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Expedition Pacifique
Expedition Pacifique
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Livre électronique535 pages8 heures

Expedition Pacifique

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À propos de ce livre électronique

Le scénariste parisien Pol Armant est entraîné par une belle tahitienne dans une aventure dangereuse en Polynésie Française et en Nouvelle-Calédonie à la poursuite de sa compagne disparue. Au fil d’une enquête à ricochets sur des trafics en tous genres, il met à jour malgré lui de nouveaux intérêts stratégiques dans le grand océan et comprend également les vrais motifs de son expédition pas si « pacifique ».

LangueFrançais
Date de sortie9 avr. 2015
ISBN9782955289808
Expedition Pacifique
Auteur

Etienne Boutin

Etienne BOUTIN est né en 1963 et dirige aujourd’hui une entreprise de tourisme à Tahiti où il est installé depuis vingt ans. Il s’attache à ancrer l’action de ses romans dans un cadre géographique précis et dans une réalité inventée mais très actuelle.

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    Aperçu du livre

    Expedition Pacifique - Etienne Boutin

    Chapter 1 - HINA

    Un matin, la lumière a inondé le monde.

    Dieu avait claqué des doigts.

    Une chance pour moi, je n’aurais pas aimé vivre éternellement dans les ténèbres.

    Cette lumière, elle est arrivée jusqu’à Montmartre où j’habite, rue Gabrielle, au dix-sept. Elle a franchi les rideaux de mon quatrième étage pour traverser le salon et atterrir précisément dans mon bureau. Elle avait un éclat très vif, inhabituel en cette saison - nous étions en avril. Un éclat qui était tout à fait insolite dans ma vie aussi. J’ai reçu cette illumination comme un embrasement sensuel. Un flash éblouissant tourné brutalement sur mes pupilles pour me donner du plaisir, de la jouissance, de l’extase. C’était même une lampe de torture car elle avait les moyens de me faire parler, me faire ramper par terre et m’extorquer mes dernières volontés.

    Il faut que je vous raconte comment c’est arrivé.

    Ma compagne était partie à Lyon voir sa mère. J’avais quelques jours devant moi et je venais de me remettre à écrire. Je l’avais d’abord fait pour tromper l’ennui. Je suis scénariste professionnel et je ressens une sorte d’abattement entre deux boulots. C’est une sensation de vide qui me creuse l’estomac et je ne sais jamais jusqu’où elle peut aller. Depuis quinze ans que j’écris, je lui laisse le moins de place possible, de peur qu’elle ne me ronge un peu trop loin dedans. Cela faisait une semaine à peine que j’avais mis un point final au dernier épisode d’une série télé où l’on m’avait demandé de jongler entre amours mixtes et délocalisations. Je n’avais pas d’autre commande, pas d’amours à mixer à la demande, et rien à délocaliser dans l’immédiat, à part mon propre désoeuvrement.

    C’était l’occasion d’écrire sans avoir à suivre les instructions commerciales des maisons de production ou les intuitions inspirées d’un directeur de programme. J’avais donc décidé de coucher sur le papier un texte un peu plus consistant que mes dernières compositions. Comme beaucoup de professionnels de l’écriture, j’ai l’ambition de produire un chef d’œuvre et une absence totale d’illusion sur mes chances d’y parvenir. Heureux les simples d’esprits qui s’embarquent dans un livre avec la foi que procure l’innocence. Des idées me traversaient bien l’esprit, mais je luttais contre les ombres du doute qui s’agglutinent en barricades devant toute création. Pour les franchir, j’avais bien besoin de lumière !

    « Troubles tropiques ». C’était le titre que j’avais jeté sur la première page, et presque un résumé complet de mon ébauche. Je n’avais pas encore élu les tropiques où je placerais mes troubles. La Martinique ? St Barth pour faire chic ? Les Seychelles, à la mode ces derniers temps avec l’affaire Bettencourt ? Les Maldives pour leur saveur de bout du monde ? Je n’avais aucune piste pour l’action, et pas de personnages bien définis. Après quelques lignes d’une introduction en brasse coulée, j’étais resté devant le clavier de mon ordinateur portable, aussi sec que l’ombre de Max Jacob. L’écrivain juif converti au catholicisme après une apparition du christ avait habité cent ans auparavant dans mon immeuble et je vous avoue que j’avais acheté l’appartement en y pensant. Je partageais son goût pour le surréalisme, mais j’espérais surtout profiter de la grâce divine qu’il avait reçue dans le coin.

    Ce matin, la grâce tardait à poindre. Je ne voyais à l’horizon de mon futur roman que des cocotiers, du sable blanc et du soleil brûlant. Pourtant, pour une fois, je voulais changer mon ordinaire. Je me suis fait un nom dans le métier avec des poncifs d’amour à la sauce de cantine scolaire, des platitudes standard servies à l’apéro et des clichés pour rassurer les ménagères avant les horreurs du 20 heures. Ce coup-ci, je voulais essayer autre chose. Il fallait donc que j’évite les fonds de carte postale trafiqués par les services du tourisme et que je fouille plus loin de mon imagination. Je voulais découvrir une trame comme une plage inconnue et inventer des caractères dignes d’une aventure vraiment surréaliste.

    Il y a eu un coup de sonnette à la porte. Je suis allé ouvrir en me demandant qui pouvait bien se pointer chez moi sans prévenir. J’ai entrouvert la porte avec méfiance et c’est là que j’ai reçu, de plein fouet, un prodigieux éclair de lumière. Fiat lux ! Derrière la porte, un halo dessinait une véritable apparition. C’était une femme, ou bien l’ange du désir. Elle était grande. Une robe moulante en fine laine rouge. Un blouson doré très cintré par-dessus. Il y avait des courbes sous ces vêtements, des arrondis à donner le tournis, des virages à se sentir mal. La femme avait la peau marron clair, un teint mat et cuivré tout à fait exotique, un visage fin, très beau, rieur, des cheveux légèrement frisés, d’un noir profond, et qui dégringolaient en cascade sur ses épaules. Elle avait des yeux composites, de couleur noire, mais lustrés comme des billes neuves. En quelques secondes qui ne voulaient pas s’arrêter, j’ai découvert dans ce corps humain de quoi faire sérieusement frémir la petite bedaine de mes trente-quatre ans.

