Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Karola avec un « K »
Karola avec un « K »
Karola avec un « K »
Livre électronique617 pages10 heures

Karola avec un « K »

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Ce livre évoque les sentiments d’un homme noir, médecin vétérinaire pour une femme blanche, leur rencontre en Guinée (Afrique de l’Ouest), au cœur de la brousse, au 19ème siècle. Le couple s’aime, se sépare, se perd de vue, s’oublie et se retrouve quarante ans plus tard aux Antilles françaises, en 1922. À travers le temps et l’espace c’est leur vie respective, leurs souvenirs communs qui s’expriment dans les lieux où ils vécurent, leur attachement à l’environnement, leurs fréquentations, leurs projets, dans une époque encore coloniale tant en Afrique qu’aux Antilles. Inspiré de certains faits réels, en particulier sur cette improbable rencontre dans un cadre paradisiaque et dangereux, ce roman est un hymne à l’amour pour l’être aimé et sa Patrie.
LangueFrançais
Date de sortie27 déc. 2021
ISBN9782312087160
Karola avec un « K »

Lié à Karola avec un « K »

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Karola avec un « K »

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Karola avec un « K » - Maud Millet

    cover.jpg

    Karola avec un « K »

    Maud Millet

    Karola avec un « K »

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque  procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteure ou de ses ayants-droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle

    © Les Éditions du Net, 2021

    ISBN : 978-2-312-08716-0

    Je dédis ce roman

    À la Guinee,

    Aux gardiens de sa mémoire à travers le temps,

    À ceux que j’ai aimés à jamais disparus,

    À ma fille,

    À mes amis.

    Avant-propos

    Tout homme s’interroge, un jour, sur ce que fut son passé… Il ne trouve pas toujours les réponses à son interrogation mais, au détour d’une pensée, d’un regard, d’une occupation, d’un objet, d’un animal, d’une rencontre, c’est la révélation ! S’interroger sur sa vie, ce que l’on a ressenti, ce que l’on a perçu au fil du temps, à travers l’espace, est fondamental pour comprendre notre vraie nature.

    Avoir conscience du passé, de nos actes, de nos émotions, de nos sensations, c’est aller plus loin… C’est dépasser le « qu’en dira-t-on », les mauvaises habitudes qui ont, hélas, la vie dure et c’est tirer la quintessence de ce qui fut beau, de ce qui fut vrai, de ce qui a façonné notre personnalité, de ce qui nous permet de percevoir le monde, les hommes tels qu’ils sont, pas ce que nous voudrions qu’ils soient… Dans la vie, il y a le passé, le présent, le futur. Toute destinée est une suite d’événements et de conséquences, allant de ce passé à notre futur. Nous les trouvons sur notre chemin, mais sont-ils écrits ? Inévitables ? Quoi qu’il en soit, il nous faut les accepter, car ils nous éclairent sur ce que doit être notre futur. Ils vont déterminer les « missions » que nous aurons à accomplir avant de nous projeter dans l’au-delà, qui ne sera qu’une amplification agréable ou désagréable de notre vie terrestre.

    Parfois, nous avons le sentiment d’être « synchronisé » avec une autre personne à travers le temps et l’espace… Ce phénomène n’existe que parce qu’il a un sens dans notre vécu respectif et en prendre conscience est un privilège, cela reste néanmoins un mystère qu’il faut analyser en son âme et conscience. Où nous sommes-nous connus ? Avant ou après quoi ? Personne ne le sait… Pourquoi sommes-nous sur la même longueur d’onde ? Cela reste une énigme. Mais chaque fois que deux filaments se croisent, une petite étincelle jaillit, et c’est la rencontre, le feu d’artifice, le miracle ! Après, c’est à chacun de mûrir sa propre réflexion en se laissant guider par ce fil d’Ariane qui nous conduit vers l’amour et la connaissance, en toute humilité…

    Le passé nous rattrape toujours

    Nous étions en 1922. Je me cachais dans les hautes touffes de plantes exotiques qui embaumaient le parc où tu te promenais chaque jour. L’après-midi était chaude, étouffante, comme en Guinée… J’avais appris, à l’occasion d’un voyage en France, que tu vivais à Pointe-à-Pitre, dans une magnifique maison de maître. Mais avant de t’aborder, je voulais t’apercevoir, te respirer dans ton univers et tu ne tardas pas à apparaître… Tu te dirigeais vers ta maison, vêtue d’une robe à tournure en taffetas jaune citron. Ta taille était prise dans un énorme nœud à l’arrière, couvrant les hanches et ses pans s’étalaient jusqu’aux genoux. Tu portais un petit chapeau de paille, exécuté jadis par l’une de tes ancêtres qui tenait boutique, en 1832, dans un quartier chic de Paris. Je le connaissais ce chapeau tu le mettais parfois à Kindia… Le nœud de satin couleur ivoire maintenait tes longues boucles de cheveux roux parsemées de filaments blancs, tes mains étaient garnies de dentelle noire, laissant apparaître la première phalange des doigts et leurs beaux ongles bien entretenus. Tu tenais dans ta main gauche une ombrelle, également en dentelle de Chantilly noire. Les rayons du soleil amplifiaient les nuances et le chatoiement de ta robe, tu étais tout simplement resplendissante !

    Mais il fallait que je me décide à t’aborder, après toutes ces années qui s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre à Paris, en 1877, dans ce petit hôtel de la rue du Père Corentin où nos adieux, une fois encore, avaient été déchirants. Il me fallait te quitter pour rejoindre mon pays et mon laboratoire… Allais-tu me reconnaître ? Oui, bien sûr, j’étais toujours noir, mais mes cheveux étaient devenus gris ce qui me donnait un air triste, moi qui étais si joyeux ! Je me suis avancé vers toi au moment où tu commençais à grimper les premières marches du perron j’ai vu un petit singe roux à gueule noire s’agripper à toi. Tu l’as pris dans tes bras comme un ami… Il devait te rappeler Fouta, ton chimpanzé bien aimé. Enfin je t’ai appelé :

    – Karola ! Karola ! C’est moi, Victor…

    Tu t’es retournée. Tes yeux, si bleus, avaient un peu perdu de leur éclat mais ton teint était toujours clair, parsemé de quelques petites taches de rousseur. Tu étais encore très belle, très élégante, j’étais à nouveau sous ton charme !

    – Karola, parle-moi, je t’en prie ne me reconnais-tu pas ?

    – Si, je te reconnais… Tu es le docteur Sadetine… Victor Sadetine. Mais que fais-tu ici dans ma propriété je ne me souviens pas de t’avoir invité !

    – J’arrive de France… Je suis parti depuis plusieurs semaines de Conakry, sur un navire anglais qui transportait des marchandises pour un affréteur à Marseille. Je lui ai dit que j’étais médecin, capable de soigner les malades durant toute la traversée et il a consenti à me prendre à bord de son navire.

