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Les Amants de la révolution, tome 1: Les trois femmes de Charles
Les Amants de la révolution, tome 1: Les trois femmes de Charles
Les Amants de la révolution, tome 1: Les trois femmes de Charles
Livre électronique448 pages6 heures

Les Amants de la révolution, tome 1: Les trois femmes de Charles

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À propos de ce livre électronique

1789. Dans un Paris mouvementé où se côtoient faste et misère, les destinées de trois femmes courageuses et amoureuses seront plus liées que jamais...
Piégées dans les remous de la Révolution, Louise Chartrain, Anne de Brévours et Margot d’Helleville, trois femmes que tout sépare sauf l’amour d’un même homme, devront lutter pour leur survie et leurs idéaux. Autour d’elles, le peuple a faim et l’injustice qu’il subit depuis trop longtemps a allumé les brasiers ravageurs de la Révolution.
Le destin de Charles de Brévours, comme celui de tant d’autres privilégiés, sera bouleversé par les événements. Homme intègre qui n’a de cesse de lutter contre les vicissitudes du milieu aristocratique, il rêve d’un monde meilleur pour tous et n’hésite pas à mettre sa fortune au service des miséreux. Ces bons sentiments ne suffiront cependant pas à l’épargner, lui, sa famille et ceux qu’il aime, des menaces imminentes causées par le soulèvement. Quel rôle Louise, Anne et Margot tiennent-elles dans le sort réservé à Charles et ses semblables?
Un roman d’époque éblouissant où la haine, la trahison et la soif de liberté sont confrontées
à l’amour, l’amitié et la solidarité.
LangueFrançais
Date de sortie9 mars 2022
ISBN9782898270826
Les Amants de la révolution, tome 1: Les trois femmes de Charles
Auteur

France Collard

France Collard est l’auteure d’une pièce de théâtre pour les jeunes ainsi que d’un ouvrage pédagogique destiné aux enseignants du primaire. Après avoir été chroniqueuse culturelle à la radio (CKOI et CJMS, à Montréal), elle a fondé des ateliers éducatifs et de théâtre pour enfants ainsi qu’une agence d’organisation d’événements corporatifs. Les amants de la Révolution est son premier roman dont la suite est en cours d’écriture.

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    Aperçu du livre

    Les Amants de la révolution, tome 1 - France Collard

    Prologue

    Mai 1789, Limoges

    Louise était bien décidée à retourner à Paris. Peu importe le danger que cela représentait. Elle devait découvrir coûte que coûte l’identité des meurtriers de ses parents. Par la suite, les menaces du vicomte Frédéric-Joseph de Brévours ne signifieraient plus rien. Elle serait libre et reviendrait chercher sa petite Sophie. Rien ni personne ne l’obligerait à se cacher plus longtemps à Limoges.

    La blonde Élisa, toute en rondeur et en douceur, se profila sur le seuil de la porte. Zaza, comme Louise l’appelait depuis leur première rencontre. Celle-ci avait bien essayé de dissuader son amie de partir, mais cette tête de mule n’écoutait jamais les conseils, surtout quand ils suggéraient la prudence.

    Louise leva les yeux. Ces yeux de couleur améthyste qui fascinaient tant ceux qui l’approchaient. Avec un frisson, Élisa se dit qu’ils causeraient peut-être aussi sa perte. Comment passer inaperçue avec ce regard ?

    — Il est temps d’y aller. Je t’attends dehors avec Mimi.

    Élisa laissa son amie profiter de ses derniers instants avec sa fille. Elle réussit à entraîner Mimi à l’extérieur en lui promettant que bébé Sophie viendrait les rejoindre dans quelques minutes.

    Doucement, Louise laissa ses doigts caresser son médaillon d’améthyste une dernière fois. Puis, elle le retira de son cou. C’était la seule chose qu’elle avait apportée avec elle vingt mois auparavant. Il ne l’avait pas quittée. Jour et nuit, il était là, il lui brûlait la peau. En donnant naissance à leur fille, elle le tenait fermement en criant son nom : Charles.

    D’une légère pression, elle ouvrit le camée sur une mèche de cheveux noirs. Ses cheveux à lui. Lisses, dans lesquels s’emmêlaient ses propres doigts autrefois. Il y avait longtemps de cela. Il ne lui restait que ces quelques fils, dont le parfum s’était évaporé. Et ses souvenirs. Retenant ses larmes, elle y ajouta la mèche de ses propres cheveux qu’Élisa venait de couper. Le brun et le noir s’entremêlèrent, comme leurs corps l’avaient fait si souvent. Puis, le précieux bijou se referma. Une dernière fois. Sur ses genoux, la petite fille aux boucles noires et soyeuses l’observait en riant. Ses mains potelées agrippèrent soudain le ruban de velours, à sa plus grande joie.

