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L'Envoyée spéciale
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Livre électronique313 pages5 heures

L'Envoyée spéciale

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À propos de ce livre électronique

Jérusalem, une heure du matin. Un journaliste de L’Agence France-Presse découvre de manière fortuite Lucie, une jeune femme devenue trois ans plus tôt, miraculeusement invisible…
A l’issue de cette première entrevue pour le moins houleuse, il parvient à se faire accorder trois entretiens.
Lucie racontera ainsi ses stupéfiantes aventures, depuis ce matin où elle s’était vue frappée par l’inexplicable phénomène, jusqu’à sa rencontre inopinée avec son interlocuteur. Au fil des questions, elle révèlera peu à peu sa lutte contre la démence, son exil forcé du reste de ses congénères, la prise de conscience de ses immenses pouvoirs, mais surtout, sa recherche d’un nouveau sens à donner à sa vie… Une vocation enfin apparue - œuvrer d’un continent à l’autre et de pays en pays pour le plus grand bien de l’humanité - l’entraînera dans une logique effarante, ainsi qu’elle le reconnaîtra elle-même : « Ma vie n’a de sens que par ce qui est folie au reste du monde. »
LangueFrançais
Date de sortie19 janv. 2018
ISBN9782312057316
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    L'Envoyée spéciale - Jean-Louis Maskali

    cover.jpg

    L’Envoyée spéciale

    Jean-Louis Maskali

    L’Envoyée spéciale

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2018

    ISBN : 978-2-312-05731-6

    A mes parents,

    Qui ont attendu si longtemps avant de lire ce texte…

    Certes, ma vie n’a de sens que par ce qui est folie au reste du monde.

    Lucie.

    Avant-propos

    Personne ne croira cette histoire, personne. Sans doute cela vaut-il mieux.

    Avant de la publier, l’éditeur et moi, nous avons pourtant longtemps hésité. Nous ne voulions pas être responsables de faits de société, de mouvements de foule, de scènes de panique ou que sais-je encore. Toutes choses difficilement prévisibles, impossibles à contrôler, que le remord d’avoir été à l’origine nous aurait tenaillés jusqu’à nos derniers jours. Nous avons hésité longtemps et mûrement réfléchi parce que nous savions, nous autres, que tout cela était vrai. Et puis au final, nous en sommes revenus à cette évidence, toute de bon sens, que l’homme moderne, quand il n’est ni sous l’influence aliénante de certains médias, ni la proie d’une autosuggestion de masse (ce qui est souvent la même chose), est bien l’espèce animale la plus incrédule qui soit. La preuve : combien, parmi nous, sont convaincus que le Petit Prince a vraiment existé ? Que Cyrano de Bergerac s’est réellement battu à un contre cent ? Que le vieux docteur Faust habitait bien Leipzig et vendit « pour de vrai », comme disent les enfants, son âme au diable ?

    Même après un tel préambule, personne, nous en sommes persuadés, n’ajoutera donc foi au mystère qui va suivre. Ou pour être plus exact, personne du grand public. Car en vérité, je suis bien placé, moi, pour savoir combien, dans certaines très hautes sphères gouvernementales et scientifiques, l’on se passionne pour cette affaire. Mais j’ai répondu de la façon la plus honnête qui soit aux questions que l’on m’a faites. J’ai dit tout ce que je savais et l’on a fini par me laisser tranquille.

    Oui, personne ne croira cette histoire et sans doute est-ce mieux ainsi. Venant d’un journaliste, entendre cela peut surprendre. Mais je le dis d’autant plus volontiers qu’il m’importe malgré tout de préciser ceci : je n’ai rien inventé de tout ce qui va suivre.

    Jacques Lenoir.

    Paris, octobre 2008.

    En manière de prologue

    Ça m’est tombé dessus en fin de soirée, à Jérusalem, tandis que je venais de rentrer dans ma chambre de l’hôtel Ramat Rachel.

