieux ; car cette île est une bande de terre assez étroite, placée comme un isthme entre la mer et un étang considérable, et qui se termine par un grand port.

    « Homère, dit-il, ce poète merveilleux, est aussi le plus habile des architectes » et il ordonna qu’on traçât un plan de la nouvelle ville, conforme à la position du lieu. Comme on n’avait pas de craie sous la main, on prit de la farine, et on traça sur le terrain, dont la couleur est noirâtre, une enceinte arrondie en forme de chlamyde, dont la surface était fermée à la base par deux lignes droites de grandeur égale, et qui en étaient comme les deux franges. Le roi considérait ce plan avec plaisir, lorsque tout à coup un nombre infini de grands oiseaux de toute espèce vinrent fondre, semblables à des nuées, sur le lieu où l’on avait dessiné l’enceinte, et ne laissèrent pas trace de toute cette farine. Alexandre était troublé de ce prodige ; mais les devins le rassurèrent, en lui disant que la ville qu’il bâtirait aurait en abondance toute sorte de biens et nourrirait un grand nombre d’habitants venus de tous les pays du monde. Il ordonna donc aux architectes de se mettre sur-le champ à l’œuvre.

    Bien d’autres écrivains grecs évoquaient l’île de Pharos et propageaient des légendes souvent aussi compliquées que contradictoires. L’une d’elles, par exemple, faisait de cette île la demeure de Protée, dieu marin fils de Poséidon et gardien des « troupeaux de la mer » - c’est-à-dire des phoques. Protée connaissait le passé, le présent et l'avenir, mais n'aimait pas révéler ce qu'il savait. Ceux qui désiraient le consulter étaient obligés de le surprendre pendant sa sieste et de le ligoter ; et même lorsqu'il était pris, il essayait encore de s'échapper en prenant toutes sortes de formes - celle d’un animal ou celle d’un élément tel que l'eau ou le feu - pour échapper aux questions. Mais, si celui qui l'avait capturé ne lâchait pas prise, Protée revenait finalement à sa forme première, donnait la réponse désirée et plongeait dans la mer.

    Selon une autre légende, parce qu’elle regrettait Ménélas, Hélène se serait enfuie de Troie avant la prise de la ville. Elle aurait soudoyé un capitaine de bateau, nommé Pharos, lui demandant de la conduire à Sparte. Mais une tempête les avait jetés sur une île près de la côte d'Egypte. Là, un serpent avait piqué Pharos, qui en était mort. Hélène l'avait enterré et avait donné son nom à l'île en question. A la fin de la guerre, Ménélas l'y aurait retrouvée et serait reparti avec elle, après avoir été confiné dans l’île pendant vingt jours parce qu’il n’avait pas manifesté suffisamment de dévotion à l’égard des dieux{4}.

    Indépendamment de ces légendes, l’île de Pharos avait déjà suscité l’intérêt des pharaons, notamment Thoutmosis III et Ramsès II, qui en avaient fait un important relais pour les échanges commerciaux avec les pays grecs, phéniciens ou cyrénéens. Des fouilles menées au début du XXème siècle ont ainsi mis au jour d’importantes constructions, notamment une jetée, un brise-lame, des quais de débarquement et des bassins [25]. De même, dès le début du Nouvel Empire la nécessité de défendre les franges du Delta contre les attaques étrangères s’était imposée, de sorte qu’un important poste de garde avait été installé en face de l’île, dans le village de pêcheurs et de pirates appelé Rhacotis, afin de protéger l’ouest du Nil des intrusions libyennes [113].

    Ce sont probablement des motivations du même ordre, à la fois commerciales et militaires, qui poussèrent Alexandre à édifier une ville nouvelle sur les sites de Pharos et Rhacotis, bien davantage que de quelconques réminiscences littéraires ou la volonté de créer une nouvelle capitale. Il paraissait clair en effet qu’une grande ville, implantée dans ce territoire fertile et dotée d’une administration gréco-macédonienne efficace, ne tarderait pas à se développer au plus grand profit des commerçants grecs établis de longue date dans le Delta, pourvu qu’elle soit dotée de ports bien protégés permettant des échanges aussi bien maritimes - avec le monde égéen - que fluviaux - avec l’arrière-pays.