    — Comme tu ressembles à ton père, ma chérie. Prends cela, c’est tout ce qu’il nous reste de lui.

    Le nez dans le cou de sa fille de quatorze mois, Louise respira une dernière fois son parfum de bébé. Sa peau si chaude, si douce.

    Puis, elle rejoignit Élisa et Mimi, qui l’attendaient au bord de la route.

    — Je te la confie, mon amie. Je t’en prie, ne laisse aucun étranger s’approcher d’elle. Tu as toujours veillé sur moi depuis notre enfance, je sais que tu protégeras ma Sophie, quoi qu’il arrive.

    — Je prendrai soin de nos deux petites, Louise. Tu peux me faire confiance. Et Simon est là. Il est aussi attaché à Sophie qu’à notre Mimi, tu le sais. Je t’écrirai souvent, et mon père te transmettra mon courrier.

    La petite boule d’énergie qu’elle tenait commençait à gigoter sérieusement. Sa fille ne tenait pas en place. « Exactement comme toi », lui dit Élisa. Il ne fallait pas s’attendre à la voir se tenir tranquille quand sa mère ne songeait qu’à affronter tous ceux qui lui tenaient tête.

    La fillette mordit dans le médaillon avec entrain, puis le mit dans la bouche de sa mère pour attirer son attention.

    — Écoute-moi, ma Sophie d’amour. Tu vas rester ici avec Zaza. Tu la connais bien, elle va prendre soin de toi et te protéger. Je ne peux pas t’emmener avec moi. Il y a trop de danger à Paris pour nous deux. Tu comprendras un jour. Je t’aime, mon bébé. Je reviendrai te chercher quand j’aurai la certitude que nous sommes en sécurité.

    Puis, elle se détacha du petit corps remuant et le mit dans les bras d’Élisa. Elle ne voulait pas pleurer. Pas ici. Elle aurait bien assez de temps plus tard.

    — Promets-moi d’être prudente, Louise. Même si les Brévours sont loin de Paris, les assassins de tes parents courent toujours, et ils sauront que tu es revenue. Alors reste tranquille, c’est le travail des policiers de les attraper. Pas le tien.

    Élisa savait que son père ferait tout pour protéger Louise, mais est-ce qu’il réussirait à l’empêcher de courir des risques ? Elle en doutait.

    — Ils ne font plus rien, tu le sais aussi bien que moi. Je…

    La diligence qui arrivait empêcha Louise de poursuivre. Après une dernière étreinte, elle tendit son sac de voyage au cocher et prit place aux côtés des autres voyageurs, la gorge nouée et retenant ses larmes avec peine. Les cris d’Élisa lui souhaitant bonne chance se perdirent dans le tumulte de la portière qu’on refermait et des hennissements des chevaux piaffant.

    Le nez collé à la vitre, elle fit de grands signes d’adieu et envoya des baisers à Sophie sous le regard amusé de ses compagnons de route. Les chevaux accélérèrent la cadence, les trois silhouettes se firent de plus en plus petites jusqu’à devenir trois petits points, minuscules, puis la diligence disparut au tournant de la route dans un nuage de poussière.

    Plus tard, quand Louise repenserait à ces heures interminables passées à se faire ballotter dans la diligence, elle ne se souviendrait de rien. Des voyageurs qui descendaient en souhaitant bon voyage, de ceux qui montaient en murmurant bonjour, des pauses dans les auberges, la nuit, ou quand le cocher changeait son attelage pour des chevaux frais, rien. Ses compagnons de route l’avaient laissée tranquille dans son coin, respectant son silence. Un ou deux hommes avaient bien tenté d’engager la conversation, intrigués par cette belle jeune femme si triste, pour finalement se retourner vers les autres passagers, plus sociables.

    Les mêmes pensées tournaient en boucle dans sa tête. Zaza avait peut-être raison. Est-ce qu’elle avait le droit de risquer sa vie quand Sophie comptait sur elle ? Mais si elle était restée à Limoges, elle aurait vécu dans la peur le reste de ses jours et n’aurait jamais su pourquoi ses parents étaient morts.

    La seule chose qu’il lui restait à faire était bien de retourner à Paris et de suivre son plan : travailler dans la plus belle boutique de la capitale, la plus excitante, celle dont tout le monde parlait.

    Pourvu qu’elle réussisse, songeait-elle en relisant la lettre pour la dixième fois, au moins.