    L’apparition a d’abord souri en me fixant pour que je ne puisse pas m’échapper. Aucun risque ! Et puis elle a parlé. Elle s’est présentée simplement. Quelques mots, prononcés lentement, en enfonçant ses petites billes noires dans mes yeux ahuris. Je suis resté idiot, sans aucune politesse, le cerveau occupé à calculer des volumes ou des dérivés de pente, jusqu’à ce qu’elle me demande avec un petit rire gloussé si elle pouvait entrer. Mais oui ! Bien sûr ! Par ici mademoiselle… Ou madame ?… Ha ! Mademoiselle… Très bien !

    Un samedi d’avril, vers dix heures du matin, alors que j’avais à peine entamé le manuscrit d’un polar tropical, j’ai donc reçu, en essayant de rentrer le ventre, une certaine Mademoiselle Hina Tearii, jeune polynésienne, de bonne famille sans aucun doute, et personnage principal de mon bouquin. Oui, dès cet instant, Hina est devenue mon héroïne. Et Tahiti, les tropiques où j’allais faire briller ma prose. « Expédition Pacifique », c’était mon nouveau titre. J’ai décidé ça au pied levé. Les deux pieds levés, même, car je ne sentais plus mon poids. L’illumination m’avait rendu léger, aérien, et bien décidé à conter les heures glorieuses de cette beauté qui me faisait léviter. Par la simple magie de ma fantaisie, mon invitée jouerait bientôt une intrépide walkyrie exotique dans les décors de sa Polynésie. Je décrirais des paysages inédits. J’inventerais des péripéties novatrices. Je concevrais des personnages hors du commun pour donner la réplique à mon égérie. Bien sûr, j’étais encore loin d’imaginer la suite de ce roman à l’eau de rose et de sang mêlés.

    Tout de suite, Hina a su trouver la manière de me passionner. Elle était venue spécialement de Tahiti à Paris pour me voir moi, Pol Armant. Elle était porteuse d’une proposition qu’elle décorait d’un charmant « super dingue » où chantaient toutes les syllabes. C’était une commande de scénario, un feuilleton qui serait diffusé sur Internet, un truc nouveau, elle en cherchait l’auteur. Quand l’apparition s’est mise à parler de chiffres impressionnants de Francs Pacifique, de Dollars ou d’Euros, avec ces exclamations délirantes des tahitiennes que j’allais apprendre à connaître par coeur, je suis resté de bois. Pour moi, l’argent n’a pas d’odeur, pas plus de saveur, et son attrait s’est éventé depuis que j’en ai assez pour vivre bien. Quand elle a indiqué que son patron, un milliardaire italien tombé amoureux de la Polynésie, et mécène à ses heures, voulait me rencontrer à Papeete, moi, l’illustrissime maestro de la série TV, je me suis un petit peu ramolli. Malgré l’énormité de la flatterie, j’ai tendu l’oreille. Il devenait question de gloire, d’honneurs, et la demoiselle a compris qu’elle avait accroché quelque chose. Elle s’est approchée très près, susurrant que nous pourrions nous rencontrer un soir prochain pour parler à l’aise, et j’ai bien senti, en même temps qu’une grande chaleur sur mon visage, un mélange de désir et d’orgueil me dévorer toute retenue à l’intérieur.

    Le soir même, nous avions rendez-vous. Dans un Paris que l’hiver commençait à peine à délaisser, sous les rayons ternes des lampadaires, les cheveux d’Hina n’étaient pas si noirs que ça. Ses yeux non plus. Je les connais bien maintenant. Comme deux petits caméléons coquins, ils volent des reflets à la couleur du ciel. Pour peu qu’un rayon de soleil crève les lourds nuages qui s’amoncellent sur les sommets de son île, ils se mettent à lui répondre par des éclairs jaunes et gris. Ils sont bleus sur la mer. La nuit, les yeux d’Hina reproduisent la couleur du ciel qui est dans sa tête, tantôt vert-de-gris, tantôt charbon, suivant l’humeur. Ce soir, quand je suis allé la chercher dans le hall de son hôtel, rue de la Boétie, ses yeux avaient les reflets de la fumée d’un incendie.

    Hina arborait l’uniforme des belles polynésiennes en voyage : fourrure chatoyante, boucles d’oreilles délirantes et coupe de cheveux superlative. Elle avait encore une de ses robes rouges en fuseau qui saurait faire de moi son chevalier servant, son assistant obéissant, son faire-valoir traînant derrière. Elle portait aussi un sourire qui soumet les hommes à chair faible, avec un rouge lie-de-vin sur des lèvres pleines, des lèvres ardentes, fascinantes, manifestement nées pour croquer des victimes masculines.

    Hina Tearii n’était pourtant pas une femme dont j’aurais pu mettre la vertu en doute. Malgré son apparence provocante, elle n’avait rien, de prime abord, d’une call-girl. Elle semblait plutôt mettre son aura de vamp en question, et c’est sans doute pour cela qu’elle exagérait ses apparences. Ce morceau de fille était né pour plaire en permanence, sans temps mort. Elle devait toujours avoir un regard de mâle à sa portée, ou elle faisait un esclandre. Il fallait qu’on lui débite du compliment comme à la criée d’un marché de rue. Hina ne connaissait pas la demi-mesure. Elle était la vedette, point final. Pas d’yeux qui se dérobent. Pas de têtes qui tournent ailleurs. Ne pas la voir, c’était l’offenser. Détourner son regard, l’insulter à mort. En lui ouvrant la portière de ma voiture, j’ai dégluti plus fort que je n’aurais voulu. Mon destin ne m’avait pas toujours envoyé des surprises comme celle-là.