    Par ailleurs, au moment de s’enfoncer au cœur de l’Asie et de repartir à la poursuite de Darius, Alexandre continuait d’éprouver le besoin de protéger ses arrières. Désigné commandant en chef par le Grand Roi à l'hiver -334, Memnon de Rhodes venait de mener de nombreux combats en Mer Egée pour couper le ravitaillement de l’armée macédonienne, à Cos, à Chios et à Mytilène notamment. Alors qu’il était mort de fièvre en -333, son neveu, Pharnabaze, continuait le combat. De même, le roi Agis III de Sparte venait de s’allier aux Perses un an plus tôt, récupérant ainsi argent et navires. Lorsqu’il eut rallié à sa cause les 8 000 mercenaires qui avaient combattu à Issos, il semblait vouloir transformer la Crète en base d’opérations contre Alexandre [25].

    Aussi, cette première Alexandrie, comme la trentaine d’autres villes portant ce nom et dont le Conquérant jalonna son périple à travers l’Asie{5}, était-elle destinée à administrer, à développer et à sécuriser le territoire environnant. Rien ne la prédestinait à son fabuleux destin [161].

    Pressé sans doute de partir consulter l’oracle de Siwa sur ses origines, Alexandre régla avec Dinocratès de Rhodes et Cléomène de Naucratis les grandes lignes de l’organisation de la future cité, puis leur confia le soin d’en mener à bien le développement en son absence. Ainsi, en plein été -331, put-il partir en pèlerinage à l'oasis de Siwa, dans le désert libyen, où se trouvait le temple d'Amon-Rê, le dieu le plus important de la mythologie égyptienne, l’équivalent de Zeus pour les Grecs. Là, le Grand Prêtre l’accueillit en le déclarant « fils de dieu ». Alexandre s’était déjà fait proclamer « Pharaon » par le clergé de Ptah, à Memphis, quelque temps auparavant{6}.

    Finalement, ayant réglé toutes les affaires d’Egypte - et veillé notamment à ne pas laisser le pouvoir civil et militaire entre les mains d’un seul dirigeant [157] - Alexandre regagna la Syrie avec son armée [55]. Le 1er Octobre -331, il allait remporter une victoire décisive sur Darius III, dans la plaine de Gaugamèles - le pâturage du chameau.

    DINOCRATÈS DE RHODES

    L’architecte Dinocratès de Rhodes était connu pour avoir participé à la reconstruction du temple d’Artémis à Ephèse, celui qu’Erostrate{7} avait incendié le 21 juillet -356 - le jour de la naissance d’Alexandre.

     Plusieurs années plus tard, Alexandre et Dinocratès se rencontrèrent, dans des circonstances décrites par Vitruve :

    L’architecte Dinocratès comptant sur son expérience et son habileté, partit un jour de Macédoine pour se rendre à l’armée d'Alexandre, qui était alors maître du monde, et dont il désirait se faire connaître. En quittant sa patrie il avait emporté des lettres de recommandation de ses parents et de ses amis pour les personnages les plus distingués de la cour, afin d'avoir un accès plus facile auprès du roi. Ayant été reçu par eux avec bienveillance, il les pria de le présenter au plus tôt à Alexandre. Promesse lui en fut faite ; mais l'exécution se faisait attendre : il fallait trouver une occasion favorable. Dinocratès pensant qu'ils se faisaient un jeu des échecs qu'ils lui causaient, n'eut plus recours qu'à lui-même. Sa taille était haute, son visage agréable. Chez lui la beauté s'unissait à une grande dignité. Ces présents de la nature le remplissent de confiance. Il dépose ses vêtements dans son hôtellerie, se frotte le corps d'huile, se couronne d'une branche de peuplier, puis, se couvrant l'épaule gauche d'une peau de lion et armant sa main droite d'une massue, il se dirige vers le tribunal où le roi rendait la justice.