    Son amie Ninette lui avait écrit que la célèbre Rose Bertin venait de déménager sa boutique sur la rue de Richelieu et cherchait une vendeuse capable de servir les dames de qualité qui fréquentaient son magasin pendant qu’elle s’occupait de la reine Marie-Antoinette. Elle s’en vantait sans arrêt, d’après Ninette. C’était urgent, car sa femme de confiance, mademoiselle Véchard, était auprès de sa mère malade, et ses concurrents jaloux ne cessaient de lui voler « ses » filles de boutique. Sans doute à cause de son mauvais caractère, ajoutait Ninette, qui n’avait pas la langue dans sa poche.

    Si Louise était engagée, elle logerait au-dessus, la chanceuse. Ninette donnerait cher pour avoir pareil privilège. Quant à monsieur Bazin, il n’aimerait sûrement pas cela et essayerait de la convaincre de revenir occuper la chambre d’Élisa. Mais elle ne serait pas loin, juste de l’autre côté des jardins du Palais-Royal. Il pourrait la garder à l’œil si ça le rassurait, s’était dit Louise. Et en attendant d’être engagée, elle retournerait vivre avec lui, comme autrefois. Ça le consolerait un peu.

    Elle s’était donc empressée d’écrire à mademoiselle Bertin, faisant valoir son expérience au magasin de monsieur Bazin et son éducation bourgeoise. Ce dernier point éveillerait l’intérêt de la propriétaire et l’aiderait à obtenir au moins un rendez-vous, espérait-elle. Sa lettre avait fait mouche. Rose acceptait de la recevoir en entrevue.

    Louise connaissait le Grand Mogol pour avoir souvent admiré ses vitrines extravagantes, mais n’y avait jamais mis les pieds, même quand elle vivait avec… Charles. À la pensée du père de son enfant, elle se mit à frotter son poignet, inconsciente des regards inquiets que lui lançait la vieille dame sur le siège d’en face. Une goutte de sang apparut et glissa doucement le long de sa main. Elle se força à respirer normalement. Charles avait quitté Paris avec toute sa famille pour retourner dans leur château de Normandie, il n’y avait aucun danger qu’elle le croise, ne cessait-elle de se marteler. Et aussi longtemps qu’elle se tiendrait loin de lui, son père, Frédéric-Joseph de Brévours, la laisserait tranquille. Quant aux clientes qui la reconnaîtraient à la boutique, elle était suffisamment au fait de leurs codes pour savoir qu’elles feindraient l’indifférence, car elle n’appartenait plus à leur monde. Après tout, on l’avait rejetée.

    Tout au long du trajet, elle se répéta, au rythme des roues qui la rapprochaient de Paris, qu’elle avait raison, quoi qu’en pense Zaza. Avec l’argent que ses parents lui avaient laissé et ce qu’elle gagnerait à la boutique de Rose Bertin, elle demanderait aux détectives de reprendre leur enquête sur la mort mystérieuse de ses parents là où elle s’était interrompue. Tout allait se régler, elle n’en doutait pas.

    Ou presque.

    Enfin, les cris du cocher alertèrent les passagers somnolents. La diligence approchait de Paris. On sentit l’excitation s’emparer des voyageurs, après ces longues heures ennuyeuses passées ensemble. Ils n’avaient plus rien à se dire, même les passagers embarqués en cours de route en avaient assez.

    Malgré la tristesse qu’elle éprouvait en pensant à Sophie, Louise se laissa, elle aussi, gagner par la fébrilité. Elle allait revoir ses amis qu’elle avait quittés presque deux ans auparavant : Siona et son cousin Gad, Ninette, qui travaillait toujours avec monsieur Bazin. Et Paris, cette ville qui était devenue la sienne.

    Maintenant, il restait à convaincre Rose Bertin de l’engager.

        Première partie    

    1789

    1

    Juillet 1789, Paris

    « Marchande de modes de la reine » L’enseigne trônait fièrement au-dessus de la porte. Le Grand Mogol était le temple de la mode depuis plus de quinze ans. Sa notoriété avait fait le tour de l’Europe et s’étendait même jusqu’en Amérique. On prenait rendez-vous avec mademoiselle Bertin des mois à l’avance pour se faire confectionner des robes sur mesure qui étaient ensuite expédiées à grands frais jusqu’en Russie. Bourgeoises ou nobles, toutes désiraient un de ses célèbres chapeaux ornés de fleurs, d’oiseaux, de pierreries ou de plumes multicolores, un châle de linon ou le dernier colifichet imaginé par la propriétaire. N’importe quoi, du moment que cela provenait du Grand Mogol. Et que c’était livré dans une de ses boîtes frappées du fameux sceau qui faisait rêver avant même de l’ouvrir.

