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Trahir est une souffrance à l’aune du temps qui passe: Historique
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Trahir est une souffrance à l’aune du temps qui passe: Historique
Livre électronique232 pages3 heures

Trahir est une souffrance à l’aune du temps qui passe: Historique

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À propos de ce livre électronique

Fils d’une famille de notables ruraux de la plaine de la Beqaa, El-Najjar choisit les armes pour défendre sa terre. Officier d’une armée sans pouvoir, il développe un profond ressentiment envers ceux qui dépècent son pays. Fait prisonnier, il change de camp, rêvant de sauver le Liban en servant Israël, l’ennemi de ses ennemis. Pendant de nombreuses années, il fournit des renseignements essentiels et participa à des opérations audacieuses. Identifié, il croupit dans une maison d’arrêt sordide.
Cette aventure est inspirée de la vie de l’un des plus grands espions du Mossad, non pas juif, mais musulman convaincu.
Suivons les péripéties de ce soldat perdu, persuadé que la clef du conflit réside dans l’abolition, organisée et décente, du statut de réfugiés, qui maintient, depuis des générations, des millions de Palestiniens dans l’assistance, le refus et le vain espoir de retour.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Omar El-Najjar (nom de plume), universitaire et diplomate, a rencontré séparément les deux principaux protagonistes de la Guerre des Six-jours, Yasser Arafat et Moshé Dayan. Il connait donc la situation qu’il observe depuis lors. Par ce roman partiellement fictif, il tente d’actualiser le plus dangereux, car le plus durable, conflit du Moyen-Orient.
LangueFrançais
Date de sortie28 juil. 2021
ISBN9791037735027
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    Aperçu du livre

    Trahir est une souffrance à l’aune du temps qui passe - Omar El-Najjar

    1

    La ferme familiale où je suis né est située à un peu plus de deux kilomètres et demi du centre de Hasbaya, une grosse bourgade de la Beqaa libanaise, accrochée au flanc du majestueux et mythique mont Hermon, de tout temps vénéré par les habitants de la vallée. Retenant les nuages venus de la Méditerranée, il fournit l’eau, source de vie et de fertilité. Des villas de pierre, cossues, recouvertes de tuiles rouge vif, propres à toute la région, montent par paliers jusqu’à la citadelle, témoin d’une histoire plus que millénaire. Elles sont percées d’une multitude de fenêtres, ouvrant souvent sur des balcons afin que les habitants sachent profiter du soleil et de la vue imprenable. La végétation et les arbres qui ombragent leur jardin privatif leur donnent un subtil caractère d’intimité. Quelques constructions récentes, en béton blanc, généralement propriétés d’émigrés de la diaspora, brouillent parfois le tableau. Quittant la voie principale reliant Beyrouth à Damas, la route traverse le village en serpentant.

    Trois monuments marquent l’impact historique, politique, religieux et culturel de la ville. D’abord, la Citadelle, qui fut construite par les Croisés, sans doute sur les ruines d’une ancienne place forte romaine. Elle fut conquise au XIIe siècle par un Émir arabe, qui en fit le sérail de sa famille, s’étendant actuellement sur deux hectares. Les Chehab en sont encore les propriétaires et y logent pour certains depuis lors. Le rôle politique et militaire de ce clan fut considérable jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ils occupent encore une place incontestée dans la politique du Liban moderne. On leur reconnaît, ou leur reproche, une attirance particulière pour la civilisation latine européenne. Leurs armoiries, de part et d’autre de l’entrée de la bâtisse, représentent un lion debout, dominant un lapin.

    — Cela signifie, nous disait notre père dans notre enfance, que le faible doit obéir au plus fort, pour que justice, prospérité et stabilité soient garanties !