    Je ne me doutais de rien, bien sûr. Comment aurais-je pu ? Même en cherchant à deviner quel cataclysme allait s’abattre sur moi, jamais je n’aurais imaginé celui-ci. Un phénomène extraordinaire qui d’un seul coup, par un simple concours de circonstances, a quitté le domaine de la fiction romanesque pour entrer dans le champ du possible et submerger ma vie.

    Dans l’instant même, je n’ai pas compris ce qui se passait ; mes sens me fournissaient des informations contradictoires. Mais au bout d’une minute, quand il m’apparut évident que le fantastique, venant de quitter le lit normal de l’imagination, était en train de se répandre en ras de marée dans ma réalité quotidienne, ma tête s’est mise à tourner. J’ai senti les résonances profondes et étouffées de mon esprit qui perdait pied. C’était comme si je m’étais trouvé au sommet d’un arbre en pleine bourrasque, au sommet d’un arbre dont les racines se rompaient les unes après les autres avec des bruits sourds de torons qui cèdent : je percevais en moi les fibres de la raison qui claquaient une à une. Lâchons le mot : je me suis vu devenir fou. Du moins, c’est ce que je croyais.

    Mais on a beau dire, l’être humain est une bestiole coriace. Un drôle d’animal, en tout cas, imprévisible et zébré de paradoxes. Il s’effondre parfois pour de petits riens ou bien résiste comme un insecte dans l’adversité la plus cruelle. La faculté d’adaptation dont l’a doté la nature semble tantôt frôler le zéro absolu, tantôt défier l’entendement. Ainsi, bien que ne parvenant que plusieurs jours après à me faire à l’idée du prodige, j’eus néanmoins ce soir-là, face à l’irrationnel, et malgré une raison tétanisée par le spectacle sidérant dressé devant moi, le réflexe singulier de vouloir exercer mon métier : je demandai un entretien.

    Certainement ne savais-je pas ce que je faisais. Était-ce de l’inconscience ? De l’aveuglement ? Fallait-il mettre cela au compte de l’audace désespérée d’un homme qui n’a plus rien à perdre ? Ou bien s’agissait-il d’un simple tic nerveux ? Une sorte de réflexe post mortem d’un cerveau déjà vide mais palpitant encore ? Je ne sais. Toujours est-il que le culot stupéfiant dont je fis preuve sur le moment n’a pas fini de m’étonner. Solliciter un entretien ! Voyez-vous ça ! Mais au fait, à qui donc ?

    – A Lucie. Cette incroyable inconnue par qui tout arriva.

    Mais avant de laisser à Lucie la place qui lui revient (c’est à dire la première), sans doute le lecteur souhaitera-t-il connaître le contexte ainsi que les conditions, plus ou moins fortuites, qui ont suscité notre rencontre et ont permis – chance unique dans les annales de l’histoire – de pouvoir écouter directement la parole, non pas seulement d’une femme, mais de ce que je qualifierais volontiers de spécimen mythologique vivant. Car Lucie nous parlera elle-même de « l’incroyable détail », cette chose qui lui est arrivée et qui a fait d’elle cette créature incertaine mais terriblement obstinée errant à mi-chemin entre la bête et le dieu. Cet ange, ce démon, cet être humain donc, nous retracera son ahurissante épopée – expérience étrange et fort troublante qui pourrait en perturber plus d’un. C’est pourquoi je tiens à prévenir dès maintenant : que celui ou celle qui, se sachant d’un mental fragile ou, traversant simplement une passe difficile, craindrait de perdre toute tranquillité d’esprit, que celui-ci ou celle-là referme ce livre tant qu’il en est encore temps. Pour les autres, voici :