    Et si les moyens manquaient pour se payer ne serait-ce qu’un bonnet de coton, et que notre mise nous permettait d’entrer, on pouvait toujours se contenter du spectacle que l’intérieur de la boutique offrait. Ou des vitrines. Ces étoffes chatoyantes aux riches coloris qui garnissaient les étagères attiraient le regard jusqu’au plafond. Les pans de broderies de soie retombant négligemment par-ci, par-là et qu’on pouvait caresser furtivement quand l’attention des vendeuses était retenue par des femmes plus riches qui avaient les moyens de demander à voir de plus près. Les tiroirs qui regorgeaient d’accessoires de luxe et qu’on ouvrait à la demande d’une cliente raffinée pour en extirper des mouchoirs de fine batiste, des écharpes aériennes, des bas de soie qui semblaient prêts à prendre leur envol.

    Et au fond, derrière l’escalier, le fameux petit salon rose où on pouvait se faire confectionner un corset sur mesure.

    Rose Bertin, en femme d’affaires avisée, faisait en sorte que ses accessoires et ses parures changent tous les mois. La reine Marie-Antoinette ne pouvait plus se passer de Rose et de ses créations excentriques. Toutes les semaines, elle faisait venir celle qu’elle surnommait sa « Ministre des modes » à Versailles pour qu’elle lui présente ses nouveautés. À elles deux, elles lançaient des styles éphémères, dont les coûts astronomiques commençaient à en irriter plus d’un. L’hiver avait été rude, les récoltes, mauvaises, et la famine sévissait à travers le pays. Insouciante, la reine faisait la sourde oreille aux recommandations de Jacques Necker, le ministre des Finances, et continuait de dilapider la fortune du roi, obligé de rembourser ses folles dépenses.

    Tout cela importait peu à Rose Bertin. Grâce à cette royale publicité, la boutique était toujours en ébullition. Ce jour-là, il y régnait une effervescence particulière.

    Le mariage de la fille du duc de Béarn aurait lieu dans trois jours, en présence des souverains. Les derniers essayages se faisaient dans une ambiance survoltée. La future mariée, éblouissante dans sa robe en étoffe d’argent, ne cessait de tomber en pâmoison dans les bras de sa mère, elle-même au bord de l’hystérie. Difficile d’ajuster un corsage dans ces conditions, même pour les trois couturières aguerries qui tournoyaient autour de la magnifique création de Rose.

    Pendant que la propriétaire s’occupait personnellement de l’exubérante duchesse et de sa fragile progéniture, un coursier déposa une pleine caisse de gants de soie, commandés à Lyon, que Louise commença à ranger dans les multiples petits tiroirs derrière le comptoir.

    La marchandise captait toute son attention. Elle prenait délicatement chaque paire en pensant aux beautés qui allaient les porter au bal, ou encore, pour se promener aux Tuileries. J’ai déjà eu des gants semblables, se dit-elle en palpant une soie jaune d’une douceur exquise. Je me souviens de ce bal à l’Hôtel de Soubise, nous avions dansé toute la nuit. Le décor était grandiose, il y avait des musiciens dans les jardins, et le bouquet des magnolias était aussi enivrant que le vin de champagne que nous avions bu.

    Tout à sa rêverie, elle n’entendit pas la porte s’ouvrir ni le nouvel arrivant qui s’approchait, les yeux fixés sur elle.

    — Ces gants sont vraiment très jolis. J’ai toujours aimé le jaune.

    Louise reconnut sa voix immédiatement. Il ne pouvait pas se trouver ici. Impossible. Monsieur Bazin lui avait dit que la famille Brévours était repartie pour la Normandie. On ne l’avait pas revue. Elle se croyait en sécurité, de ce côté-là, du moins.

    Elle retira rapidement sa main, qui s’était posée malgré elle dans le creux de son cou, là où était jadis niché le médaillon qu’il lui avait offert et qu’elle avait laissé à Limoges.

    La belle voix grave reprit, doucement, presque tendrement, pour une oreille avertie.

    — Vous pourriez essayer cette paire-ci afin que je me fasse une idée ?

    Louise gardait les yeux baissés sur les gants, incapable de le regarder. En haut de l’escalier, la voix impérieuse de mademoiselle Bertin, exaspérée par la lenteur de sa vendeuse, ne tarda pas à se faire entendre.

    — Alors, Louise. Vous avez entendu monsieur ? Montrez-lui ces gants, voyons !

    Au bord de la panique, Louise releva lentement la tête et le vit, là, toujours le même. Ce regard qui la faisait chavirer. Elle croyait avoir effacé ce souvenir. Cette façon qu’il avait de l’observer. Ces yeux noirs telle une mare d’eau sombre devinant ses pensées, plongeant au plus profond d’elle en cet instant.

    La petite silhouette menacée d’embonpoint de la faiseuse de modes dévala le majestueux escalier et se matérialisa aux côtés de Louise.

