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Adiós Ibiza
Adiós Ibiza
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Livre électronique388 pages5 heures

Adiós Ibiza

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À propos de ce livre électronique

L’intrigue d’Adiós Ibiza se déroule à Ibiza (Baléares), à la fin de l'été 1969. L'île était alors un point de rencontre pour les hippies. C’était la naissance d'une nouvelle culture et d'un nouveau mode de vie. Le franquisme vivait sa dernière décennie. L’histoire : Deux étudiantes françaises partent en vacances à Ibiza. L'une d'elles n'en reviendra pas. Une détective est dépêchée sur place et tente de remonter la piste de la disparue, au sein de la communauté hippie. Inexpérimentée, son enquête la place dans des situations qui la dépassent. Entre mysticisme et faux-semblants, il s'agit pour Mireille de déceler la vérité, en se gardant bien d'être piégée à son tour dans la toile colorée d'Ibiza.
LangueFrançais
Date de sortie27 oct. 2014
ISBN9782312025827
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    Aperçu du livre

    Adiós Ibiza - Annette Dufrêgne

    cover.jpg

    Adiós Ibiza

    Annette Dufrêgne

    Adiós Ibiza

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02582-7

    Chapitre I

    Interview Paris 2014

    Ignoble ! Vomitif ! On avait tartiné la porte d'une laque translucide couleur de framboise. Elle luisait sournoisement dans la pénombre comme une sucette géante. L'estomac frémissant, Mandarine examinait le bouton du timbre dépourvu d'inscription, lorsque l'huis bascula soudainement. Une silhouette improbable se profila à contrejour : une tête énorme, posée sur un corps qu'une masse de tissu drapée dérobait à la vue. L'image d'une cape accrochée à un balai tête de loup traversa l'esprit de la visiteuse. Elle plissa les paupières pour accommoder sa vision. Elle restait plantée là, déroutée, à tenter de discerner un visage, quand une poigne énergique la tira vers l'intérieur…

    — Posez vos chaussures !

    — Je suis Mandarine…

    — Évidemment ! Sinon, vous croyez que je vous aurais laissée entrer ? Mandarine, Qu'est-ce que vous entendez par là ?

    — Ce que j'entends ?… C'est mon nom de plume !

    — C'est le féminin de mandarin, ou bien le fruit ? Qu'est-ce que vous écrivez sous ce nom ? Des recettes de cuisine ?

    Mandarine ne se laissa pas démonter par le ton acerbe de son interlocutrice.

    — Vous avez reçu mon email ?

    — Venez !

    Elles longèrent un couloir obscur au sol tiède et caoutchouteux, moelleux aux orteils, poussèrent une lourde tenture, pour s’introduire enfin dans un petit salon. Une forte odeur d'encens prit Mandarine à la gorge. Elle se tourna instinctivement vers les fenêtres. Hélas ! Elles étaient totalement occultées par d'épais rideaux de velours grenat. Quelques lampes, posées çà et là, diffusaient une lumière voilée. Des d'étagères chargées de livres couraient autour de la pièce. Une collection de bibelots exotiques alourdissait les meubles orientaux incrustés de cuivre. L’œil s’égarait dans une foule hétéroclite de figurines, de pots de toutes formes, de bougeoirs tarabiscotés. Une boule de cristal trônait au centre d'un guéridon aux pieds tournés. Les murs étaient couverts de masques, de plats en cuivre ou en céramique, de tapisseries poussiéreuses. C'était l'antre d'une sorcière, ou l'arrière-boutique d'un antiquaire.

    — Asseyez-vous là !

    Un grand chat persan, au pelage gris bleuté, s'étalait sur le velours défraîchi du fauteuil. Il leva sur la visiteuse un regard glacial. Ses yeux mordorés et les poils hérissés de ses oreilles lui donnaient l'air d'un hibou courroucé. Il sauta du fauteuil, planta voluptueusement ses griffes dans le tapis, s'étira longuement, l'échine tendue et la queue dressée, avant de se diriger majestueusement vers la porte.