    La nouveauté de ce spectacle attire l'attention de la foule. Alexandre aperçoit Dinocratès, et, frappé d'étonnement, ordonne qu'on le laisse approcher, et lui demande qui il est. Je suis l'architecte Dinocratès, répondit-il ; la Macédoine est ma patrie. Les modèles et les plans que je présente à Alexandre sont dignes de sa grandeur. J'ai donné au mont Athos la forme d'un homme qui, dans la main gauche, tient l'enceinte d'une cité, et dans la droite une coupe où viennent se verser les eaux de tous les fleuves qui sortent de la montagne, pour de là se répandre dans la mer.

    Alexandre charmé de cette idée, lui demanda si cette ville était entourée de campagnes capables de l'approvisionner des blés nécessaires pour sa subsistance. Ayant reconnu que les approvisionnements ne pouvaient se faire que par mer, Alexandre lui dit : Dinocratès, je conviens de la beauté de votre projet ; il me plaît ; mais je crois que qui s'aviserait d'établir une colonie dans le lieu que vous proposez, courrait risque d'être taxé d'imprévoyance : car de même qu'un enfant sans le lait d'une nourrice ne peut ni se nourrir ni se développer, de même une ville ne peut s'agrandir sans campagnes fertiles, avoir une nombreuse population sans vivres abondants, faire subsister ses habitants sans de riches récoltes. Aussi, tout en donnant mon approbation à l'originalité de votre plan, je dois vous dire que je désapprouve le lieu que vous avez choisi pour le mettre à exécution ; mais je désire que vous demeuriez auprès de moi, parce que j'aurai besoin de vos services. 

    A partir de ce moment, Dinocratès ne quitta plus le roi et l'accompagna en Egypte. Là, Alexandre ayant découvert un bon port, naturellement bien abrité, avec un abord facile, environné de fertiles campagnes, et pour lequel le voisinage des eaux du Nil était d'une immense ressource, il ordonna à Dinocratès de fonder une ville qui de son nom s'appela Alexandrie.

    C’est encore à Dinocratès qu’Alexandre confia la réalisation du bûcher funéraire d’Héphaestion à Babylone{8}. On ignore ce qu’il advint de lui ensuite, même si d’aucuns lui attribuent la construction, dans le dernier quart du IVème siècle avant JC, de la Tombe d’Amphipolis. Découvert en 2012, ce gigantesque édifice était peut-être dédié à Héphaestion parce que son monogramme est gravé sur deux blocs de marbre ayant appartenu à l’enceinte circulaire entourant le monument.

    CLÉOMÈNE DE NAUCRATIS

    Quant à Cléomène, un administrateur grec originaire de Naucratis en Basse-Egypte, il ne semble pas qu’Alexandre l’ait connu avant son arrivée en Egypte. Il devait cependant jouir d’une solide réputation acquise dans les milieux administratifs et financiers et il devait inspirer à Alexandre une totale confiance pour que ce dernier mette à sa disposition des ressources financières considérables et lui confie la charge d’administrer l’Egypte tout en pourvoyant au développement d’Alexandrie. 

    Les mesures énergiques qu’il eut à prendre pour mener à bien sa mission pendant plus de huit ans placèrent Cléomène sur le devant de la scène, faisant de lui, aux yeux de ses contemporains, le satrape de la province, même s’il n’en eut peut-être pas officiellement le titre [189]. En tous cas, c’est sous son autorité que furent recrutés les artistes, les spécialistes, les ouvriers qualifiés qui travaillèrent à l’édification de la cité et c’est également sous sa direction que furent commandés et acheminés les matériaux et machines dont ces hommes avaient besoin.

