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Bibi et Orbi
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Livre électronique327 pages4 heures

Bibi et Orbi

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À propos de ce livre électronique

Comment une simple apparition televisuelle va bouleverser la vie trop bien réglée et sans surprise d'un employé de mairie aux ambitions plus que modestes ....
LangueFrançais
Date de sortie2 mai 2013
ISBN9782312010182
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    Bibi et Orbi - James Senlys

    cover.jpg

    Bibi et Orbi

    James Senlys

    Bibi et Orbi

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01018-2

    Chapitre I – « Au travail »

    Mon nom est Philippe Mavignier, j’aurai pu m’appeler Mamadou Mangin, mais ce n’est pas le cas. Je travaille dans cette mairie depuis dix ans comme employé. Un boulot pénard qui me permet de rêver et de m’imaginer dans un rôle de héros. À quarante-cinq balais j’ai toujours cette même ambition, ne jamais trop m’investir par peur d’une promotion. Ce fonctionnariat communal est en adéquation avec mon envergure existentielle.

    Quinze années de mariage ne m’ont pas abattu ; un enfant pour assurer la relève, une femme coiffeuse que j’aime toujours et qui me trouve du génie ; un break Peugeot gris métallisé avec lecteur CD, un chien complètement abruti et une belle-mère qui l’adore.

    Mon physique est tout aussi stupéfiant ; cheveux bruns coupés très court abondamment gominés, 1m80, bedaine de sportif en canapé, regard sombre et absent, déjà de l’autre côté… démarche fatiguée mais souple, moue dubitative même quand le ciel s’éclaircit.

    Je vous captive non ?

    Nous sommes vendredi ; Fred, mon collègue de bureau, me pose la traditionnelle question.

    – Qu’est-ce que tu fais ce week-end ?

    – Je rentre chez moi, ma femme fait la morue.

    Comme vous pouvez le constater, je titille la blagounette qui conjure l’absurdité d’un monde sans pitié pour les conquérants de l’impossible. Fred, à mon image, consacre sa vie à attendre, attendre le lendemain, avec pour seule curiosité la vérification d’un lourd recommencement. La cinquantaine bien sonnée, célibataire sans enfant, il présente l’avantage de l’humeur égale et n’enfreint jamais les limites de la sphère privée. C’est un bon gros de petite taille, hypersensible et très intuitif. Pour vous donner un exemple de cette dernière qualité, j’évoquerai simplement le jour, où, sans même m’avoir questionné, il a su que j’avais égaré mon agrafeuse.

    Nos bureaux se font face et nos regards se croisent souvent dans une communion fraternelle de damnés administratifs. Comme chaque fin de semaine nous nous attelons au ménage succin de notre espace de « travail » d’environ 20 m², avec les moyens du bord (restrictions budgétaires obligent), un balai de crin, une pelle et une bombe aérosol anti-poussière. Remarquez, tout autre ustensile nous paraitrait équivoque, à chacun son job. L’opération effectuée, il nous reste une demi-heure à trucider. Fred sort ses mots croisés et moi ma Winchester, non, je plaisante, mon jeu d’échec électronique. La porte perpétuellement ouverte dispense la mairesse d’y cogner ses petites phalanges pour s’annoncer.

    Élégante quarantenaire au nez retroussé comme une trompette à l’envers, donc qui n’a pas grand chose à voir avec cet instrument, elle impose naturellement le respect par sa prestance et son regard perçant.

    N’importe quel rond-de-cuir surpris en train de coincer la bulle par son chef de service deviendrait rouge de confusion et s’empresserait de faire disparaître sous le bureau ses jeux favoris dans la panique. Nous, non. Parce que Mireille FONTENOY nous a à la bonne d’une part, et que les vrais cancres ont pour flambeau leur inertie revendicative. Nous nous levons d’un même élan spontané et saluons courtoisement notre édile magnanime.

    – Restez assis, restez assis, je vous en prie.

    Elle empoigne une chaise époque maison de retraite années 60, s’assoit, croise ses magnifiques cuisses bien fermes montées sur des jambes à perte de vue, et sort de son sac en paille un dossier rouge. Cet accessoire ne m’intrigue pas plus que ça, pour tout vous dire je m’en tape les couilles, trop occupé à imaginer ma main se frayant un passage vers le jardin des délices ; sous sa jupe noire…

    Fred, dont la libido se résume à de vagues rêveries avec la boulangère du quartier, demeure impassible. Mireille Fontenoy détache la sangle du redoutable dossier cartonné et nous expose d’une diction préfectorale sa stratégie pour laminer nos ennemis. Bien que les municipales s’annoncent assez sereines pour le « mouvement ARISTOCRATIE POPULAIRE », il est hors de question de crier victoire avant l’heure et de se relâcher.