    Ce soir-là, moi non plus, je n’étais pas trop mal. J’avais pris un coup de vieux quand Michelle s’était définitivement installée chez moi, mais cela m’allait bien finalement, car je faisais moins gamin attardé. Mes traits fins de jeune homme s’étaient renforcés, presque durcis. Mon visage avait une allure plus énergique, et Hina semblait aimer ça. Mes yeux aussi avaient de l’énergie à revendre. Depuis que je scrute le monde alentour pour mon métier de scénariste, toujours à l’affût du bon cadrage, du plan original, mes yeux sont d’inlassables têtes chercheuses. Ils tournent sans s’arrêter pour cartographier les environs, paraissant sortir de leurs orbites quand ils attrapent un sujet intéressant, et semblant alors vouloir se l’approprier comme deux gloutons carnivores. Bien sûr, dès qu’elle était apparue dans mon appartement, la polynésienne avait été soumise à inspection de fond en comble. Dans la voiture, mes yeux ont décidé de choisir Hina Tearii comme unique sujet de la soirée. Elle n’a rien trouvé à redire.

    Tout allait bien. Les feux verts se succédaient l’un après l’autre. La lumière ne m’avait pas trompé. Je convoyais un tison ardent du feu le plus pur qu’il soit donné à l’humanité de brûler. J’ai pris le rond-point de l’Etoile en pensant au soldat sous sa flamme. J’allais à fond, serrant les fesses et le volant pour éviter les chauffards qui klaxonnaient à tout va. J’allais à fond vers mon triomphe. Quelques instants plus tard, nous nous sommes installés dans un restaurant chic des Champs-Élysées.

    - Cher Monsieur Armant, je suis vraiment contente de parler avec vous en tête-à-tête.

    Et moi donc ! J’étais content aussi, et plus que ça, ma jolie. Cette Hina était tout simplement époustouflante. En quelques minutes de voiture, je venais de goûter à cette grâce des filles des îles tellement vantée, tellement éventée aussi que j’avais eu quelques hésitations avant de passer la prendre. Mais les doutes sont faits pour être levés.

    - Appelez-moi Pol, s’il vous plaît.

    - D’accord pour Pol. Et chez moi, c’est la règle, on se tutoie. OK ? A-t-elle dit en faisant luire ses yeux à la lumière des bougies posées sur la table entre nous. Elle y a ajouté cette pointe de moquerie que je retrouverai souvent chez les gens de là-bas.

    Où donc avait-elle appris à minauder de trente-six manières pour laisser dire à son regard ce qu’elle n’osait pas encore prononcer à haute voix ? Avant même de commander les apéritifs, j’étais déjà étouffé sous des tonnes de charme, à la limite de l’asphyxie. Il m’a bien fallu parler, pourtant, et répondre comme je le pouvais à son talentueux numéro d’hypnose. Au début, je n’ai trouvé que quelques insignifiances bien plates à saupoudrer sur la conversation, mais elles ont eu le mérite de me mettre à l’aise. Mes « Comment dit-on bonsoir en tahitien ? » ou « Ah, je rêve de voir Bora Bora » ont rencontré toute l’indulgence et le tact d’une femme bien éduquée. C’est curieux comme on passe l’éponge sur les pires banalités que l’autre peut étaler au départ d’une relation. Ce sont comme des petites saletés sur le pare-brise qui ne peuvent pas cacher la route bien tracée du désir. Avec ses éclats de rires qui n’allaient pas dans le décor feutré du restaurant, Hina a lavé mes inepties à grande eau. Traitement de choc pour parisien coincé. On a commencé à boire un verre, puis à grignoter les hors-d’œuvre. Bientôt, on est passé aux choses sérieuses.

    - Mon patron, Giulio Scani, a construit un palais à Tahiti. Il t’y invite pour parler de son projet.

    - C’est fort aimable, mais dis m’en plus sur lui.

    - Giulio est milliardaire. Il a fait fortune dans tout un tas d’affaires. Il connaît la Polynésie depuis longtemps, mais il y a trois ans, il est venu s’y installer pour de bon. C’est une retraite pour lui, un retour à la nature. Je crois qu’il en a eu assez de l’Italie, de la pollution, des impôts, je ne sais pas. Il est venu pour de longues vacances, et il est resté. Il s’est installé sur la côte Est de la presqu’île. Un endroit super dingue, tu verras.

    - Cela ne me dit pas ce qui me concerne.

    - J’y viens. Giulio est en quelque sorte tombé amoureux de mon fenua, mon pays en langue tahitienne. Et depuis trois ans, il ne rêve que de faire un film sur Tahiti. Il dit qu’il veut immortaliser sur pellicule le peuple le plus gentil de la terre. Ce gars est incroyable. Il a soixante ans, mais il est toujours au top. Il aime faire des choses très différentes, innover tout le temps. Il veut maintenant lancer une chaîne de télé sur Internet et il souhaite créer un buzz autour d’un feuilleton sur Tahiti. Il pense à de petits épisodes de dix ou quinze minutes qui passeront tous les jours et qu’on pourra télécharger facilement. Il est sûr que les Italiens vont adorer et après, il vendra ça au monde entier. Pour cela, il a besoin de toi.

    - Et pourquoi moi ?

    - Mais parce que tu es le meilleur ! Quand Hina a dit ça, elle a avancé d’un coup sa poitrine vers moi. Pour Giulio, tu es il grande maestro ! il artista !

    Pendant qu’elle agitait ses grandiloquences, mes deux têtes chercheuses ont repéré, juste en face, un vaste sillon entre deux montagnes roses. Elles ne s’en sont plus détachées, prêtes à gravir ces pentes appétissantes.

    - Mais je ne suis pas polynésien, comment pourrais-je connaître les îles ? Comprendre ton peuple ?

    - Ne t’inquiète pas, je serai à tes côtés. Nous découvrirons ensemble les charmes de mon pays.

    Dans les yeux noirs d’Hina, il n’y avait plus aucun doute sur la nature des charmes indiqués. Dans la suite de la conversation, mes yeux ont organisé les détails de l’expédition. La topographie n’était pas très compliquée. Aucune chance de se perdre sur ces rondeurs polies comme la peau d’un cantaloup. Il fallait quand même prévoir pas mal de battements de cils car l’exploration de ce canyon gigantesque risquait de durer longtemps.