    – Mais, enfin, que me veux-tu ? Qu’attends-tu de moi ?

    – Je viens te chercher, comme je te l’avais promis. Souviens-toi Karola… ne t’avais-je pas dit que nous nous retrouverions un jour ?

    – Tu es devenu fou ! Me chercher… tu n’y penses pas ! J’ai aujourd’hui soixante-dix ans et tu en as soixante-dix-sept si ma mémoire est bonne. Nous sommes vieux tous les deux, alors retourne d’où tu viens, c’est préférable. Moi, je suis très bien ici, je ne quitterai cette demeure pour rien au monde. J’y ai vécu heureuse avec un homme qui m’a beaucoup aimée. Il était tendre, généreux, ne cessant de me protéger. Nous sommes restés trente ans ensemble. Après, je lui suis restée fidèle, je le serai jusqu’à ma mort… Grâce à lui, j’ai pu me faire une place dans la société antillaise où il était très respecté. Il m’a donné un titre, celui de Comtesse et cette demeure. Toi, qu’as-tu fait pour moi ?

    – Mais, Karola, je t’ai sauvée la vie !

    – Oui, mais ensuite tu m’as abandonnée… Je t’ai cherché pendant de longues années, tu ne répondais pas à mes courriers… J’ai appris plus tard que tu t’étais marié et tu voudrais maintenant que je prenne la responsabilité de te soustraire à tes proches, à ton travail ? Jamais entends-tu jamais je ne ferai une telle chose… Nous n’avons plus rien à faire ensemble.

    – Pourrais-tu, au moins, m’héberger pour ce soir ? La nuit tombe déjà, je n’ai nulle part où aller.

    – Bien sûr, tu peux entrer… Demain, nous nous rendrons à l’embarcadère pour y trouver un de mes amis qui est Capitaine de vaisseau. Il te dira quand tu pourras quitter Pointe-à-Pitre et rejoindre l’Afrique.

    J’ai cru en cet instant qu’elle ne serait plus jamais à moi… Karola me fit entrer dans un grand salon où les meubles d’ébène et d’acajou sentaient bon la cire. De superbes objets étaient disposés, ça et là, et je reconnus une très belle sculpture qu’elle avait achetée en Guinée, ainsi que quelques masques TOMA côtoyant des tableaux de maîtres, probablement acquis par le Comte qui semblait avoir fait fortune dans les plantations de canne à sucre aux Antilles. Quelques belles pipes, sculptées en écume de mer étaient alignées sur un petit guéridon. Elles appartenaient à son époux, ce gros fumeur étant décédé de bronchites chroniques. Karola, elle aussi, s’était mise à fumer, c’était à la mode. Depuis 1880, les femmes voulaient paraître modernes, actives, indépendantes mais féminines à la fois. Elles étaient hélas toujours condamnées à rester chez elles, à élever les enfants pour les donner à la France car le sens du devoir lui, n’avait pas disparu ! Je reconnus aussi l’écritoire de style Napoléon III qu’elle avait en Guinée sur lequel elle aimait écrire. Je lui fis remarquer, elle me répondit en riant qu’elle avait commencé à écrire son autobiographie où mon pays tenait une place importante… Karola n’avait donc RIEN oublié de sa vie en Guinée.

    Elle appela une domestique qui apporta aussitôt un plateau d’argent avec de très belles tasses en porcelaine de Sèvres qu’elle avait achetées en France, on but un excellent café comme je n’en avais jamais dégusté. La tasse avait un petit couvercle qui permettait de le tenir au chaud. Cela me plut beaucoup, je retrouvais dans ce détail le bon goût de mon hôtesse dans son choix des objets à la fois utilitaires et décoratifs. J’osais lui demander ce qu’elle avait fait du tableau aux papillons de Kindia que je lui avais offert le jour où nous nous étions séparés dans cette chambre d’hôtel de Conakry en 1874. Elle sembla un peu gênée, avant de m’inviter à la suivre jusque dans sa chambre, toute drapée de taffetas bleu lumineux. Le tableau était là, juste devant son lit. Elle pouvait ainsi le contempler à sa guise lorsqu’elle était allongée.

    – Il a traversé tous les événements, tous les déménagements, il ne s’est jamais cassé. Il faut dire que j’en prenais chaque fois le plus grand soin. C’était la seule chose que je possédais de toi…

    Je vis, une larme s’échapper de ses yeux qu’elle essuya très vite avec son fin mouchoir de dentelle. À ce moment-là, je sus que Karola m’aimait encore. Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle se retira brusquement.

    – Non, Victor, pas ça… c’est trop tard, beaucoup trop tard… je ne veux plus souffrir. Nos chemins se sont séparés depuis trop longtemps, tu dois repartir chez toi auprès des tiens ; au fait, as-tu eu des enfants ?

    – Oui, j’en ai eu trois, un fils mort en bas âge, deux filles, qui ont fait de bons mariages, elles ont quitté le pays depuis très longtemps. Quant à ma femme, elle vit encore, mais elle n’est plus que l’ombre d’elle-même…

    Karola m’interrompit pour aborder un sujet moins douloureux.

    – Parle-moi de tes travaux… Je me souviens que tu aimais la recherche.

    – Oui, mais en ce temps-là, nos moyens étaient dérisoires pour ne pas dire quasi inexistants. Nous luttions comme nous le pouvions contre la lèpre et la fièvre jaune qui faisaient des ravages. Les épidémies de choléra étaient récurrentes dans tout le pays sans parler des morsures de serpents… on en trouvait partout, aussi bien dans les plantations qu’aux bords des cours d’eau, et les villageois n’arrêtaient pas de se faire mordre. Nous tentions bien de les sauver mais souvent ils arrivaient trop tard à l’hôpital… Sais-tu qu’à Paris, un institut Pasteur a été créé en 1887, il y a d’éminents chercheurs qui travaillent sur la rage et le professeur Calmette en est le directeur depuis cette année. C’est un grand savant qui est en train d’élaborer un vaccin très prometteur. Il s’agit, en fait, d’éradiquer la tuberculose et tu verras qu’il y parviendra ! J’ai appris aussi que la France allait ouvrir un Institut à Kindia. Des chercheurs vont venir y travailler en tentant pour commencer d’immuniser des singes. Si ce vaccin voit le jour ce sera une révolution dans le monde scientifique et toute la planète pourra en profiter. Moi je ne travaille plus je me contente de donner des conseils aux villageois qui continuent de fréquenter les marabouts. Tu sais, les mauvaises habitudes ont la vie dure. Je leur dis qu’il est indispensable de faire bouillir l’eau qu’ils boivent et qu’ils doivent se laver les mains pour éviter les contagions, ils m’écoutent d’une oreille en tournant les talons !