    Ensuite, le Khalwat al-Bayyada, littéralement la « Solitude blanche », est le sanctuaire le plus sacré des Druzes, démographiquement majoritaires dans cette région du pays. Il s’agit d’une secte qui s’est détachée de l’Islam et ne se considère plus, ni n’est considérée, comme musulmane. Ils n’apprécient pas le nom qui leur est universellement donné, Druzes, dérivé du nom de l’un de leurs premiers théoriciens Al Darazi, se qualifiant eux-mêmes « d’unitariens ». Ils sont apparus sur la scène arabe au tout début du XIe siècle, au Caire. Le khalife fatimide Al Hakim bi Amrillah, dont la vie fait l’objet de débats polémiques, nourris de querelles théologiques, aurait été divinisé par ses proches. Chiite ismaélien, il est passé dans l’histoire comme celui qui a détruit le Saint-Sépulcre de Jérusalem, donnant prétexte, un siècle plus tard, aux Européens de lancer les Croisades pour régler leurs problèmes économiques. Al Hakim aurait été assassiné à cause de ses extravagances, ou serait occulté, comme le croient les Druzes, pour revenir à la fin des temps. Persécutés tant par les chiites que par les sunnites, ils ont disparu d’Égypte et se sont concentrés autour du mont Hermon, en Syrie et en Palestine. De très anciennes familles druzes, comme les Jumblatt, maintiennent leur influence pluriséculaire sur la politique. La doctrine spirituelle est éclectique, prônant la loyauté communautaire, l’intransigeance et un certain ascétisme. À des éléments des trois monothéismes se mêlent des apports extrême-orientaux. La métempsycose est l’une de leurs croyances, mais la réincarnation se réalise seulement dans le cade du genre humain, l’âme d’une femme ne transite que vers le corps d’une fillette. La religion est initiatique et non prosélyte, seuls les sachants la connaissent et l’étudient pour guider le peuple. Une quarantaine de cellules leur est réservée dans le sanctuaire du village, à des fins de recherche, de gnose mystique et de méditation. La doctrine demeure donc très peu connue, voire secrète. Dans ma jeunesse, j’aurais voulu la mieux connaître. Vainement.

    Enfin, au sortir du village, sur la route vers Marjayoun se trouvent les vestiges d’un caravansérail datant du XIV siècle. Il souligne l’importance du nœud commercial ancestral que Hasbaya représente. Il le demeure. Chaque mardi, une immense foule colorée se rencontre aux abords des ruines pour le grand marché appelé Souk El-Khan. On y trouve de tout, réuni par branches professionnelles. Les produits de la terre, fruits et légumes, occupent le plus grand espace. Ils reflètent la fertilité de la vallée. Un jour, j’admirais la taille de certains choux. Mon père me dit en avoir vu de bien plus gros, « pesant une quinzaine de kilos ». Dans un coin, certains paysans négocient la vente de chèvres et de moutons. L’artisanat indigène est bien représenté : mobilier, petite bijouterie et poterie, dont les célèbres jarres en grès conservant la fraîcheur. Évidemment, la production textile, particulièrement celle des habits traditionnels est exposée. Légèrement à part, en lisière de la pinède, on trouve les équipements électroménagers et les batteries de cuisine, généralement fabriquées en Chine. Un murmure sourd et permanent domine la foule ; les négociations sur les prix sont intenses. Les tenues sont assez bigarrées. On peut encore distinguer à quelle communauté les participants appartiennent, car les montagnards sont conservateurs et la peur du qu’en dira-t-on social est omniprésente. Les Druzes portent leurs sarouels noirs, amples pantalons à l’entrejambe très bas, fermé sur les chevilles. La plupart portent des couvre-chefs. Les plus âgés ont des bonnets, qui s’apparentent à une sorte de tarbouche blanc. Leurs femmes, toutes de noir vêtues, mettent un grand voile d’un blanc immaculé qui leur couvre la tête et très largement les épaule. Les femmes chiites, en noir absolu, se déplacent en groupes, souvent escortées par un mollah dont le turban peut être blanc ou noir, indiquant, dans ce dernier cas, qu’il serait descendant du prophète Mohammed. Les paysans des campagnes alentour arborent des djellabas brunâtres. On y voit également, bien sûr, des tenues masculines occidentales et des femmes portant blouses multicolores et jupes courtes ou, au contraire, des croyantes sunnites intégristes, totalement voilées.

    À ma connaissance, il n’y a pas une communauté chiite à Hasbaya même, mais ils sont nombreux dans les villages proches. Mon père m’expliquait qu’ils n’étaient pas vraiment des musulmans, attendant un « imam » qui expliquerait et compléterait le saint Qoran, pourtant éternel et immuable.

    — Ils sont dociles, ajoutait-il, et sans ambition, soumis à des mollahs qui dictent leur vie. Ils se plaignent sans cesse, plutôt que de s’affirmer, en travaillant dur. Tu le vois bien, finissait-il par dire, peu d’entre eux sont propriétaires, la plupart sont des métayers, voire des ouvriers agricoles.