    — On dirait qu'il a suivi la conversation ! Il me laisse la place ! C'est incroyable !

    — Sympathie pour vous ? Besoin de se dégourdir les pattes ? Mystère ! L'obéissance chez les chats découle toujours d'un libre choix.

    Mandarine prit docilement la place encore chaude du matou, sans sourciller. Son postérieur requerrait un brossage, mais tant pis. Afin de clore le sujet de la psychologie des félins, elle délogea la boîte qu'elle serrait sous son bras gauche.

    — Je vous ai apporté des macarons.

    — Des macarons ? Qui vous a dit que je supportais le sucre ? Je pourrais être diabétique, ou allergique ! Tout le monde est patraque, de nos jours !

    Néanmoins, la mégère ouvrit prestement la boîte, et pêcha un macaron, qu'elle se fourra tout entier dans la bouche. Mandarine profita de ce répit pour la dévisager. Sa crinière bouclée, noire et rousse, d’un volume imposant, évoquait Jimmy Hendrix ou Angela Davis. Sa peau tannée, plissée par quelques rides, parlait de soleil et de grand air. Un minuscule scarabée d'or était fiché au coin de sa narine. Elle flottait dans une longue tunique noire, à la poitrine surchargée de motifs égyptiens. Ses yeux, d’un marron verdâtre, détaillaient Mandarine des pieds à la tête.

    — Très bon, merci bien ! Prenez-en un ! Je vais faire du thé.

    Elle s'éclipsa. Quand la porte se rouvrit, Mandarine mordillait, pensive, un macaron à la pistache.

    C'est une nouvelle venue qui déposa tasses et théière sur la table, sans prendre la peine de saluer. Un caleçon gris et une fine marinière assortie moulaient son corps mince, mais musclé, sans un poil de graisse. Ses cheveux blonds étaient coupés courts. Elle s'assit en face de Mandarine, qui sursauta. Sans la perruque bouclée et le kaftan égyptien, le changement était total. Il ne restait de la mégère que le bijou de nez.

    — Alors ? Comment vous me trouvez dans le rôle de la vieille sorcière hippie ? Pardonnez-moi la mise en scène, mais j'adore me déguiser ! Arrêtez de fixer ma narine, ça vous fait loucher. Ce scarabée m'accompagne depuis un voyage en Asie, il y a bien longtemps. C'était dans une autre vie, mais je ne l'ai jamais ôté. Ne le traitez pas de piercing, vous le vexeriez.

    — Étonnant ! … Mais qu'est-ce que… ?

    Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ? Mandarine s’abstint de terminer la phrase. Elle s'interrogeait sur son hôte : une sexagénaire qui se conduisait comme une gamine, ça n'était pas bon signe. L'entretien s'annonçait acrobatique.

    — Eh bien, vous souhaitiez interviewer une ancienne hippie, d'où l'idée de cette réception. C'était aussi pour tester votre caractère. Je ne suis pas une femme facile, je ne pactise pas avec n'importe qui. Jusqu'ici, vous ne vous êtes pas trop mal comportée. Voyons la suite !

    — Comme je vous l'ai proposé au téléphone, je souhaiterais que nous parlions d'Ibiza… Vous avez fréquenté l'île pendant les années hippies. C'était une époque mémorable ! Vous pourriez me raconter votre arrivée, la première fois ?

    — À l'été soixante-neuf. C'est la période qui vous intéresse ?

    — Tout à fait : celle des années soixante-dix à quatre-vingts. Vous n'avez jamais eu envie d'écrire là-dessus ? Une nouvelle, un blog ?

    — J’ai ébauché un blog, mais j'ai vite déclaré forfait.

    Elle se leva. Un ordinateur portable, que Mandarine n'avait pas remarqué, émergea d’entre les tasses de thé.

    — J'avais rédigé une page d'accueil, tenez !

    — Mandarine se pencha pour lire.

    « Ibiza ? Qu'en savez-vous ? Que c'est une île ? Le mot est surdimensionné ! Au survol, on dirait un petit pâté de sable noir et collant, comme celui qu'on déterre à la plage, quand on gratte sous la jolie couche beige.