    Soucieuse d’une vraie concertation avec ses collaborateurs, l’élue recueille toutes leurs idées susceptibles de l’aider à triompher. Elle me regarde tendrement, sa feuille blanche bien à plat sur le support rigide, et d’une voix maternelle sollicite mon potentiel créatif.

    – Philippe, vous avez pensé à mon slogan ?

    Je n’ai pensé à rien du tout ; j’ai autre chose à faire que de jouer les Jacques Séguéla. Mon loto sportif est prioritaire. J’ai planché toute la semaine pour enfin trouver une combinaison crédible, bien que l’option victorieuse du PSG contre Quevilly me semble audacieuse.

    D’un petit air sûr de moi je fais mine de fouiller dans les papiers d’un tiroir submergé de gadgets destinés au prochain vide-grenier de Villacoublay ; le temps qu’une idée me vienne à l’esprit.

    – Oui, bien sûr, Madame, je voulais justement vous en parler.

    Fred s’extirpe progressivement de sa somnolence. Sa bouille ronde semble s’éveiller à mon incroyable culot, une perplexité songeuse mêlée d’admiration, « non !, il va pas oser ! ».

    – Bon, j’ai du oublier mon brouillon à la maison. J’ai pensé à cette image, madame. D’abord, l’affiche doit se différencier de celle de nos concurrents par sa sobriété. Mais une sobriété aguicheuse, celle qui justement attire l’œil par l’impression de calme renouveau qu’elle suggère.

    Mireille Fontenoy élargit son sourire ; elle paraît subjuguée ; à moins que ma soupe de publicitaire du dimanche ne la plonge dans l’hébétude. Sa réflexion me rassure.

    – C’est une très bonne idée, Philippe, et pour le slogan ?

    – Oui, le slogan, inutile de faire dans l’agressif, j’ai pensé à cette métaphore…

    Frédo a retiré ses lunettes et s’emploie à se frictionner les paupières pour s’isoler d’une pantalonnade attendue.

    – « Comme les neiges éternelles, la vérité ne meurt pas ; Voter pour Mireille Fontenoy, c’est croire en votre destin ! »

    J’ai balancé d’un trait, sans bafouiller, cette couillonnade qu’un internaute écolo pourrait revendiquer sur son blog de boyscout jeunesse hitlérienne. Fred a sombré dans la dépression, il se rue sur sa boîte de cachou qui lui échappe des mains lorsqu’il tente de l’ouvrir avec son cutter. Tel un apprenti jongleur il la fait transiter de main en main pour enfin la plaquer sur son « V. S. D. », évitant ainsi la détérioration éventuelle du film en Skaï protégeant son burlingue.

    Le sourire de la mairesse s’est encore évasé, elle est conquise par mon talent, cela ne fait aucun doute, ses compliments le confirment.

    – C’est excellent, Philippe, vraiment très bon. Je vais le noter immédiatement. Si vous en avez d’autres comme celle-là, mettez-les au chaud. Et vous Frédéric?, une idée peut-être ?

    Mon coéquipier ; troisième échelon dans la hiérarchie du glandouillariat, décomplexé par mon aplomb, se lance.

    – Oui, Madame Fontenoy, ça tombe bien. Pour l’affiche j’ai imaginé une prairie broutée par les vaches laitières avec un clocher en toile de fond. Et comme slogan : « Avec Madame Fontenoy, l’herbe sera toujours plus verte et les vaches encore plus heureuses. »

    Peut-être s’attend-il aux mêmes éloges dont m’a honoré la mairesse. Il se rengorge, prêt à recevoir les compliments mérités.

    – C’est pas terrible tout ça, dites-moi, Frédéric ; vous pouvez toujours contacter François Bayrou, je pense qu’il sera preneur…

    Déstabilisé, persuadé que sa prose vaut autant que mes élucubrations (et il n’a pas tort), il manifeste sa surprise d’une bouche grande ouverte en me regardant comme pour me prendre à témoin de cette injustice. Mireille, qui trouve ce garçon attachant, n’a pas pour habitude de blesser les gens gratuitement ; elle s’empresse d’apporter une nuance à sa remarque, sensible au trouble occasionné.

    – L’idée est bonne, il faudrait retravailler le texte, OK Frédéric ?

    Il opère un rétablissement facial ; un sourire enfantin déloge sa mine de supplicié. Il est donc admis dans l’univers très fermé des concepteurs idéologiques. La mairesse referme son dossier, se lève, et nous encourage à faire front devant l’adversité. D’un majeur dressé, préalablement introduit dans sa bouche, elle scande sa volonté d’en découdre.