    Cependant, son autorité et ses succès lui valurent de nombreuses critiques - de la part du peuple, comme du clergé - critiques dont il est difficile d’apprécier la justesse [233]. Alors que la famine sévissait dans la Mer Égée, on l’accusa par exemple d’avoir spéculé sur le prix des céréales qu'il aurait revendues trois fois le prix qu'il les avait achetées. De même, après qu’un de ses jeunes amants ait été tué par un crocodile, il aurait ordonné la mort de ces sauriens, avant de révoquer son ordre lorsque les prêtres échangèrent la sauvegarde de leurs animaux sacrés contre une forte somme d'argent [31].

    Comme Dinocratès, Cléomène fut associé par Alexandre à la mort d'Héphaestion. D’après Arrien, Alexandre aurait écrit à Cléomène pour qu’il érige deux temples à la mémoire de son favori, l’un à Alexandrie, l’autre dans l’île de Pharos. Il aurait même ajouté : « Si je trouve, à mon arrivée, ces temples élevés dans l'Egypte, non seulement je te pardonnerai tous tes méfaits passés, mais encore tous ceux à venir ». Peu de temps après, lui-même mourut à Babylone et Cléomène faisait partie de ceux qui accompagnèrent ses derniers instants.

    Après que les Diadoques se soient partagés l’empire d’Alexandre - un épisode raconté plus loin (cf. Les guerres de succession) -  Cléomène revint rapidement en Egypte, officiellement en tant que second de Ptolémée, mais très probablement chargé par Perdiccas de contrôler ce dernier [303]. Prenant prétexte des accusations qui couraient contre Cléomène, Ptolémée le fit exécuter, récupérant à l’occasion une fortune considérable.

    LA POLITIQUE D’ARISTOTE

    De treize à seize ans, Alexandre avait suivi l'enseignement d'Aristote à Miéza, autour d’une paisible nymphée ornée de portiques. C'est dans ce havre de verdure et de fraîcheur qu’il s'initia à la philosophie, la politique, la littérature, la rhétorique, la dialectique, l'histoire, la géographie et la médecine, en compagnie de quelques camarades de son âge. Par la suite, Alexandre resta longtemps en bons termes avec Aristote, jusqu’à ce que l’épisode de l’assassinat du neveu de ce dernier, Callisthène{9}, perpétré en -327, ne vienne compliquer leur relation.

    Aussi n’est-il pas étonnant que, huit ans après avoir quitté son maître, Alexandre se soit souvenu de son enseignement au moment de jeter les plans d’Alexandrie, et qu’il ait en particulier fait grand cas des arguments qu’Aristote avait développés dans sa Politique, l’ouvrage où il exposait sa « théorie générale de la cité parfaite ».

    Aristote recommandait, en particulier, de bâtir une telle cité au bord de la mer :

    […] nul doute qu'en vue de la sûreté et de l'abondance nécessaires à l'État, il ne faille pour la cité et le reste du territoire préférer une position maritime. On soutient mieux une agression ennemie, quand on peut recevoir les secours de ses alliés par terre et par mer à la fois ; et si l'on ne peut faire du mal aux assaillants des deux côtés en même temps, on leur en fera certainement davantage de l'un des deux, quand on peut occuper simultanément l'un et l'autre. La mer permet encore de satisfaire les besoins de la cité, c'est-à-dire, d'importer ce que le pays ne produit pas et d'exporter les denrées dont il abonde.

    Au plan commercial, il insistait sur la nécessité d’implanter la cité sur un territoire fertile et de veiller à ce qu’elle disposât de voies d’approvisionnement commodes :

     Le territoire le plus favorable, sans contredit, est celui dont les qualités assurent le plus d'indépendance à l'État ; et c'est précisément celui qui fournira tous les genres de productions. Tout posséder, n'avoir besoin de personne, voilà la véritable indépendance. L'étendue et la fertilité du territoire doivent être telles que tous les citoyens puissent y vivre dans le loisir d'hommes libres et sobres. […]

     Quant à la position de la cité, si l'on peut la déterminer à son choix, il faut qu'elle soit également bonne et par terre et par mer. La seule condition à exiger, c'est que tous les points puissent s'y prêter un mutuel secours, et que le transport des denrées, des bois et de tous les produits ouvrés du pays, quel qu'ils puissent être, y soit commode.