    C'est un rocher aride, piqué de résineux maigres et clairsemés. Tout autour, la mer, et par-dessus, un soleil féroce qui fond, qui grille, qui dessèche. Ne lui offrez rien. Si vous exposez naïvement votre carcasse, il n'en laissera que la peau boucanée. Si par hasard, il vous reste une étincelle de conscience, elle ira se noyer dans le scintillement de la mer. N'allez pas vous croire en terrain conquis ! Ne grattez pas sous la surface… »

    — Eh bien, c'est un style… original. Je doute qu’il plaise à l’office de tourisme. Vous n'êtes pas allée au-delà de cette première page ? Pourquoi ?

    — Après quelques recherches sur Internet, j'ai constaté que toutes sortes de gens avaient analysé le phénomène hippie d'Ibiza. J'ai eu l'impression que tout avait été dit, et même tout et son contraire. À quoi bon en rajouter ? Quelques sujets m'ont horripilée : rédigés par des prétentieux, que le plus grand des hasards a conduits là-bas, et qui s'en glorifient comme d'un exploit. Forts de leur expérience incomparable, ils érigent leur vécu étriqué en vérité absolue. D'autres vous présentent comme hippies des commerçants qui avaient monté des business juteux, et qui nageaient dans l'opulence pendant ces années-là. Balivernes !

    — Un hippie ne pouvait pas nager dans l'opulence, comme vous dites ?

    — Prenez un quidam qui avait réalisé ses avoirs quelque part où il avait pignon sur rue, pour les réinvestir à Ibiza. Disons qu'il suivait la mode en faisant une petite virée mystique au soleil, sans perdre de vue ses intérêts financiers. Ça n'en faisait pas un hippie. C'était juste un capitaliste devenu cool !

    — Vous vous considériez comme hippie ?

    — Oui et non ! J'ai partagé un mode de vie, et certaines valeurs, sans m'attribuer d'étiquette. De mon point de vue, le mouvement ne méritait guère qu'on s'enthousiasme. Il se posait d'abord comme le refus de la société de consommation, et le retour à la nature. La non-violence et le partage, d'accord, mais après… l'amour libre et la drogue à volonté, avec l'excuse du mysticisme, c’est un peu court comme philosophie. Ce n’était pas un groupe homogène, mais plutôt un microcosme hétéroclite. Certains étalaient une pauvreté souriante et illuminée, avec un masochisme qui me faisait grincer des dents : des Jésus et des Bouddhas à la petite semaine ! Ceux qui tentaient de vivre d’artisanat se livraient, pour financer leurs voyages, à des négoces hasardeux, comme l'achat en Orient et la revente en Occident. Les communautés éclataient assez rapidement, faute de travail ou d'organisation sérieuse. Vivre en autarcie est une sympathique utopie…

    — Donc, à partir de votre vécu, vous pensez pouvoir donner un point de vue objectif, contrairement aux blogueurs que vous évoquez.

    — Ça commence mal ! Absolument pas ! Vous avez tout faux ! Je n'ai pas de doctrine, j'ai des sentiments. Mon jugement est aussi subjectif que celui de quiconque. Je ne prétends pas détenir la vérité, ni jouer les historiens de pacotille. Mon opinion personnelle, je n'ai aucune envie de l'imposer à votre public !

    — Je m'étonne que vous ayez accepté de me recevoir…

    — À vrai dire, moi aussi ! Je devais être de bonne humeur, quand vous avez appelé. Je vais mettre quelques bémols à votre enthousiasme :

    Primo, j'ai vécu cette période, un point c'est tout. Je ne suis pas à même d'effectuer une analyse sociologique du phénomène hippie !

    Secundo, même si j'étais assez d'accord avec leur façon de voir le monde, ça ne m'a jamais empêchée de les regarder d'un œil critique. Ne comptez pas sur moi pour vous dire que tout était parfait à cette époque dorée.

    Tertio, je témoignerai à ma manière. Si vous édulcorez mes propos, je m'opposerai à leur publication.