    Mon nom est Jacques Lenoir. J’ai quarante-deux ans, suis célibataire, sans enfant, et gagne ma vie comme reporteur pour un grand quotidien français. Analyste politique, spécialiste de la question israélo-palestinienne – telle est mon étiquette – quand tout a commencé, voici quelques mois, je me trouvais à Jérusalem depuis cinq jours. On se souvient sans doute du plan Steinberg, du nom de ce diplomate onusien à l’origine de la conférence internationale qui se tint dans la ville à cette époque. La reprise des négociations du processus de paix avait de nouveau polarisé l’attention mondiale. Mais pour la première fois depuis fort longtemps, tous les signaux étaient verts (comme on dit dans le jargon), et les espoirs d’assister enfin à l’éclosion de la paix en Palestine étaient réels. Autant dire que pour couvrir l’événement je n’étais pas le seul journaliste à séjourner dans la ville des trois religions. Je fus cependant le seul à jouer de malchance… Car bien des confrères auraient pu découvrir Lucie ; il a fallu que cela tombe sur moi. Dans mon esprit, cet événement personnel relégua aussitôt les pourparlers internationaux à la rubrique des chiens écrasés. Il y a parfois, dans l’existence, des journées qui semblent ainsi faire comme une bascule ; des journées en forme d’équinoxe ; de ces instants obliques et glissants où tout à coup, les parts d’ombre et de lumière paraissent subitement s’inverser. On n’oublie pas ces moments-là, on en reste marqué, on y songera souvent.

    Plusieurs mois ont passé, oui. Mais cette fameuse soirée où Lucie m’est apparue, il me semble que c’était hier. Enfin, quand je dis « apparue », bien sûr, c’est façon de parler.

    La journée avait été brûlante. Je l’avais passée à tuer le temps entre la salle de presse du Palais des Congrès – où se tenait la conférence – et le bar du Café des Oliviers, situé juste en face, où nous avions déjà pris l’habitude, avec d’autres confrères, de partager nos points de vue autour d’un verre.

    Pour la troisième journée consécutive, les laborieuses discussions du plan de paix n’en finissaient pas. Ce jour-là, les séances ont été suspendues vers 19 heures et les principaux participants se sont éclipsés en douce, sans faire de déclaration. Seul un communiqué laconique et vide de sens nous fut jeté en pâture… Avec les autres journalistes, nous nous sommes regardés : quel beau métier faisions-nous là ! Poireauter une après-midi entière pour ne récolter que trois phrases creuses, aussi sèches et légères que des feuilles mortes ! Dépité comme un chien qui n’a pas eu son susucre, je me souviens avoir câblé à Paris un truc bidon, expliquant qu’il n’y avait pas grand chose à dire, que le processus de paix, nonobstant les prévisions, restait au point mort, etc. De quoi, en délayant bien mon sujet, remplir une demi colonne et tenter de justifier mon salaire. Puis j’ai traînassé à la terrasse d’un café, avant d’aller dîner chez Tarek, rue El-Wad, un petit resto de la Vieille Ville où j’ai retrouvé deux potes de l’agence Reuters et un caméraman de France 2. Nous avons bien mangé, bien bu, bien dégoisé, et puis mince, bien rigolé quand même de ce fichu boulot. Il faut dire qu’après ce genre de journée, la solide consistance d’une soirée futile compense souvent assez bien la triste vacuité des heures qui précédent. Mais en fait de consistance, en quittant mes amis sur le coup de minuit, je ne me doutais guère que ma soirée n’en était encore qu’aux amuses-gueules, ni que le sommeil ne viendrait qu’avec l’aube…

    Je me sentais lourd et j’avais la figure en feu. Sans doute le petit rosé du Golan auquel nous avions fait honneur y était-il pour quelque chose. Comme la nuit était douce, je décidai de marcher un peu. En descendant la via Dolorosa, humant les parfums de fleurs et d’épices qui glissaient dans l’atmosphère tiède, je me souviens de m’être rappelé cette réflexion amusée de Wilfried, le correspondant d’Arte, au bon gros accent bavarois : « Ah ! si nous pouvions être de petites souris ! Nous pourrions écouter en cachette. Tout ce qui se dit à ces tables de négociations n’aurait plus de secret… ». Une phrase qui, pour moi, n’allait pas tarder à prendre de singulières résonances.

