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Une famille en secret: Roman policier
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Une famille en secret: Roman policier
Livre électronique319 pages6 heures

Une famille en secret: Roman policier

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À propos de ce livre électronique

Jean Lameur, un adolescent vivant seul avec sa mère, ne supporte plus de ne pas connaître son père. Il tolère encore moins que sa famille ait recours au mensonge chaque fois qu’il évoque le sujet. Il décide alors, sans relâche, de mener une quête afin de connaître ses origines. Ce faisant, il découvre à tire-d’aile que sa famille était liée au grand banditisme dans les années 70, que ses recherches menacent l’organisation mafieuse qui existe toujours et qui en veut désormais à sa vie afin de garder l’anonymat. Très vite, l’enquête prend un tour policier et, tout aussi rapidement, ceux qui protègent le héros, tout comme ceux qui lui en veulent, voient le passé ressurgir.
Cette quête s’étend sur plusieurs années et est, à bien des égards, lourde de conséquences sur l’existence même des personnages qui traversent les périodes concernées.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ludovic Assier est l’auteur d’Epistologia, son premier roman, publié en 2007 aux éditions Paulo Ramand.
LangueFrançais
Date de sortie10 mars 2021
ISBN9791037721334
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    Aperçu du livre

    Une famille en secret - Ludovic Assier

    Partie I

    Le serment

    1

    Perseigne était le nom donné au massif forestier qui encercle la ville par le sud, mais c’était aussi l’un des quartiers populaires de la Cité des Ducs. À l’image des villes construites ou étendues pour faire face au mouvement migratoire des années soixante qui, de fait, avait petit à petit vidé les campagnes au profit de la vie urbaine et de l’emploi industriel, Perseigne m’avait vu naître.

    C’est ici, au milieu du gris des tours et des immeubles parfaitement alignés, bientôt soumis à l’amoncellement revendicatif des graffitis, des injures, des expressions informes, que j’étais entré dans l’adolescence par le biais de l’interrogation, de l’introspection.

    Raconter son enfance n’est guère aisé. Avant de « raconter ma vie » et ce qui me chagrine, il me faut en dire davantage sur mes origines. En somme, rien de très original puisqu’on est toujours le produit finalisé de sa propre main, d’après une matrice existentielle familiale, dans un contexte social global ou local. Alors là, deux possibilités : ou vous rejetez catégoriquement le passé, la famille et ses valeurs pour vous créer un autre monde issu des rêves de l’enfance, ou bien vous reproduisez le schéma immanent. J’ai toujours cru qu’il y avait une troisième voie, moins schématique, plus spirituelle, plus humaine. Ce n’est pas facile de faire la synthèse de sa propre vie. Dresser objectivement ce que vous êtes réellement, avec des mots, des concepts. Il y a ce que vous savez de vous-même, ce que les autres pensent de vous, vos choix et leur perception, vos envies et les suppositions des autres. Peut-être que la réalité d’un être se trouve entre les deux ? Et si se définir revenait à faire la synthèse parfaite entre sa propre perception et la vision des autres sur soi qui, naturellement, nous serait connue…

    Aujourd’hui, toutes les cités sont colorées, possèdent des espaces verts entretenus. À l’époque, le gris dominait les murs, le ciel et les cœurs. Là où les parkings sont propres avec de beaux marquages blancs, fleuris, il faut se représenter une place de graviers et de terres avec quelques palissades assemblées de-ci de-là pour imaginer ce qu’était le quartier où j’ai grandi. Les interphones n’existaient pour ainsi dire pas, alors les halls d’immeubles devenaient vite des lieux de rencontres, de trafics. Discrets et praticables, permettant l’accès aux caves, ils étaient conçus dans le noir, pour le noir des articles de presse et des âmes.

    Je suis né le 19 mai 1974. Un dimanche de mai, sur fond de décès, de vacance du pouvoir et d’aspirations politiques nées de mai soixante-huit et du « Flower Power ». Georges Pompidou venait de mourir, la seconde présidence intérimaire de Alain Poher et l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République française.

    Autant dire qu’à la clinique Saint-Joseph, la discussion du jour n’était pas forcément à l’émerveillement devant le chérubin nouvellement venu, mais à des discussions passionnées pour convaincre les derniers indécis.