    Au plan militaire, il recommandait l’aménagement de postes de surveillance et de fortifications, ainsi que l’entrelacs de quartiers plus ou moins dégagés :

    La configuration du territoire n'offre aucun embarras. Les tacticiens, dont il faut prendre aussi l'avis, exigent qu'il soit d'un accès difficile pour l'ennemi, et d'une sortie commode pour les citoyens. Ajoutons que le territoire, comme la masse de ses habitants, doit être d'une surveillance facile, et qu'un terrain aisé à observer n'est pas moins aisé à défendre.[…]

    Quant à la disposition des habitations particulières, elle paraît plus agréable et généralement plus commode, si elles sont bien alignées à la moderne et d'après le système d'Hippodamus. L'ancienne méthode avait, au contraire, l'avantage d'être plus sûre en cas de guerre ; les étrangers, une fois engagés dans la ville, pouvaient difficilement en sortir, et l'entrée ne leur avait pas coûté moins de peine. Il faut combiner ces deux systèmes, et l'on fera bien d'imiter ce que nos cultivateurs nomment des quinconces dans la culture des vignes. On alignera donc la ville seulement dans quelques parties, dans quelques quartiers, et non dans toute sa superficie ; et l'on réunira par là l'élégance et la sûreté.[…]

     Pour se mettre donc en garde contre des revers et des désastres, pour échapper à une défaite certaine, les moyens les plus militaires sont les fortifications les plus inexpugnables, surtout aujourd'hui où l'art des sièges, avec ses traits et ses terribles machines, a fait tant de progrès. […]

    Il faut non seulement entourer la ville de remparts, mais il faut, tout en en faisant un ornement, les rendre capables de résister à tous les systèmes d'attaque, et surtout à ceux de la tactique moderne. L'attaque ne néglige aucun moyen de succès ; la défense de son côté doit chercher, méditer et inventer de nouvelles ressources ; et le premier avantage d'un peuple qui est bien sur ses gardes, c'est qu'on songe beaucoup moins à l'attaquer.

    Enfin, Aristote ne négligeait pas l’hygiène publique :

    Quatre choses surtout sont à considérer. La première et la plus importante, c'est la salubrité ; l'exposition au levant et aux vents qui soufflent de ce côté est la plus saine de toutes  ; l'exposition au midi vient en second lieu, et elle a cet avantage que le froid y est plus supportable durant l'hiver. […]

    La cité doit avoir dans ses murs des eaux et des sources naturelles en quantité ; et à leur défaut, il convient de creuser de vastes et nombreuses citernes, destinées à garder les eaux pluviales, pour qu'on ne manque point d'eau, dans le cas où, durant la guerre, les communications avec le pays viendraient à être coupées. Comme la première condition c'est la santé pour les habitants, et qu'elle résulte d'abord de l'exposition et de la situation de la ville telle que nous l'avons dite, et en second lieu de l'usage d'eaux salubres, ce dernier point exige aussi la plus sérieuse attention. Les choses dont l'action s'exerce sur le corps le plus fréquemment et le plus largement, ont aussi le plus d'influence sur la santé ; et telle est précisément l'action naturelle de l'air et des eaux. Aussi partout où les eaux naturelles ne seront ni également bonnes ni également abondantes, il sera sage de séparer les eaux potables de celles qui peuvent suffire aux usages ordinaires.

    LE PROJET POUR LA VILLE

    Toutes ces recommandations sont prises en compte dans le projet qu’Alexandre, Dinocratès et Cléomène élaborent pour Alexandrie.