    Je n’avais pas vraiment l’expérience de ce genre de rencontre. Je savais seulement que je ressentais de l’envie un peu partout dans la carcasse. C’était Hina, l’experte ès foudroyage, et je me suis fait toucher couler. Pourquoi résister ? Avais-je encore le choix, d’ailleurs ? Vous n’allez peut-être pas me croire, mais je n’ai trouvé aucune raison pour ne pas me laisser faire. Alors qu’on finissait à peine l’entrée, j’étais déjà mûr. J’avais oublié ma compagne comme si elle avait glissé sous la nappe. J’allais tomber dans ces mains qui m’envoûtaient. Cette femme avait des doigts de fée. Elle n’avait plus qu’à les claquer pour que je fasse la courbette.

    Dans la lumière un peu fade des bougies, je ne savais plus où donner de la tête. Un corps, des seins, une bouche. Même la chevelure d’Hina participait à mon ensorcellement en s’irisant des reflets d’un verre de vin ou des tentures derrière elle. Cette femme magique jouait de leur tourbillon pour souligner sa dignité. Et quelle noblesse ! Dans les attitudes, dans la grâce qu’elle donnait à chaque coup de tête en arrière, à chaque coup d’œil vers moi. Le trouble amoureux naît assurément quand on rencontre la beauté, mais c’est la majesté d’Hina qui a donné le coup de pouce. La vie ce soir était une histoire chevaleresque.

    On a servi le plat de résistance. Nous l’avons consommé les yeux dans les yeux, les bouches à peine intéressées à ce qu’elles faisaient. Seuls les bruits de mastication nous ont empêchés de franchir tout de suite la dernière ligne droite avant le coup de foudre. Il était difficile de tomber en pâmoison la bouche pleine. J’ai fini mon plat à toute vitesse, Hina aussi, et nous avons repris le tournoi.

    - Il faut que je t’avoue, Pol, si tu me permets, tu me troubles un peu.

    Ah ! Quelle révérence ! Avec quelle délicatesse avait-elle avoué une faiblesse toute féminine ! Dans un couple, il faut du yin et du yang, mais au premier abord, ce canasson altier avait plutôt les attributs d’un étalon. Avec élégance, elle avait trouvé le bon moment pour mettre sa fougue en veilleuse et me permettre de partir à sa conquête. J’avais le champ libre. Alors, hue la bête ! À l’hallali ! Du yang plein la gueule, bavant de vigueur affriolée, J’ai foncé tête baissée.

    - Moi aussi, Hina, je suis perturbé, charmé, envoûté même. Si les îles de Tahiti sont toutes aussi belles que toi, je crois que je vais te suivre jusqu’au bout de la Terre.

    Hina a rougi à merveille. Elle a même piqué un fard qu’on n’enseigne plus dans nos écoles du savoir-vivre, tant il est démodé, paraît-il. Je devais donc à cette polynésienne de redécouvrir des aspects surannés de la féminité. Le maquillage d’Hina soulignait ses yeux d’un épais trait noir qui rappelait les masques égyptiens. Je me suis demandé ce que Marc Antoine avait dit à Cléopâtre à leur première rencontre. Il était parti de Rome pour un enchantement, et j’allais bientôt quitter Paris pour une pareille folie de femme.

    Dehors, la foule des Champs s’épaississait comme du lait qui bout, mais les débordements des loubards de banlieue qui déferlaient à cette heure sur l’avenue, leurs braillements, leurs gesticulations de défi, leur haine à fleur de lèvre, n’entraient pas dans le restaurant de grand standing que nous avions choisi. Ces instants uniques qui ont suivi notre aveu d’attirance réciproque, ce dessert de poire belle Hélène consommé comme un avant goût d’autres sucreries, cette assurance que j’ai senti monter en moi de savoir que j’allais bientôt entrer en possession de ma plus belle conquête féminine, tout nous a éloigné du fracas de la rue.

    Avec sa robe rouge apprêtée comme une reliure de cuir, Hina était aux antipodes d’un énième scénario à griffonner à la va-vite. Elle se révélait aussi rare qu’un livre de collection. Elle sentait bon le vélin neuf. Je ne me souvenais plus du bonheur de plonger dans un roman d’amour et de ne plus pouvoir m’en détacher. Ce soir, page après page, je me suis désaltéré de son accent chantant, je me suis abreuvé à ses jolies tournures, m’identifiant au héros qu’elle voulait faire de moi.

    Plus tard, dans la nuit, quand je l’ai raccompagnée dans sa chambre d’hôtel, j’ai découvert un peu plus de la prose qu’elle cachait derrière sa couverture, allant le plus loin possible dans le déchiffrage de cette femme aussi belle à raconter à l’intérieur qu’au-dehors. Nous avons écrit ensemble quelques feuillets de ses carnets intimes, mais je n’ai pas eu le temps de découvrir tous ses secrets. Je suis parti de sa chambre au matin. En guise d’adieu, Hina m’a gratifié d’un joli « nana ! », c’est ce qu’on dit chez elle pour « au revoir ».

    Il était encore très tôt quand je suis rentré chez moi. Les éboueurs n’étaient pas encore passés. Je me suis couché, mais je n’ai pas dormi, j’étais bien trop excité. Je suis retourné le plus vite possible à ma table de travail avec un double expresso. Je ne pensais plus qu’à reprendre le manuscrit de mon « Expédition Pacifique ». Oui ! J’allais accompagner Hina à Tahiti. J’irais voir son patron. Je lui ferais tout le cinéma qu’il voudrait, pourvu que je sois aux côtés de ma nouvelle lumière. J’avais même rendez-vous avec elle dans deux mois à l’aéroport de Paris Charles De Gaulle !

