Assourdissante absence
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À propos de ce livre électronique
L’auteur, comme un archéologue, déplie cette histoire familiale mettant au jour les trésors enfouis. Voilà une épopée de notre siècle dont on veut connaître le dénouement.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Paul Vincent lance l’édition de son dernier et quatrième roman, « Assourdissante absence ». Heureux grand-père de six petits-enfants, il vit en Nouvelle Aquitaine, entre mer et montagne, arpenteur gourmand des sentiers de l’existence. De sa carrière dans les ressources humaines, il garde cet appétit pour les récits de vie et le goût pour la transmission qu’il utilise pour nourrir ses romans. Au le fil de son écriture, il tisse des liens entre les destins de personnages attachants autant que parfois tourmentés. De sa plume, il dénoue des secrets familiaux et redessine le sillage de femmes aux parcours jalonnés de la violence ordinaire des mots, et jalonnés aussi de beauté des actes et d’humbles héroïsmes.
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Aperçu du livre
Assourdissante absence - Jean Paul Vincent
1
Connivence et vie de château
Dans la petite bourgeoisie de l’époque, les canons de l’élégance imposaient plutôt des coiffures « gominées ». Lui, naguère enfant gâté et turbulent, faisait exception. Avec sa tignasse blonde et ses yeux bleus, le jeune homme ressemblait plus à un conquérant viking qu’au jeune VRP en tissus qui arpentait le quartier du Sentier à Paris. Il jouait du moindre courant d’air ou du vent des ruelles pour se laisser ébouriffer avec le plus grand naturel. Sa chevelure, sa taille imposante et son embonpoint précoce n’étaient pas les seuls motifs de sa réputation auprès de ses clients. Tous les professionnels du métier reconnaissaient l’inventivité des produits sortant de l’usine de son père à Arras. Imbattable dans les fibres, les trames, le toucher, les matériaux ou les motifs, Jean-Baptiste Hochard, ce VRP, tutoyait facilement les patrons des ateliers de confection du quartier sachant qu’il avait souvent l’avantage sur ses concurrents. Quelles fées lui inspiraient ses fantaisies chromatiques dont les acheteurs fortunés s’entichaient dès que les mannequins en cellulose apparaissaient dans la première vitrine ? Non content de lui faire promouvoir ses produits, le père du jeune homme avait à cœur de l’affecter aussi régulièrement à l’usine, sur les machines à côté des compagnons. Pour bien vendre, le fils devait connaître en expert, les subtilités secrètes de ses innovations dans l’aspect des étoffes et le réglage des machines. Cette formation prémonitoire du père serait déterminante quand Jean-Baptiste devrait remplacer au pied levé, et malgré son jeune âge, son père décédé brutalement en 1890. Il nommerait l’adjoint de son père responsable de l’usine et poursuivrait lui-même la commercialisation. Il excellait dans un métier correspondant mieux à son tempérament. Il voyageait en Italie, aux Pays-Bas, en Irlande. Ce statut le galvanisait. Il y débusquait quelques nouvelles tendances rapidement mises en fabrication à Arras. Bien aidé par son héritage et fort de ses propres talents, il coulait une existence bourgeoise dans un hôtel particulier du septième arrondissement de Paris. De là, son temps était consacré à stimuler le gérant chargé de diriger ses usines. Dès qu’il le pouvait, ce patron maintenant fortuné s’échappait de Paris ou du Nord avec sa jeune épouse, pour se réfugier sur les hauteurs de Nice où il avait acquis une vaste demeure bourgeoise. Enchâssée dans une forêt de résineux dominant ville et mer, le couple la qualifiait avec une volupté narcissique, de « château ». En réalité, en cet endroit privilégié, Jean-Baptiste Hochard n’était jamais en vacances. Ce refuge était aussi propice aux affaires, aux mondanités et à d’exubérantes réceptions.
