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Dans le Dédale des Dholes
Dans le Dédale des Dholes
Dans le Dédale des Dholes
Livre électronique428 pages6 heures

Dans le Dédale des Dholes

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À propos de ce livre électronique

Après une adolescence chaotique passée dans les quartiers Nord de Marseille, Farid Benkardis va croiser la route du commissaire Kovalski. L’ancien petit délinquant, au contact de celui qui va devenir son mentor, se trouve même une vocation tardive d’officier de police judiciaire. Ensemble, ils vont mener une série d’enquêtes à la recherche des « sans-visage », qui s’adonnent dans la région de l’Estaque à des actes de barbarie allant crescendo dans l’horreur. Un dénominateur commun semble unir dans la mort les différentes victimes. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années, au passé énigmatique et aux agissements troublants à défaut d’être suspects.
LangueFrançais
Date de sortie31 oct. 2013
ISBN9782312017877
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    Aperçu du livre

    Dans le Dédale des Dholes - Didier Jean - Jean

    cover.jpg

    Dans le Dédale des Dholes

    Didier Jean - Jean

    Dans le Dédale des Dholes

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    À paraître :

    Le Parfum du caméléon.

    Merci à Christine pour la couverture du livre.

    Ainsi qu’à Françoise, Hélène et Agnès pour leur aide précieuse.

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01787-7

    À mon petit frère Bertrand,

    disparu trop tôt et qui me manque tant...

    I.

    SANS ROUND D’OBSERVATION

    « Un péché réussi est préférable

    à une bonne action ratée ».

    Frédéric Dard

    Prologue

    – Eh ! Farid, bouge ton cul ! Ça barde du côté de l’Estaque.

    À défaut du vin bordelais, Baron s’il vous plaît, nous nous contenterons de ce quartier de Marseille dans le 16ᵉ arrondissement, à l’appellation homonymique non contrôlée, qui va être le théâtre de manifestations on ne peut plus violentes. D’ordinaire,  comme à Paris, le 16ᵉ, c’est plutôt peinard question délinquance mais là, il convient de bien prendre conscience que nous ne tournons pas un pilote de la série Plus belle la vie, ni des scènes de Marius et Jeannette.

    Le jeune homme assis devant un petit écran de télévision se lève nonchalamment, agacé d’être ainsi dérangé pendant son captivant match de foot.

    – Il y a un partout entre l’OM et le PSG, vous faites vraiment chier, les gars.

    – Laisse tomber avec tes branquignols qui courent en short après un ballon et viens donc nous rejoindre dans la bagnole !

    – C’est vrai que vous préférez un petit ballon de rouge plutôt que faire du sport, même en regardant la télé. Chacun prend son pied comme il l’entend.

    Lui qui pensait être un peu tranquille en cette fin de journée et  terminer son service en roue libre, il doit se rendre à l’évidence. C’est à contrecœur qu’il enfile sa veste en cuir et quitte son bureau, non sans avoir jeté un dernier regard en direction du poste éteint. 

    – J’espère juste que Gignac est en forme !

    À moins de cinq kilomètres du commissariat, la situation est explosive, et les forces de l’ordre ne vont pas tarder à en avoir la preuve par l’image. Tout semble parti d’un feu de poubelles puis s’est propagé comme une traînée de poudre. Les pompiers, arrivés les premiers en pareil cas, ont essuyé des jets de pierre et ne pouvant exercer leur métier dans des conditions de sécurité minimales, c’est nous qui avons pris le relais. Deux hommes à l’avant du véhicule de police échangent ces quelques mots, alors qu’une ombre reste immobile à l’arrière :

    – Dis, tu peux m’expliquer ce qu’ils bricolent !

    – Je n’y comprends rien, ils ne font même pas attention à nos sirènes de police.

    D’ordinaire, la seule présence de la police suffit à provoquer chez eux une réaction d’agressivité, d’abord verbale, puis les choses peuvent dégénérer en caillassage sporadique, quand ce ne sont pas les frigos qui planent, jetés depuis le haut des blocs. La vue de l’uniforme, représentant de l’autorité de l’État, n’a aucun effet sur les émeutiers. Jusqu’ici silencieux, notre supporter de football, bien que frustré dans sa passion, sort enfin de son mutisme :

    – Ils sont en train de foutre le oaï dans le quartier ! J’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’un règlement de comptes entre bandes rivales. Nous ne les intéressons pas... pour cette fois, en tout cas !