    – On va leur mettre bien profond ! je compte sur vous ! OK mes amis ?

    En symbiose nous nous levons, nos doigts brandis avec la même vindicte illustrent notre totale adhésion. À l’unisson nous hurlons.

    – Oui, Madame le Maire !, on va leur mettre bien profond ! vous pouvez compter sur nous !

    Emballée par ce chœur vibrant, Mireille Fontenoy outrepasse le protocole recommandé pour une élue en nous proposant l’accolade.

    – Venez ici, mes deux chevaliers servants, que je vous embrasse.

    Je ne me fais pas prier, avance en premier. Les deux mains bien à plat, elle m’attrape les joues où elle plaque ses lèvres surchargées d’un rouge capiteux. Puis vient le tour de Fred qui se fait ventouser avec la même fougue.

    – Merci, mes amis, merci…

    Elle trouve dans son sac un mouchoir brodé à ses initiales, s’essuie une larme. Après un lent demi-tour et un dernier clin d’œil, elle s’éclipse dans le couloir.

    Comme si il ne s’était rien passé nous consultons nos montres ; dix minutes pour ranger nos affaires avant l’heure réglementaire suffiront largement. Je remets mes chaussures, enfile ma veste en Jean, m’inquiète du bon approvisionnement de l’armoire à apéro.

    – Fred, il nous reste encore des «Belins » ?

    – Oui, oui, j’en ai remis ce matin ; par contre, faudra penser au « Chivas ».

    – OK, on se fera faire un bon par Madame Jankovitch.

    Comme deux gamins surexcités nous dévalons les trois étages du vieux bâtiment, nous bousculant et en chantant la Carmagnole réécrite par Cadoudal.

    Chapitre II – « En famille »

    Réfugiés à 20 km à l’Ouest de Paris moi et ma famille vivons dans une maison spacieuse au cœur d’un village épargné par l’inflation bétonneuse. Le jardin qui l’entoure, d’à peu près 300m², nous fait respirer comme à la campagne toute l’année.

    J’actionne la télécommande du grand portail, deux coups de klaxon intempestifs et joyeux signalent mon arrivée. Je ne suis pas Cary Grant, ma femme n’est pas la réplique de Deborah Kerr non plus, mais quand elle apparait sur le perron entourée du fruit de nos ébats, la mélodie du bonheur n’est pas loin.

    Clovis, le labrador, parfait ce cliché d’une ronde festive et de tentatives de bonds vite avortés par l’arthrose. Je lui lance la baballe, mais comme d’habitude il me ramène un vieux slip.

    Voici ma femme, Geneviève, coiffeuse de métier, 1m 65, les yeux verts en forme de Calissons d’Aix en Provence ; la bouche large et charnue, les cheveux d’une lionne, la poitrine un peu basse mais toujours opérationnelle. J’aime cette femme. J’aime son physique que vous pourriez trouver dans un magazine de mode, la mode Gréco-Romaine. Que Dieu me pardonne si je ne remercie pas assez la vie. Savez-vous où nous nous sommes rencontrés ?, dans un ascenseur, incroyable non ? Il devait être 1 h du matin, nous habitions le même immeuble, et nous nous étions jamais croisés.

    – Vous allez à quel étage Mademoiselle ?

    – Au cinquième.

    – Moi au quatrième.

    – Vous êtes bien rouge.

    – Oui, j’ai pris un coup de soleil.

    – Ça vous a plu la fête de la musique ?

    – Ouais, c’était sympa.

    Au quatrième je sors de l’ascenseur et entretiens le dialogue tout en maintenant la porte. Le feeling passe, mon émotion doit transparaître, nous sommes rouges tous les deux. Un peu gêné je lui propose de prendre un café chez moi ; son refus peut se comprendre mais la formulation est ridicule.

    – Non, merci, je suis sympa mais je connais mes limites.

    On ne peut pas mieux faire dans l’inconsistance et la vacuité cérébrale. Désorienté devant cette grandiloquence de dame-pipi émancipée, vexé, je réplique d’un même degré d’intelligence.

    – Moi, je ne les connais pas, désolé…

    J’ai refermé la porte et suis rentré chez moi avec Dame Branlette pour toute compagnie.

    Je pensais qu’on ne s’adresserait plus la parole. Trop orgueilleux pour retenter ma chance j’avais décidé de ne plus y penser et de me contenter d’un « bonjour/bonsoir » si l’occasion se représentait. Un matin, elle a fait le premier pas, ma vie devait prendre ce chemin.

