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Et vient le Ressac: Roman
Et vient le Ressac: Roman
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Livre électronique293 pages4 heures

Et vient le Ressac: Roman

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À propos de ce livre électronique

Non, Pierre n’aime pas les ragots, d’ailleurs il refuse de les écouter, quoique… pour l’objet de son désir il ferait bien une exception ! 

Dans un petit port breton se languit un voilier, réceptacle de vieilles rancœurs. Pierre, doux rêveur se morfond dans la ville. Il rêve de voyages, d’aventures…
Au cours d’une errance, sur la côte, il découvre ce mystérieux bateau dont il s’entiche. Malgré les ragots des villageois qui donnent une aura maléfique à ce vieux « Mascaret », qui n’est pourtant pas à vendre, Pierre s’entête. Il veut l’acheter. Une attraction incompréhensible lui fait mener l’enquête. Qui est cette Eva, sexagénaire, propriétaire du bateau ? Qu’a-t elle fait pour susciter la haine d’un village ? À travers le témoignage des uns et des autres, une histoire singulière va l’émouvoir. Cette vague de ressac va emporter Pierre, le transformer jusqu’à lier son destin à celui d’un voilier grâce à cette mystérieuse femme qui le mène inexorablement sur le chemin des souvenirs, vers d’autres lieux dangereux et minés caressés par les brises tropicales.

Un récit rythmé par le thème de la mer, des voyages, de la haine et du danger, où souffle néanmoins le vent de l’amour qui gonfle les voiles du « Mascaret », ce bateau gardien de secrets.

EXTRAIT

Pierre avait de plus en plus souvent ces humeurs moroses, le week-end en particulier, quand son esprit était libéré de la charge fastidieuse de son travail au bureau. Qu’étaient devenus les projets, les rêves un peu fous qu’on remettait toujours à plus tard et qu’il partageait encore avec sa compagne l’année dernière ? Cathy ne l’écoutait plus, même si elle faisait semblant avec son sourire en coin, ses yeux qui se levaient au plafond, ses épaules qui se haussaient un peu. Un doux rêveur, voilà ce qu’elle avait dit hier soir.
« Mais Pierre, il faut rêver d’accord, seulement avec toi, cela devient de l’obsession. Tu as la bibliothèque remplie de livres d’aventures. Maintenant tu lis les livres de navigation, tu cherches sur internet des bateaux dont tu ne pourras jamais t’offrir, ne serait-ce que les voiles ou les winchs. On a le loyer à payer, la voiture sans doute à changer. Je fais des heures supplémentaires, pendant que toi tu rêves avec une tête de chien battu ! »

À PROPOS DE L'AUTEUR

Isabelle Briand est bretonne. Depuis l’âge adulte elle n’a connu pour chez-elle et seul domicile que des voiliers de grande croisière. Elle a vécu, navigué, travaillé de l’Afrique à l’Amérique du Sud, du Brésil au Mexique, des Antilles à l’Amérique du Nord et au Canada, de la côte atlantique à la côte pacifique. Elle navigue actuellement dans le Sud Pacifique avec son compagnon sur leur voilier. Ce livre est son quatrième roman.
LangueFrançais
Date de sortie17 mars 2017
ISBN9782746696662
Et vient le Ressac: Roman

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    Et vient le Ressac - Isabelle Briand

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    ET VIENT LE RESSAC

    Isabelle Briand

    ET VIENT LE RESSAC

    Roman

    Tahiti, janvier 2016

    Remerciements au club de voile de Taravao, Tahiti, pour m’avoir accueillie sous son auvent pendant de longues heures jusqu’à la fin de la rédaction de ce roman. Mauruuru !

    Que sont les hommes et les siècles

    Pour la mer,

    Le ressac vient

    Qui les étreint et les emporte…

    Anonyme grec

    Chapitre Un

    Le reflet du miroir, ce matin-là, avait annoncé le prélude d’un samedi gris et morne. Il crachouillait – comme disait son grand-père breton, alias Pépé – une pluie fine et oblique qui vaporisait ses gouttes tristes sur les vitres. Gris aussi était un crin fin de sa chevelure, si brune, si dense hier encore… Il l’avait aperçu dans le miroir de la salle de bains. Aussitôt, son humeur s’était mise au diapason de ce matin qui faisait la gueule.