    Son cerveau, véritable machine à calculer, additionnait déjà les sommes qu’elle allait faire avec les articles que ce bel homme allait lui acheter. Car il en avait les moyens, à n’en point douter.

    — Enfin, qu’attendez-vous ? Je vous prie d’excuser l’attitude de Louise, cher monsieur. Elle sait parfaitement servir les clients de votre qualité normalement. Je vais appeler une autre vendeuse.

    Mais aucune vendeuse ne semblait disponible, toutes étant sollicitées par des acheteuses fébriles et capricieuses. Ah ! Sa première fille de boutique lui manquait terriblement. Mademoiselle Véchard ne semblait pas prête à revenir à Paris, trop occupée à prendre soin de sa mère malade. Décidément, Rose ne comprenait pas comment on pouvait choisir de quitter Paris et un travail si passionnant pour aller vider des bassines et laver une vieille femme moribonde.

    Avec brusquerie, mais en continuant à sourire au bel homme richement vêtu, mademoiselle Bertin s’empara de la paire de gants en soie jaune, faisant tinter ses multiples bracelets qui ne la quittaient jamais. Or, argent, pierres semi-précieuses. Ces bracelets que personne ne pouvait ignorer étaient un rappel, au cas où son vis-à-vis ne l’aurait pas encore compris, de la réussite de Rose Bertin. Elle était enfin « quelqu’un ». La petite femme étant toujours en mouvement, ses bracelets l’étaient aussi, pour sa plus grande joie. Alors, partout dans la boutique, à longueur de journée, la musique résonnait et la précédait, faisant oublier son physique assez quelconque. Les premiers jours, ce cliquetis, presque constant, avait prodigieusement agacé Louise jusqu’à ce qu’elle réalise que la grande Rose Bertin y puisait en fait du réconfort et, surtout, de la confiance en elle. À partir de ce moment, sa patronne devint plus humaine à ses yeux et lui fit moins peur.

    — Allez donner un coup de main au comptoir de dentelles. Il est assailli par des bourgeoises de province.

    Au prix d’un immense effort, Louise parvint à se ressaisir. Rose s’était laissé attendrir par son histoire de jeune fille de bonne famille, orpheline, obligée de gagner sa vie. À sa question, pourquoi ne pas retourner chez monsieur Bazin ?, Louise s’était montrée sincère, et sans le savoir, elle avait touché un point sensible. Monsieur Bazin était un deuxième père pour elle, et malgré toute l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre, son perpétuel besoin de la couver l’empêchait d’être une femme libre. Elle aurait vingt et un ans en septembre et aspirait à être indépendante. Son séjour à Limoges l’avait convaincue qu’elle voulait vivre à Paris. Et surtout, travailler au Grand Mogol, qu’elle admirait depuis toujours.

    Son histoire (enfin, ce qu’elle en avait dévoilé) avait remué des souvenirs chez la couturière de quarante-deux ans. Elle s’était revue, jeune provinciale arrivant à Paris avec comme bagages son talent et sa volonté de conquérir la capitale. Elle avait gravi les échelons rapidement jusqu’à l’ouverture de son propre magasin, rue Saint-Honoré. Elle continuait de refuser toute idée de mariage, de peur de perdre son indépendance. Louise était donc fille de boutique à l’essai pour une période de trois mois. Autant dire que la porte n’était pas loin si elle ne donnait pas entière satisfaction. Les affaires ne céderaient jamais la place aux sentiments pour Rose.

    — Je vous prie de m’excuser, j’ai eu un étourdissement. Je vais mieux maintenant. C’est bon, mademoiselle Bertin, je vais m’occuper de ces gants et de monsieur.

    Soulagée de voir sa vendeuse retrouver ses esprits, mademoiselle Bertin s’éloigna, après un dernier coup d’œil appréciateur sur ce mystérieux inconnu et sur sa nouvelle recrue, qui daignait enfin enfiler ces fameux gants.

    — Voilà. Est-ce qu’ils vous conviennent ?

    — Je ne sais pas. En fait, j’hésite entre ceux-ci et les verts.

    Tout en parlant, Charles de Brévours avait incliné la tête. Il avait eu le temps de voir la petite cicatrice à l’intérieur du poignet gauche. C’était nouveau. Il connaissait son corps par cœur et savait qu’elle ne l’avait pas avant… Il caressa furtivement son bras, se défendant d’arracher les gants pour l’embrasser. Il n’avait qu’une envie : poser ses lèvres sur sa peau si fine, si douce. Ses cheveux noirs, échappés du ruban de velours qui les retenait, frôlaient les mains de Louise. Les longues mèches, telles des plumes de corbeaux, glissaient entre ses doigts fins, semblant l’enchaîner de nouveau à lui.