    Karola semblait heureuse de bavarder avec moi à bâtons rompus, comme nous le faisions jadis. Elle me comprenait comme personne et je sentais qu’elle avait toujours autant d’admiration pour moi, mais elle s’efforçait de ne rien laisser paraître.

    – Tout à l’heure, reprit-elle, tu me parleras de la France, de ce qui se fait, de ce qui se dit, des peintres à la mode, des théâtres, du cinéma, des femmes, comment elles sont habillées, ce qu’elles font. On dit que ce sont les années folles à Paris, avec Mistinguett, le jazz et Louis Amstrong… mais cela attendra car il est déjà l’heure de dîner.

    Elle appela une domestique pour lui donner ses instructions, quelques minutes après un homme en livrée, entra dans le salon. Il avait l’apparence d’un autre temps et il lui dit très respectueusement :

    – Madame la Comtesse, le dîner est servi.

    Karola s’installa à sa place habituelle en priant la servante de rapprocher mon couvert qui se trouvait à l’autre extrémité de la grande table couverte de bouquets magnifiques. On apporta un immense plateau de fruits de mer qui sentait bon la marée avec de petits légumes cultivés sur mes terres précisa-t-elle, tout était délicieux ! Puis, quand nous eûmes terminé, le serviteur lui demanda :

    – Madame la Comtesse prendra-t-elle le dessert dans le petit salon ?

    – Oui, avec notre excellent nectar… J’ai aussi des plantations de café s’empressa-t-elle d’ajouter avec un soupçon de fierté.

    Ensuite, un autre serviteur apporta le plateau d’argent sur lequel se trouvaient les ravissantes petites tasses à couvercle dont je lui fis compliment.

    – Il paraît, qu’elles ont appartenu à Madame de Maintenon, « la belle indienne » comme on l’appelait. J’aime cette femme pleine d’esprit, passionnée et secrète, qui vécut aux Antilles dans sa jeunesse. « Je ne mets point de bornes à mes désirs » disait-elle. Elle fut aussi presque Reine…

    – Et toi, Karola, comment es-tu devenue Comtesse ?

    – Lorsque j’ai quitté la Guinée en 1875, je suis arrivée à Marseille où je fus accueillie par des amis de mon premier mari que tu as connu. En posant le pied sur cette terre de France, j’étais dans un piteux état après une longue navigation durant laquelle ma tête n’avait cessé de tourner. Le Great Eastern, ce bateau anglais sur lequel j’avais embarqué, transportait au moins deux cents passagers. Il était, en outre, rempli de marchandises de toutes sortes, si bien qu’il y avait très peu de place pour se coucher. On m’avait installée et suspendue en l’air sur une sorte de hamac que le capitaine appelait un « branle » à cause du balancement. Mais beaucoup dormaient à même le sol, sur des nattes « à la matelote » disait encore le Capitaine, entre des tonneaux de je ne savais quoi… Les passagers comme moi pouvaient se promener en toute liberté sur les ponts, aller partout à leur gré, du moment qu’ils ne perturbaient pas les manœuvres. Et j’avais toujours autour du cou un petit flacon dans lequel j’avais pris soin, avant le départ, de mettre du vinaigre en cas de nausée, comme tu me l’avais conseillé. Quand j’allais un peu mieux, j’admirais ce Six mâts où l’on disait que Jules Verne avait embarqué. Il lui aurait même inspiré son roman « Une ville flottante » écrit en 1867, mais je crois t’avoir déjà raconté tout cela en 1877, lorsque nous nous sommes revus pour la dernière fois ?

    – Oui, probablement. Seulement, je n’avais d’yeux que pour ton corps. Il me tardait tant de t’aimer à nouveau, pardonne-moi. Aujourd’hui, je veux tout entendre !

    – Eh bien, les amis qui m’ont hébergée occupaient un très bel hôtel particulier qu’ils avaient acquis grâce à la fortune laissée par le père de l’un d’eux, qui avait longtemps vécu en Algérie où il possédait des plantations de citronniers. Ils m’avaient installée dans une jolie chambre tapissée de tissu provençal. Les fièvres que j’avais contractées en Guinée ne cessaient de m’affaiblir, malgré les soins attentifs de mes bienfaiteurs. Je me souviens que leur médecin me frottait le corps sans relâche avec de l’alcool devant la grande cheminée. J’étais tellement épuisée qu’il me fallut six semaines pour commencer à retrouver des forces, à partir de là on décida de m’emmener en promenade dans les calanques où l’air marin m’aida à me rétablir. C’est à cette époque que je reçus une lettre de toi, qui m’annonçait ta venue à Paris, un « voyage d’études » disais-tu, en me priant de te rejoindre, mais tout cela, tu le sais déjà. Alors, parle-moi de Paris…

    – Oui, mais tu ne m’as toujours pas raconté comment tu es devenue Comtesse !

    – Non, parle-moi d’abord de Paris.

    – Bon, si tu y tiens… Depuis les années 20, la France est en pleine expansion industrielle, il y a eu de gros progrès en matière technologique. Par exemple, elle a multiplié sa production d’électricité, tout le monde est éclairé désormais. Finies les lampes à pétrole et les réverbères au gaz qu’il fallait chaque soir allumer ! Le Music Hall bat aussi son plein avec le Jazz de Louis Amstrong et Mistinguett est la coqueluche du Tout-Paris.

    – Les as-tu vus ?

    – Oui, je suis allé entendre Louis Amstrong dans une de ces « caves » où il se produisait pour ne pas déranger le voisinage qui n’entendait rien à cette musique. Pourtant, ce type est un génie. Son talent est bouleversant, quand tu l’écoutes ça te prend aux tripes ! Le son de sa trompette te transporte dans l’univers de ces pauvres esclaves qui cueillaient le coton qui n’avaient que leurs chants pour exprimer leurs souffrances… Je n’ai pas vu Mistinguett, mais je sais que son spectacle fait salle comble tous les soirs. En fait, je suis resté trop peu de temps lors de mon dernier séjour.

    – Et les femmes, comment sont-elles ?

    – Ma foi, je n’aime pas trop cette mode des cheveux coupés « à la garçonne » ou à la « Jeanne d’Arc » si tu préfères. Une femme sur trois a les cheveux coupés au carré, au ras des oreilles et elles se maquillent avec du « khol » autour des yeux. Comme elles fument, elles ont toutes un fume-cigarette en écaille de tortue. En revanche, les toilettes sont devenues plus faciles à porter. Il n’y a plus de corset, ce qui est une très bonne chose que l’on doit au couturier Paul Poiret. La guerre a mis fin aux contraintes vestimentaires, la jupe longue n’étant plus adaptée aux nécessités du moment. Les femmes sont aussi plus actives. Certaines font du sport, jouent au golf ou s’habillent comme des hommes ! Les bas opaques et noirs sont en soie désormais, avec une couleur de chair… D’ailleurs, je t’en ai apportés avec le porte-jarretelles qui permet de les tenir l’inconvénient c’est qu’ils sont très fragiles. Seules les femmes riches peuvent en acheter pour le moment, j’aimerais bien que tu les essaies.