    Tout d’abord, il faudra relier l’île de Pharos à la terre par l'Heptastade, une chaussée longue de 7 stades, soit 1 300 m environ. L'Heptastade devra donner naissance à deux ports abrités du vent, le Portus Magnus (Grand Port) et l'Eunostos (Bon retour) qui ouvriront la ville sur le monde méditerranéen. Cette chaussée sera percée de deux arches au travers desquelles les deux ports pourront communiquer entre eux. Plusieurs autres ports, une série de canaux reliant la ville au Lac Maréotis (actuellement Mariout), au Nil et à la Mer Rouge, des routes conduisant vers Canope, à l’est, et vers le plateau libyque, à l’ouest, seront destinés à favoriser le commerce avec le reste de l'Afrique.

    De même, diverses collines, notamment celle sur laquelle s’élève le village de Rhacotis, permettront la surveillance d’un territoire que protègeront 15 kilomètres de remparts{10}.

    Le cœur de la cité sera traversé de rues immenses organisées selon le plan en damier qu’Hippodamos de Milet avait utilisé au Vème siècle avant JC en fondant la ville du Pirée. Ce quadrillage régulier assurera une meilleure santé aux habitants car les vents étésiens, soufflant du nord-ouest [20], pourront rafraîchir la ville en s’engouffrant dans les vastes avenues joignant la mer au lac. Il favorisera en outre l’organisation de processions et défilés somptueux, tout en contribuant à la défense militaire de la ville parce que les chevaux de l'armée pourront circuler sans encombre.

    La ville sera divisée en cinq quartiers ainsi évoqués par le pseudo-Callisthène dans Le Roman d'Alexandre :

    [Alexandre] ordonna donc d’édifier la ville. Quand il eut doté de fondations la plus grande partie de la cité et fixé ses limites, Alexandre y fit graver cinq lettres : Alpha, Beta, Gamma, Delta, Epsilon, l’Alpha pour « Alexandre », le Beta pour « le roi » (basileus), le Gamma pour « race » (génos), le Delta pour « de Zeus » (Diou), l’Epsilon pour « a édifié (ektiseri) une ville incomparable ».

    Enfin, la mise en place d’un système hydraulique alimentant la ville - tel que préconisé par Aristote - est bien prévue. Ce système devra capter les eaux souterraines par l’intermédiaire d’aménagements dépendant de la nature de la roche réservoir. Dans les couches de sables sédimentaires, on creusera des puits chemisés car les roches meubles ont besoin d’être maintenues par une maçonnerie pour ne pas s’effondrer. En revanche, dans les massifs fissurés de grès dunaire, des hyponomes{11} ou galeries captantes seront taillés. Des citernes enterrées ou des réservoirs en plein air complèteront peu à peu ce réseau qu’un canal partant du Lac Maréotis devra alimenter. Il était clair, en effet, que l’eau de pluie seule ne pourrait suffire à l’alimentation de la ville, même si le climat d’Alexandrie était le plus pluvieux d’Egypte [144].

    La mort d’Alexandre et les guerres de succession

    En 323 avant JC, tout semblait annoncer le début d'une ère de prospérité et de paix. De tous les coins du monde, ambassadeurs et quémandeurs affluaient à Babylone pour solliciter la parole royale. Alexandre parcourait les alentours de la capitale, faisant exécuter des travaux destinés à réguler les inondations, faisant creuser des canaux d'irrigation, aménager des ports, construire des navires. Au même moment, des expéditions de reconnaissances maritimes étaient conduites le long de la côte d'Arabie, pays qu'il se préparait à envahir en vue de l'annexer à son empire. D'aucuns lui prêtaient même l'intention de rejoindre l'Egypte après avoir contourné l'Arabie, puis d'aller attaquer Carthage et Rome et, enfin, de rentrer en Grèce par l'Ouest.