    — Tout dépend des goûts de la personne à qui vous désirez les offrir, réussit à murmurer Louise d’une voix tremblante.

    — Vous avez raison. Le mieux serait que ma femme puisse choisir. Acceptez-vous de les porter chez moi ?

    Louise tressaillit. Avait-elle bien entendu ? Il voulait qu’elle aille rencontrer sa femme ? Jamais ! Jamais elle ne ferait une chose pareille ! Elle essaya de retirer sa main, qu’il tenait fermement, l’indignation lui coupant le souffle. Elle réussit finalement à balbutier quelques mots.

    — Le garçon qui s’occupe des livraisons s’en chargera cet après-midi.

    — J’apprécierais que vous veniez vous-même. Ma femme, qui ne peut se déplacer, se sent très seule, et elle vous serait sûrement reconnaissante si vous pouviez l’aider dans son choix. Acceptez, je vous en prie.

    Louise était incapable de répondre devant tant d’acharnement. Mademoiselle Bertin, elle, n’avait rien perdu de la scène qui se déroulait à proximité. Mais à quoi joue Louise ? se demandait-elle. Ça ne lui ressemble pas. Est-ce que les racontars sur une liaison avec une personne de la noblesse seraient vrais ? Ce serait lui ? Elle n’allait pas risquer de perdre une vente et de froisser une personne de qualité, en plus. Son magasin ne s’était pas construit avec des états d’âme ou de la pitié. Décidément, elle devait prendre le contrôle de la situation immédiatement, de peur de perdre ce nouveau client.

    — Louise se fera un plaisir d’aller voir madame, n’est-ce pas, ma chère ? Je vais préparer une boîte avec un assortiment de nos plus beaux articles. Madame pourra les regarder en toute tranquillité. À quelle adresse dois-je faire livrer le tout, monsieur… ?

    — Comte de Brévours. Mon Hôtel est situé rue Montmartre, près de la rue Notre-Dame-des-Victoires. C’est facile à trouver, la grille est surmontée des armoiries des Brévours. Je vous remercie, mademoiselle, votre visite fera sûrement beaucoup de bien à ma femme. À bientôt, j’espère !

    Charles de Brévours tourna les talons et sortit aussi rapidement que la décence le permettait. Son cœur battait à tout rompre. Il l’avait retrouvée ! Enfin ! La femme de sa vie était là, à quelques minutes de chez lui. Après l’avoir cherchée dans tout Paris comme un fou, il avait perdu espoir. Mais elle était là, à portée de main. Il avait respiré avec délice l’odeur délicate de lavande qu’elle aimait tant, caressé furtivement sa main sous la soie jaune. Il se souvenait des gants, presque les mêmes, qu’il lui avait offerts. Du plaisir qu’il avait eu à l’aider à les enfiler, avant de se rendre chez le prince de Soubise. Et à les retirer à leur retour… Quelques jours plus tard, elle avait disparu. Que faisait-elle ici ?

    Elle n’était sûrement pas mariée, sinon elle ne travaillerait pas au Grand Mogol. Mademoiselle Bertin était réputée pour exiger la plus totale soumission de la part de ses employées et n’aurait jamais toléré une femme réclamant de partir à la fin de la journée pour s’occuper de ses enfants.

    Mais pourquoi avait-elle fui Paris il y a deux ans ? Pourquoi l’avait-elle abandonné ? Il n’oublierait jamais leur première rencontre…

    2

    Août 1786, Paris

    Trois ans plus tôt

    Les jardins du Palais-Royal étaient calmes le matin, les bordels n’étant pas encore ouverts. Les clients avaient quitté les lieux aux aurores, laissant les demoiselles récupérer après une nuit d’activité intense. Les bourgeois et les provinciaux de passage à Paris ne feraient pas leur apparition avant 11 heures. À ce moment-là, les boutiques de rubans, de porcelaines, de bijoux et d’estampes seraient envahies par les acheteurs enthousiastes. Gare aux maris, dont les femmes étaient restées seules en province avec les enfants, s’ils revenaient de la capitale les mains vides.

    En attendant, seuls les cafés accueillaient les lève-tôt. Et la librairie Gattey, que Louise connaissait depuis son plus jeune âge. À chacun de leurs séjours à Paris, son père l’y emmenait fureter, affirmant que Rouen n’avait aucune librairie digne de ce nom ni pouvant se comparer à celle-ci. Ce qui était faux, naturellement, mais il en était convaincu. Et Louise faisait semblant d’acquiescer pour lui faire plaisir. Elle trottinait donc avec enthousiasme à côté de son père sous les arcades. Les badauds se retournaient sur ce costaud au visage basané de pirate, qui faisait de grands gestes et parlait comme s’il était encore sur un bateau en pleine mer. Si le chemin était libre devant lui, c’est que ceux qui le voyaient venir s’écartaient spontanément de sa route. En souriant. Côme ne s’attirait que de la sympathie partout où il allait. Alors pourquoi avait-il été tué si sauvagement ?