    L’œil averti du jeune OPJ (en langage non codé : officier de police judiciaire) a peut-être fait mouche. Il faut dire que Farid Benkardis connaît bien cette cité : il y est né, a usé ses jeans sur les marches de la cage d’escalier du bâtiment B, tour lugubre où les jeunes refaisaient le monde, crachaient leur haine de la société, laissant derrière eux leur blaze{¹} sous forme de tags aux contours hiéroglyphiques et pour certains pratiquaient le commerce dit souterrain. Dans ce microcosme parallèle, on a entassé une population bigarrée, issue de l’immigration, et laissée en proie à ses propres doutes, mais surtout à quelques caïds influents car redoutés. Ici, l’ascenseur social est resté bloqué entre deux étages.

    – Envoyez-nous une division en soutien ! On ne va pas tenir longtemps au milieu de ce chaos. Ils ont dressé des barrages sur la route avec des voitures calcinées, empêchant toute circulation.

    No stress, les gars, il faut juste attendre que la pression retombe.

    – T’es marrant, Farid, si je n’avais pas les lèvres gercées, j’en sourirais presque, pauvre type !

    Faisant tourner calmement un stylo quatre couleurs entre son majeur et son annulaire, il passe du bleu au noir tandis que ses comparses flippent à l’avant comme deux pucelles effarouchées. Dans son rétroviseur, agacé par ce petit manège, celui situé côté passager se retourne vers lui et le foudroie du regard. Notre ami, droit dans ses bottes, est prêt à entendre le flot de merde verbale qui sort fréquemment de sa bouche en pareille occasion. Mais tout s’accélère et l’autre abruti n’a pas l’opportunité de se servir de lui comme d’un vulgaire réceptacle à mauvaise humeur.

    En effet, à grand renfort de C.R.S. et de grenades lacrymogènes, la situation finit par être sous contrôle. Il faut bien reconnaître qu’une simple petite descente de la BAC D 13 face à un tel déferlement de violence semble dérisoire, voire suicidaire. Une dizaine d’interpellations, des policiers restés en faction, mais la rapidité de la propagation et l’embrasement de cette guérilla urbaine ne sont pas sans évoquer, à un degré moindre, les émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois.

    De retour au bercail, les discussions sont agitées autour des vestiaires : deux hommes semblent une fois encore se donner en spectacle devant les autres qui font partie de la minorité silencieuse, si elle n’est pas hypocrite, en l’occurrence.

    – C’est dingue ! On se croirait dans le 93, il y a vraiment quelque chose de pourri chez ces jeunes désœuvrés. Mon père, il m’aurait mis une branlée si j’avais fait le quart de ce que font ces sauvages.

    – Arrête, Marcel, ou tu vas prendre ma main dans ta gueule à parler comme ça ! Tu as une grande bouche pour un fantoche !

    Ce n’est pas la première fois que ces deux-là se rentrent dedans. Le fameux Marcel, la cinquantaine passée, attend la retraite avec fébrilité. Il n’en a pas grand-chose à faire du « travailler plus pour gagner plus » du père Sarko. Pourtant, par son comportement, il ressemble bien au flic type Robocop à qui l’on ne devrait peut-être pas confier une arme à feu, si vous voyez ce que je veux dire. Petit, râblé, ce saucisson sur pattes que l’on appelle communément un teckel aboie plus qu’il ne parle.

    – Tu les défends toujours, et moi je passe à chaque fois pour le facho de service, insiste-t-il.

    – Là, tu as tout faux, pauvre type ! Je suis un condé maintenant, un hnouch, un « serpent » comme on dit en arabe. Un schmitt, un keuf, un flic si tu préfères. C’est un peu comme si tu me traitais de sale bicot, tu comprends ? Pour beaucoup, je suis passé à l’ennemi, j’ai renié mes racines.

    Rapidement, le ton monte entre les deux hommes n’ayant visiblement pas la même conception de leur travail de fonctionnaire de police. À travers la cloison épaisse comme du papier à cigarette, il y en a un qui assiste dans un premier temps à leur petit manège. Prenant une grande respiration, il se décide enfin à sortir de son silence.