    Chapter 2 - MICHELLE

    La lumière, on l’utilise en torches pour crever le noir des coins sombres. On en fait des spots halogènes, des projecteurs qui valent des millions de bougies et qui peuvent transpercer n’importe qu’elle obscurité, mais on n’a pas encore inventé une lampe capable de percer les mystères de l’amour. Dommage ! J’aurais bien aimé avoir ce genre d’outil pour comprendre Michelle. Aucun faisceau n’a pourtant pu me dévoiler le cœur de ma compagne, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Rien n’a pu m’aider à prévoir la chute peu banale de mon feuilleton avec elle. Je suis un habitué de scénarii compliqués, mais là, je le reconnais, l’imagination m’a manqué pour anticiper.

    Cette femme, je l’avais rencontrée sur un plateau de tournage. Je l’avais embarquée, comme l’on dit. Une fille qui couche pour progresser dans le métier, avais-je pensé. Elle était stagiaire, mignonne quoique qu’un peu maigrelette, attentive, et m’apportait mon café avant même que j’en aie envie. Une petite perle pour une petite soirée, voilà ce qu’elle représentait quand je l’avais invitée à dîner. Aujourd’hui, je dois faire des efforts pour reconstituer les jours qui ont suivi cette première nuit, quand Michelle s’est incrustée dans mon appartement, comment elle s’est installée dans les draps, comment elle s’est enfoncé dans tous les recoins des pièces. Elle s’est même punaisée sur le tableau en liège, dans le salon, où je colle les souvenirs auxquels je tiens. Quel art du camouflage ! Elle s’est débrouillée pour que je ne m’aperçoive de rien. J’ai l’impression qu’elle a calculé d’instant en instant son inexistence, afin que je passe à côté d’elle sans y penser.

    Je pourrais comparer ma liaison avec Michelle à un roman-photo. La longueur insipide, sept années de petit amour, d’ennui et d’évènements insignifiants. L’absence de saveur aussi, comme ces histoires dans les kiosques à journaux qui prennent leurs lectrices pour des romantiques fanatisées. Et puis, nos dialogues quotidiens avaient l’allure des trois mots délavés que l’on placarde sous chaque photo : « Comment va ta mère ? », « passe moi le beurre », « bien sûr, ma chérie ! », « tu ne trouves pas que Drucker a vieilli ?», « bien sûr, ma chérie ! ». Assurément, Michelle et moi, on n’a pas fait de grande littérature ensemble.

    Comme une petite chenille, Michelle a grignoté mon intimité, millimètre par millimètre, en faisant des bandes bien régulières. Le pire est que je l’ai à peine sentie me ramper sur le dos, tant elle s’est faite sobre, modeste, discrète. La discrétion, voilà le mot qui lui convenait le mieux. Elle a poussé l’art de la transparence à la limite du vide, ne gardant que de vagues contours pour que je la trouve dans le lit quand j’avais envie d’elle. Et encore, même en faisant l’amour, elle se gardait de trop bouger, de trop geindre, de trop jouir.

    Je comprends maintenant qu’on puisse vivre longtemps avec un semblant de femme à la maison. Une apparence d’amour, une complicité feinte, des simulations d’orgasmes, tout pour faire durer un soi-disant couple. Remarquez, de mon côté, je n’ai rien fait, pendant sept ans, pour que ça change. J’ai laissé faire. J’ai bien senti Michelle m’engluer dans sa toile visqueuse. J’ai compris que son venin paralysant me pénétrait corps et âme, mais je n’ai pas résisté. Je crois que j’espérais un miracle, comptant sur je ne sais quel hasard pour qu’il se passe quelque chose dans notre vie. Pourtant, les miracles n’arrivent qu’à ceux qui y croient, et j’étais comme Michelle alors, je ne croyais en rien.

    Un matin, un an à peine après notre rencontre, j’ai quand même eu un rappel de l’instinct de survie. C’était au moment du petit-déjeuner. Est-ce que j’ai lu un mauvais présage dans le marc de café ? Est-ce que l’anniversaire de la première année m’a causé une anxiété trop forte ? En tout cas, j’ai pris la décision de quitter Michelle. Tout d’un coup, il me fallait de l’air. Plein d’air et plein de chair fraîche. À l’extérieur, j’espérais trouver de quoi satisfaire une faim énorme. J’avais besoin de croquer le monde et j’aurais pu avaler toute la planète en une seule bouchée.

    C’est à ce moment-là, en tendant les bras vers le dehors, en prenant mon manteau pour m’enfuir, que je me suis rendu compte de la cage que Michelle avait construite autour de moi. Toute menue, dans sa robe de chambre terne, assise devant ses biscottes et son beurre allégé, elle m’a regardé avec des yeux que je n’oublierai jamais. Elle m’avait bel et bien bouclé derrière les barreaux de sa sollicitude, de ses mille prévenances réservées, de ses égards discrets mais tellement efficaces. Oui ! Je me suis retrouvé cloué chez moi, ne pouvant plus bouger, ni sortir. J’étais pieds et poings liés, soumis à cette gamine de rien du tout comme par un tour de passe-passe. Quelle dompteuse ! Avec ses airs de sainte effarouchée, elle m’avait emprisonné dans un carcan que seules les femmes vicieuses peuvent bâtir autour de leurs hommes.

    Voilà ce qu’il m’en coûte, me suis-je dit, d’avoir donné le champ libre à ma demoiselle de compagnie. Pas de contrôle, pas un coup d’oeil de temps en temps sur l’équilibre de notre relation. Je m’étais laissé berner par un caractère secret mais drôlement efficace, et j’étais maintenant bel et bien dominé par Michelle, du haut de son mètre cinquante-huit, et sous le poids incroyable de ses cinquante kilos. Elle n’avait rien dit, rien fait, mais derrière un silence peut se cacher la plus intraitable des volontés. J’ai rangé mon manteau et j’ai demandé ce qu’il y avait à manger pour midi.

    Sept ans ! Nous avons vécu sept années comme cela, moi en cage, et Michelle m’apportant ma pâtée trois fois par jour. Je peux vous dire qu’il n’y a pas beaucoup de lumière derrière ce genre de barreaux. Mon garde-chiourme a soigneusement filtré tout éclat dans notre vie, sautant sur chaque sentiment pour l’empêcher de briller, couvrant le lustre de l’amour d’un vernis mat pour que je m’habitue à la pâleur de sa vie intérieure. Petit à petit, elle a réussi à me faire perdre mes dernières lueurs. Je suis devenu l’ombre de moi-même, blêmissant à la cadence de ses coups de chiffon et de mes « bien sûr, ma chérie ! ».