    Le vieux libraire lui parlait quelquefois de son père, quand ils étaient seuls. Il avait bien compris que certaines choses devaient être étouffées et, tout comme monsieur Bazin, essayait de protéger Louise et de la consoler à sa façon. Plusieurs fois par semaine, elle venait donc respirer l’atmosphère poussiéreuse et pleine de promesses d’évasion que les livres lui donnaient.

    C’était le moment de la journée que préférait Louise pour s’y réfugier avant de commencer son travail au magasin de tissus de monsieur Bazin.

    Elle était seule avec le vieux libraire, qui profitait lui aussi du calme pour faire du rangement. C’est ainsi que Charles l’avait vue la première fois. Assise sur une caisse renversée, la tête penchée et cachée par un épais rideau de cheveux bruns ondulés, si absorbée par sa lecture qu’elle n’avait pas entendu la porte s’ouvrir.

    Il s’était agenouillé, curieux de voir ce qui retenait l’attention de l’inconnue, et le son de sa voix l’avait fait sursauter.

    — Le théâtre n’est pas fait pour être lu, mais pour être joué, lui avait-il dit en regardant le titre de son livre.

    À sa grande surprise, elle avait répondu immédiatement, nullement intimidée.

    — Je ne suis pas d’accord. Au théâtre, on nous montre une pièce avec le message que les artistes veulent nous transmettre, tandis que la lecture me donne la liberté de comprendre la pensée de l’auteur.

    — On joue justement Les Noces de Figaro ce soir aux Variétés, vous acceptez de m’accompagner ? Je pourrai peut-être vous convaincre du contraire.

    — Non, je l’ai déjà vu. Ce soir, je vais lire la pièce.

    Le sourire ironique dont elle l’avait gratifié disait assez bien qu’elle ne prêtait aucune attention aux balivernes que les hommes devaient lui débiter à longueur de journée.

    Sur ce, elle avait réglé son achat et était sortie de la librairie, laissant le comte Charles de Brévours un peu dépité.

    Il n’avait pas l’habitude qu’une femme se dérobe ainsi. La belle inconnue au regard frondeur avait calmement disparu sous les arcades. Il avait tout juste eu le temps de remarquer la couleur de ses yeux. Mauves. Comme des améthystes.

    Aucun bijou et, surtout, pas d’alliance au doigt. Donc, elle n’était pas mariée. Est-ce qu’elle était une habituée de la librairie ? Ou peut-être travaillait-elle dans une des échoppes du Palais-Royal ? Le libraire avait refusé de l’éclairer.

    Sûrement pas une artiste, elle n’en avait pas l’allure. Son maintien et sa façon de s’exprimer laissaient penser qu’elle était issue de la bourgeoisie. Elle avait de la personnalité et du caractère, c’était bien la première fois qu’une femme lui opposait un tel refus. Et quelle élégance quand elle s’était détournée de lui pour sortir de la librairie ! Un charme fou émanait d’elle. Il aurait aimé la suivre, mais n’avait pas osé. Bien qu’elle paraisse un peu plus jeune que lui, cette femme déterminée l’intimidait, mais l’attirait encore plus. Il devait la retrouver.

    Cette brève rencontre avait amusé Louise. Elle savait pertinemment que l’homme qu’elle avait croisé ne s’intéressait à elle que pour son aspect physique. Comme tant d’autres qu’elle repoussait fermement chaque fois. À son arrivée chez monsieur Bazin, quelques mois auparavant, Ninette, du haut de ses dix-huit ans, l’avait mise en garde contre l’attitude désinvolte des aristocrates à l’égard des femmes qui travaillaient au Palais-Royal. Elle n’avait peut-être qu’un an de plus que Louise, disait-elle, mais la vie s’était chargée de lui apprendre tôt qu’il fallait se méfier de tout le monde.

    — Je te le dis, Louise, les vendeuses ne sont que des passades pour ces galants, qui se croient tout permis à cause de leur titre. Dès qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient, ils nous jettent comme des chiffons. Tu peux me croire, ces beaux messieurs n’ont plus rien de noble quand ils ont leur culotte aux chevilles.