    Il s’agit du commissaire divisionnaire. Il referme d’un geste sec la porte de son bureau derrière lui. Apparaît un homme à la surcharge pondérale évidente, au visage rouge et au front perlé de gouttes de sueur.

    – Ce n’est pas un peu fini, ce vacarme ! On vous entend tous les deux à l’autre bout du couloir. Au lieu de vous donner en spectacle devant tout le monde, mettez-vous au boulot. Je viens d’avoir un proche collaborateur du ministre de l’Intérieur. Au moment où les chiffres de la délinquance viennent d’être communiqués à la presse, j’aime autant vous dire que ce qui s’est passé cette nuit tombe plutôt mal. Je veux que tous les effectifs se mobilisent pour trouver une explication à ce merdier. 

    En effet, le taux des délits a grimpé de plus de 30 % en quatre ans, ce qui est énorme pour le coup. Farid n’avait encore jamais vu son chef sortir de ses gonds de la sorte. D’ordinaire très calme, voire courtois, son message est clair et ne laisse aucune place à l’interprétation. Farid décide donc de remettre à plus tard sa petite discussion avec Marcel.

    De retour à son poste de travail, il s’installe devant son ordinateur. Il a mis en fond d’écran la photo d’un coucher de soleil au dessus du petit pavillon qu’il occupe avec sa mère. C’est sa fierté d’avoir pu, par son travail, sortir sa génitrice des tours de béton et lui offrir un petit coin de verdure où elle voit pousser à loisir ses fleurs.

    Double-clic sur sa messagerie électronique.

    – Comme on dit : « Pas de nouvelles, bonne nouvelles »… Il est plus de 3 heures du matin et je ne sais pas par quoi commencer. Les premiers rapports des gardes à vue ne sont pas concluants. C’est la loi du silence, personne ne veut passer pour une balance et je piétine lamentablement. Ah, si seulement Kovalski était là !

    1

    Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, un individu en apparence ordinaire semble s’adresser à un ami imaginaire, alors qu’il est seul dans sa piaule :

    – D’habitude, je ne lis pas les journaux, on n’y parle que des faits divers, même en été. Vous allez apprendre à me connaître, j’ai un humour particulier qui n’est pas toujours facile à suivre. Mon modèle était le regretté Raymond Devos auquel j’avais écrit un petit texte intitulé : « Satire sur les chasseurs ! » Il ne l’a jamais reçu, mais moi je l’ai gardé en souvenir. De toute façon, je conserve tout et ma chambre pourrait être une annexe des Archives nationales, bien que je craigne que vous n’y trouviez guère d’incunables{²}. Juste un assignat{³} qui figure en bonne place dans une enveloppe, témoin de mes études universitaires et de mon intérêt pour la période révolutionnaire. Je ne sais par quel miracle il est en ma possession, mais je me vois mal, des années après, en faire don à la Banque de France contre des espèces sonnantes et trébuchantes.

    Mais revenons-en à la lecture du canard local qui est tout sauf enchaîné. 

    – Tu as vu, Papa, dans les avis d’obsèques figure Damien Pujol !

    Mon regard vient de se figer sur ce nom familier.

    – Une de tes trop rares connaissances. Excuse-moi mais là, je n’arrive pas à mettre un visage sur ce nom.

    Cette observation sonne comme un reproche, et l’accent semble bien être mis sur mon côté casanier, voire en marge de toute vie sociale.

    Il faut dire que mes amis se comptent sur les doigts d’une main, sur le pouce précisément, et que les autres ne sont que des potes de passage à qui il ne faut pas demander grand-chose et dont il faut attendre encore moins.

    – Il est venu deux ou trois fois à la maison, je vous l’avais présenté, tu sais, l’éleveur de carpes !

    Ma phrase semble faire écho chez ma mère en revanche, qui réagit à mes propos :

    – Tu te souviens, chéri ? ajoute-t-elle. Ce garçon nous avait donné des conseils à propos de l’entretien de notre aquarium.