    J’ai tellement entendu relater cette première journée que j’en parle comme si j’avais pris part aux discussions. En y réfléchissant, on aurait pu me raconter n’importe quoi, j’y croyais. Il y avait tant de ferveur dans les récits, tant d’émotion dans la voix de ma mère chaque fois qu’elle évoquait ce jour que je prenais tout pour argent comptant. Pourtant, je ne voyais déjà plus la sincérité dans son regard. Je n’avais plus la confiance aveugle de l’enfant pour sa mère. Pourquoi ?

    Un élément m’a toujours fait défaut sur ce qui pourrait être qualifié de « journée native présidentielle ». Mon père ? Le sujet a toujours été tabou à la maison ; une véritable omerta sur le sujet de sa présence en ce jour de mai 1974. Ni ma mère soumise à un questionnement quasi « gestapiste » ni mon oncle Gérard, même après avoir copieusement rempli son verre, n’ont jamais voulu dire le moindre mot. J’ai tout entendu sur le sujet : « Tu es un enfant heureux, vis l’instant présent et laisse ça de côté ! Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Fiche-moi la paix… ». Enfant, je pouvais être impressionné par le ton qui monte mais avec l’âge, il m’apparaissait que quelque chose n’était pas clair dans cette affaire. Cette « affaire » n’était rien de moins que ma naissance ! Un argument devant lequel ma mère n’avait jamais su réagir…

    Le déclic m’est venu un jour de 1988. On venait de fêter mon anniversaire et Anne Sinclair recevait un invité à « 7 sur 7 » (j’ai oublié qui il était). Il parla alors du début du septennat de Giscard. C’est à ce moment précis que ma résolution prit forme. Chaque fois que le jour de ma naissance était abordé, on me parlait de Giscard là où je voulais des détails sur mon père, sur le jour de ma naissance. Rien, ou plutôt si, une gêne.

    J’éteignis le téléviseur et je m’enfermai dans ma chambre. Je m’en souviens parfaitement. Je me mis alors en tailleur sur mon lit et je me dis : « Jean, réfléchis un peu ». Je ne l’ai pas encore dit, mais je m’appelle Jean. Jean, au beau milieu d’une cité ! J’ai tout entendu. J’étais content lorsque les professeurs m’appelaient par mon nom. « Lameur, au tableau. Lameur, ce n’est pas trop mal… ».

    Je reprends là où j’ai laissé mon saisissant souvenir. Assis sur mon lit, je réfléchissais. Tu t’appelles Jean. Prénom étonnant au milieu des années soixante-dix, donné par une mère seule, pas spécialement « vieux jeu », le mot est faible puisqu’elle avait des fréquentations de passage (je reste poli par respect pour elle), qu’elle fumait, qu’elle portait des jupes courtes, colorées et fleuries…

    Deuxième point de ma réflexion : la naissance. Giscard en guise de père, la campagne présidentielle pour décor. Du haut de mes quatorze ans, je me dis alors qu’on me prenait pour un imbécile ; ce qui était étonnant au vu de mon carnet de notes et des commentaires de mes professeurs. Plus vraisemblablement, on me cachait quelque chose sur mes origines. Les hypothèses étaient nombreuses et les pistes limitées. Je n’avais rien appris de ma mère, rien de son frère. Pour le reste de la famille, on ne voyait personne. Ça aussi, c’était étrange : pas de grands-parents, pas de cousins éloignés. Personne. Il me faudrait creuser aussi cette question.

    Je savais qu’il y avait un problème sur mes origines, un problème caché donc non assumé. Peut-être était-il condamnable ? Avant de poursuivre l’analyse de l’existant, si j’ose dire, je décidai qu’il fallait poursuivre l’interrogatoire de ma mère jusqu’à épuisement. De guerre lasse, les langues se délient, pensais-je. Le plan était arrêté, il serait mené à bien. En second lieu, il me fallait profiter de son absence pour fouiller sa chambre. Là aussi, c’était le monde du silence et de l’interdit. Pendant qu’elle irait travailler ou qu’elle se rendrait chez son amie du cinquième, Suzanne, je décidai que je mènerais une fouille digne de Sherlock Holmes. Mes lectures m’avaient aidé. Conan Doyle était devenu le mentor d’un limier de quatorze ans, soupçonneux de sa filiation.