    – Vraiment tu ne perds pas le nord, coquin !

    – Me feras-tu au moins ce dernier plaisir ?

    – Nous verrons…

    – Je t’ai aussi apporté un pot de crème pour ton visage. La maison qui vient de lancer ce produit s’appelle NIVEA. J’ai examiné sa composition, il n’y a aucun ingrédient nocif pour ta peau.

    – Je retrouve bien là le médecin je te promets de l’essayer dès ce soir !

    Je me mis à rire à pleine dents ce qui me valut cette remarque de Karola :

    – Comment fais-tu pour garder des dents aussi belles et blanches ?

    – Ah ça, c’est un secret… de laboratoire !

    Je me sentais merveilleusement détendu, pendant que Karola se balançait dans son fauteuil à bascule, de style victorien qui avait le don de l’apaiser jusqu’à l’endormir.

    – As-tu été au cinéma ?

    – Oui, Juste avant de m’embarquer au Havre, je suis allé voir « Don Juan et Faust » de Marcel L’Herbier. C’est un excellent film qui vient de sortir dans les salles, je suis sûr qu’il te plairait beaucoup. J’ai pu voir aussi « Les Trois Mousquetaires » et « L’Atlantide » de Jacques Feyder mais tous ces plaisirs non partagés n’ont pas la même saveur, surtout dans une salle obscure…

    – Ah, je vois que tu as toujours l’esprit polisson !

    – Nous avons aussi appris la mort de l’écrivain Marcel Proust, lui dis-je pour changer de sujet. Il est décédé le 18 novembre de cette année. C’est bien cet écrivain que ton époux aimait tant, n’est-ce pas ?

    – Oui, tu as bonne mémoire. Moi-même, j’apprécie beaucoup sa plume, malgré ses mœurs un peu spéciales qui lui valent beaucoup de critiques.

    – Évidemment… Sinon, pour parler d’un tout autre sujet, un dénommé Howard Carter a découvert la tombe d’un pharaon qui s’appelait Toutânkhamon.

    Déjà, les gens aisés se précipitent en Égypte pour visiter cet endroit et les gardiens ont un mal fou à les contenir, puisque l’accès au site est interdit ! Ils ne comprennent pas que c’est trop tôt. À mon avis, cela va demander encore beaucoup de recherches avant qu’il ne soit possible de découvrir tout ce qui se trouve dans la tombe. Toi et moi, hélas, ne pourrons jamais le voir… Mais il y a une nouvelle bien plus inquiétante c’est l’avènement du fascisme en Italie. À terme, je crains que cela ne nous conduise vers une autre guerre mondiale. Nous avons appris la nouvelle au mois d’octobre et au mois de décembre la Russie est devenue « l’Union des Républiques Socialistes ». En France, il va sûrement y avoir de grands bouleversements sur le plan politique… Maintenant, dis-moi comment tu es devenue Comtesse !

    – Il est tard Victor ce sera pour demain.

    Karola appela sa femme de chambre qui me pria de la suivre, nous nous sommes dit bonsoir comme deux enfants sages, bien qu’elle consentit à me donner un baiser sur la joue. Elle sentait toujours aussi bon… Je le lui fis remarquer elle répondit qu’elle était toujours restée fidèle au parfum Shalimar de Guerlain.

    – Fidèle au parfum et fidèle en amour… maintenant, tu trouveras dans la chambre tout ce qu’il te faut pour ta toilette, mon majordome fera nettoyer tes vêtements, tu pourras aussi porter la robe de chambre en cachemire que je t’avais achetée, elle attendait ton retour depuis si longtemps…

    – Il vaut mieux tard que jamais lui dis-je en riant !

    Rien ne s’oublie

    Le majordome sortit de sa housse la robe de chambre en cachemire, je retrouvais dans ce choix le goût prononcé de Karola pour les belles choses. Rien n’était trop beau, ni trop cher, pour ceux qu’elle aimait… J’avais toujours gardé en mémoire cette femme vive, intelligente, dont la conversation captivait son entourage, belle et mystérieuse à la fois, avec cette chevelure d’un blond vénitien qui accentuait la pâleur de son visage parsemé de petites tâches de rousseur. Lorsqu’elle vivait à Kindia, elle portait le jour des toilettes de cotonnade fleurie ou d’amples tuniques, couleur indigo, brodées de fils d’argent. Elle se paraît toujours d’un bijou, affectionnant particulièrement un sautoir en or qui lui venait de sa mère, au bout duquel se balançait une montre en émail bleu sertie de petites perles fines, avec un blason ducal gravé sur l’une de ses faces. Karola étant issue d’une famille noble hongroise, ce blason était sans doute celui d’un ancêtre, mais elle en ignorait l’origine, portant ce bijou simplement parce qu’il lui plaisait. Elle possédait aussi un beau camée gravé dans une pierre d’agate, cerclé d’un entourage de petites feuilles de lierre en or rose qu’elle accrochait soit en broche, soit autour du cou. D’après ce qu’elle disait, il était d’époque Louis Philippe et avait également appartenu à sa famille. Elle aimait tout autant les perles, sans toutefois en abuser, consciente que leur éclat mordoré sur sa peau les rendait encore plus éclatantes. Mais elle appréciait surtout les bagues anciennes, d’époque Napoléon III, ayant encore en mémoire cette marquise polylobée avec des rubis entourée de petits diamants qu’elle portait à l’index quand nous nous étions revus à Paris en 1877. Lorsque nous nous sommes quittés, je lui avais passé au doigt ma chevalière en or, que m’avait offert mon père le jour où j’avais obtenu mon diplôme de médecine. Je ne m’en étais jamais séparé auparavant, elle en avait été très émue. Quelques semaines plus tard, elle décida de me la renvoyer, accompagnée d’un petit mot. Ce geste, me disait-elle dans son courrier, partait d’un très noble sentiment, mais cette bague devait rester dans ma famille pour respecter le don de mon père, réalisé au prix d’un grand sacrifice financier. Me rangeant à son avis je l’ai remise à mon doigt pour ne plus jamais m’en séparer.