    – Je suis désolée pour l’autre soir, j’ai été un peu cassante. Je ne suis pas très bien en ce moment, j’espère que vous ne m’en voulez pas ?

    – Non, non, pas du tout, et si on prenait un café sans limites ?

    Nos rires se sont mariés, nous ne nous sommes plus jamais quittés. Aujourd’hui, accaparée par l’éducation de James, elle n’exerce la coiffure que très rarement et la plupart du temps à domicile. Si j’oublie quelques attrapades bien soignées notre harmonie conjugale ne fut jamais ternie et, à ce train, il se pourrait bien qu’on fasse le chemin jusqu’au bout.

    J’accède au perron et soulève James, que j’embrasse ; il me confie un scoop.

    – La coquinelle, l’est partie.

    – AH bon ? … et elle va revenir ?

    – Ché pas…

    Je dépose ma progéniture dans sa Ferrari en plastique et m’affale sur le canapé tel un forçat exténué par un labeur inhumain. Attentionnée, Geneviève me prodigue sa tendresse d’un coup de langue dans l’oreille.

    – Il est fatigué mon gros bébé, oh… oui.

    – Tu me sers un verre ?

    – Un p’tit Porto ?

    – Ça marche.

    Nonchalamment j’attrape la télécommande de la télé et programme une chaîne publique pour mater les infos de 19 h. Un peu en avance sur l’horaire je patiente avec les pubs en fermant les yeux. Geneviève me rejoint rapidement chargée du plateau amoureusement organisé d’amuse-gueules originaux, d’un Martini blanc et de mon Porto. Nous nous sourions comme deux jeunes époux immortalisés par un photographe des années 30. Les pubs qui défilent la convient à cette observation.

    – Chéri, tu as vu la nouvelle pub « Calin plus » ?

    – Non, elle est bien ?

    – Formidable, très riche en vitamine « D », le Calin plus.

    – Tu n’as pas besoin de ça, mon Calin à moi regorge de vitamine « E » et comble largement tes besoins.

    Après un toast porté à la santé de notre amour nous nous enlaçons avec pudeur. Noyé dans sa densité chevelue je me réserve un droit de regard sur l’écran en écartant deux mèches. D’un seul œil je peux ainsi visionner les infos qui viennent de commencer tout en caressant la nuque brûlante de ma régulière attentive à mon bien être.

    La voix qui annonce les titres de l’actualité n’est pas habituelle. Mon attention se fige sur la nouvelle journaliste, j’écarte un peu plus les cheveux de ma femme en pâmoison ; une beauté inconnue m’échauffe le sang. Geneviève abandonne sa posture alanguie ; elle aussi curieuse de découvrir ce visage inédit.

    – Tiens, Sylviane Badou est en vacances ?

    J’ai du mal à rester naturel, ce qui est un non-sens. D’un air détaché, je m’étire comme un vieux lion repu en portant mon verre à mes lèvres (c’est tout à fait réalisable, essayez). J’avoue mon ignorance, légèrement agacé.

    – J’en sais rien moi, tu l’as déjà vue celle-là ?

    – Non, elle est pas mal, elle t’excite hein ?, petit vicelard va !

    Geneviève n’est pas jalouse, ou plutôt elle ne le montre jamais. Ce n’est pas cette apparition cathodique qui inaugurera le bal des grandes scènes de ménage ; ma moitié ne peut se douter que mon imaginaire vient de s’emballer et qu’une obsession est en train de naître…

    Chapitre III – « Un pauv’type »

    À trois semaines des élections l’hôtel de ville est en effervescence. Une période d’excitation qui me plonge dans l’indifférence. Fred n’est pas plus enthousiaste ; seule une alerte à la bombe pourrait l’éloigner de son Sudoku. Je consulte ma montre ; 11 h 45, l’heure de l’apéro. Avec la justesse et la poésie d’un chirurgien esthétique je décapite la bouteille de Chivas à l’aide de mon couteau de chasse d’au moins 30 cm (pour faire peur aux enfants). Fred lève son nez, par l’arôme du fameux Whisky alléché.

    – Comme ça Fred ? Un peu plus ?

    – Top ! Top ! Top !, merci.

    Il déchiquète d’un coup de râtelier imparable le sachet de Zakouskis dont il libère le contenu en un savant éparpillé sur le bureau.

    – À ta santé Philippe !

    – À tes amours Frédo !

    Nous nous épargnons un « tchin » de ploucs qui a le don de nous énerver. La vie n’est ni belle ni moche. On est là, on ne sait pas pourquoi, on fait comme si tout était écrit à l’avance, comme si nous n’avions jamais existés. Nos regards reflètent un chagrin enfoui, le souvenir diffus d’un monde indulgent.