    — Voilà qui a au moins le mérite d'être clair. S'il vous plait, détendez-vous à présent. Évoquez vos souvenirs, en toute tranquillité, sans me prêter de mauvaises intentions. Allons-y !

    Elles s'installèrent face à face. Mandarine plaça entre elles un petit enregistreur numérique. Après avoir expédié une tasse de thé et goinfré coup sur coup deux macarons à la fraise, l'ourse mal léchée entama son récit :

     « Au commencement, il n'y avait pas grand monde à bord : des autochtones, peu nombreux, et des hippies, vrais ou faux. Revenons sur cette notion de l'authenticité. Le vrai vivait dans la pauvreté : il avait refusé d'entrer dans le système, ou plutôt il avait fait exprès d'en sortir. Les oripeaux qui lui servaient d'habits étaient extravagants et souvent crasseux. Il se lavait quand il pouvait. Il faisait la manche ou des petits boulots, pour se nourrir et voyager jusqu’au point de chute suivant.

    Ses pérégrinations n'étaient pas le fruit du hasard, notez-le bien.

    San Francisco, Amsterdam, Goa, Kathmandu, Ibiza… Tous les freaks fréquentaient les mêmes endroits. Ils se croisaient périodiquement sur ces lieux incontournables.

    Le pseudo hippie était attifé comme l'authentique, mais un poil plus propre. Il avait les moyens de varier sa garde-robe. Il déambulait dans le même environnement que les autres, sans devoir travailler pour financer ses déplacements. Quand l’inconfort lui pesait, il rentrait tranquillement à la maison ou s'offrait une chambre d'hôtel. Même s'il avait adopté le mode de vie et les idées hippies, il n'était qu'un simulateur. Je vous l'expliquais tout à l'heure, à propos des capitalistes reconvertis. Être hippie impliquait le mépris de l'argent et le rejet de la société de consommation.

    Tous ceux d'Ibiza, vrais ou faux, portaient un cabas en paille à l’épaule. Ils fumaient et absorbaient différentes substances pour se défoncer (pardon, pour expérimenter une autre dimension). À part ça, ils méditaient trans-cen-dan-ta-le-ment, mangeaient végétarien ou macrobiotique, vivaient en groupe dans des communautés ; chacun avait à cœur de montrer aux autres à quel point il était libéré.

    Ils s'étaient fait accepter facilement dans l’île. Les gens du cru avaient déjà vu moult invasions ! Celle-là était plutôt sympathique. Les freaks, aussitôt baptisés « les poilus », avaient trouvé sans problème leur place dans le paysage. Au fond, ils étaient à peine plus étranges que les petites mamies ibicencas à jupes longues, châles à franges et chapeaux de paille. C'étaient des hippies folkloriques, qui apporteraient leur contribution au désastre, sans l'avoir prémédité.

    C’était une fameuse attraction pour les touristes, qui prenaient moult photos « Oh ! Ce qu’ils sont sales ! Ouah ! Et regardez, celui-là, les cheveux qu'il a ! »

    Le tourisme avait déjà commencé à tout gâcher, ici et là dans le monde. Ce n'était que le début de la fin… Maintenant, les groupes de vacanciers inondent la planète. En bouclant leurs valises, ils oublient toujours d'y fourrer un minimum d'intelligence et de respect. Partout, on reproduit les mêmes gourbis : restaurants, golfs, car tout est bon dans le touriste, à condition de le distraire sans qu'il souffre l'angoisse de l'inconnu. Fiers petits poulets élevés en batterie, ravis d'aller se dégourdir les pattes sur les platebandes des autres !