    Le souvenir des toilettes, des bijoux que portait Karola à l’époque où je l’avais connue déclencha soudain en moi un sentiment de culpabilité. Je ne méritais pas cette femme éprise de beauté, de savoir, de justice aussi, comme elle l’avait démontré à plusieurs reprises lorsque nous travaillions ensemble à l’Institut. Je réalisais alors que pour la garder à mes côtés je ne lui avais pas permis d’évoluer comme elle l’aurait mérité. Je m’en voulais terriblement de ne pas l’avoir retenue à Paris car à ce moment-là j’étais encore un homme libre. Alors, pourquoi ne l’avais-je pas fait ? Pourquoi ne lui avais-je pas proposé de revenir vivre avec moi en Guinée où elle était connue et aimée de tous ? Était-ce à cause de sa séparation encore non officialisée avec son époux ? En fait, je craignais pour sa santé, car elle avait été très affectée par l’épidémie de choléra qui avait failli l’emporter. J’avais beau chercher des circonstances atténuantes à mon comportement, je n’en trouvais pas. Accablé, je sortis sur la terrasse où l’air marin me fit du bien. Au loin, des chants Créoles, plutôt nostalgiques, arrivaient jusqu’à mes oreilles. Puis, au bout d’un moment, je revins dans ma chambre pour m’allonger sur le lit à baldaquin aux colonnes superbement sculptées. Karola viendrait peut-être m’y rejoindre, mais il n’en fut rien… la fatigue finissant par avoir raison de mes tristes pensées, autant que de mes divagations, je m’endormis d’un sommeil lourd, le cœur brisé de remords.

    Le lendemain matin, le petit déjeuner fut servi sur la terrasse où il faisait déjà chaud. Un domestique me proposa aussitôt un élixir composé de limonade et de jus d’orange que j’avalais d’un trait ! Madame la Comtesse ne va pas tarder, me dit-il, elle apparut en effet quelques instants après, vêtue d’un tailleur en jersey beige dont la veste laissait apparaître un « jumper », sorte de chemisier collant en tricot très fin qui mettait en valeur sa superbe poitrine encore très engageante.

    – Tu es tout à fait au goût du jour, lui dis-je, ta toilette me plaît beaucoup.

    – Il faut remercier Monsieur Poiret qui a libéré les femmes de leurs abominables corsets mais je ne comprends pas cette mode qui cherche à aplatir les seins. Je trouve cela ridicule, en ce qui me concerne je me refuse à cette aliénation de la féminité.

    – Je vois aussi que tu portes les bas de soie que je t’ai offerts.

    – Oui, ils me plaisent beaucoup avec cette petite baguette brodée sur le côté du mollet. Je trouve cela très seyant, regarde…

    D’un geste, elle souleva la jupe plissée de son tailleur pour me laisser voir une jarretière finement brodée, purement décorative, assortie à la couleur de ses chaussures en peau ivoire et noire.

    – Puis-je me permettre de caresser la soie ?

    – Tu peux, mais fais vite, tu dois aller te préparer, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas que nous sommes attendus au port par le Capitaine qui doit t’aider à repartir en France ?

    En un instant, le charme fut brisé, j’aurais juré qu’elle l’avait fait volontairement, cependant je ne renonçais pas pour autant à la reconquérir.

    Le petit déjeuner était composé de pâtisseries faites maison, sortes de viennoiseries fabriquées dès l’aube par Palmyre la cuisinière, accompagnées de fruits du jardin dont les saveurs acidulées se mariaient à merveille avec le thé. Et dès que nous eûmes fini, Karola appela le cocher et le pria d’atteler la calèche. Ensuite, elle demanda à Palmyre de préparer pour le repas du soir un rôti de cabri accompagné d’un gratin de courges, ajoutant qu’il se pourrait qu’un hôte inattendu nécessite l’ajout d’un couvert. Quant à moi, je retournais à ma chambre pour m’apprêter. À mon retour, Karola me dévisagea de la tête aux pieds.

    – Tu es beau comme un astre Victor, avec une pointe d’admiration dans la voix.

    – En le regardant, elle constatait combien il était encore séduisant malgré ses soixante-dix ans passés. Certes, depuis sa rencontre avec le Comte Giorgio de la Cordoba, elle s’était fait une autre idée de l’amour, sa vie avec cet homme tendre, protecteur et généreux l’avait éclairée sur son aventure incontrôlable et improbable avec Victor. Elle avait mesuré la déchirure qu’il lui avait infligée durant toutes ces années ayant suivi leur séparation. Malgré cela, sa seule vue la replongeait dans ce passé vécu avec lui. Elle avait alors vingt ans, lui un peu plus, ce fut un coup de foudre réciproque, instantané, tous deux étaient à l’unisson, charnellement, intellectuellement. Au-delà des sens, ils se délectaient de musiques et de poésies, dans cette rencontre éblouissante qui allait marquer d’une empreinte indélébile durant toute son existence ! Il se dégageait toujours de cet homme un charme mystérieux, un charisme exceptionnel qui n’était pas seulement dû à ses études universitaires au terme desquelles il était devenu un brillant chercheur, un excellent vétérinaire. Très vite, il s’était aussi imposé comme un intellectuel actif et fécond, sorti comme par enchantement de la nuit des temps dans laquelle était plongé son pays. Elle avait la conviction que son enthousiasme et son dynamisme allaient à n’en pas douter le propulser vers des postes à hautes responsabilités et qu’il se ferait une place dans les milieux scientifiques africains, en devenant un modèle pour les nouvelles générations. Il l’avait fait pénétrer au cœur de la faune et de la flore guinéenne, tout en lui faisant découvrir les coutumes paysannes, les danses, les musiques, les griots, sans oublier l’artisanat des masques leur signification. Enfin, tous ces sujets qu’il connaissait si bien, de même que sa passion pour l’histoire l’avait conduit à étudier de près le « choc » de la pénétration coloniale auprès des différentes populations.

    L’arrachant à ses pensées, le cocher l’interpella.

    – Madame la Comtesse, les sabots de Lily Belle s’impatientent. Êtes-vous prête à partir ?

    – Oui, nous arrivons !

    Au moment de notre départ, je m’empressais de lui murmurer : Je suis impatient d’être à ce soir pour me retrouver seul avec toi, nous avons tant et tant de choses à nous dire…

    Le Capitaine nous attendait dans un petit restaurant très réputé pour sa cuisine antillaise. On nous servit un plat de chair de tortue accompagné de bananes plantain grillées au feu de bois. Karola n’avait jamais manifesté la moindre surprise devant ces plats exotiques, habituée qu’elle avait été de manger en Guinée des choses parfois insolites, telles que du boa ou de l’alligator ! Pour ma part, les senteurs enivrantes des épices commençaient à me monter à la tête. Des senteurs qui allaient me hanter jusqu’à mon dernier jour… pour essayer de retrouver un peu mes esprits, j’interrogeais le Capitaine :

    – Avez-vous eu des nouvelles du « Malabar » ? À votre avis, arrivera-t-il bientôt à Pointe-à-Pitre ?

    – Pour le moment je ne suis pas parvenu à joindre l’officier que je connais, mais je suis sûr que le Commandant sera heureux de vous accueillir sur son bateau, trop content d’avoir à son bord un médecin aussi éminent que vous ! D’habitude, le « Malabar » est un navire qui transporte d’énormes cargaisons de café, de cacao, de canne à sucre ou bien encore des billes d’acajou, faisant essentiellement du commerce avec l’Afrique. En ce moment, il vogue en direction des Antilles, il devrait repartir d’ici deux ou trois semaines vers le Golfe de Guinée pour ramener le coton en France si tout se passe bien, je pense qu’il vous faudra au moins deux mois pour être de retour dans votre pays.