Confrères et néanmoins concurrents dans l’industrie textile étaient prompts à répondre aux invitations de monsieur Jean-Baptiste. Ils pouvaient tout à loisir déguster caviar et vodka généreusement servis sur la table, grâce aux amitiés franco-russes de la région. Sur les nuages de la gastronomie et des alcools, on échangeait subrepticement à propos des techniques et des marchés, amorçant peut-être quelques alliances pour tuer le voisin de table. Personne n’étant dupe, ces mondanités ostentatoires ne sont-elles pas faites pour cela depuis la nuit des temps ? Mais il y avait, au château, comme dans le septième arrondissement, un autre miroir aux alouettes.
Jeanne, épouse de Jean-Baptiste, pouvait montrer ses multiples talents. Non seulement elle était une maîtresse de maison efficace à Paris comme au château, mais la complicité du couple leur permettait de jouer leur partition à quatre mains, deux têtes, deux créativités développées, et de regards codés comme à la table de poker. Bien malin qui pouvait débusquer les messages cachés circulant entre ces deux-là, masqués par un authentique sens de l’accueil et de l’élégance !
Après de courtes études avortées aux Beaux-Arts, Jeanne compensait ses échecs dans ce domaine par un zèle infatigable à se construire un réseau assez pertinent d’artistes parisiens. Dans ces milieux-là, à l’époque, les artistes-peintres, souvent désargentés, ne dédaignaient pas fréquenter une table de la bourgeoisie ou un château niçois. Quelques tableaux bien choisis pérennisaient habituellement ces relations privilégiées. Pour le sens des affaires, peintres impécunieux et bourgeois sont des mondes moins paradoxaux que l’on pourrait le penser. Au vingt et unième siècle encore, de surprenantes convergences d’intérêts se révèlent entre de grandes fortunes, soucieuses d’un affichage culturel et artistique, et l’artiste, parangon de l’ouvrier sous-payé en recherche de protecteurs. La distance entre la place du Tertre et les beaux quartiers est moins longue qu’on ne le croit. Jeanne l’avait bien compris. Le retentissement esthétique sur l’image des affaires de son mari ne la touchait pourtant guère. Dans son for intérieur, elle se délectait de la compagnie de ces hommes libres, souvent contestataires, refaisant le monde au cours d’interminables palabres, verre à la main, ou à travers leur peinture décalée des règles orthodoxes. Jeanne trouva là son bonheur, des amitiés solides et des complicités subtiles qui lui seraient utiles quelques années plus tard. Telle était, en début de siècle, entre Paris, Arras et Nice, l’ambiance familiale du couple.
2
L’héritier
Il était, pour l’époque, inconvenant qu’un couple prospère ne s’enrichisse pas aussi d’une descendance. Jean-Baptiste Hochard avait conscience de son âge. Il savait que son mode de vie pouvait impacter sa santé. Son actuel embonpoint, d’ailleurs stigmatisé par son aimable épouse, avivait ses craintes de manière allusive. Il se mit en tête qu’un jour un fils prendrait la relève de ses affaires, poursuivrait leurs développements, installerait les nouvelles techniques qu’il n’avait plus, lui-même, l’énergie de mettre en œuvre. Il ne pouvait rester insensible aux récits « d’amis » de la profession qui se targuaient des performances de la dernière machine venue d’Italie. Si son élan initial était intact, il pressentait la menace de la technologie engagée par certains de ses confrères. Il ne se sentait pas l’ardeur d’entreprendre des bouleversements drastiques dans ses modes de fabrication. Jean-Baptiste Hochard, peut-être par ce début de lassitude, vivait son éventuelle paternité comme une obsession, à la fois réponse à un désir profond, mais aussi aspirations subtiles aux conventions mondaines auxquelles il était attaché. Entre Jean-Baptiste et Jeanne, il n’y avait pas de réelle convergence sur ce sujet capital. Les échanges à fleurets mouchetés sur les enfants tournaient court, parasitant, à force de jeux de cache-cache, le climat du couple. En réalité, Jeanne n’était vraiment pas sur la même longueur d’onde. La liberté dont elle jouissait dans cette existence dorée et sans grandes contraintes ne pouvait que lui plaire. Elle lui permettait d’entretenir ses relations privilégiées avec ses chers artistes dont certains étaient déjà renommés et souvent complices de ses nuits prolongées. À travers les propos anodins mais chafouins de Jean-Baptiste, l’idée de maternité devint, autour de la table, l’allumette des querelles inédites et pas toujours de la plus fine élégance. Pendant quelques mois, les dissensions entre les époux s’exprimaient à pas feutrés. Chacun savait jouer de l’allusion, de la métaphore ou du deuxième degré. Les jours passaient en douceur apparente, grâce aux relations bâties souvent sur une harmonie plutôt volontariste du couple. Les questions de fond esquivées étaient censées mûrir dans l’intimité. En réalité, c’était la façon tacitement convenue d’éluder ce qui pouvait faire mal et d’acheter la paix.