    Les indigènes d'Ibiza, qui vivotaient de l'agriculture, n'ont pas mis longtemps à domestiquer la poule aux œufs d'or. Il suffisait de bâtir pour héberger le plus de monde possible ! Ils ont déversé du béton partout, sur les belles plages et jusqu'au fond des criques les plus sauvages. Les hôtels ont poussé comme des champignons. Ça n'était pas encore assez ! Autoroute, marina ! Adieu les bateaux de pêche, bonjour les yachts ! C'est comme ça qu'Ibiza est devenue le rendez-vous des amateurs de discothèques, et de la Jet Set…

    Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos chèvres. Je préfère les chèvres : une chèvre, au moins, ça a soif d'inconnu, ça grimpe, ça prend des risques, ça mord. Un mouton, c'est comme un touriste, ça suit. Les hippies, fatigués de jouer les bêtes de cirque, ont disparu progressivement, pendant que les tour-operators prenaient possession de l'île. Encore heureux que la mer et le soleil ne pouvaient pas plier bagage, sinon…. »

    Alors qu'elle marquait une pause, Mandarine piocha un macaron à l'orange.

    « Quand j'ai atterri à Ibiza, le déluge touristique restait à venir. J'avais collé mon nez au hublot d'un coucou à hélices décrépi, qui m'amenait de France. La trentaine de passagers du charter ne savait pas mieux que moi ce qui l'attendait. Dans le ciel crépusculaire, j’ai découvert un petit tas vert foncé, aux formes douces, qui flottait au milieu de rien. Les collines moutonnaient sur une mer rose et bleu ciel, lisse comme un miroir, percée çà et là de récifs sombres et d’îlots.

    En prenant pied sur le tarmac, j’ai ouvert les narines prudemment. Je redoutais l’odeur du kérosène. J'ai été assaillie par un parfum de fleurs, capiteux à vous tourner la tête : du jasmin, je crois. Ah ! Le piège des nuits d'Ibiza, tièdes, parfumées… Elle a séduit trop d'amoureux, cette île ! Des maladroits, qui l'ont défraîchie comme une vieille pute ! »

    Carnet d'Iris

    Le 15 août 1969

    J'ai un nouveau nom ! Swami Radu m’a baptisée Iris ! Il ne pouvait pas mieux choisir : pour moi qui n'ai jamais aimé mon prénom, c'est un vrai bonheur. En le quittant, j’ai eu l’impression de me débarrasser d'une veste usée et démodée. Je me sens une personne nouvelle et différente, et ça ne fait que commencer !

    Le maître nous demande de noter tous nos rêves, pour les lui soumettre quand il nous recevra. Ça ne sera pas tous les jours : il a des tâches plus importantes à accomplir ! Il nous a recommandé de tirer le maximum de profit de nos rencontres, et de suivre à la lettre toutes ses consignes.

    J'ai toujours détesté les devoirs écrits. Quand on a distribué les carnets, je pensais m’en tenir strictement au récit de mes rêves. Finalement, ça ne me fait pas de mal de canaliser un peu le fil de mes pensées. Je vais écrire ce qui m'intéresse et ce qui me préoccupe. C'est un bon début pour cheminer vers la Connaissance. L’interprétation des rêves est la base du travail sur soi. Grâce à elle, vous réfléchissez sur votre vécu, vous prenez des résolutions, et petit à petit, vous progressez vers la lumière.

    À chaque entretien, on doit raconter le rêve qui nous paraît le plus important. Hélas, je n'ai aucune idée des critères qui rendent un rêve intéressant !

    Je n’ai pas osé poser la question. J’ai toujours tellement peur de passer pour une idiote ! Les autres ont l’air de tout savoir. C’est vrai que j’ai encore un long chemin à parcourir, avant d’être admise dans le deuxième cercle. Rana m'a confié que ça lui avait pris plus d’un an, pendant lequel elle a dû se contenter de montrer sa motivation et son obéissance. Eh bien, pour moi, c’est une épreuve très délicate, parce que j’ai toujours eu de vraies difficultés à obéir. J'ai l'esprit critique, comme disaient mes professeurs. Moi, je dirais plutôt que j'ai l'esprit de contradiction, surtout quand on ne prend pas la peine de m'expliquer pourquoi je dois me soumettre. Ici, la règle est de se laisser guider sans protester, même si on ne voit pas l'intérêt de ce qu'on vous demande de faire. Ça suppose un changement radical. Rana m’agace avec ses grands airs. Depuis qu’elle a été admise au deuxième cercle, elle ne m’adresse pratiquement plus la parole. C’est dur de ne pas avoir d’amies, au moins une copine avec qui partager. Rien ! Chacun est seul. Il faut que je me concentre sur moi-même. Et je n'ai jamais fait ça avant.