    Karola prit alors la parole :

    – Surtout, dès que vous aurez des nouvelles, prévenez-moi car je tiens à donner une réception en l’honneur du docteur avant son départ. Ce sera aussi l’ocasion de le présenter au Gouverneur et à quelques amis. Bien entendu, Capitaine, vous serez sur la liste des invités !

    Ainsi, j’allais bientôt devoir quitter cette île aux épices. Karola ne me retiendrait pas et comme j’aurais dû m’en douter, elle ne repartirait pas non plus avec moi. Seulement, en m’embarquant pour les Antilles, j’avais l’espoir de retrouver le goût de vivre, comme cela m’était arrivé à Kindia, durant ces trois années trop courtes passées auprès d’elle. Je me souvenais qu’après son départ, et malgré mon naturel enjoué, je ne parlais presque plus à mon entourage que je regardais avec indifférence car j’étais tout sauf heureux… Malgré moi, je me rendais fréquemment du côté de sa demeure, cette belle maison coloniale qu’elle avait aménagée avec beaucoup de raffinement, « sa maison d’Afrique » comme elle l’appelait. Parfois, j’apercevais une de ces « voisines indigo » comme elle les désignait, qui rêvait comme moi d’une époque disparue. L’eau ruisselait partout sur les murs, le parc n’était plus qu’un affreux marécage où il ne fallait pas trop s’attarder, depuis que les serpents étaient redevenus les maîtres des lieux mais cela m’importait peu… Un jour, assis sur le perron, je me suis endormi, et Karola m’apparue en songe. Elle m’appelait : « Victor, c’est moi Karola… te souviens-tu de moi ? Karola avec un K ! Avec un K ! » À mon réveil, j’étais transi de froid, j’eus de la fièvre durant plusieurs jours. C’est à ce moment-là que me vint l’idée folle de retrouver, coûte que coûte, ma bienaimée.

    Tandis que mon regard se noyait dans les yeux de Karola, notre aimable Capitaine continua son récit :

    – Vous savez docteur, il n’y a pas si longtemps, l’arrivée des vaisseaux dans le golfe de Guinée suscitait encore la terreur parmi les habitants des côtes qui ignoraient que l’esclavage avait été aboli. La traite esclavagiste était encore dans tous les esprits, surtout chez les Toma qui avaient été profondément marqués par le commerce négrier. En fait, jusqu’à la pénétration coloniale française, toute leur histoire porte la marque de ce négoce ayant influencé l’ensemble des secteurs économiques et sociaux, celui-ci ayant fait de l’esclave un produit, tout autant qu’un moyen de production et de reproduction…

    Le Capitaine, à n’en pas douter, voulait connaître mon opinion en tant qu’homme noir mais je préférais ne pas m’engager sur ce terrain tant celui-ci était porteur de violences et de guerres entre les populations. Pour détendre la discussion, je me contentais de lui parler de l’histoire du cauri, ce petit coquillage utilisé comme « monnaie-objet » en pays Toma, ainsi que de l’usage qu’en faisait les populations qui s’en servaient pour les jeux, la divination ou la fabrication des amulettes, autant de coutumes témoignant de l’ancienneté et de la profonde influence de ce petit mollusque dans la vie guinéenne et la structure mentale des individus. J’évoquais aussi les cotonnades utilisées comme monnaie d’échange, dont les dimensions variaient d’une région à l’autre. Les Kissi, par exemple, employaient une bande de couleur blanche appelée « lankono » qui faisait 100 coudées, tandis que dans la région de Beyla, on utilisait la « Guinée bleue » qui était une pièce d’une quinzaine de mètres tenant lieu de monnaie. Cet usage de la bande de tissu comme moyen d’échange était très répandu dans toute l’Afrique jusqu’au sud du Sahara. Mis à part ces monnaies courantes, nombre d’autres marchandises locales servaient de moyen d’échange, comme l’huile de palme, la Cola très recherchées par les « djoula ». Lorsque le Capitaine revint sur la question de l’esclavage, je lui fis prudemment remarquer que l’indigence de la documentation que nous possédions ne me permettait en aucune façon d’apporter l’éclairage qu’il aurait souhaité obtenir de ma part non sans ajouter qu’à ce jour, il serait en effet utile d’étudier à l’université cette question fondamentale pour les générations futures. Mais je n’ignorais pas, hélas, que l’esclave et la Cola, considérés comme des « marchandises-monnaies » avaient été durant des siècles, au centre de toutes les transactions entre les Toma et le monde extérieur ; que dès le XVIe siècle, il existait dans ce véritable melting-pot des « cours de l’esclave » à la baisse comme à la hausse, sans parler des échanges qui permettaient d’acheter des armes. Je n’ignorais pas non plus que chez les Kissi, en 1894, un esclave était troqué contre un bœuf, et qu’en 1903, une vive polémique s’était engagée entre le Gouverneur de la Guinée et les autorités de Beyla au sujet de la traite esclavagiste qui s’exerçait entre le cercle et le pays Toma non encore conquis, le chef de la colonie plaidant d’autant plus pour la continuation de ce négoce qu’il était persuadé que les Toma transformaient leurs esclaves en viande de boucherie, les populations s’accusant réciproquement d’anthropophagie ! Cet épouvantail de l’anthropophagie traduisait manifestement une volonté de nuire à ses voisins et de s’opposer à la libre circulation des commerçants dans leur pays car la société Toma s’inscrivait dans un espace économique et commercial relativement prospère, en dépit de la spirale de violence générée par la traite esclavagiste. Le pays Toma, comme le reste du continent, ignorait l’esclavage tel qu’il était pratiqué aux Amériques car de l’autre côté de l’Atlantique, l’esclave, en tant que sujet, ne jouissait d’aucun droit, alors que le maître possédait tous les pouvoirs, y compris celui de vie ou de mort… Pour finir, j’indiquais au capitaine qu’en ce qui concernait la Guinée, une enquête avait été faite, entre 1894 et 1905, dans toutes les régions adjacentes à Beyla, Kissidougou, Kerwané et Kankan. Celle-ci faisait ressortir que la population servile était partout élevée, variant en moyenne entre quarante et cinquante pour cent de la totalité des habitants et la situation des Toma se rapprochait de celle de Kissidigou où les esclaves travaillaient à leur propre rythme sous un régime économique des plus normaux, excluant toute distinction entre le domaine du maître et celui de ses captifs, tant et si bien que l’organisation de ces hameaux ne différait pas de celle des villages d’hommes libres, du moins en apparence{1}.