    Pour la petite histoire, en CM1, un camarade de classe m’avait offert un poisson rouge que j’avais surnommé Bubulle. Je l’avais gardé pendant près de huit ans, il avait grossi et fini par avoir une scoliose à force de tourner en rond dans son rectangle de verre. En fait, il s’agissait d’une carpe ; Damien en était arrivé à cette conclusion au regard de la description que j’avais pu en faire. Tu parles d’un cadeau ! Par tous les temps, j’allais régulièrement dehors pour nettoyer les graviers qui recouvraient le fond de l’aquarium. Huit ans de bons et loyaux services ; tout ceci pour finir en queue de poisson.

    – Ah ! Oui, je le remets celui-là, s’époumone mon père. Qu’est-ce qu’il a pu nous prendre la tête à vouloir nous refourguer le guide complet du parfait bassin de jardin pour Shubunkin.

    – Tu t’intéresses à la culture japonaise, maintenant, incapable que tu es de remplir une grille de Sudoku ?

    Derrière mon ironie se cache une défiance quasi permanente envers mon paternel, qui, il faut bien le dire, me le rend au centuple.

    – Toi qui étales ta science comme un diffuseur d’odeurs que l’on trouve dans les chiottes, tu devrais savoir qu’il s’agit d’une variété du poisson rouge précisément, avec des taches noires sur un fond pie bleuté et orange. Ton fameux ami, paix à son âme, m’avait expliqué en détail les différents types de plantes aquatiques à l’instar de la renoncule divariquée qui possède une propriété filtrante, et prévenu justement sur la propension que ces poissons ont à se reproduire de façon exponentielle.

    – Son truc à lui, c’était les carpes Koï, si je ne m’abuse. Pour ta culture personnelle, Papa, le mot vient du japonais Nishikigoi, ou « carpe colorée ». Actuellement, l’industrie d’un tel poisson engrange des milliards d’euros par an dans le monde entier ; mais en ce qui te concerne, tu peux toujours placer ce mot de trois lettres au Scrabble et empocher jusqu’à 66 points selon la configuration de ton jeu.

    – Avoir des poiscailles qui arrivent à dépasser un mètre de longueur, avec des zones d’eau profondes d’au moins 1,5 mètre et pourquoi pas des Calla des marais et un petit coin réservé à des nénuphars. Tu m’as pris pour le batteur des Beatles ou quoi ?

    Mon padre, une fois de plus, ne semble plaisanter qu’à moitié. Je préfère donc lui laisser le mot de la fin, persuadé que cette dernière justifie les moyens pour conclure sur un à-peu-près.

    Comme en témoigne ce qui va suivre, je saute souvent du coq à l’âne, persuadé que cette dernière monture est plus résistante que le réveille-matin à plumes de nos campagnes.

    – Son enterrement a lieu dans trois jours. Je ferai envoyer, via Internet, des fleurs et un petit mot de condoléances pour sa famille, Mais je préfère ne pas assister à la cérémonie religieuse, souhaitant garder de lui l’image d’un homme plein de vie.

    Comme si je me refusais à le savoir disparu par-delà des contrées d’où l’on ne revient jamais. Notre rencontre s’était faite dans des conditions un peu particulières, mais pour l’instant, seule la peine engendrée par sa disparition est la plus forte.

    Mon père, plus terre à terre, toujours plongé dans notre petite joute verbale, met un terme à notre discussion concernant l’Empire du Soleil levant.

    – Dans la mythologie japonaise, comme dans bien d’autres du reste, le thème du Jugement dernier est fortement ancré : ainsi le shintô{} comporte-t-il une part d’ombre. Les âmes pécheresses sont condamnées à un monde souterrain appelé Jigoku, comportant huit zones de feu et huit zones de glace. Le souverain du Jigoku, Emma-ho, juge les êtres de sexe masculin et les dirige selon leur conduite vers l’une ou l’autre des zones de châtiment. Quant à sa sœur, elle se penche sur le cas des pécheresses.

    Afin de ne pas vexer un peu plus mon géniteur, je dis à voix basse :

    – … et même qu’au cours de ce jugement divin, les fautes commises par le mort se reflètent derrière lui dans un vaste miroir. Les âmes peuvent être sauvées par l’entremise d’un Bosatsu... 