    Je passai la Porte des Lions et quittai la Vieille Ville. Aussitôt, une brise légère qui remontait de la vallée du Cédron, versa sur mon visage les bienfaisantes bouffées d’un air plus vif. J’accélérai le pas, longeant la route en direction du sud. Cette bonne marche, ajoutée à la digestion, dissipa vite les effets de l’alcool. Mes idées retrouvèrent toute leur clarté. Je songeai au beau métier qui finalement était le mien – un point de vue précaire qui n’allait pas tarder à évoluer. Aux abords du tunnel d’Ézéchias un taxi passa et ralentit à ma hauteur ; je lui fis signe.

    J’arrivai à l’hôtel cinq minutes plus tard, ne rêvant plus alors que de trois choses : passer sous la douche, plonger dans mon lit et me laisser couler à pic dans un sommeil sans fond. Seulement voilà…

    Je traverse le hall, prends l’ascenseur, glisse la clef dans la serrure. Mais sitôt ma porte entrouverte, je suis surpris d’entendre le poste de télévision. Je marque un temps d’arrêt, vérifie le numéro de la chambre et constate qu’il s’agit bien de la mienne… Bon, j’imagine qu’un des personnels de service aura oublié d’éteindre l’appareil. Je me dis qu’écouter la télé tout en faisant la pièce, c’est quand même un peu gonflé, n’est-ce pas ? Enfin, qu’importe. J’allume la lumière, repousse le battant derrière moi et jette mon blouson sur la chaise. C’est à ce moment-là que j’ai senti le parfum. Un parfum très typé, aux arômes légers et fruités, un truc à la fois frais et sauvage tout en restant très classe, un truc du genre à vous coûter une fortune sur les Champs-Élysées – enfin, pour ce que j’y connais. Le plus fort, c’est que même à cet instant, l’idée qu’il puisse y avoir quelqu’un dans les murs ne m’effleure pas. Je me dirige vers la table de nuit, saisis la télécommande et mets fin au vacarme. Alors, dans le silence soudain retrouvé, avec un gros soupir de lassitude et pour mieux défaire mes chaussures, de tout mon poids, je me laisse tomber sur le lit.

    Je me laisse tomber sur le lit !

    Mais quelque chose sous mes fesses – ou plus exactement quelqu’un – pousse un cri et paraît se débattre… Un pilote de chasse s’éjectant du cockpit n’aurait pas été plus rapide que je ne le fus en me propulsant hors du lit ! Un réflexe fulgurant, comme si je m’étais assis sur un nid de cobras. Aussitôt, je retombe sur mes pieds, me retourne tout en reculant et ne vois rien… Personne… Pas un chat… Rien ! Absolument rien !

    Ah non, je ne pense pas être un homme que l’on pourrait qualifier de craintif, mais à ce moment-là, je dois bien le reconnaître, un influx de terreur m’a remonté l’échine et j’ai senti mes cheveux se dresser. Jamais de ma vie je n’avais été confronté à une bizarrerie si palpable (et le mot est bien choisi) ! Le temps d’un éclair, j’ai songé à une blague, à une sorte de caméra cachée, que sais-je ? à un truc simple et rationnel, forcément rationnel. Et pourtant rien de tout cela ne me parut possible. Était-ce une intuition ? Avais-je obscurément ressenti la présence glaciale d’un authentique mystère ?

    Je restai figé, les yeux rivés sur le lit, à l’endroit où je m’étais laissé choir deux secondes plus tôt. Là, devant moi, quelque chose me semblait bizarre, mais je n’arrivais pas à comprendre quoi. Un laps de temps s’écoula, sans doute très court, qui me parut un pan d’éternité. Et tout à coup, de façon indéfinissable, cela bougea. A la vérité, devant un tel phénomène, et la fatigue aidant, j’étais dans l’impossibilité de saisir ce que je voyais : c’était comme si le matelas et la literie toute entière avaient été animés par eux même d’une étrange oppression qui les faisait souffrir, s’enfoncer, se creuser de douleur. La chair de poule me saisit, une chair de poule comme je n’en avais plus eu depuis longtemps, une chair de poule à l’ancienne, remontée tout droit des grandes peurs de mon enfance. D’instinct, je reculai. Et sans quitter le prodige des yeux, tâchant avec peine de rester maître de moi, d’une voix blanche que je ne reconnus pas et qui était pourtant la mienne, je parvins à articuler :

    – Qui est là ?… Qui a crié ?…

    Tout d’abord, il n’y eut pas de réponse.