    Lorsque Fred s’apprête à remettre une tournée la sonnerie du téléphone brouille les cartes. D’une main rageuse j’arrache le combiné pour hurler un : OUI !!! Empreint de délicatesse. Il faut vous dire que moi et mon collègue maudissons ce mode de communication qui dans la sphère professionnelle annonce toujours un surcroît de travail ou un déplacement ennuyeux. Ce coup de fil en est la preuve vivante. Le timbre autoritaire de Mireille Fontenoy me rappelle à l’ordre.

    – Vous avez un problème Philippe ?

    Empêtré dans ma gêne, j’assume comme je peux.

    – Non, non, ne vous inquiétez pas, madame Fontenoy, j’étais sur le point de trouver un autre slogan quand le téléphone a sonné. Je vous prie de m’excuser.

    – Bien, bien, vous êtes un collaborateur modèle, à l’évidence. Je vous propose de descendre dans la salle de réception où l’équipe de FL8, pour compléter son sujet, a besoin d’autres témoignages. Je peux compter sur vous ?

    Plus faux jeton que jamais je mime l’emballement. Depuis tout petit je triche. À la belote, à l’école, avec le curé, avec les femmes, les condés, les animaux, ma concierge, avec mon patron, les commerçants, mon toubib, au foot, avec moi même quand je m’examine dans la glace ; un tricheur né, sauf avec Dieu qui me fout à poil direct, inutile de calculer avec Monsieur TRES HAUT. Je triche, non par vice, mais pour avoir la paix et triompher. M’aimant plus que tout, je ne peux admettre la moindre faille dans mon système d’autoadulation. Le simple fait de m’imaginer inférieur dans un domaine ou un autre me donne la fièvre aphteuse.

    – Mais bien sûr Madame !, avec grand plaisir, je descends immédiatement !

    – Ah… Si Frédéric pouvait venir également, ce serai parfait.

    – Très bien, très bien, à tout de suite madame…

    Fred, qui a vite compris que notre communion alcoolique allait virer eau de boudin, exprime son allégresse d’un rot puissant et délicieusement parfumé.

    – Putain de sa mère ! Elle peut pas nous lâcher les couilles un moment celle la !

    – On doit y aller, Fred, c’est comme ça.

    Excédé, mais prêt à faire des efforts, je me conditionne comme un toréador avant l’entrée dans la reine. Je tente de transmettre cette abnégation courageuse à mon ami en l’invitant à faire front. J’en profite pour le conseiller vestimentairement.

    – La chemise dans le pantalon ce serait mieux, Fred.

    – Tu crois ?, c’est à l’italienne, c’est la mode.

    – Tu fais comme tu veux ; mais un seul côté c’est plus l’Italie, c’est la Sardaigne.

    *

    L’équipe du FL8, déjà sur le pont, est comme je pouvais l’imaginer. La plupart de ses effectifs est encanaillée de branleurs qui se donnent de l’importance en jargonnant d’un air lointain mais très investi ou en exécutant quelque mystérieuse danse chamanique.

    D’une timidité sociale maladive, Fred ne me lâche pas les chaussettes ; la tête baissée il se protège comme il peut derrière ma carrure en me serrant de près comme si je lui devais un paquet d’oseille.

    Entre deux projecteurs, j’aperçois Madame le maire, une saucisse cocktail élégamment maintenue entre le pouce et l’index ; elle répond aux questions d’une journaliste impossible à identifier de dos. Fred, dont la moiteur des paumes et la crispation du cou témoignent de son stress, demande de l’aide.

    – Qu’est-ce qu’on fait Phil ?

    Pour le détendre je fais dans le grandguignolesque exhibo.

    – Tu fais ce que tu veux, moi je vais sortir mon Zboub et uriner dans la salade de fruit, tu me suis ?

    Son rire nerveux travestit un petit cœur aux abois. La relaxation est de courte durée, Madame Fontenoy nous a repérés et nous convie à la rejoindre d’une main agitée et légèrement moutardée. En un gracieux mouvement d’épaules la journaliste se retourne et révèle son visage. Je défaille, me liquéfie, me gélifie. La même intensité émotionnelle ressentie dans le canapé, les yeux rougis par la brûlure au Cobalt. La supplétive de Sylviane Badou est à 5 mètres. La coupe de « canard du chêne » dans une main, le micro dans l’autre. Elle me fixe d’un drôle d’air, le sourire en berne, et détourne son regard sur l’interrupteur fixé au mur d’un intérêt relatif. Est-elle au courant (interrupteur, courant, jeu de mots) de mon irrésistible attirance ?

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