Écoutant aux portes néanmoins, les domestiques dévouées comprirent que l’atmosphère de la maison tournait à l’orage. Elles-mêmes pâtissaient déjà du rythme de travail imprévisible, soumis à des prolongements nocturnes sans compensation, de fêtes fréquentes, de la familiarité détestable de certains convives et contre lesquels la patronne ne trouvait rien à redire. Que des enfants viennent augmenter les rythmes établis, ajouter des tâches, accroître les présences et supporter les exigences capricieuses de la maîtresse de maison, toutes ces menaces inquiétaient les quatre jeunes domestiques, dont l’une partit dès qu’il fut annoncé que « Madame est enceinte ». En décembre 1921 naquit une petite fille. Ce fut le coup de tonnerre ! Le père ne vit pas arriver ce qu’il avait tant escompté. « Malheur ! » s’écria-t-il, jurant ses grands dieux, et « délicatement », qu’il n’en resterait pas là ! Jeanne, déçue de son côté, espérait malgré tout par cette grossesse forcée, voir naître un futur artiste-peintre ou un musicien, digne incarnation de ses passions. À cette époque, la femme n’avait pas encore sa place au panthéon des vrais artistes ! Rêve de garçon envolé pour lui, contraintes éducatives et chronophages pour elle, d’une fille de surcroît !
Les domestiques ne s’étaient pas trompées, elles se virent déléguer nuit et jour les soins de la petite fille. En mémoire de la grand-mère de Jean-Baptiste, elle fut prénommée Roxa et fut baptisée en l’église de la Madeleine, eu égard aux usages bourgeois du moment. Sous l’excellente raison du fonctionnement de ses affaires, mais ruminant sa déception, Jean-Baptiste Hochard s’éclipsait de plus en plus dans ses usines du Nord. Il pouvait y mener une vie secondaire assez confortable et pas toujours dans la solitude absolue. Avec obstination, il n’avait pas renoncé pour sa part, à voir venir un jour l’héritier fantasmé. Six ans après l’arrivée de Roxa, par acte d’autorité et tenant sa promesse, Jean-Baptiste avait imposé à sa femme, comme une profanation, deux nouvelles maternités, et deux autres enfants, comme un hoquet du diable, vinrent jouer les trouble-fêtes. Au désespoir du couple et enflammant l’acrimonie, comme une grimace des « dieux », ce fut à nouveau deux filles. À l’époque, les préjugés sur la capacité des femmes à gérer une usine ne pouvaient prévaloir et malgré les déconvenues, Jean-Baptiste n’était pas près d’entreprendre cette révolution culturelle. Peu après la naissance de la troisième fille, Jeanne avait appris par l’imprudence du directeur de l’usine, trop bavard ou la pensant dans la confidence, que « Monsieur Jean-Baptiste » venait d’avoir un fils de son « amie » du Nord. Jeanne ne sut jamais si son mari avait prévu cet « incident » ou s’il était survenu... par inadvertance. Femme de caractère, la mère de l’enfant tenait à garder toute sa liberté et décida de s’éclipser dans une autre ville, sa sécurité matérielle étant assurée pour deux ans, moyennant quelques aménagements financiers. Jean-Baptiste ne reconnut pas l’enfant. Lui qui croyait maîtriser les éléments comme il conduisait ses affaires, s’était laissé prendre à ses propres pièges, faits de libido et de solitude nordique. Pour ce couple et après des enfants récusés, c’était un autre accroc au bon ordre des choses, susceptible d’offenser les dieux. Bien que meurtrie, Jeanne ne put que se réjouir de cette clarification, voyant là se vérifier ses intuitions sur la double vie de son époux. Ayant plus de chance dans ses relations personnelles avec « ses » artistes, elle pouvait n’afficher qu’une révolte modérée, mais récurrente, empoisonnant le climat familial.