    Les Druzes sont majoritaires à Hasbaya, regroupés autour de leur sanctuaire le plus sacralisé du Liban. Les Chehab, famille encore dominante malgré le passage du temps, sont sunnites. Ils portaient le titre d’Émir, prince, qui leur aurait été décerné par l’un des compagnons du Prophète, selon certaines sources, ou par le Khalife ottoman, pour d’autres. Une partie de la descendance se serait convertie au christianisme. Leur sérail, dans le sens traditionnel de milieu confiné, comprend une chapelle datant des Croisades et une mosquée, construite au XIIIe siècle. Il y eut des Juifs en ville. Une ancienne synagogue, en ruines, le prouve. Des anciens les auraient connus. Ils nous indiquaient qu’ils « auraient quitté les lieux progressivement, surtout dans les années 1947, lors de la guerre de Palestine et rejoint Israël », dont la ligne de démarcation se trouve à un jet de pierre. Ils ont laissé le bon souvenir de petits commerçants, sans histoire. Adolescent, j’avais demandé à mon père :

    — Ne sont-ils pas hostiles à l’Islam ? Le Qoran déclare que, au Jugement dernier, « les rochers et les arbres diront : Ô Musulman ! Ô serviteur d’Allah ! Voilà un Juif derrière moi. Viens et tue-le ! »

    Il me répondit, avec une certaine impatience :

    — Oui, on l’entend beaucoup ces dernières années. D’abord, ce n’est pas le Qoran, mais des paroles qui seraient rapportées du Prophète. Dieu dit, au contraire : « Nous sauvâmes les Enfants d’Israël du châtiment avilissant de Pharaon qui était hautain et outrancier. À bon escient, nous les choisîmes parmi tous les peuples de l’univers… »

    Comme toujours, il avait cité la sourate d’une voix appliquée, solennelle, en arabe classique qui m’impressionnait. Il ajouta :

    — Ils croient en Dieu ; ce ne sont pas nos ennemis, mais l’État d’Israël est un problème. Nous ne voulons pas le reconnaître. Alors nous ne le citons jamais, comme s’il n’existait pas et on mentionne, à la place, les « Juifs ». C’est absurde.

    — On sait bien qu’il existe, puisque l’on voit leurs patrouilles militaires et leurs maisons depuis chez nous, me risquai-je à dire.

    Le sujet ne plaisait pas à mon père. Il conclut en disant :

    — Oui, dans notre village peut-être plus qu’ailleurs, nous, les sunnites, répétons des slogans hostiles. Sans doute parce que nous sommes minoritaires à Hasbaya, nous avons besoin de nous affirmer plus engagés que les autres. Les maronites semblent les prendre plutôt en sympathie. Quant aux Druzes, comme toujours, personne ne sait ce qu’ils pensent. Beaucoup ont des parents en Israël, où ils sont d’ailleurs enrôlés dans l’armée régulière et font la guerre aux Arabes. C’est une sale histoire.

    La conversation s’arrêta là.

    Les minarets sont, en ville, plus nombreux que les clochers. Six églises servent trois dénominations chrétiennes orientales. Les maronites forment le contingent principal, suivis des melkites qui, ici, sont fonctionnaires et bureaucrates et, enfin, des Grecs orthodoxes, plutôt propriétaires terriens et commerçants. Je voyais souvent le vieux prêtre de l’église proche de mon école. Il était toujours très souriant en nous disant bonjour. Encore adolescent, je pris le courage de lui demander si les chrétiens étaient divisés comme nous les musulmans entre Sunnites, Chiites, Druzes et quelles étaient les différences. Il s’assit sur le banc de pierre face à la fontaine et me répondit :

    — Non pas vraiment. Chez nous au Liban, nous partageons la même foi et sommes une seule famille. L’histoire et non la religion nous a séparés. Il y a plus de mille cinq cents ans, deux empires se partageaient la zone méditerranéenne, Rome à l’Ouest et Byzance à l’Est. Byzance est maintenant appelée Istanbul. Certains chrétiens choisirent d’obéir à Rome, d’autres de dépendre de Byzance. Ce sont les melkites et les orthodoxes réciproquement. Un troisième groupe s’est formé, il est typiquement et exclusivement libanais. Ce sont les maronites. Comme moi, ajouta-t-il

    — À qui obéissez-vous demandai-je.