    Mais alors que j’allais réitérer la question, sortie de nulle part, telle un rai de lumière issu de nulle source, s’éleva soudain face à moi, extraordinairement calme et posée, une voix de femme :

    – Tu pourrais peut-être t’excuser ! Ignores-tu qu’il n’est pas correct de s’asseoir sur les gens ?

    Malgré l’émotion, je n’ai jamais oublié les premières paroles que nous avons échangées. Ce fut pour moi comme un dialogue de fou. Une hallucination verbale qui sonne encore à mes oreilles avec la même netteté qu’une image traumatisante se gravant au fond de l’œil. Certes, il n’y avait personne chez moi et pourtant, je parlais à quelqu’un qui me répondait ! Je bredouillai sans réfléchir :

    – Mais où êtes vous ?

    La voix répliqua, sèche et cassante, avec une pointe de sarcasme :

    – Devant toi, pauvre idiot. Où veux-tu que je sois !

    – Mais enfin… c’est… c’est incroyable ! Il y a un truc, n’est-ce pas ? C’est une blague ?

    – Une blague ? Ha, ha, ha ! il y a longtemps que je n’en fais plus !

    Avec le ton de ce rire, j’ai commencé sérieusement à me sentir mal à l’aise :

    – Alors… je… je ne comprends pas… C’est de la sorcellerie ! Comment faites-vous ? Où vous cachez-vous ?

    – Je n’ai nul besoin de me cacher.

    – Ha ! Vous espérez sans doute me faire peur !

    – …

    – Voyons, ce petit jeu ne rime à rien. Montrez-vous donc à la fin ! Et puis d’abord, qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

    On voit qu’avec cet accès d’éloquence, je tâchais d’afficher de l’assurance. En réalité, je n’en menais pas large. Pour la première fois de ma vie, j’étais bel et bien en prise avec le surnaturel – c’était du moins ce que je craignais.

    La voix répondit, goguenarde :

    – Que je me montre ? Ha, ha, ha ! Désolée, cher ami, rien n’est plus impossible.

    Les jambes dans le coton, effrayé autant qu’excédé (après tout, n’étais-je pas chez moi ? dans ma chambre d’hôtel ?), bref, hésitant entre colère et panique, je répondis en faisant le mariolle :

    – Impossible ! Impossible !… Ça veux dire quoi ?

    – Ça veux dire, mon cher, que je suis invisible !

    Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Lucie.

    * * *

    Peu de gens peuvent se vanter de s’être rencontré dans un lit. C’est pourtant bien, Lucie et moi, ce qui nous est arrivé. Mais cette étrange promiscuité ou cette intimité d’avant-garde (selon comment on voit les choses), s’est arrêtée là et nos relations, quelques temps après, devaient prendre un tour bien éloigné de ce qu’aurait pu laisser croire ce premier contact.

    Lucie dormait à fond l’oreiller, dans la plus simple des tenues – détail croustillant que je ne devais apprendre que plus tard et dont je précise qu’il ne me fut pas loisible, sur le moment, d’apprécier la générosité. Croyant m’affaler sur mon plumard, je m’étais laissé tomber sur elle. De douleur autant que de surprise, son cri avait été celui d’une femme qui avait reçu dans les côtes un gaillard de soixante-dix-huit kilos. Tu parles d’un réveil. Par quel miracle ne lui ai-je rien cassé ? Y aurait-il un dieu pour les femmes invisibles ? Voilà des questions que je me suis souvent posées. Si je n’étais d’un esprit cartésien, je pencherais pour croire tout simplement que j’avais affaire à une déesse ; une déesse comme on en voit au cinéma ; une déesse usant d’un de ces sortilèges que l’on ne trouve que dans les livres sur les mythes et les héros. Car une autre question, la question majeure, était pour moi celle-ci : comment expliquer l’invisibilité ? Comment admettre cette incroyable aberration ?