    Quand deux puits de science se rencontrent, peu importe la profondeur de chacun, il y en a toujours un qui cherche à sonder l’autre.

    – Mon fils est définitivement incorrigible, fait-il en se tournant vers ma mère.

    – Et si on passait à table au lieu de disserter sur d’où vient le vent et pourquoi nous tournons en permanence le dos à notre fondement !

    – En voilà une idée qu’elle est bonne ! Et en avant, Guingamp !

    À cette simple évocation d’un club de foot, le chef de famille se dresse comme un seul homme pour se diriger vers le poste de télévision, auquel il fait face lorsqu’il mange. Sorte de réflexe pavlovien, sans doute. La suite : une série de commentaires plus ou moins intéressants concernant l’actualité. Jusqu’à ce que nous arrivions à la fameuse chronique cinéma. Il faut attendre en moyenne vingt bonnes minutes d’images traumatisantes de conflits et autres tueries de déséquilibrés pour souffler un peu.

    – Eh bien, tu vois, Maman, si c’était à refaire…

    – Qu’est-ce qu’il va encore nous pondre ?

    – Attends, minute papillon ! dis-je pour reprendre une expression de mon grand-père. Je disais donc : si c’était à refaire, je serais critique de critiques de cinéma. Voilà des types qui ne payent même pas leur place au cinoche, trouvant que le scénario d’un film de Luc Besson tient sur le dos d’un ticket de métro. En revanche, ils sont en arrêt devant l’histoire d’amour impossible entre un chien et une paire de chaussures sous l’occupation franquiste. Honnêtement, le film Microcosmos a été écrit pour eux en termes de biotope. Une chose est sûre : ce qui me frappe violemment au visage, ce sont les « gens » qui sont pétris de contradictions. Prenons un exemple très concret. Il y a de cela quelque temps, j’ai vu à travers le petit bout de la lorgnette l’actrice Anny Duperey s’en prendre ouvertement par médias interposés au « gros Gérard Depardieu » qui, à l’écouter, est actuellement incapable de sortir un mot sans l’aide d’une oreillette. Et dans Voilà, Gala ou tout ce que vous voulez, cette femme au demeurant remarquable fait une pub « alimentaire » vantant les mérites d’une célèbre prothèse auditive dont je tairai le nom de peur qu’elle ne tombe entre des esgourdes malveillantes. Il s’agit sûrement d’un problème de communication tel que j’ai pu en connaître avec qui vous savez, expliquant le fait que depuis tant d’années, je n’achète que des yaourts sans conservateur. Pour en revenir à ce couple d’acteurs réunis dans Les Compères en 1983, film réalisé par Francis Veber, je pense que par la suite, sur le tournage de Germinal, ils ont dû éprouver un coup de grisou dans les mines. Dans ces cas-là, il suffit  de flatuler une bonne fois pour toutes et le problème est réglé... Enfin, passons !

    – Est-ce que je peux suivre le JT tranquillement sans que tu nous abreuves de ton humour plus que douteux !

    –  Pas de souci.

    Une fois de plus, mon claque-merde vient de se refermer avec un léger crissement de dents.

    2

    – L’officier Benkardis vous attend. Si vous voulez bien me suivre...

    Un homme à la carrure imposante et à la chevelure  fournie tombant sur ses épaules emboîte le pas au gardien de la paix. C’est le genre de bestiasse qu’il vaut mieux ne pas croiser dans les bois à la tombée de la nuit. Son visage taillé à la serpe et son regard d’un bleu perçant sont dénués de la moindre expression. À la surprise de l’agent de police, l’homme l’écarte du plat de la main et frappe à la porte du bureau en question de façon nette et sans bavure, ce qui dans un commissariat est plutôt une bonne chose.

    – Je connais le chemin, vous pouvez disposer, lance-t-il en direction du fonctionnaire médusé.

    Comme un gamin qui vient de faire une bêtise, il esquisse un sourire avant d’entrer dans le local.

    – Alors, petit, comme ça tu voulais me voir ? Au passage, le gamin qui m’a conduit jusqu’à ton bureau, il n’a pas l’air de savoir que je suis de la maison.