    Et les beaux messieurs en voyaient de toutes les couleurs avec Ninette. Persuadés que cette petite chose délicate serait une proie facile, ils tombaient de haut quand elle les envoyait promener. Son index martelait la poitrine du joli cœur, qu’elle obligeait à reculer, tout en l’invectivant d’une voix forte, les yeux furibonds. La scène, familière pour les commerçants des arcades, faisait toujours rire et terrorisait littéralement le malheureux soupirant. Qui fuyait sous les quolibets de tous. Elle n’était pas née de la dernière pluie, la Ninette !

    Arrivée chez Bazin à quatorze ans à peine, elle avait vite appris le métier. Son bagout et sa mine honnête avaient tout de suite plu au commerçant, qui ne pouvait plus se passer d’elle maintenant. Elle ne demandait pas à être protégée, malgré sa jeunesse, seulement à gagner sa vie décemment, sans être obligée de vendre son corps, comme sa mère et sa sœur, avait-elle déclaré fièrement dès leur première rencontre. À partir de ce moment, elle s’en était tenue à cette ligne de conduite impeccable, sans jamais dévier du droit chemin.

    Mais pour Louise, qui venait d’un milieu autrement plus protégé, monsieur Bazin veillait au grain et s’occupait des audacieux qui faisaient mine de s’approcher. À Rouen, personne ne se serait permis de familiarités envers la fille de Mathilde de la Chaume et de Côme Chartrain. Et ici, c’était la même chose. Et tant pis si ses vendeuses s’étonnaient de son attitude si protectrice envers la petite nouvelle, qui venait d’on ne sait où ! Pour le moment, personne n’avait à savoir d’où elle venait, même la Ninette ! Le fait qu’elle soit à son service depuis quatre ans ne lui donnait pas le droit d’être si curieuse envers son poussin. Pour tout le monde, Louise était sa nièce orpheline, il n’y avait rien à ajouter !

    Lui seul connaissait les détails du passé de Louise, et elle pouvait compter sur sa discrétion. Sous des dehors bourrus, cet ami de son père avait un cœur d’or ; il n’avait pas hésité à recueillir Louise à son arrivée à Paris, quelques mois auparavant, alors qu’elle était dévastée par la mort brutale de ses parents bien-aimés. Il l’avait consolée, comme il l’aurait fait pour sa propre fille Élisa. Quand elle faisait des cauchemars, il restait avec elle jusqu’à ce qu’elle se rendorme. Le départ d’Élisa pour Limoges avait créé un grand vide dans le logement de monsieur Bazin, et il ne demandait pas mieux que de jouer le rôle d’un second père pour sa petite Louise.

    Il ne restait à la jeune fille aucun souvenir de ses parents, l’incendie ayant détruit tout ce qui n’avait pas été volé. À part le libraire, seul monsieur Bazin pouvait lui parler d’eux, lui rappeler les bons moments qu’ils passaient ensemble tous les ans, à la même date, à l’occasion de l’anniversaire de Louise. Est-ce que le temps allait effacer leurs traits de sa mémoire ?

    Quelques minutes après avoir quitté la librairie et le beau soupirant, Louise avait grimpé en courant les marches et était entrée dans l’appartement au-dessus du magasin de monsieur Bazin. À la vue des pâtisseries qu’elle apportait, la gouvernante avait froncé les sourcils. Non, mais elle voulait la mort du pauvre homme ? Il grossissait à vue d’œil, bientôt, il faudrait élargir ses vêtements ! Cette chère Thérésa qui prenait soin de l’intérieur du « pauvre homme » depuis la mort de sa femme aurait bien aimé prendre soin de lui tout court. En attendant, elle veillait sur lui avec dévotion et avait adopté Louise, après quelques réticences.

    — À ce rythme, ce n’est plus à une poule qu’il va ressembler, mais à un dindon !

    Thérésa détestait ce surnom que les autres commerçants avaient donné à son patron, mais lui, il en avait pris son parti depuis longtemps. Il n’y pouvait rien, disait-il, il était né avec des petites pattes et un gros ventre. Puis, durant toute l’enfance de sa fille Élisa, il avait veillé sur elle comme un papa poule. Maintenant, il avait un deuxième poussin à protéger. Et il prenait ce rôle très au sérieux. Tout d’abord, pas question qu’elle reste à ne rien faire, avait-il déclaré quand Louise avait commencé à aller mieux.

    — Te morfondre dans un coin ne ressuscitera pas Côme et Mathilde, et ce n’est pas ce qu’ils auraient voulu pour toi, ma petite. Alors l’argent que les amis de ton père t’ont laissé, on va le mettre de côté, et tu pourras l’utiliser plus tard, quand tu en auras besoin. Pour te marier, par exemple. Pour le moment, c’est moi qui prendrai soin de toi. On va commencer par te refaire une garde-robe.

    C’est monsieur Bazin lui-même qui

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