    « Merde, pensa-t-il, que la ville est moche sous ce ciel, que je suis moche avec ma tête de déterré, et puis voilà que je me mets à vieillir d’un coup ! »

    Pierre avait de plus en plus souvent ces humeurs moroses, le week-end en particulier, quand son esprit était libéré de la charge fastidieuse de son travail au bureau. Qu’étaient devenus les projets, les rêves un peu fous qu’on remettait toujours à plus tard et qu’il partageait encore avec sa compagne l’année dernière ? Cathy ne l’écoutait plus, même si elle faisait semblant avec son sourire en coin, ses yeux qui se levaient au plafond, ses épaules qui se haussaient un peu. Un doux rêveur, voilà ce qu’elle avait dit hier soir.

    « Mais Pierre, il faut rêver d’accord, seulement avec toi, cela devient de l’obsession. Tu as la bibliothèque remplie de livres d’aventures. Maintenant tu lis les livres de navigation, tu cherches sur internet des bateaux dont tu ne pourras jamais t’offrir, ne serait-ce que les voiles ou les winchs. On a le loyer à payer, la voiture sans doute à changer. Je fais des heures supplémentaires, pendant que toi tu rêves avec une tête de chien battu ! »

    Cela avait bien évidemment amorcé la dispute hebdomadaire, plus forte, plus intense que les précédentes. Elles montaient d’un cran toutes les semaines, et c’était sa faute s’il s’entêtait. Pourtant tout avait si bien commencé, trois ans auparavant. Il avait aimé de suite le dynamisme de la jeune femme, sa volonté aussi, sa franchise et son esprit ouvert. Après tout, n’avait-il pas été séduit par son air de routarde revenant d’un raid au Tibet ? Car oui, Cathy c’était ça aussi : la frondeuse enthousiaste aux cheveux frisés en rébellion permanente, aux yeux ronds et sombres derrière des lunettes toutes aussi rondes. Petite, râblée, elle était taillée pour la lutte, disait-elle en se moquant de sa silhouette qu’elle s’entêtait à emprisonner dans des t-shirts moulants. Elle parlait fort, elle riait souvent, elle se moquait gentiment. De tout, de tous, de Pierre. Et même lui, l’introverti, avait aimé ça. Il sentait qu’elle le pousserait hors de ses retranchements, qu’elle l’aiderait à vivre ses rêves, qu’elle le seconderait. Alors que s’était-il passé ?

    Le regard vrillé sur la vitre grise où filtrait une lumière morne qui déformait les toits des immeubles dans lesquels vivaient des essaims d’humanité qui, comme lui, savouraient leur premier café de ce matin léthargique, Pierre et son âme étaient tristes et inquiets. Cathy était de service à l’hôpital ce week-end. Ils ne se verraient qu’entre deux portes, celle de l’entrée et celle de la chambre. Pas le temps de s’excuser pour la dispute d’hier. Et puis, il ne le voulait pas vraiment. Il prit les clefs de la voiture, laissa un mot : J’emmène mon chien battu en balade, à lundi.

    Lui qui s’était cru si spécial avec ses idées d’aventures n’était qu’un type ordinaire finalement. La trentaine à l’horizon, quelconque : pas beau, pas moche, pas bête, pas futé non plus aurait dit Cathy en plissant les yeux d’un air narquois. Taille moyenne, ni maigre ni gros, il passait inaperçu dans la foule. Cela l’arrangeait parfois, mais dernièrement, il se surprenait à épier son reflet dans les vitrines, comme un ado libidineux. Sa vie lui échappait. Cathy, elle, fonçait tête baissée dans un métier qui la passionnait et elle oubliait leurs beaux projets d’évasion, pourtant ressuscités à chaque mois de vacances. Il l’enviait un peu. Mais elle l’oubliait. Pierre fit une moue enfantine alors qu’il ressassait la scène de la veille. Quel raseur il était ! Insatisfait, jaloux, puéril et moche.