    — Maintenant, au Pape de Rome, comme les melkites. Les Grecs orthodoxes ont leur patriarche, qui siège à Damas. Pendant cinq siècles, les maronites avaient également eu leur propre patriarche résidant à Tyr. Ils suivaient l’enseignement d’un ermite ayant vécu près de chez nous, sur les hauts de la Beqaa, à l’est de Hermel au bord de l’Oronte. Ils se replacèrent, il y a plus de mille ans, sous l’autorité de Rome. En gros, nous sommes tous semblables, nos prières expriment les mêmes choses, parfois en des langues anciennes différentes.

    Croyant avoir compris, je le remerciai. Il me répondit :

    — Au contraire, c’est moi qui te remercie de m’avoir posé la question. Il est bon d’essayer de comprendre. On s’entend bien si l’on se connaît mieux.

    Ces subtilités m’étaient difficilement accessibles, en qualité de musulman. Pourtant, j’étais déjà conscient du fait que, pour des raisons plus politiques que religieuses, l’Islam avait également explosé en diverses branches, au cours de l’histoire.

    Il existe donc beaucoup de croyances diverses dans notre district comptant quelque 30 000 habitants. Les Druzes, les chrétiens et, dans une mesure différente, les chiites, qui se sont installés, à diverses époques passées, dans cette « montagne du refuge », afin de fuir les persécutions. Les gens ne vivent pas pour autant en harmonie. Le poids de l’histoire est trop lourd. On traite par obligation, mais on ne s’aime pas. Chaque communauté demeure recroquevillée sur elle-même, dans la conviction de sa supériorité spirituelle et défendant les avantages socio-économiques acquis. Certes, on se congratule mutuellement lors de fêtes religieuses et participe à certaines manifestations joyeuses. Sans plus. Les liens familiaux ou claniques sont toujours privilégiés, dans tous les domaines. Les mariages mixtes sont inconcevables, même difficiles entre les trois dénominations chrétiennes. Certaines plaies, profondes, restent. Les maronites citent, en catimini, les « événements » de 1860, au cours desquels leurs ancêtres furent massacrés par les Druzes cherchant leur extermination, sous le regard complaisant des Ottomans sunnites. Ces tueries entraînèrent l’intervention « humanitaire » de l’Europe, qui changea la face du Liban. Nous en avons parlé, une unique fois au lycée, pendant le cours d’histoire. Notre professeur, un sunnite très rigoureux de Beyrouth, nous répondit de façon péremptoire :

    — Il s’agit de rapports très exagérés, circulés par les puissances occidentales, dont l’objectif était, alors, la destruction du Khalifat musulman. Ce n’était que la suite des efforts de la France pour porter préjudice à l’Islam qui avait commencé avec l’aventure de Napoléon Bonaparte en Égypte, puis se termina par la colonisation de l’Algérie.

    C’est ainsi que, chez nous, les faits historiques sont occultés ou la faute est portée, souvent non sans raison d’ailleurs, sur des éléments étrangers. De toute manière, on feint d’oublier, mais on ne pardonne pas !

    La ferme familiale était assez grande, constituant une sorte de hameau. Elle comprenait deux bâtisses principales en pierre, une grande où vivaient mon oncle et sa famille et une plus petite qui était la nôtre. Elles étaient entourées de cinq ou six constructions en pisé, deux pour les travailleurs permanents, un grand dortoir pour les saisonniers et une remise pour les outils. Un peu plus loin, un silo à grains et une grange, en béton, furent édifiés, lorsque mon grand-père produisait, surtout, des céréales, blé et orge. Mon père avait aménagé la grange. Une bonne moitié était occupée par une broyeuse d’olive et une presse à huile. Du matériel de pompage et un motoculteur y étaient déposés. Une petite surface restait encore pour la paille. Chaque année, la question revenait de construire une plus belle maison, moderne, au nom de cousins éloignés ayant bien gagné leur vie au Brésil et souhaitant rentrer au pays. La superficie du domaine est de grandeur moyenne, mais en plusieurs parcelles non attenantes. Cela compliquait la tâche mais permettait simultanément des plantations plus diversifiées : polyculture, surtout maraîchère, et vigne autour des habitations, élevage de chèvres et de moutons en montagne et arboriculture, soit pommes, figues et olives, ainsi qu’un peu de blé encore, au bas des pentes moins arrosées. Dans l’ensemble, la terre, noire, est riche. Le soleil est généreux, même en hiver lorsque la température descend souvent au-dessous de zéro degré, à 900 mètres d’altitude. De novembre à février, les pluies sont généralement suffisantes, appelant néanmoins souvent le recours à l’irrigation. Notre famille se considérait comme des notables ruraux assez bien nantis. Toutefois, la production de l’ensemble n’aurait pas suffi à faire vivre décemment deux familles. L’exploitation du domaine revint donc au frère aîné de mon père, qui, lui, avait plutôt choisi d’être régisseur. Nous disposions d’une voiture, considérée, à l’époque comme un luxe.