    Je vous dis tout ça, je vous raconte ma vie, c’est pour que vous compreniez pourquoi Hina m’a tellement plu, avec son allure chaloupée, sa robe rouge et ses seins dodus. Le lendemain de ma nuit avec la tahitienne, quand j’ai senti que l’émotion amoureuse n’allait pas me quitter de sitôt, j’ai caché le manuscrit comme si j’en avais honte. Michelle allait bientôt rentrer. Les premières pages imprimées d’« Expédition Pacifique » sont allées se planquer dans le tiroir fermé à clef de ma commode. J’ai dissimulé le dossier dans une racine introuvable de mon ordinateur et les jours suivant, j’ai fait bien attention de fermer la porte du bureau en y travaillant, prétextant une oeuvre d’adaptation difficile qui me demandait de la concentration, mais que je ne manquerais pas, bien entendu, de lui faire lire une fois terminée. Il fallait quelques astuces pour retrouver Hina tranquillement.

    Bien sûr, je n’ai rien dit à Michelle de mon projet de voyage à Tahiti. Elle aurait voulu tout savoir, pourquoi, comment, avec qui... Après sept années à me coller à la peau, son attention s’était peut-être émoussée et je n’ai curieusement eu droit à aucune forme d’inquisition. Michelle n’était pourtant pas coutumière du laisser faire. Elle était même plutôt réglo pour régler notre existence : Inspection journalière avant de partir en plateau. Perception du sandwich de midi, préparation de la gamelle du soir, extinction des feux après le film et ronde de nuit, soi-disant pour faire pipi. Il y avait même des contrôles surprises le week-end, tous les samedi matin en fait, à huit heures pile, juste avant d’aller au supermarché. Aujourd’hui, je ne me lasse pas de repenser à cet adjudant la ventouse que j’ai supporté si longtemps chez moi sans broncher. C’est comme une rengaine que je ressasse sans arrêt, un air bien rythmé, un chant martelé au pas de mon oie militaire, mais c’est un refrain de dégoût et de regrets mêlés.

    Les regrets vous étonnent ? L’amour est-il tout oui tout non, tout blanc tout noir ? Pas sûr. Michelle. Ma Michelle. Mon suçon mignon au goût d’acide. Tu étais comme un petit-beurre qui ne veut pas fondre dans le thé, croquante, croque-mitaine, j’ai de la peine. Oui, j’avoue, j’ai du chagrin d’avoir perdu mon petit bout de rien et j’ai gardé la photo d’elle punaisée sur le tableau en liège, dans le salon. Une seule photo. C’est tout ce qu’il me reste de ce rien du tout.

    Comment Michelle aurait-elle pu lutter contre Hina ? Dans notre monde, l’ombre s’efface devant la lumière, pas le contraire. Remarquez, s’il n’y avait pas d’ombre, il n’y aurait pas de lumière non plus. L’une n’existe pas sans l’autre. Le yin et le yang encore une fois. Michelle yin, Hina yang. Trop de yin devient yang. La roue tourne. Trop de Michelle, voici Hina !

    Au début, je ne me suis pas vraiment posé de question sur ce qui allait se passer. Je rêvais à Hina, comme ça, sans penser à mal. Michelle faisait mine de ne rien voir, de ne rien savoir. Une semaine après son retour de Lyon, elle m’a proposé de faire un petit tour à Deauville pendant le week-end, comme nous le faisions souvent. Enfin, disons plutôt qu’elle m’a suggéré de proposer cette balade. Toujours cet art des sangsues qui injectent leur volonté en intraveineuse chez leur cobaye favori pour qu’il remue la tête. À son « chéri, qu’est-ce qu’on fait ce week-end ? », je savais déjà quoi répondre. Je connaissais parfaitement ce que voulait cette ombre qui hantait mon appartement. Comme quoi, le yin, tout passif qu’il est, sait très bien se débrouiller quand il veut.

    Samedi matin, en râlant un peu quand même, j’ai abandonné mon scénario naissant pour emmener Michelle en Normandie. Je me souviens très bien de ce début de matinée. Dans la rue, il faisait froid et gris, et pluvieux, et morne, et triste. Bref, un temps pourri, parfait pour ma compagne. J’exagère à peine. Je crois qu’elle aimait vraiment ce genre de climat maussade et cotonneux des printemps ratés. Comme celui des automnes qui ne finissent pas, et des hivers qu’on dit doux pour oublier la pluie mortelle d’ennui. Je vous jure que Michelle, ces jours-là, était plus gaie, même si la différence n’était pas flagrante. Au bout de sept ans de vie commune - dans tous les sens du terme - j’étais capable de ressentir ses micro-changements d’humeur, de déceler une colère, un malaise, et même de deviner, par une mimique un peu différente ou une grimace inhabituelle, une de ses rares joies.

    Nous avons pris l’autoroute. Je conduisais la Porsche Carrera cabriolet que je m’étais offerte pour Noël. Michelle regardait fixement devant elle, à sa manière habituelle, comme si le noir destin qu’elle se prédisait l’attendait au coin du prochain virage. Elle paraissait démesurément petite dans le fauteuil en cuir roux de la voiture. Formidablement écrasée, ratatinée, piétinée par le sort. Le contraste était violent avec l’image que j’avais gardée d’Hina. À ce moment, dans la voiture, l’opposition des deux femmes m'a paru terrible. Terrible de possibilités, terrible de haine accumulée et refoulée, menaçante comme le champ de mort à venir d’une bataille. Un horrible flash. Un coup de crosse en pleine gueule. J’ai failli perdre le contrôle du véhicule. Un routier qui double sans prévenir. Mon coup de frein qui déporte la voiture. Un réflexe inouï pour trouver une échappatoire sur la voie d’urgence. L’arrêt enfin, deux cents mètres plus loin, dans la fumée des freins et la fureur du bruit. Et puis la galopade pour vomir la peur derrière la bordure de sécurité…

    Quand je suis revenu à la voiture, encore tout tremblant de trouille, j’ai vu que Michelle n’avait pas bronché. Elle n’avait pas bougé du fond de son fauteuil trop grand. Elle avait toujours le regard fixé sur l’horizon devant elle, à sa manière trop usuelle. La mort n’est qu’une broutille quand on n’existe pas, n’est-ce pas ? Rien qu’un coup de frein trop tardif. Elle a allumé la radio d’information de l’autoroute pour voir si on parlait déjà d’une voiture arrêtée vers Mantes-la-jolie.