    Invisible ! Même avec le temps, même habitué à la fréquentation du prodige, j’ai toujours autant de mal à m’y faire. Malgré les merveilles, souvent stupéfiantes, que la science nous permet de voir aujourd’hui et qui semblent nous inciter toujours plus à ne plus nous étonner de rien, l’invisibilité d’un être humain, cela fait beaucoup. C’est une chose difficile à avaler, surtout pour une âme telle que la mienne, nourrie de l’esprit des Lumières et façonnée sous le règne omnipotent de la raison. Un être humain invisible ? Voyez-vous ça ! Pour moi, il n’y en avait jamais eu qu’un seul, un vrai : celui du roman de Wells. D’ailleurs, à ce propos, si j’ai déjà dit que je n’ai rien inventé de cette histoire, on me permettra de préciser que je considèrerais comme une offense que l’on puisse penser le contraire : bien que n’étant qu’un journaliste, un journaliste et rien de plus, ni meilleur ni pire que les autres, si j’avais dû cependant composer une fiction – ce qui aurait été pour moi un tour de force, car je n’ai pas une once d’imagination – j’aurais eu du moins l’intelligence (enfin, j’aime à le croire) d’orienter mon choix vers un thème moins rebattu que celui-là. Mais Lucie existe bel et bien, je le répète, même si je n’ai ni le moyen ni l’envie de le prouver. Saint-Exupéry écrit : « La preuve que le petit Prince existait, c’est qu’il habitait sur l’astéroïde B 612 et qu’il aimait les fleurs ». Mes arguments à moi seraient du même ordre et je pourrais dire : « la preuve que Lucie existe, c’est qu’elle a contrôlé le manuscrit de cet ouvrage et qu’elle ne supporte pas la vue du sang », ce qui est sans doute un peu court pour bien gens et même, je le concède, totalement irrecevable. Ainsi, et malgré le souhait bien compréhensible du public, non seulement ce livre ne prouvera rien mais encore, au risque d’en décevoir plus d’un, il n’y sera fait aucune tentative d’explication rationnelle : pas de théorie optique révolutionnaire, pas d’hypothèse physico-chimique fracassante, pas de révélation scientifique. Ni laser, ni radiation, ni tripatouillage génétique. Pourquoi cela ?

    Parce que je ne suis pas un savant mais un simple reporteur. Parce que mon métier est avant tout de rendre compte de faits et non pas d’expliquer à tout prix pour quelles raisons ils se produisent. Parce que, tout simplement, mon propos se situe ailleurs. Lucie, elle même, ne connaissait pas la nature du phénomène qui l’avait frappée. L’explication logique d’un fait d’allure surnaturelle, vers laquelle nous sommes tous, moi le premier, attirés comme les phalènes par la lumière, avait cessé depuis longtemps de l’obséder. Très vite, elle avait compris qu’elle ne tirerait sans doute jamais au clair le mystère et s’était donc convaincue d’une chose importante : qu’elle avait bien mieux à faire que se perdre en supputations délirantes sur les raisons et les causes de son état. J’ai fini, moi aussi, par prendre ce parti, me disant qu’après tout, le surnaturel n’était peut-être bien qu’une des nombreuses facettes du naturel auxquelles nous ne sommes pas encore habitués. De là à finir, comme je l’ai dit, par ne plus s’étonner de rien, il n’y a qu’un petit pas que nous franchissons, hélas, de plus en plus souvent. Qu’aurait pensé Pythagore si on lui avait affirmé qu’un jour, des hommes issus d’un continent qui n’existait même pas s’en seraient allés sautiller sur la lune pour y planter un drapeau tout froissé ? Qu’aurait dit Galilée si on lui avait assuré qu’un habitant de l’Europe verrait, en direct et à l’autre bout du monde, un australien taper dans un ballon ovale ? Ou que ma sœur Sophie, institutrice de Laruns, petit village des Hautes-Pyrénées, dialoguerait en temps réel avec un berger du Ladakh et lui demanderait le temps qu’il fait « en ce moment » sur l’Himalaya ? Parions que ces deux immenses savants, aux esprits grands ouverts sur les curiosités du monde et même pris dans un de leurs jours bien lunés, auraient haussé les épaules avec dédain devant l’annonce lointaine des fusées Saturne V, de la télévision et du téléphone – trois merveilles de la technologie déjà en partie dépassées. Ils auraient bien rigolé. Et puis ils s’en seraient allé, disant qu’ils avaient des choses à traiter autrement plus sérieuses que ces vastes délires. Mais combien de ces délires nous étonnent aujourd’hui ? Or donc, mesdames et messieurs, le délire qui nous occupe ici, nous autres, hommes modernes, s’appelle Lucie. Plus tard, lors du premier entretien qu’elle m’accorda, il sera de nouveau question de l’énigme de son invisibilité, tant il est vrai que le sujet est difficile à chasser de la pensée. Néanmoins, ainsi que je l’ai dit, il faudra que le lecteur se fasse à la raison de n’y voir jamais clair là-dessus.