    Heureusement, j’ai fini par trouver ma place : c’est la première tâche des nouveaux. Il s'agit de parcourir la propriété, jusqu’à ce qu’on ressente une vibration particulière quelque part. Ensuite, on utilisera cet endroit pour capter l’énergie et se recharger comme une pile. Quand on pense l’avoir détecté, le maître le vérifie. S'il refuse la proposition, on recommence à chercher. Mon site est en plein soleil, surchauffé de l’après-midi au soir, ce qui n’est pas très pratique. Swami Radu m’a ordonné d’y méditer tous les matins, à l’aube. Hélas, j’ai froid sur le sol mouillé de rosée. C’est une épreuve supplémentaire, que d’ignorer l'humidité qui me glace et la faim qui me tord l’estomac. Personne n’a dit que ce serait facile…

    Enquête 1969

    Dans la région de Bourges, les hasards du climat avaient changé Juillet en Octobre. Un été de grisaille à vous déprimer pour le restant de l’année ! Mireille, qui s'était ennuyée à mourir à l'agence, frôlait le point de rupture, lorsqu’un un rendez-vous inattendu s’était présenté. Certes, il ne promettait pas de grandes émotions, mais il lui procurait tout de même une vague sensation d'espoir. Tout valait mieux que le tunnel d'ennui et de routine où elle rampait depuis le printemps.

    La tenue de route de la Renault 8 laissait à désirer ? Dans un bruit d’avion, elle menaçait de décoller sur les bosses de la D394 ? Peu importait. Au volant, Mireille appliquait à merveille la politique de l'autruche : du moment qu’elle évitait de penser aux accidents, elle les empêchait de se produire. Invulnérable, elle fonçait comme un bolide. Les parcelles géométriques, jaunes et vertes, resteraient imbriquées jusqu'à l'horizon, sans coup férir. Tout était bien rangé. Le doute ne trouvait pas sa place.

    Détective récemment diplômée, Mireille avait choisi d’honorer ce rendez-vous sans consulter personne. C'était d'autant plus jubilatoire, que ni bons conseils ni avis éclairés ne viendraient gâcher son plaisir. Elle arriverait à ses fins, à la force du poignet. Si la réalité refusait de s'ajuster, il suffirait de l'étirer, de la triturer, jusqu'à lui faire rendre gorge. Elle avait hâte d'en découdre, quelle que soit l'identité de l'adversaire.

    Sa tante Monique lui avait un jour raconté, dans une intention malveillante, un morceau choisi de son enfance … Appuyée contre la murette du jardin, elle avait lâché son venin, avec une spontanéité factice.

    — Tu étais tellement têtue ! Tiens ! Je me souviens d'une soirée, chez grand-mère Jeanne. Tu devais avoir quatre ou cinq ans. Tu t’étais mis en tête de jongler contre le mur du salon. Le bruit des rebonds de la balle en caoutchouc et tes galopades tapaient sur les nerfs de tout le monde. On t’a demandé gentiment d’arrêter. Sans résultat. On t’a ordonné de le faire. Pas davantage. La grand-mère a fini par confisquer la balle. Ça a provoqué une de tes fameuses crises de colère. Tu nous as griffés et mordus. Même une douche froide n'a servi à rien. Tu braillais à pleins poumons. L'oncle Albert était partisan d'une bonne fessée, mais grand-mère s'y est opposée.

    — Et alors ? La belle affaire ! Je ne me souviens même pas de cette histoire. Tous les enfants font des caprices. Il aurait suffi de me laisser tranquille, j’aurais sans doute arrêté de moi-même. Vous avez manqué de psychologie !

    Le père de Mireille assurait que les gênes de Monique concentraient toute la perfidie de sa belle-famille. C'était une langue de vipère. Quand, par un hasard rarissime, elle se montrait aimable, on s'en émerveillait !