    Peut-être aurait-on parlé aussi d’un gros accident cérébral à hauteur de Michelle-la-moche, un carambolage de neurones au kilomètre trente trois, car moi, j’ai dû péter une bonne quantité de synapses. Je me suis mis à gueuler comme un fou, à dégorger n’importe quoi, à la traiter de tous les noms, à lui sortir un dictionnaire de charretier. J’ai donné des coups de pieds dans la voiture, des coups de tête sur les vitres, des coups de poings dans le vide des champs boueux autours. On m’a répondu par des coups d’avertisseur à cent à l’heure, des rires sans doute derrière les vitres fumées, les inquiétudes des gens ordinaires sur ma santé mentale, mais rien n’est venu de l’intérieur de la Porsche. Pas un petit bruit d’alarme, pas de réaction, pas même une once de curiosité. Non, décidément, rien ne sort de rien.

    Au bout d’un moment, encore frémissant de fièvre, épuisé par ma colère bouillante, j’ai repris le volant pour ne plus rien dire jusqu’à Deauville. J’ai roulé plus doucement en mâchouillant les images de l’événement qui m’avaient imprégné comme une teinture au suif. Avec la crainte de l’accident évité de justesse, j’avais passé mon délire sur la peinture métallisée et les jantes en alliage, mais j’avais dû évacuer autre chose. Un abcès en moi s’était crevé, déversant le pus là, sur le bord de l’autoroute, me vidant du trop-plein des mauvaises humeurs accumulées pendant sept ans. Hina s’est imposé, seul remède à l’infection purulente. Oui, cette polynésienne saurait me soigner par sa magie charnelle. Elle seule pourrait tirer le sang corrompu de mon corps et poser les ventouses sur mes bronches malades de respirer trop près d’un cadavre ambulant. Hina serait mon infirmière pour une longue convalescence, sachant me distribuer les cachets qu’il faut pour me rétablir, des bleus, des jaunes, des rouges, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pour effacer le trop gris de ma vie avec Michelle.

    Pour un peu, j’aurais bien abandonné ce projet de week-end, j’aurais fait demi-tour et rejoint illico mon scénario. Mais j’avais appris à respecter les promesses faites à Michelle, et j’allais quand même honorer celle-là. L’accoutumance sans doute, l’habitude d’une routine instituée par ma compagne au rang de tradition. Une fois à destination, je suis allé directement au Marie-Anne, le petit hôtel ou nous dormions d’ordinaire pendant nos escapades normandes. La patronne a dû nous trouver peu loquaces, ni l’un ni l’autre n’ayant envie, après deux heures de silence d’outre-tombe, de revenir sur cette terre, à Deauville, samedi midi, dans le hall vieillot d’un trois étoiles NN.

    Des rayons de soleil perçaient pourtant le ciel, les premiers de la matinée. L’air marin parvenait jusqu’à nous, franchissant les cinq cents mètres qui nous séparaient de la mer sans se charger du moindre gramme d’oxyde de carbone. À la réception de l’hôtel, plusieurs couples s’affairaient autour de leurs valises, de leurs sacs de golf, de leurs réservations passées par mail, de leurs fiches d’hôtel - encore des fiches à l’ère d’Internet ! - à remplir. La mouvance ordinaire des choses voulait nous récupérer tous les deux, c’est sûr, comme elle le faisait à chaque fois qu’un orage avait explosé entre nous. En fait d’orage, il n’y avait pas eu plus d’éclairs que cela. J’avais appris de Michelle qu’on peut tout faire à froid, même la plus cinglante engueulade. Mais cette fois-ci pourtant, je m’étais échauffé un peu plus et il devait rester collé dans ses oreilles pas mal de salive fondue et de la suie venant des mots d’ordure que j’avais employés.

    Rien ne semblait montrer chez Michelle un retour prochain à la normale, car elle avait justement l’air parfaitement normal. Depuis Mantes-la-jolie, elle était restée cloîtrée derrière un voile, comme elle l’est la plupart du temps. Elle n’avait pas fait mine de penser ou vouloir quoi que ce soit, ne faisant pas de mine du tout. J’étais loin d’imaginer que ce débordement dans le passe-partout, cette exagération de son attitude de tous les jours cachait un désir contraire, une envie de sortir des gonds coutumiers. Ce changement-là, je l’ai compris trop tard.

    La lumière et l’ombre sont comme les deux faces d’une pièce de monnaie. La vie et la mort aussi. Pas de vie sans mort, et vice-versa. La vie éternelle est un non-sens, comme la mort éternelle. C’est la dualité originelle. Ce samedi, j’étais un sou indécis, tantôt pile, tantôt face, un franc pas franc, une unité de compte un peu flottante devant l’éventail des placements possibles. Michelle le petit centime un peu terni. Hina la grosse pièce de cent francs Pacifiques toute neuve, toute brillante. Un choix à la fortune de Dieu.

    Nous sommes allés nous installer à la terrasse du Pub Morny, pas très loin de l’hôtel. Le temps n’était pas vraiment à s’attabler dehors, mais le spectacle du passage dans la rue nous a semblé un bon remède à l’interminable « rien à dire » entre nous. La dernière chose que j’aurais voulue à cet instant était une intimité forcée avec Michelle dans le cul enfumé d’un bar inconnu. Je m’excuse d’être aussi vulgaire mais c’est Michelle qui m’avait amené à ce niveau de réflexion où la seule manière de briller était de sortir des mots salés. Dans notre univers fade, seul le noir faisait tache. Le bon goût était trop blanc, il ne se remarquait pas.