    L’important est ailleurs.

    Je me suis souvent demandé, depuis que nos routes se sont croisées, si le fait d’avoir rencontré Lucie fut une chance ou un malheur. Selon le point de vue où l’on se place – celui de Lucie, le mien, ou plus généralement celui de l’homme – les réponses diffèrent et sont bien incertaines. Ce qui est sûr, c’est que si l’on se met du coté du public, ma rencontre avec la femme invisible est un coup gagnant puisque ce livre en est sorti. Pour le reste…

    Mais l’aspect le plus important n’est pas de savoir s’il fut bon ou mauvais, pour l’un ou l’autre, que notre rencontre eut lieu ; il est de savoir quel fut, en bien ou en mal, l’impact de nos relations sur le restant de l’humanité, ou disons, pour écarter toute connotation péjorative, quoique de manière un peu plus prétentieuse, sur le cours général de l’Histoire. Cela mérite explication, au moins pour ne pas être pris pour le journaliste le plus présomptueux du monde.

    Il faut d’abord que le lecteur sache qu’a contrario de ce qu’il aura pu lire dans Wells ou voir dans bien des œuvres cinématographiques qui ont suivi, un être humain invisible n’est pas forcément assimilable à un animal traqué ; ce n’est pas non plus un malheureux en déroute, au psychisme délabré ; encore moins un handicapé. « Mais alors, dira-t-on, c’est un surhomme ? » Non, c’est plus que cela ; c’est une personne singulièrement redoutable. Je me contenterai d’indiquer ici que le potentiel d’interaction de Lucie sur la scène internationale la plaçait au minimum sur un pied d’égalité avec une hyper-puissance. Alors moi, qu’étais-je à côté d’elle ? Un simple individu parmi des milliards, un être humain comme un autre, autant dire rien du tout. Cependant, les circonstances fortuites qui m’ont fait entrer en contact avec elle ont fait de moi, de façon unique et exceptionnelle, un témoin hors normes. Observateur inquiet et vacillant de ses pensées métaphysiques, de ses visées géopolitiques, de ses ahurissants plans d’action, j’étais un peu comme le bouffon du roi : cet homme paradoxal, en principe sans pouvoir ni ambition, à qui le monarque se confie sans défiance et dont il écoute avec complaisance les réflexions souvent pleines de bon sens. Certes, je ne pesais pas lourd à côté de Lucie, mais je pesais un peu. Le jour, par exemple, où elle me parla de son projet de faire un saut à Pyong-Yang pour supprimer Kim Jong-fu, je lui fis remarquer que la méthode était peut-être un peu trop radicale. Je lui donnai mes raisons et lui exposai les troubles incontrôlables, la situation chaotique qui risquait d’en résulter : le malheureux peuple nord-coréen, non seulement étouffé par la chape de plomb du régime, avait-il encore besoin qu’elle s’effondre sur lui ? Lucie se tut. J’avais l’impression, comme un vieux gâteux, de soliloquer dans une pièce vide, mais elle était assise là, près de moi, et je l’imaginais, pensive, le regard perdu dans le vide. Elle m’écoutait. Je suggérai : « Ne vaut-il

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