    Mireille se moquait pas mal de l'opinion de sa tante. Remises en cause et critiques la laissaient de marbre, en apparence du moins. Sa volonté était un moteur puissant ; elle ne souhaitait pas la réfréner. Jamais elle ne reconnaîtrait son jusqu'au-boutisme, qui pourtant lui avait fait courir bien des dangers.

    Le décor se déroulait, monotone comme un désert en carton-pâte : personne en vue sur la route, ni dans un sens ni dans l’autre. L'odeur du goudron chaud et de l’herbe coupée saturaient l'air jusqu'à l'écœurement. Elle crut distinguer, au loin, la silhouette d'un piéton sous un arbre. Elle décida soudainement de demander son chemin. La voiture traversa la chaussée d'une embardée, freina brutalement puis s'arrêta pile devant les pieds du quidam, qui exécuta un bond en arrière exceptionnel. Irritée, la conductrice abaissa la vitre et sortit la tête.

    — Pardon, monsieur ! Je cherche le village de Saint-Paul, je suis dans la bonne direction ?

    Le piéton émit une suite de borborygmes. Elle venait de s'adresser à une personne handicapée incapable de lui répondre. Mécontente de son choix, elle redémarra après un « au revoir » crispé. L'agacement passé, elle sourit du comique de la scène. Tant pis ! Un village finirait bien par émerger de cet abîme de platitude. Un coup d'œil critique au rétroviseur : sous la frange blonde qui s’alignait impeccablement au ras des sourcils, le maquillage des yeux ne s’était pas dilué. Mireille détestait les coiffures ébouriffées. Elle avait pris soin d’ouvrir les deux vitres arrière de la voiture, et de garder celles de l’avant fermées. Ses cheveux mi- longs, soigneusement lissés, tombaient en baguettes raides sur ses épaules. Elle avait opté pour une tenue amincissante : une chemise cintrée bleu gris, de la couleur de ses yeux, sur un pantalon anthracite.

    Elle se trouvait trop grosse, mais ne savait pas résister quand l'envie lui prenait de s'empiffrer. Sa grand-mère avait beau rabâcher « Il vaut mieux faire envie que pitié », la formule n'était plus d'actualité. La mode était aux silhouettes filiformes. Devant le portrait de Twiggy, Mireille prenait de bonnes résolutions. Elle parvenait à manger raisonnablement pendant deux ou trois semaines, puis toc ! Le cafard la prenait et elle se bourrait de sucreries. Elle avalait deux tablettes de chocolat coup sur coup, ou un paquet entier de caramels fondants. Ces gains de poids intempestifs, elle les devait principalement aux tubes de crème de marrons , toujours à portée de main, suçotés à tout moment.

    Quelques langues de vipère avaient susurré qu'il s'agissait, selon toute apparence, d'un ersatz de sein maternel. Le mot « régression » n’avait déclenché aucune ébauche de sevrage. Aux critiques, elle répondait que la crème de marrons, c'était moins toxique que le tabac.

    Le village de Saint-Paul n'était qu'un point minuscule, difficile à débusquer sur la carte Michelin, à une centaine de kilomètres de Bourges. On était le 31 août. L'air était gluant de la touffeur qui précède les violents orages d'été. Depuis son départ, le volant glissant tentait d'échapper aux mains moites de Mireille. Enfin, elle devina, au loin, la silhouette aigüe d’un clocher. Son pied droit écrasa sans merci l'accélérateur. Qu'on en finisse, vite !

    Sur la place de l'église, la voiture sauta le trottoir sans presque ralentir, et s'arrêta dans un fin nuage de poussière, à l'ombre salvatrice des sempiternels platanes. Mireille absorba une goulée de crème de marrons, déglutit, saisit d’une main légèrement tremblante sa pochette de cuir roux. Elle descendit de la voiture avec une lenteur calculée, laissant les vitres baissées à l'arrière. Elle tira sur son pantalon pour le défroisser. La chaleur humide ajoutait à l'angoisse de manquer l'affaire. La moindre tache de transpiration aurait détruit l'image, quasi parfaite, qu’elle s’efforçait de présenter. La gorge sèche, le pouls accéléré, elle bomba le torse en inspirant profondément. Son calme apparent faisait écho à celui, tout aussi trompeur, d’un village qui cachait bien son jeu. Il grouillait de petites vieilles, embusquées derrière leurs contrevents entr’ouverts, dont les becs crochus caquetaient déjà :

    — Qui est-ce ? Qu'est-ce qu'elle vient faire ? Chez qui ?