    Durant tout le temps où nous échangions sur le sujet, Karola n’avait cessé de m’observer avec compassion, consciente de ce que cette abominable traite esclavagiste, avec ses auteurs et ses complices, pouvait représenter pour moi et mes frères guinéens, n’y tenant plus, elle interrompit le Capitaine :

    – Mon ami, vous devez savoir que tout en poursuivant ses études de médecine, le docteur a étudié tout ce qui concerne l’histoire de l’esclavage sur plusieurs siècles. Mais vous comprendrez combien ce sujet est douloureux pour un homme aussi altruiste, généreux et humaniste que lui alors, s’il vous plaît, arrêtons cette conversation, sachant que nous tous ici présents désirons faire cesser la pire des infamies et des humiliations de l’homme par l’homme. En espérant que cela ne se reproduira plus jamais dans l’avenir…

    – Vous avez raison, répondit-t-il. Veuillez pardonner au vieux bourlingueur que je suis de m’être laissé emporter par ce sujet scabreux qui, malheureusement fait toujours polémique dans certains milieux de planteurs.

    – Oui, je ne le sais que trop, maintenant Capitaine, il est temps pour nous de prendre congé comme je vous l’ai dit, avant que le docteur ne nous quitte, j’ai l’intention de donner une réception à laquelle vous serez convié. J’en fixerai la date en fonction de celle de son départ, lorsque vous la connaitrez vous-même.

    – Entendu, je viendrai vous la communiquer d’ici quelques jours. Auparavant, je vais tenter de contacter l’officier capable de m’en dire un peu plus sur le paquebot qui, pendant son trajet vers les Antilles est susceptible de venir jusqu’à Pointe à Pitre.

    Au même moment, je lui fis discrètement un petit signe désapprobateur, il devina en un clin d’œil que je n’étais pas vraiment pressé de partir, il me le fit comprendre en me serrant chaleureusement la main !

    Nous quittâmes le Capitaine vers quinze heures. Firmin, le cocher, nous attendait en bavardant avec des connaissances, tandis que Lily Belle se restaurait dans un grand sac de toile attaché à son encolure.

    – En route, Firmin, nous partons ! lança Karola.

    – Fouette cocher m’exclamai-je pour lui faire écho.

    Lily Belle était une jument aussi douce qu’intelligente, offerte à Karola par le Comte Giorgio pour le premier anniversaire de leur rencontre chez le Gouverneur. Jeune et racée, elle galopait avec entrain, s’entendant fort bien avec Firmin qui n’usait de la baguette que pour la caresser… Et pendant que nous avançions sur le chemin du retour, Karola me dit :

    – Ce soir, Victor, nous allons avoir un invité surprise… Il s’agit de mon fidèle régisseur, Prosper, qui s’occupe de la gestion de toutes mes propriétés et du commerce de notre canne à sucre, celle que nous transformons dans l’usine que je te ferai visiter si nous en avons le temps avant ton départ. C’est une tâche lourde et ingrate à laquelle il se consacre depuis la disparition de ma marraine, la Comtesse Simone de Lalande. Depuis que nous nous connaissons, je voue à Prosper une affection sincère et même si nos avis divergent quelquefois, nous finissons toujours par nous entendre sur l’essentiel. En plus, il est guinéen, comme toi. Tu pourras voir aussi que c’est un bel homme et que son sourire est aussi irrésistible que le tien ! Plus tard, je te raconterai l’histoire de ce garçon.

    À notre arrivée, Prosper nous attendait au salon. Dès que je le vis, cet homme au visage avenant me plut aussitôt. Était-ce à cause de nos origines communes ? Peut-être, mais il n’y avait pas que cela… Bien qu’étant beaucoup plus âgé que lui, je ressentis en sa présence une étrange impression de « déjà vu ». Discrètement, j’en touchais deux mots à l’oreille de Karola qui, à ma grande surprise, éprouvait la même chose que moi. À vrai dire, elle était convaincue que nous nous étions tous les trois connus dans une vie antérieure, au point de considérer Prosper comme un « très vieil ami » qu’elle connaissait depuis toujours ! Cela ne me surprit pas vraiment, car je n’ignorais pas que Karola avait un côté un peu mystique. Parfois, elle me confiait certains de ses rêves qui s’avéraient prémonitoires, nous nous amusions à leur trouver une interprétation « rationnelle ». C’est ainsi qu’un jour, elle me raconta un rêve me concernant. Elle me voyait parcourant le monde, en plaidant la cause de mon pays qui était toujours la proie des prédateurs esclavagistes. Elle me dit également que mes déplacements prendraient fin brusquement, dans une contrée éloignée. Et si, comme elle l’avait vu, j’avais passé mon existence à soutenir mon pays, j’espérais bien que mon dernier voyage ne serait pas encore pour demain…

    Prosper remit à Karola un rapport qu’il venait de rédiger sur l’usine de canne à sucre, lui demandant d’en prendre connaissance rapidement, compte tenu de la concurrence féroce avec certains planteurs qui n’avaient qu’un objectif : nous abattre ! Comprenant l’urgence, elle accepta de suivre ses recommandations, promettant de lui donner sa réponse le plus tôt possible. Et comme il était déjà dix-huit heures, Palmyre nous proposa de passer à table. Une fois que nous fûmes installés, elle nous servit le rôti de cabri avec le gratin de courges, avant d’apporter le désert une superbe tarte à l’ananas que Prosper adorait. Sachant qu’elle l’avait faite pour lui, il sortit de table en la remerciant d’un baiser sur la joue et la brave cuisinière en fut tout émue ! Après le café pris au salon, Prosper demanda à Karola l’autorisation de se retirer, il baisa sa main d’un geste emprunt à la fois de tendresse et respect. Ensuite, il se tourna vers moi et me dit d’un ton chaleureux :

    – Je serai très heureux docteur de vous revoir avant que vous ne repartiez en Guinée. J’imagine que vous avez encore de la famille là-bas ?

    – Non, pas vraiment, lui répondis-je. J’avais un oncle qui fut envoyé avec mon père dans l’île de Gore mais quand le bateau négrier les embarqua, ils furent séparés, mon oncle partit le premier. Ensuite, nous n’avons plus jamais entendu parler d’eux.

    – Oui, je vois… mon père, lui, a eu beaucoup plus de chance, mais c’est une longue histoire que Karola vous racontera elle-même.

    Firmin attendait Prosper au dehors avec Lily Belle, Karola tint à l’accompagner jusqu’à la calèche où ils se parlèrent encore pendant un moment. Quant à moi, je lui fis un signe amical avant que la jument ne l’emporte au galop, tandis qu’il s’éloignait, Karola revint vers moi en s’excusant :

    – Victor, pardonne-moi, mais je me sens très lasse ce soir, je vais aller me reposer, si tu veux je t’emmènerai demain sur une plage magnifique. Palmyre nous préparera un pique-nique rien que pour nous deux, nous pourrons aussi nous baigner. Qu’en dis-tu ?