    Michelle a commandé une menthe à l’eau et moi un bon cognac sitôt servi, sitôt bu, la même chose s’il vous plaît. Et puis un blanc. Pas un petit blanc dans un verre ballon, un long blanc de silence… Et puis un autre. Pas besoin de commander. Ceux-là venaient tout seul. Nous avons chacun fixé un côté différent de la rue. En ce début d’après-midi, il n’y avait pas encore grand monde dans la ville. Des vieux surtout. Des retraités, des retirés, des isolés, des perdus pour la France. Je les ai regardés marcher sans se presser. C’est leur courte espérance de vie qu’ils semblaient presser, pour extraire quelques gouttes de jus des histoires entassées toute leur vie. Jusqu’au bout, il en reste. Il reste des choses à dire, des trucs à penser, du plaisir, au moins le souvenir du plaisir. Il y en a assez pour flâner dans Deauville. Même doucement, plus doucement que les jeunes bien sûr. Il y en a assez pour apprécier les devantures des boutiques. Assez pour pester en lisant les manchettes de journaux sur les vitres du Tabac Presse. Même appuyé sur une canne, sur deux, trois ou trente-six cannes. Même agrippé à un déambulateur à roulettes en carbure de tungstène, ou follement emporté par un grisant système de mobilité indépendante. Il y en a encore et encore, jusqu’à la dernière perf, jusqu’au bon vieux lit d’hosto bien blanc bien dur, quand les paupières bougent encore pour dire stop à l’infâme sou-soupe. Il y a du plaisir jusqu’au dernier petit mouvement imperceptible à l’œil non exercé des bien-portants, cet ultime doigt d’honneur à ceux qui devront attendre encore un peu pour aller voir de quelle couleur est la lumière blanche de la mort.

    Quand le soir est tombé, on a commandé de quoi manger sans y mettre beaucoup d’appétit. On a pris le plateau de fruits de mer comme d’habitude, histoire de se rassurer sur la suite du week-end. Avec les habitudes, on pourrait peut-être faire passer le malaise. On pourrait peut-être retrouver le confort du train-train. Des fruits de mer à Deauville, c’était la routine en suppositoire, mais cela valait le coup d’essayer. Les huîtres étaient salées et l’échalote piquante, mais on n’a pas bronché. La peur de faire le premier pas ? Ou bien l’orgueil ? On n’allait quand même pas avaler notre fierté avec les moules. Même les bulots amers ont été gobés sans frémir.

    Vers neuf heures, alors que l’affluence augmentait en ce samedi soir, Michelle a bougé. Elle s’est lentement tournée vers moi.

    - J’aimerais mourir ce soir.

    - Nous avons bien failli mourir tous les deux. Tu regrettes que j’aie raté mon coup, tout à l’heure ?

    - Ecrasée par un camion ? Enfoncée dans la glissière de sécurité ? Ejectée par la portière à 160 ? Pourquoi pas ! Pourvu que ça soit rapide. Je ne veux pas souffrir.

    - Si tu veux, je peux essayer de recommencer en rentrant demain.

    - Mais je ne veux pas que tu meures. Je veux mourir toute seule. Je veux que tu me tues.

    Ses yeux n’ont pas dit la même chose. J’en suis sûr. Je n’ai pas bien vu, il faisait sombre, mais ils n’ont pas demandé la mort. Ça doit se voir quand des yeux sont résignés à la dernière extrémité. Ça doit se voir même chez quelqu’un qui cache tout, tout le temps. Vous connaissez le lieu commun sur les miroirs de l’âme ?

    - Je veux que tu me tues, Pol. Le plus tôt possible. Promets-moi seulement de ne pas me faire mal.

    Je dois bien avouer que l’idée ne m’a pas forcément déplu. Je sais, quand votre femme vous dit qu’elle veut mourir, il y a de quoi s’inquiéter, de quoi se faire de la bile et le montrer. Á priori, on doit même commencer à se morfondre, à culpabiliser, à s’effrayer de ce qui se pointe comme ça un beau jour, à la terrasse d’un café. Moi, franchement, je n’ai rien ressenti de tout ça. Je n’ai même pas tiqué à entendre cette déclaration macabre. Michelle avait envie de mourir ? Et alors ? Quoi de plus naturel pour un mort vivant ? Rien de bien extraordinaire, en somme. Un non-évènement dans l’inexistence de cette femme.

    Je n’ai même pas eu le réflexe de m’offusquer par politesse. Pas de « quoi ? » hurlé avec des yeux exorbités, pas de « tu es folle ma chérie ! » sanglotant, même pas un gentil « enfin, qu’est-ce qui ne va pas, mon p’tit chat ? ». Non, rien de tel n’est sorti de ma bouche. Désolé ! Je ne respectais pas les usages du roman-photo. Je prenais mes aises avec le conformisme de bon ton dans la station normande. Mais je crois que je n’ai jamais aimé faire comme tout le monde. Et puis, comprenez-moi, j’avais un petit intérêt dans l’affaire. Michelle qui disparaît… À moi Hina ! Et personne ne le saurait.

    - Et comment veux-tu mourir ? Je me suis pris au jeu de Michelle, finalement.

    - Je ne sais pas. Rapidement. Je t’ai dit que je ne veux pas souffrir. Il y a les médicaments, les veines, les bulles d’air dans une seringue… Je suis sûre qu’on peut trouver quelque chose de bien. Il paraît qu’on trouve plein de méthodes faciles sur Internet.

    - Bonne idée, allons trouver un café Internet et renseignons-nous. J’avais dit ça comme si de rien n’était. On discutait tranquillement et la réalité n’était pas vraiment en question.

    - Non, rentrons à l’hôtel, j’ai froid.

    - Bien sûr, ma chérie.

    Sur le chemin du retour, ma petite sangsue s’est collée très fort. Avec sa formule

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