    « Oui, moche ! » pensa-t-il encore en essuyant de la paume le miroir à gauche de la porte de l’appartement. Ce geste ne changea en rien son reflet. Il avait les yeux fatigués, les yeux d’un beau marron mordoré d’épagneul. « Me manquent plus que les oreilles tombantes… Mais non, très bien les oreilles, pas laides du tout en fait ! »

    Le nez droit, un peu pincé au bout, lèvre inférieure charnue, « signe de sensualité aiguë dit-on », la supérieure un peu trop gercée par la morsure continuelle de dents bien plantées, le front haut dégagé, « suis-je légèrement dégarni ? » Non, les cheveux étaient encore épais et ne tomberaient pas de sitôt à en croire père et grand-père. Le tout pas trop mal, si ce n’était un air alangui – à moins que ce ne fut avachi – de quelqu’un qui vit à côté de ses pompes. Un physique banal qui cachait des idées saugrenues pour certains, intrépides pour d’autres, utopiques pour Cathy. Il avait fermé le double verrou de la porte, sorti la voiture du garage et, au lieu de l’emmener au mécanicien, il décida de prendre le périphérique vers l’ouest. Ses idées, qui s’échappaient au petit bonheur quand il conduisait, faisaient en général mauvais ménage avec la circulation du centre-ville. Pierre détestait rouler en ville où il fallait côtoyer les mères de famille agacées par la progéniture qui chahutait à l’arrière, les couples fringants se dirigeant vers les grands magasins, les retraités qui se frayaient un chemin au volant de leur lourde cylindrée, les ados turbulents et casse-cous qui faufilaient leur moto au ras de son pare-chocs.

    « Dans la ville, je suis un pigeon » chantonnait-il les mâchoires crispées sur un chewing-gum sans goût.

    Dernier feu rouge, le grand rond-point, l’embranchement du périphérique de l’ouest, celui qui mène vers l’océan, vers la liberté. Quelle illusion ! Pourtant la seule, si étroite était-elle, à laquelle il se rattachait. Lui qui rêvait de grand large, de navigations infinies devrait se contenter de naviguer avec son GPS sur ce grand ruban noir en compagnie de milliers d’autres pigeons.

    Mais d’où lui venaient ses idées ? Le périphérique atteint, son esprit s’envola au rythme des chevaux-

    vapeur. Ce n’était certes pas sa vie de petit banlieusard qui lui inspirait ces envolées audacieuses. Sans aucun doute la faute du grand-père breton chez qui il avait passé ses plus beaux jours d’enfance et d’adolescence. L’homme taciturne emmenait le gamin pâlot voir l’océan furieux. Il le trimbalait sur son vélo les jours de pluie pour aller sur la jetée se faire peur avec les grosses vagues hargneuses. Il disait souvent :

    « Tu vois mon gars, en ville t’es un pigeon, et le Pépé riait en ajoutant : dans tous les sens du mot. Tu te planques quand il pleut, tes ailes te servent alors plus à rien. Ici t’es un colimaçon : quand il pleut, tu sors, tu vas lentement, mais tu y vas, avec ta maison sur ton dos ! Eh, comme en bateau, tu vois… »

    Oui, pas de doute, le Pépé breton avait raison, il était un pigeon.

    Et l’esprit de Pépé, ce matin de triste printemps, était dans la voiture avec Pierre alors que celui-ci s’éloignait de la ville, grosse pieuvre gélatineuse aux tentacules qui n’en finissaient pas de grandir.

    « Regarde mon gars, regarde-la, la mer. Elle va, elle vient, elle repart. C’est le ressac qu’on dit, son souffle, sa vie. Nous aussi on va, on vient et on repart. Je ne sais pas encore si on reviendra ! »

    Et le Pépé était revenu dans la tête de Pierre. Il parlait de voyages qu’il n’avait jamais faits. Lui, si sobre d’ordinaire, devenait grandiloquent quand il évoquait devant le gamin ébahi les tumultes du grand Atlantique, son voisin, ou les magnificences du lointain Pacifique. Les tempêtes, les calmes, les escales parfumées : où pêchait-il tout cela ? De Jules Verne, de Kessel, de Loti, de Melville et des autres dont les livres tapissaient les pauvres murs de sa maison. Avait-il été, lui aussi, un rêveur invétéré et insatisfait ? Pourtant il connaissait son affaire le Pépé. Depuis l’adolescence, il avait toujours passé autant de temps sur l’eau que sur terre. La pêche côtière, les transports d’îles en îles dans le Golfe, les huîtres à cultiver (ou disait-on à élever ?).