    Mes quatre frères et moi eûmes une enfance et une jeunesse heureuses. Avec les garçons des ouvriers chiites, nous pouvions courir, jouer au football ou à cache-cache dans la grande cour de la ferme. Mon oncle avait une fille unique, Khadija, qui se contentait de nous regarder. L’une des deux bonnes de la famille était censée s’occuper de nous. En réalité, elle nous laissait tout faire, réprimandant seulement les fils des travailleurs. Pendant les jours de congés et les vacances scolaires, nous devions mettre la main à la pâte dépendant de nos âges et de nos forces. Il s’agissait essentiellement de participer aux récoltes, de ramasser les légumes pour le marché et d’entretenir les terrasses. Bien sûr, lorsque celles-ci ont dû être élargies, après la décision de remplacer une partie de l’oliveraie par un verger de pommes, plus rentable, mon oncle, aidé de mon père, recruta le nombre nécessaire de travailleurs pour cette opération pénible.

    Dans l’ensemble, le rythme de ma vie était bien réglé. Les lundis, après l’école, j’aidais à récolter les produits maraîchers que des ouvrières, sous le contrôle de notre tante, allaient proposer le lendemain au marché de Souk El-Khan. Cette activité durait tout au cours de l’année. En été, j’apportais fièrement des pastèques bien lourdes, qui résonnaient fort lorsque les clients les frappaient.

    Les saisons se succédaient, semblables à elles-mêmes. Les récoltes commençaient, en juillet, avec les pommes, puis les raisins et enfin les olives, vers le début de novembre, pendant les vacances scolaires. La ferme de mon oncle entrait alors dans une animation fébrile. Des paysans sans terre ou jouissant de lopins trop petits pour en vivre étaient recrutés. Pour les vendanges surtout, des saisonniers arrivaient d’autres régions, en particulier ceux que nous appelions les « bédouins » syriens ou jordaniens, campant en permanence dans les environs de Baalbek. Les pommes avaient été introduites récemment à la ferme, sur recommandation de mon père. Elles rapportaient bien davantage que les olives. Les « goldens », bien jaunes, que nous produisions sont à l’évidence moins juteuses et savoureuses que les traditionnelles pommes rouges du mont Liban. Elles avaient cependant trouvé un marché lucratif dans la péninsule arabique. Perchés sur leur échelle, les ouvriers les cueillaient et les mettaient dans des sacs qu’ils portaient en bandoulière. Ils nous les tendaient pour que nous les rangions avec précaution dans des caisses de bois ajourées. Tous les deux jours, de gros camions venaient de Beyrouth pour les enlever, contre reçu.

    La vigne est d’un bon rapport également. Mon grand-père, m’a-t-on dit, a longtemps répugné d’en planter. Le pauvre raisin blanc indigène, récolté chez nous, facile à cultiver, donne une piquette acide qui doit être trois fois distillée pour devenir, après adjonction d’anis, l’arak, eau-de-vie, à forte densité alcoolique, réputée au Liban. Les maronites le nomment le « lait des braves ». Ma famille n’en cultivait pas traditionnellement. Quoique fervent musulman, mon oncle franchit le pas lorsqu’il put produire du raisin de table, suivant les suggestions de mon père. Une nouvelle variété était disponible, donnant de lourdes grappes de gros grains roses, à la chair ferme et à la peau dure. Résistant, il est facile à l’exportation. Les femmes et filles des « bédouins » savaient couper avec dextérité les grappes qu’elles déposaient dans des cartons. Les hommes de leur communauté travaillaient dans les vignes voisines produisant du vin. Ils portaient sur leur dos de lourdes hottes de bois étanches utilisées pour le transport du raisin vers

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