    Troisième thème de ma pensée : mon père. Pas la moindre piste. Ma mère était seule. Pourquoi ? Qui était mon père ? Le livret de famille pourrait m’éclairer. La tâche promettait d’être complexe puisque je n’avais jamais vu le précieux document d’état civil, pas plus qu’il ne m’avait été permis de remettre des copies de ce dernier au cours de ma scolarité. « Je l’enverrai par la poste à ton instituteur » avait toujours été la réponse de ma mère. « Peut-être que la fouille de la chambre maternelle pourrait m’apporter une réponse », telle était à l’époque ma conviction inquisitrice.

    2

    À quatorze ans, je devins donc détective privé à la solde de mes seuls intérêts. Découvrir mes origines devint une obsession. À cet âge, on ne connaît ni la peur ni le renoncement. Je m’obstinais donc à tenter de forcer les confessions de ma mère. J’usais de stratagèmes pour parvenir à pénétrer dans sa chambre. J’illusionnais mon oncle de questions faussement détachées.

    Dix-huit mois plus tard, mes recherches demeuraient vaines, une porte de notre appartement me restait interdite. Pour la première fois de ma vie, je fus gagné par le doute. Le secret était tel, les clés pour le percer semblaient perdues, tellement protégées par le sceau du silence que je voyais le dénouement sous un jour sombre.

    Quelquefois, ma mère quittait l’appartement pour se rendre à son travail, faire une course, voir Suzanne. Chaque fois, je me précipitais sur la porte qui, immanquablement, restait fermée. Je retournais le modeste T3 sans plus de succès, à la recherche d’une clé, d’un document administratif. Toujours le même échec. Je ne pouvais tout de même pas défoncer la porte !

    Lors des repas de famille, je feignais l’indifférence pour mieux écouter les conversations des adultes. J’allais jusqu’à m’absenter devant la télévision de la pièce voisine pour mieux écouter en catimini les conversations. Jamais je ne parvins à glaner le moindre indice, le moindre mot sur cette fameuse année 74. Des discussions feutrées avaient lieu entre Gérard et ma mère. Une fois, je vis des larmes ruisseler sur sa joue. Je ne fus pas à même de consoler ma mère. Elle me repoussa et s’enferma dans sa chambre.

    Cette scène brutale, cruelle même pour un fils unique, m’apporta toutefois une précieuse information. Pour entrer dans l’antre des secrets, sa chambre, ma mère utilisait une petite clé qu’elle portait en pendentif. Je n’avais jamais remarqué la présence de cette modeste clé. J’en conclus qu’elle devait auparavant la dissimuler dans un lieu tenu secret. Vraisemblablement, ma mère avait dû percevoir la source de mes tourments. Elle avait constaté du remue-ménage dans le logis familial et avait, semble-t-il, accentué la vigilance autour du précieux secret familial.

    Mes questionnements incessants avaient éveillé les soupçons, tant auprès de ma mère que de son frère. Désormais, j’étais éconduit sans ménagement dès que je me faisais pressant. Je venais de commettre mon premier impair dans ma quête. Je restais lucide sur les conclusions à tirer de cette défaite : face aux adultes, qui plus est, noués par des liens profonds et dissimulés, l’adolescence ne soutenait pas la comparaison ! C’est fort de cette leçon de réalisme que je découvris combien j’étais un être déterminé. Là où d’autres eurent renoncé, je persévérais.

    Je me retrouvai ainsi dans ma position favorite du lotus à méditer sur mes prochaines tentatives et sur l’adversité accrue qui m’apparaissait en la personne de mon oncle et de ma mère, parfaitement conscients de ma volonté de percer le secret des origines Lameur.

    C’est dans ce contexte de défaite non formulée que je repris espoir. Bien involontairement, je dus me rendre au cinquième étage, chez Suzanne, l’amie de ma mère. Il était environ dix-neuf heures en ce mois de juillet 1989 lorsque ma mère me demanda de porter un sac de provisions chez Suzanne. Chacune d’entre elles avait pour habitude de globaliser les achats lorsque l’heure du renouvellement était venue. Ce rituel était l’occasion pour elles de discuter à satiété. Je me demandais alors ce que pouvaient bien se dire deux femmes, chaque jour ou presque, aussi longtemps !