    L’Épicerie Bazar faisait face à l’église, emplacement stratégique qui changeait les ouailles en clients à l'heure de la messe. Mireille monta les marches du perron d’un pas ferme, slaloma entre des jardinières débordantes de pétunias, et poussa la porte vitrée. Ça sentait la moutarde et le café. La sonnette, grêle, manquait de puissance. Cependant, une voix lointaine, étouffée mais bien distincte, modula un « J'arrive !» suraigu et traînant.

    L’épicerie bazar méritait bien son nom. On y trouvait de tout, dans un agencement totalement irrationnel. Les marchandises étaient venues s'empiler au petit bonheur la chance, au hasard des livraisons. Certains entassements précaires atteignaient des hauteurs qui vous maintenaient à distance. La visiteuse avait eu le temps de localiser le coin des fruits et légumes, les chaussures, les jouets, de découvrir une pile d'articles de mercerie et de sous-vêtements, lorsqu’une une voix toute proche la fit sursauter.

    — Excusez-moi de vous avoir fait attendre ! Je faisais du rangement dans ma réserve ! Vous désirez ?

    Elle faisait du rangement ! On ne s'en serait pas douté ! Le sourire aux lèvres, Mireille se retourna : au détour d'une gondole chargée de casseroles en aluminium, la maîtresse des lieux venait de se matérialiser.

    Tel un moucheron que capture une ampoule assassine, Mireille plongea dans deux lacs bleu pâle, agrandis à l'excès par des verres très épais. Les lunettes à monture d'écaille, le corsage immaculé orné d'un camée, la jupe marine sur des bas sombres, tout n'était que rigueur et austérité. Pas une boucle de la chevelure blanc bleuté ne vagabondait. Seuls les pieds, chaussés d'escarpins foncés, se montraient rétifs. Animés d'une vie propre, ils trépignaient sur place, pressés qu'ils étaient d'aller courir ailleurs. Mireille raffermit sa voix.

    — Madame Simone Vénuat ?

    — Elle-même !

    Placide, elle essuya des mains de ramoneur à la toile grisâtre de son devantier.

    — C’est à quel sujet ?

    — Mireille Sarrazin, de l’Agence Centre Enquêtes. Nous avions pris rendez-vous pour aujourd’hui à quinze heures, vous vous souvenez ? Au téléphone !

    L’air embarrassé, madame Vénuat s’expliqua.

    — Au téléphone, je vous ai prise pour la secrétaire. Je m’attendais à ce que l’enquêteur soit un monsieur…

    Immédiatement, le sang de Mireille se mit à bouillir, mais elle n'en montra rien. Plutôt que de monter sur ses grands chevaux, elle produisit un large sourire qui lui retroussa férocement les lèvres. Si la bonne dame s’était doutée que l'enquêtrice se présentait à l’insu de son patron, elle aurait sûrement fait marche arrière

    — Je suis titulaire du Certificat d’Aptitude à la Profession de Détective, au même titre que mes collègues masculins. C’est à prendre ou à laisser ! Je ne suis pas venue de Bourges pour rien ! Dorénavant, quand vous téléphonerez au sujet de votre affaire, demandez Mireille. Je suis chargée de votre dossier. Personne d'autre ne sera à même de vous tenir au courant de l’évolution de l’enquête.

    L'épicière avait senti la colère de son interlocutrice. Elle s'empressa d'aplanir les difficultés.

    — Je n’ai rien contre les femmes qui travaillent, vous savez. Tenez ! Je suis veuve et je me débrouille toute seule pour gérer mon commerce. C’est seulement que je suis

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