    – Oui, je serai ravi de nager avec toi, comme nous le faisions jadis sur cette belle plage tout près de Conakry, là où tu ramassais les petits cauris pour te faire des colliers, t’en souviens-tu ? Le sable était aussi blanc et fin que la farine et nous étions si bien ensemble… mais trêve de discussion ! Pars vite te reposer. Moi je vais rester sur la terrasse pour admirer le coucher de soleil qui est unique dans cette île.

    Sans que je m’y attende, elle s’avança vers moi pour déposer délicatement un baiser sur ma joue, de mon côté, je ne fis aucun geste susceptible de la contrarier me contentant de lui sourire amoureusement… C’est à ce moment-là qu’une pensée me traversa l’esprit : et si je renonçais à partir pour rester ici ? En Guinée plus personne ne m’attendait, on m’avait même probablement oublié depuis le jour où je m’étais embarqué à Conakry, en montant sur cet espèce de caboteur qui longeait la côte et m’avait conduit au pied d’un navire de guerre qui faisait route vers Marseille. L’officier de bord ne m’avait posé aucune question, trop content d’avoir sur son navire un « vrai » médecin. Pour continuer à exercer la médecine, je pourrai ouvrir un cabinet médical à Pointe-à-Pitre. Comme cela, il me serait possible de rester auprès de ma bienaimée jusqu’à la fin de mes jours, étant persuadé que Karola approuverait d’autant plus mon idée que le voyage de retour jusqu’en Guinée pourrait bien être fatale à mon âge ! Tout d’un coup, cette idée redonna un sens à ma vie et une énergie nouvelle pour poursuivre mes activités de chercheur toujours en quête de réponses. En fait, autant de choses qui m’aideraient à être plus serein au moment où la mort viendrait m’emporter… En attendant, j’étais avide de goûter tous les instants précieux que je pourrai encore avoir avec Karola. Rien que d’y penser, je me sentais tout d’un coup dans la peau d’un nouvel homme oubliant complètement le poids de ses années. J’avais encore tant d’amour à lui donner, sans parler de quarante années d’absence à me faire pardonner ! Je ne lui parlerai plus du passé pour que nous puissions nous consacrer uniquement au présent. Il y avait ici tant de choses à faire pour se ressourcer, aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Par dessus-tout je voulais la combler de bonheur et ensemble, nous pourrions partir à la découverte de nouveaux trésors ! Mais le voudrait-elle ? N’allait-elle pas me traiter de vieux fou lorsque je lui ferai part de mon projet ?

    Le vent du soir me faisant frémir brusquement, je regagnais ma chambre et m’empresser de revêtir la superbe robe de chambre en cachemire que je caressais avec amour, refusant de la quitter jusqu’au lendemain, c’était un peu de ma bienaimée qui était auprès de moi et je m’endormis en me souvenant de ce poème de Santoka que m’avait fait décourir un chercheur japonais venu à l’Institut où je travaillais. D’après ce qu’il disait, lire les haïkus de Santoka était une expérience apaisante, mais aussi très drôle lorsqu’il se moquait de la société humaine. Et je repensais à cette phrase du poète : « Me voici là où le bleu de la mer est sans limite. », cette merveilleuse île aux épices parviendrait-elle à me libérer de la culpabilité qui me rongeait depuis tant d’années ? Ce poison qui s’était sournoisement introduit dans mon âme depuis le jour où je l’avais quittée, réussirait-elle à le détruire ? Oh, Karola comment te convaincre de me laisser encore une chance de te reconquérir, de t’aimer comme tu le mérites ? Comment, mon dieu, comment ? À nos âges, une nouvelle aventure était-elle encore possible, aussi heureuse et féconde que celle que nous avions connue ? Je me mis au lit en me persuadant que OUI, tout était encore possible ! Que nous pourrions, elle et moi, être enfin en paix avec notre passé, pour cheminer main dans la main vers cette nouvelle aventure que l’on appelait le « bien vieillir » en plus, la journée de demain s’avérait particulièrement propice à ces aveux qui seraient une nouvelle déclaration d’amour. Oui, il n’y a pas d’âge pour être heureux, encore et encore ; je comptais lui donner cette pépite en or, achetée avant mon départ à Conakry. Une pépite provenant de la mine d’où elles étaient extraites, que j’avais fait monter en pendentif dans l’espoir d’avoir le bonheur de l’accrocher à son cou quand le moment serait venu. Pour toutes ces raisons, l’idée de ce pique-nique me comblait de joie, avant de m’endormir je murmurais :

    – À demain, ma beauté, mon amour…

    Le soleil venait à peine de se lever quand j’entendis les bruits d’une certaine effervescence au pied du perron. En me précipitant sur la terrasse, je vis les domestiques charger à l’arrière de la calèche deux ou trois panières en osier, des nattes, ainsi qu’une petite tente de plage dans le style de celles que l’on voyait en France au Touquet. Palmyre dirigeait la manœuvre, s’assurant que tout était en place pour notre pique-nique, dès le petit déjeuner avalé, nous partirions vers cette belle plage dont m’avait parlé Karola. Sur un porte manteau placé dans ma chambre, on avait pris soin de déposer deux très beaux vêtements pour le bain : Une combinaison à rayures moulante qui s’ouvrait sur la poitrine et une autre dans le style « Johny Weissmuller » avec des bretelles qui dégageait complètement le buste et les jambes. Finalement, j’optais pour cette dernière qui était beaucoup plus appropriée pour nager en toute liberté ! Je savais que Karola était aussi une excellente nageuse. Par contre, je me demandais quel style de maillot elle allait revêtir… Chercherait-elle à masquer son corps vieillissant avec une tenue très couverte, comme en 1850, ou oserait-elle vivre avec « son temps » ? J’avais hâte de le découvrir ! Pour le moment, j’endossais un costume de toile qui avait été commandé dès mon arrivée, n’ayant apporté pour tout bagage que le seul costume que j’avais mis en partant de Conakry. Karola avait toujours eu le souci de mon bien être, comme lorsqu’elle m’offrit cette eau de Cologne de Jean-Marie Farina, ce maître parfumeur qui avait, dès le XVIIIe siècle créé cette eau délicieusement fraîche et parfumée en venant y ajouter une note d’ambre des plus agréables que j’adorais. Ce « joyau » olfactif se trouvait mis en valeur dans un superbe flacon qui lui servait d’écrin, et sur lequel il y avait une étiquette portant mes initiales. Je tenais tant à ce parfum que je ne le portais qu’avec parcimonie pour le conserver le plus longtemps possible. Tel un trésor, je gardais précieusement ce flacon, le caressais, le respirais, le vénérais à l’instar d’une relique. Mais un jour, en nettoyant mes objets de toilettes, le domestique le

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1