    Je gravis les escaliers et je sonnai. J’entendis alors Suzanne prononcer un agréable « vas-y, entre ». Ce que je fis sans me poser plus de questions. Je franchis le seuil sans un mot, en direction de la cuisine. Au détour du couloir, mon sang ne fit qu’un tour. Je me retrouvai face à face avec Suzanne, parfaitement nue, sortant de la salle de bain.

    Avec le temps, cette scène, et l’incroyable gène qui m’envahit alors, reste pour moi un souvenir ambigu. L’adolescent a un rapport au corps, à la nudité, une appétence intéressée et inavouée. Seul, je me prenais à rêver de corps de femmes. Je jetais des regards discrets sur les décolletés. En présence de l’une d’entre elles, à part baisser le regard et rougir, j’ai peine à me souvenir d’autres émotions. Que dire alors de l’incongruité de la situation ! À presque seize ans, face à une femme d’une quarantaine d’années, parfaitement nue, je m’empressai de tourner la tête et de bafouiller quelques mots d’excuse.

    Là aussi, la réaction ne fut pas celle que ma jeunesse croyait devoir être la plus appropriée en pareille circonstance. Suzanne, loin de courir chercher un vêtement, un cache-sexe ou je ne sais quoi d’autre, poursuivit sa marche lente en direction du séjour.

    — Ne sois pas gêné, Jean, me dit-elle. À ton âge, il est temps de savoir ce qu’est le corps d’une femme.

    J’écoutai, médusé, ne sachant que dire, ne sachant où regarder.

    — Tu n’as jamais vu Alice toute nue ? Ça m’étonne. Elle n’est pourtant pas du genre pudique !

    Suzanne se saisit du sac de provisions et répartit son contenu. Toujours nue, m’intimant l’ordre de la suivre dans la cuisine, elle vaquait à cette tâche, indifférente à la gêne que me procurait cette situation, allant du réfrigérateur au meuble bas, comme si de rien était.

    Je trouvai rapidement un prétexte pour quitter les lieux, troublé au plus haut point, certes par la nudité de cette femme, mais peut-être plus encore par ses propos. Une phrase avait éveillé ma curiosité. Pourquoi avait-elle dit que ma mère n’était pas du genre pudique ? Il m’avait été donné de voir ma mère nue, uniquement par inadvertance et, chaque fois, elle avait rapidement fermé la porte de la salle de bain ou enfilé un vêtement. Était-ce un mythe de plus qui tombait en écornant l’image parfaite que je me faisais de ma mère ? Était-ce un nouveau mystère ? Je revins chez nous confus et dubitatif.

    Cet épisode occulta toute autre tentative dans mes recherches durant plusieurs jours. Maintenant, je peux l’avouer, Suzanne avait éveillé mes sens, avait fait germer de nouvelles préoccupations dans mes pensées intimes. Elle avait aussi nourri ma réflexion. Alice Lameur, ma mère, était une source perpétuelle d’interrogations. Qu’avait voulu dire Suzanne ? Qui était Alice Lameur dans sa jeunesse ?

    Elle était née juste après-guerre. Mes cours d’histoire m’avaient appris que l’on qualifiait ces années de babyboum. La reconstruction et le plein-emploi avaient bercé sa jeunesse. Elle avait été adolescente dans le milieu des années soixante. En mai 1968, elle avait participé aux évènements à Paris. Elle parlait de cette période avec une lumière dans les yeux. Toutes ces années où elle avait « pris du bon temps », côtoyé « Dani le rouge », conspué De Gaulle…

    Qu’est-ce que prendre du bon temps en 1968, au début des années soixante-dix ? Là aussi, la bibliothèque me rendit service. Musique, politique, libération sexuelle, Vietnam, drogue. Je visitai dans les livres la société qui avait vu grandir ma mère. Je n’osai me représenter le sens de cette phrase pour qualifier ce que, peut-être, avait été ma mère. Elle avait adoré Lennon et voulu ressembler à Jane Fonda, une « Barbarella » actuelle dans une société à reconstruire. Elle se programmait des processions au pays de « Bouda » et pensait mettre sa philosophie en application dans des volutes, allongée sur un canapé ou de l’herbe grasse.