    « Oui, continuait Pierre perdu dans ses pensées au volant de sa petite voiture décadente qui le menait cap à l’ouest, il a vécu sa vie pleinement Pépé, sur l’élément qu’il chérissait. Lui, il n’a jamais eu les yeux d’un épagneul soumis. »

    Si le Pierre adulte se maintenait dans la moyenne honnête, Pierre enfant avait été en dessous. En dessous en taille, en poids, en force, en malice aussi bien qu’en culot. Pas seul dans sa catégorie de gringalet, il avait cependant été celui de l’école qui en avait le plus souffert. Car Pierre était un tendre. Un tendre rêveur, avait dit un jour Cathy. À dix ans, il rêvait déjà de grandes choses : d’aventures à pied, en vélo, à cheval et bien sûr, grâce au Pépé, en bateau. À peine capable de courir trente mètres, de sauter une barre qu’il jugeait stupide de placer si haut, de rattraper un ballon qu’on lui lançait en plein visage, il se faisait chahuter et moquer à l’heure honnie de la culture physique ou à celles des récréations. C’est encore Pépé qui avait sauvé son honneur en l’inscrivant, pour les vacances d’été, à l’école des Glénant. Là enfin, son corps un peu chétif, ses jambes fluettes n’étaient plus des boulets. Au contraire même, car petit, agile, il s’agrippait aux haubans tel un singe, et excellait autant aux manœuvres sur le pont qu’à la barre. Et son intelligence s’était affirmée grâce aux petits voiliers du golfe, et depuis c’était le grand amour. Ils l’avaient accompagné durant toutes ses vacances d’enfant, d’adolescent, et l’avaient même récompensé par de belles coupes dorées que ses copains musclés lui avaient enviées.

    Le bruit de ressac sur la digue du village de Pépé, qui accompagnait ce samedi matin son rêve éveillé, vira à un grondement suspect. Un camion le dépassait. Il cracha son chewing-gum et se concentra sur sa conduite. La petite voiture, un peu maladive dernièrement, fut prise en chasse puis dépassée par des breaks endimanchés de leurs passagers en mal d’air frais et salé. Pierre sentit la hargne lui étreindre la gorge. Non seulement les week-ends étaient le plus souvent subis en solitaire à cause des gardes de sa compagne, mais à présent leur mois, leur beau mois de juillet, avait été cédé dans un geste de générosité bien égoïste à une collègue de Cathy. Des pancartes flashaient leurs noms dans la grisaille comme autant d’éclats de phare sur une mer tourmentée. La Rochelle ! Il poussa un juron. Le grand port et ses bateaux sur le chemin de l’île de Ré, lieu de leurs prochaines vacances s’effaçait déjà au profit d’une inconnue. Cathy avait échangé son mois de juillet contre le mois d’août.

    « Merde ! Le seul moment où nous tombons d’accord, où on se ressource à des projets qu’elle fait semblant d’accepter. A-t-elle fait exprès de refiler juillet à sa collègue ? »

    Pas question qu’il passe le mois en ville. Il lui était impossible de changer ses dates de vacances. Cathy lui avait dit hier, d’un ton désinvolte qui l’avait inquiété :

    « Je dois bien ça à la collègue. Elle est en plein divorce et elle m’a beaucoup aidée en début de carrière. Moi j’irai en août voir ma famille à Bordeaux. Toi, en juillet, va chez la tienne en Bretagne, va faire de la voile. Une petite séparation ne nous fera pas de mal. Puis elle avait rajouté : et profites-en pour te débarrasser de ton air de chien battu ! »

    De chien battu, il était devenu hargneux, avait aboyé quelques amers reproches. Elle n’avait pas lâché du terrain. Nul besoin que les voisins se gargarisent de leur scène. Il était sorti en claquant la porte.

    Les nuages étaient maintenant retenus à l’arrière par le souffle pur d’un vent frais chargé d’air salin. Pierre eut l’impression de franchir une frontière, de sortir d’un tunnel. Les miasmes de la ville, les querelles stériles de son couple, son travail monotone, tout s’en fut rejoindre le gris qui perdait du terrain derrière sa vitre arrière.

    Vannes ! Quelques voitures empruntèrent la sortie sur la droite. Pierre retrouva le sourire alors qu’il continuait sur le grand ruban d’asphalte. Vannes, la ville de son adolescence, de tous les projets, des filles, des rêves, de Cathy aussi, rencontrée dans un bar.

    – Je t’emmène voir les bateaux de la course à La Trinité, tu aimes la mer ?

    – J’adore, avait-elle crié en riant, la liberté, le grand large !

    – Alors un jour on partira, toi et moi pour un tour du monde !

    – Ça marche !

    Toutes les vacances, cette promesse était renouvelée. Mais cette année le couple, en rupture d’harmonie, gîtait comme un navire en perdition. L’insulte avait porté hier soir quand elle avait lancé :

    – Toi, tu ne seras jamais qu’un navigateur dans un fauteuil ! Au moins cela ne nous mettra pas sur la paille !