    – Tu lui as montré ta plaque, au moins, espèce de grande saucisse ? répond Farid avec son regard malicieux qui laisse deviner toute la complicité entre ces deux hommes. Ouala, ça fait plaisir de te voir, Kovalski ! Tu veux un café, un thé…

    – Plaisir partagé, tu sais, ça fait un bail déjà… Au fait, t’as pas pris un peu de poids ?

    Le colosse se retrouve en une enjambée devant le jeune homme qui fait juste une tête de moins que lui. Il lui pince gentiment le ventre avec ses deux mains de chaque côté du nombril. Les fameuses poignées d’amour, tant prisées par les femmes.

    – Comme disait le premier chef que j’ai eu à seize ans quand mon père m’a envoyé faire un chantier de maçonnerie : «Tu sais, mon gars, la graisse c’est du muscle au repos et moi j’ai  tendance à souvent me reposer... »

    – C’est dingue le nombre de philosophes qui bossent dans le bâtiment, de nos jours ! répond-il sur un ton moqueur.

    – Toi, en revanche, tu as l’air en pleine forme. Quelques rides en plus, mais toujours affûté comme la lame d’un laguiole.

    Un lien quasi charnel unit ces deux individus depuis de nombreuses années. Farid n’a pas toujours été un enfant de chœur. Très jeune, il zonait avec d’autres gamins, des branleurs, qui jouaient les durs dans le quartier, à faire de la M.J.C., ou de la supérette du coin leur terrain de jeu favori. Renvoyé d’un collège à l’autre, passant ses journées dans le bus entre la cité et le centre-ville, où la tentation était grande, dans les magasins de jeux vidéo ou les maisons de la presse, de planquer sous son survêtement l’objet de sa convoitise. Tant qu’on ne se fait pas choper, on continue et même si certains se font prendre, au pire, c’est le tribunal pour enfants.

    – Que de chemin parcouru depuis notre première rencontre, dit-il en désignant du doigt son insigne d’OPJ.

    Cela n’a rien d’un rendez-vous galant, bien au contraire. Kovalski se remémore la scène, par le biais d’un flash-back musclé et nerveux. Cela remonte dans son esprit à tout juste une dizaine d’années : c’est dire si les braises du souvenir sont encore chaudes.

    – Tu te souviens quand je t’ai couru après ? T’étais un sacré sprinteur, bonjour l’explosivité musculaire. Lorsque j’ai crié « POLICE ! » en plein flag de revente de cannabis, j’allais te passer les menottes mais tu m’as filé entre les doigts comme une anguille. Je ne sais pas si tu prenais des amphétamines, mais je crois que sur le départ, tu battais Ben Johnson à la régulière.

    – Juste des astéroïdes monopolisantes, du Red Bull ou je ne sais quelle autre boisson énergisante de ce type. J’étais déjà bien shooté à la caféine ; légèrement hyperactif et surtout le diable au corps, si tu vois ce que je veux dire. À cette époque, la peur associée à l’adrénaline de mon côté, j’avais de surcroît une bonne connaissance du quartier.

    À mot à demi-couverts, comme le haut de survêtement que le jeune homme porte à la cool dans son bureau, Farid fait référence à un petit jeu du chat et de la souris. Dans la banlieue nord de Marseille, lors des descentes de la BAC{⁵}, les guetteurs font retentir, comme les singes hurleurs, des sifflements stridents afin d’avertir leurs commanditaires. Ceux-ci cessent par là même toute transaction de drogues.

    – À propos d’hyperactivité… je pense que tu aurais fait un sans-faute au test d’aptitude sportive de Ruffier-Dickson.

    – Tu peux développer ton propos, s’il te plaît ?

    – Il consiste à effectuer trente flexions des membres inférieurs en quarante-cinq secondes, thorax droit, bras tendus en avant, les fesses venant toucher les talons. Avec mesure du rythme cardiaque avant le test (FO), puis une minute après le début du test, soit quinze secondes après l’arrêt des flexions (F1). Enfin, mesure du rythme cardiaque deux minutes après le début du test, donc une minute quinze après l’arrêt des flexions (F2). Soit, au final, un calcul de l’indice IR : F0 + F1 + F2 - 200/10.

    – Clair comme du jus de chaussette, ton explication ! Malheureusement, rien n’a changé dans le coin : c’est toujours la jungle dans la téci !