    Le sexe était une liberté, le travail une contrainte, pour ne pas dire une négation de ses idéaux. Toute appartenance était à bannir, qu’il s’agisse d’un homme, d’une religion, d’un état. Pour elle, une frontière était une conception nationaliste faite par les hommes épris de possession ou de pouvoir. Elle dissertait sur la communauté humaine et ne connaissait de règles que le droit universel. Elle voyait en Rousseau l’écrivain du rêve parce qu’elle en faisait une lecture plus propice aux lignes de Bernardin de Saint-Pierre.

    Cette solitude de la recherche pour découvrir mes origines me permit, par ricochet, d’acquérir de solides connaissances historiques. Mes études ne furent jamais source d’inquiétudes ni pour ma mère ni pour mes professeurs.

    Cet évènement et la nouvelle approche qu’il me proposait me permirent d’arrêter d’autres éléments d’investigation. Il me faudrait rencontrer Suzanne plus souvent. Grâce à elle, peut-être pourrais-je en savoir davantage sur celle qui était sa meilleure amie et sur les pans entiers de sa vie qui m’étaient inconnus. Il me fallait me préparer à entendre les pires choses, à déconsidérer celle qui, jusqu’à peu, à mes yeux, était inattaquable, la plus belle, la plus douce, mon seul repère. J’y étais résolu pour garantir ma paix intérieure. Désormais, j’avais la conviction que ma vie ne serait plus la même. Chaque jour, l’insouciance s’éloignait pour laisser place à une réalité plus sombre, pour me faire découvrir des choses de l’âge adulte, pour m’éloigner à jamais de la douce naïveté de l’enfance.

    Bien des années plus tard, en me remémorant cette quête identitaire, j’ai pu dater mon entrée dans l’âge de raison. En ce 7 juillet 1989, je me suis préoccupé de choses sérieuses, de manière réfléchie et coordonnée. De ce jour, ma vie actuelle dépend.

    3

    Alençon, été 1989

    Cet été 1989 fut marqué par mes lectures, mes recherches, le tour de France, quelques grands auteurs romantiques, des romanciers vantant la police, les détectives privés… Ma mère occupait ses journées loin de l’appartement sans dire en quoi consistaient ses activités. Je passais ainsi le plus clair de mon été dans le quartier. Mes amis partis à la plage, à la piscine découverte, errant dans le quartier ou dans les rues du centre-ville, seul, j’attendais ma mère. En milieu d’après-midi, elle rentrait, harassée de fatigue. Un repas ingurgité, une douche prise, elle se couchait pour ne paraître que vers dix-neuf heures, accomplir quelques tâches administratives, dîner et dormir à nouveau. Cette période fut pour elle, une lente agonie physique et intellectuelle. Sa vie était une illusion perdue, un destin floué. Peu de moyens, seule avec un fils, dans un quartier ne pouvant apporter aucun réconfort à ses attentes, à ses aspirations profondes et refoulées, elle avait vu s’effondrer ses rêves.

    Elle avait voulu l’utopie sociale, le renouveau par la création d’une autre société. Elle n’était que le maillon d’un ensemble bien en place, une faiblesse là où la force est reine, là où l’argent est considéré. Fatiguée, probablement déprimée, ma mère se confiait à Suzanne. Suzanne la libertine, Suzanne la fidèle amie était pour elle un confessionnal salutaire. Parler à cœur ouvert était sa thérapie. Souvent, le soir venu, je voyais ma mère descendre du cinquième étage les yeux rougis. Jamais elle ne m’en dit davantage. Il me fallait imaginer son quotidien.

    Suzanne devait être un puits de connaissances pour ma recherche, mais n’était-ce pas trahir la confiance commune des deux femmes ? Il me fallait également nouer un contact étroit avec elle, une confiance absolue pour qu’elle laisse échapper les précieuses informations.

    Le temps m’étant entièrement donné en cet été, ma mère absente et sous « Prozac », je ne pouvais laisser passer l’occasion, là où en un an j’avais obtenu plus de questions que de réponses.