    LA MORT D’ALEXANDRE

    Cependant, dans les derniers jours qui lui restaient à vivre, Alexandre fut troublé par la multiplication de signes funestes. Plutarque, par exemple, écrit :

    Il marchait vers Babylone, lorsque Néarque, qui était revenu de la grande mer et remontait l’Euphrate, lui dit que les Chaldéens{12} étaient venus l’avertir d’empêcher qu’Alexandre n’entrât dans Babylone. Le roi ne tint aucun compte de l’avis, et continua sa marche. Arrivé près des murs de la ville, il vit plusieurs corbeaux qui se battaient avec acharnement ; il en tomba même quelques-uns à ses pieds. Ensuite, sur le rapport qu’on lui fit qu’Apollodore, gouverneur de Babylone, avait fait un sacrifice pour consulter les dieux à son sujet, il manda le devin Pythagore. Pythagore ne nia point le fait ; et Alexandre lui demanda comment il avait trouvé les victimes : il répondit que le foie n’avait point de lobes. « Dieux, s’écria le roi, quel terrible présage ! » Cependant il ne fit point de mal à Pythagore ; mais il se repentit de n’avoir pas suivi le conseil de Néarque. Aussi campait-il d’ordinaire hors des murs de Babylone ; il fit aussi, pour se distraire, plusieurs voyages sur l’Euphrate. Mais il était troublé par une foule de présages sinistres : entre autres, un âne domestique attaqua le plus grand et le plus beau des lions qui étaient nourris dans Babylone et le tua d’un coup de pied. Un jour, après s’être déshabillé, pour se faire frotter d’huile, il se mit à jouer à la paume ; et, lorsqu’il voulut reprendre ses habits, les jeunes gens qui avaient joué avec lui virent un homme assis sur son trône, vêtu de la robe royale, la tête ceinte du diadème, et gardant le silence. On lui demanda qui il était. Il resta longtemps sans répondre ; puis à la fin, revenu à lui-même : « Je m’appelle, dit-il, Dionysius ; je suis Messénien ; on m’a transporté de la mer à Babylone, à la suite d’une accusation intentée contre moi, et j’y suis resté longtemps dans les fers : aujourd’hui, Sérapis m’est apparu : il a brisé mes chaînes, il m’a conduit ici, m’a ordonné de prendre la robe et le diadème du roi, de m’asseoir sur son trône, et de garder le silence. » Sur cette réponse, Alexandre, par le conseil des devins, fit mourir cet homme{13} ; mais il tomba dans une tristesse profonde, se défiant de la protection des dieux, et soupçonnant ses amis.

    Une autre fois, alors qu'Alexandre naviguait sur l’Euphrate, un coup de vent emporta son diadème royal. Un matelot sauta à l'eau, réussit à retrouver l'objet mais, revenant à la nage, il le mit sur sa tête pour se mouvoir plus aisément. Le signe parut défavorable aux devins chaldéens qu'on alla consulter. On voulut mettre à mort l'auteur du sacrilège, mais Alexandre ordonna qu'on le fasse seulement fouetter, puis il le récompensa d'un talent.

    Pourtant, en dépit de tous ces mauvais présages, les fêtes et les soirées de beuveries dont le roi était coutumier ne cessèrent point. Ainsi, les 28 et 29 mai -323, Alexandre passa d'un banquet chez Néarque à un banquet chez un hétaire thessalien du nom de Médeios de Larissa. Le lendemain, il fut pris d’une fièvre qui ne cessa plus. Jusqu'au 4 juin, il continua de donner des ordres et de surveiller les préparatifs de son expédition mais, ensuite, l’aggravation de son état l’en rendit incapable. Le 6 juin, il perdit l’usage de la parole et ne put s’adresser à ses officiers, qu’il reconnaissait cependant. La fièvre s’aggrava à partir de la nuit du 7 au 8 juin. Le 9, les soldats le croyant mort

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1