    – Le petit détail pour toi, c’est que l’on n’était pas en train de tourner un film à la Luc Besson, avec d’un côté les gentils banlieusards et de l’autre les méchants condés.

    – T’inquiète, Kovalski, des cow-boys, il y en a autant dans les cités qu’au fin fond des commissariats. Depuis que j’ai ma plaque et mon flingue, j’ai pas chopé le melon, même si c’est à ce fruit que Marcel pense quand il voit ma tronche.

    – C’est qui ce Marcel Prout, un écrivain incompris ?

    – Un busard, une buse, et je te passe les autres noms d’oiseaux ; je sais me tenir, moi ! Il faut se l’appuyer, le bougre, c’est une vraie croix !

    – Alors, toi qui parlais de jus de chaussette tout à l’heure, ce café, tu comptes me l’offrir ou je pars le déguster en Colombie ?

    – Pourquoi, tu connais un réseau intéressant là-bas ?

    Pas besoin de long discours pour que ces deux-là se comprennent. C’est du reste Kovalski qui avait su trouver les mots justes afin de raisonner le jeune Farid qui, sans ses paroles, aurait fini sa triste vie entre quatre murs ou serait peut-être tout simplement mort à l’heure actuelle.

    Celui-ci revient de la machine à café avec le précieux nectar qu’il dépose au bord de son bureau.

    – Et toi, tu ne bois rien ?

    – Attends !

    Le jeune homme ouvre le dernier tiroir métallique de son armoire et en sort une Thermos.

    – Je parie que c’est ta mère qui t’a préparé du thé.

    – Toujours aussi perspicace, l’Ancien !

    – Tu sais quoi, Farid ? On va faire encore mieux : quand tu auras terminé ta journée, je passe chez elle pour l’embrasser et on prendra le thé tous les trois.

    – OK, ça roule…

    3

    Jetant un œil en direction de l’aquarium, les poissons tropicaux ont depuis longtemps pris la place de Bubulle. En fait, il n’en reste qu’un, le plus vilain de tous, surnommé « l’aspirateur » ; sa bouche en forme de ventouse lui permet de faire les vitres du réceptacle en verre.

    – C’est du travail en moins pour la femme de ménage, dit ma mère en regardant le poisson disgracieux.

    – Avec moi, un coup de pelle derrière la tête et on n’en parle plus, rajoute mon père qui fait plus dans la truelle que dans la dentelle.

    J’ai toujours apprécié son approche tout en finesse. Lui qui rêvait de devenir clown, moi, de mon côté, je m’étais inventé un compagnon imaginaire totalement excentrique : arrière-petit-fils d’un célèbre pétomane dont les gens avaient eu vent bien au-delà de la butte  Montmartre. Je tenais plus au final d’un Gavroche, bien que ne refusant pas de taper parfois la Cosette avec certains badauds ahuris par un tel comportement. Vous allez goûter à mes digressions encéphaliques durant tout le chemin que nous ferons ensemble ; vous voilà prévenus ! Pour l’instant, j’éprouve une certaine empathie pour le dernier survivant de notre Koh-Lanta familial. Apparemment, seul de son espèce, il n’a pu se reproduire, entouré d’un banc compact de néons bleus, dont le grain de folie intempestif et les comportements carnivores de l’espèce le laissent muet comme une carpe. Il y a bien eu ces guppys femelles ainsi que les mâles albino-pastel faisant plus dans l’impressionnisme que dans l’impressionnant. J’ai de la peine pour ce vilain petit canard dont le héron de La Fontaine aurait été inspiré de ne faire qu’une gorgée.

    – Le pauvre, pas plus de cinq centimètres de longueur à tout casser. N’oublie pas, Papa, de prendre tes lunettes quand tu mettras ton plan à exécution.