    Régulièrement, je me rendis chez Suzanne sous n’importe quel prétexte. La solitude de ces longues journées était pesante. Sans réels amis, ma mère absente pour la journée, il m’était parfois difficile de laisser s’égrainer les heures sans elle. Fatigué par la lecture, sous la chaleur de cet été, rempli de questionnements, il me serait difficile de qualifier cette période. La mélancolie fut naturellement mon thème d’approche envers Suzanne ; mes lectures, une source intarissable de procédés de nature à délier les langues…

    Un matin, en proie à une réelle tristesse, après avoir longuement retourné les questions et les approches dans ma tête, je gravis les escaliers jusqu’au cinquième. Je me surpris, peut-être parce que mon désarroi était réel, à m’ouvrir à Suzanne sur mes doutes, mes attentes, mes peurs.

    À cet âge, il est rare de se livrer à quelqu’un de son entourage qui n’est pas pour autant un proche. Devant ma sincère vulnérabilité sur ce que je qualifiai de « décalage » par rapport au quartier et aux attentes des jeunes de mon âge, Suzanne fut attendrie. Elle fit en sorte de laisser les mots s’enchaîner afin que je poursuive mes confessions. Au fil des doutes, je convins que l’épanouissement dans ce contexte social et familial, avec pour seul repère une mère perpétrant des secrets, était un traumatisme.

    Je vis rapidement que Suzanne comprenait cet état d’inquiétude larvé de doutes. Elle se fit réconfortante. Elle était manifestement décontenancée devant une telle franchise, un tel désarroi. À quinze ans, là où d’autres veulent être considérés comme des adultes, j’avais usé intelligemment de cette femme célibataire et sans enfants. J’avais touché son cœur. À compter de ce jour, un pas fut franchi entre nous. Jamais plus elle ne me verrait comme l’enfant d’une amie, une connaissance dans une indifférence. Désormais, pour elle, je comptais, car un jour j’avais su l’émouvoir, la toucher comme visiblement peu avaient su le faire jusqu’alors.

    Aucune confession ne vint clôturer notre entretien, mais je sus que désormais ce n’était plus qu’une question d’heures avant que je parvienne à en savoir davantage. Par le regard, par la parole et l’émotion, Suzanne se livrerait comme elle devait le faire en présence de ma mère. J’en étais convaincu. Deux femmes se disent bien des choses personnelles lorsqu’elles se rencontrent aussi souvent, aussi longtemps.

    Après cet entretien qui m’avait épuisé et transformé, toujours en position du lotus, je me remémorai la situation. Je me souvins de cette gêne le jour où je vis Suzanne nue. Aujourd’hui, j’avais inversé le sentiment né de la situation. Je comprenais ce qu’était le facteur humain des rapports, l’émotion et ses conséquences. Par une vulnérabilité aussi bien réelle que feinte, j’avais abattu un mur d’incompréhensions et d’inconnus. Toute autre attitude fondée uniquement sur le mensonge eut échoué. Suzanne, infailliblement, aurait perçu la supercherie. Avoir vaincu ma crainte, à un moment de tristesse, avait été une aubaine dans ma quête. Cela se reproduirait !

    L’enchaînement et la cohérence de mes propos furent d’une exemplarité de scénariste, l’amorce de mes questions originelles un modèle de discrétion. Le seul moment de supercherie fut la conclusion de cet entretien lorsque je demandai à Suzanne de ne rien dire de mes craintes à ma mère, ne voulant pas alourdir le poids de ses maux, de son labeur. J’avais pris un risque et il m’apparaissait que cette demande de discrétion fût suivie d’effets. Suzanne m’avait assuré être ma nouvelle amie, en insistant sur le côté privilégié et secret de sa manifestation.

    Chaque jour ou presque, je me tenais à l’affût de la porte de l’appartement pour voir les voisins descendre l’escalier, ainsi je pouvais apercevoir Suzanne venant chercher son courrier. Je profitais alors de l’occasion pour aller au supermarché et, au passage, pour la saluer, lui porter son panier. Les occasions de la rencontrer se multiplièrent grâce à cette stratégie.

    Suzanne Germerie, l’amie de ma mère, était une femme d’une quarantaine d’années au moment où j’entrepris mes recherches pour la première fois. Entre mes entretiens de cet été 1989, les anecdotes racontées par ma mère à son égard, j’étais désormais en mesure de mieux la comprendre et donc de l’aborder avec finesse pour aboutir à mes fins.

    Suzanne n’avait rien d’une

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