Et la vie reprit son cours alourdi. Usant de son ascendant, et au fil du temps, Jean-Baptiste avait ainsi pris ses distances sur le consentement de son épouse. L’époque, il est vrai, se prêtait à cette légèreté masculine. Mais il lui avait aussi violé son destin, contrarié ses activités et miné ses relations. En quelques années, la vie du couple s’était lentement délitée. Réceptions mondaines, sorties ensemble ou chacun avec ses amis, n’occupaient plus les mêmes espaces dans les agendas. Jeanne assuma sans conviction un rôle qu’elle n’attendait pas. Elle fut mère et éducatrice par domestiques interposées. Cause de la première et cinglante désillusion, l’aînée des trois filles porterait spécialement le rôle ingrat du « bouc émissaire », et comme cette histoire va le montrer, serait « sacrifiée » sur l’autel de la tranquillité maternelle à l’âge de dix-huit ans.
Quand la réalité n’est pas assumée, il faut le sang du sacrifice pour laver les inconséquences. Dès qu’elle eut atteint l’âge de douze ans, Roxa fut ainsi la première à être confiée à l’une de ces institutions qui, jadis, sélectionnaient ses pensionnaires sur les critères incontestables du « certificat de baptême » et de la fortune parentale. Les parents espéraient bien profiter de leur nouvel espace pour faire prospérer leurs affaires respectives. Développement commercial pour lui, et recrutement d’un nouveau VRP. Pour elle, relance de ses rencontres hebdomadaires au Café des Arts du Quartier latin, fréquentation des ateliers, interminables palabres, place du Tertre, civilités intéressées dans ses galeries préférées. Au cours des cinq années suivantes, les deux cadettes avaient rejoint « la grande sœur » en pension. Chacun, dans ses occupations, s’était ménagé des rites à sa convenance et les enfants ne leur imposaient pas trop de tourments. Ils pouvaient compter sur le zèle des religieuses de l’institution Sainte-Clotilde pour affiner l’éducation des trois filles, envers lesquelles la mère, tant qu’elle n’était pas dérangée dans ses activités et sorties, se montrait tolérante avec une élégante désinvolture. Les domestiques faisaient de leur mieux, avec une connivence évidente, pour à la fois, assurer leurs besognes et arbitrer les querelles des deux petites bagarreuses. Plus rêveuse, Roxa ne se mêlait pas à ces crêpages de chignons des « petites ». Elle se plaisait à la cuisine à aider la cuisinière, proclamant à table que c’est elle qui avait fait le bœuf-carottes. Il n’y a pas de petits profits, quand on se sent transparente pour des parents tellement occupés par leurs obligations. L’année scolaire durant, les périodes de tête-à-tête du couple se stabilisaient, retrouvant des repères et petits compromis satisfaisants. Même à Nice, le château retrouvait sons, lumières, beau monde et gastronomie.
De tout temps, les dieux mènent les hommes sournoisement selon leurs propres caprices et sur des voies imprévisibles. Certains appellent cela « le destin », réalisant, après coup, que l’invraisemblable est souvent le plus probable !
Roxa avait seize ans quand le ciel vint à se couvrir pour la famille Hochard. Traversant difficilement les désordres politiques graves de l’époque, des déconvenues survinrent dans les affaires de