    En remontant dans ma chambre située au premier étage, après avoir emprunté l’escalier en bois dont la 5ᵉ marche travaille plus que les autres, j’ouvre l’armoire à gauche de mon lit, afin d’en sortir des étagères un gros dictionnaire d’aquariophilie dont je me décide à lire rapidement une partie du contenu :

    – Voilà, je crois que j’y suis : « Ayant comme nom commun le Pléco, de la famille des Loricaridés, ce poisson de fond colonise les eaux douces du Panama jusqu’en Uruguay. Il peut atteindre près de soixante-dix centimètres, mais en aquarium, il reste relativement petit (20 à 25 cm) et ne se reproduit pas. Il a une grande nageoire dorsale épineuse et une bouche en forme de ventouse, ce qui lui permet de se nourrir en nettoyant les surfaces sur lesquelles poussent des algues… » C’est décidé, je vais l’appeler Victor, en hommage au film Nikita où Jean Reno campe un personnage énigmatique qui se charge lui-même de faire disparaître ses victimes. Les cinéphiles comprendront ; pour les autres, tant pis !

    En tant qu’unique rescapé, il a l’espace pour lui tout seul. Il semble apprécier les bains de bulles générés par la pompe de l’aquarium et semble bien parti pour battre des records d’espérance de vie en captivité. Peu porté sur ma propre mise en bière, à défaut de la sienne, je ne me vois pas le faire figurer dans le Guinness Book. Vous êtes toujours là ? Car moi, à votre place, j’aurais déjà décroché depuis un moment. Mais puisque vous tenez toujours ce livre entre vos mains, continuons donc ! Un dernier éclaircissement encyclopédique s’impose à moi : « Il n’y a pas de poissons détritivores, c’est tout bonnement un argument de vente auquel il faut tordre le cou ». Donc, je tire un trait sur mon nettoyeur, quelque peu déçu, en refermant le livre. Un marque-page s’échappe de ce dernier pour finir sa course sur le poussiéreux tapis persan au pied de mon lit. Curieusement, c’est à cet endroit précis que les petits moutons s’agglutinent. Observez chez vous, ils se trouvent également sous la table de votre salle à manger, comme s’ils attendaient les restes des victuailles dominicales. À moins qu’il ne s’agisse des fameux ovins que nous comptions, enfants, afin de trouver le sommeil. Bien las à leur tour, ils s’effondrent au petit matin au pied du lit : je ne vois que cette explication rationnelle pour appréhender ce phénomène étrange. Pour en revenir à nos moutons, je me penche en fléchissant les genoux afin d’atteindre l’objet de ma curiosité, à savoir un animal mythologique en image holographique derrière lequel j’ai la surprise de redécouvrir, collé sur une étiquette blanche quelque peu jaunie à l’idée de me voir, un petit mot écrit à l’encre bleue :

    MIEUX VAUT LES LARMES ET LES MOTS QUE LES ARMES DU BOURREAU. SANS RANCUNE, MON POTE.

    SIGNÉ : Damien

    4

    La maladresse de son fils est légendaire, et cette fois c’est une assiette sans grande valeur qui se brise en mille morceaux sur le carrelage blanc de la cuisine.

    – Comme on dit chez nous : « Sans la casse, la poterie n’existerait plus ».

    C’est en réalité la sonnette d’entrée qui vient de faire sursauter le jeune homme.

    – Je vais ouvrir, reste dans le canapé !

    Farid, en jeans, baskets et tee-shirt, se dirige vers le couloir principal et jette un œil discret à travers le judas.

    – Entre donc ! Ma mère nous a préparé un tajine de poulet.

    Kovalski passe le seuil en tendant un bouquet de fleurs.

    – Oh, il ne fallait pas ! s’exclame Farid.

    – Je n’allais pas arriver comme Belsunce ! Elles sont pour ta mère. Pour toi, j’avais pensé à des carottes râpées, il paraît que cela rend aimable ; mais tu vois j’ai oublié, c’est bête !

    Et pourquoi pas une chambre à air, ou une clef anglaise, afin de parfaire sa maîtrise de la langue d’outre-Manche ? Retroussant les siennes, Farid se penche en un éclair et, dans un mouvement situé entre le plaquage de rugby et la prise de judo, renverse l’armoire à glace qui vient de lui adresser la parole.

    – Tu vas voir si je suis aimable ou non !

    Madame Benkardis, alertée par le remue-ménage de ces deux échalas, arrive, aidée de sa canne, dans le vestibule.

    – De vrais gamins, je vous dis ! Viens donc que je t’embrasse, mon grand ! Tu n’imagines pas à quel point je suis heureuse

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