    Quiberon ! Il signala sa sortie sur la bretelle en même temps qu’il rejetait au loin, avec l’image de la ville sur la ligne grise nébuleuse, la réplique venimeuse de Cathy et sa grimace narquoise.

    Chapitre Deux

    L’humeur allégée comme le ciel épuré de ses lourds nuages gris, Pierre avait retrouvé son optimisme que la ville bridait tant. Il aimait les roches acérées de la côte sauvage qui protégeaient, tels des crocs effroyables, l’avancée inexorable de l’océan. Le contraste était saisissant avec le calme de la côte abritée, là à sa gauche. Sables dorés, eaux paisibles, abris non loin : un autre monde. Il était au milieu de la langue pointue de la presqu’île.

    « Au milieu, murmura-t-il d’un ton désabusé. C’est moi ça… le mitan ! Au milieu de la route, au milieu de ma vie, ni plus, ni moins… »

    Un côté : sa vie régulière, calme, sans surprise, rythmée par les jours uniformes et l’emploi du temps de Cathy. Tout comme la côte abritée à bâbord, il attendait patiemment les marées. De l’autre : l’inconnu, les risques, ses rêves, ses envies, les décisions qui bouleversent pareilles aux vagues qui fouettent et meurtrissent les roches noires de la côte sauvage.

    L’Atlantique le réveilla d’une gifle salée alors qu’il sortait de sa voiture. Il s’étira, sourit. D’un geste vif, il retira sa veste, heureux de sentir sur sa peau le petit vent aigrelet du large. Il fit jouer ses muscles engourdis par le train-train quotidien qui ne les sollicitait guère. Ce matin encore devant son miroir, il les avait jugés désespérants, sans ressort, mous. Mais sous le grand ciel, le soleil donnait du relief même à ses biceps pâlots. Ses vingt-huit ans s’allégeaient d’un coup. La mer avait cet effet. Elle le régénérait. Enfant, elle lui avait donné confiance en lui. Adulte, elle le pousserait jusqu’au bout de ses rêves. Une bouffée d’optimisme, un ressac d’idées fraîches transformèrent le matin bancal d’un samedi printanier en air de fête, en une aventure, un avant-goût d’une saison de lumière dorée, d’embruns salés sur les lèvres, de bordées joyeuses vers les îles au rythme des marées, prémices d’une vie nouvelle pour Pierre. Cette certitude lui fit un peu peur, mais une peur délicieuse, celle d’un enfant face à l’inconnu.

    Il resta longtemps à contempler les voiliers qui croisaient joyeusement les eaux de la baie dans les premières heures d’un week-end qui ici ne ferait pas la gueule. Quelques-uns de ces petits points blancs s’aventuraient sur l’océan qui s’acharnait mollement à attaquer la langue de terre. Il les voyait rouler un peu, trouver leur allure, s’appuyer sur la vague et gaiement se diriger sur Houât ou Hoëdic. Une morsure de jalousie crispa sa mâchoire.

    « C’est maintenant ou jamais, pensa-t-il, c’est un peu Cathy qui m’y pousse. »

    Et, curieusement, il n’en voulut plus à sa compagne. Il oublia son ton aigu, celui des batailles, ses yeux furieux que les verres de lunettes grossissaient encore davantage, les paroles amères qui lui crispaient le visage. Grâce à elle, à leur dispute, à la collègue qui leur volait leurs vacances, Pierre avait franchi le pas. Il était certain qu’elle ne s’y opposerait pas, heureuse de le savoir occupé, soulagée d’être un peu pardonnée. Et si elle venait à le harceler, il lui rappellerait le gâchis des vacances. Pierre, avec l’obstination des timides, avait en dix secondes établi l’emploi du temps de ses prochaines vacances, et il commencerait même les week-ends à venir quand Cathy serait de garde. Fini d’être un aventurier en chaussette, un navigateur en fauteuil. Fini de reluquer incessamment les bateaux sur internet pendant les heures de nuit d’insomnie. « Obstiné compulsif » blaguait sa compagne. Sa nouvelle décision allait s’amorcer avec du concret : chercher un bateau, le bateau qu’il pourrait s’offrir en raclant les tiroirs sans même solliciter Cathy. Week-ends, vacances y passeraient, tant mieux. En fait, une aubaine ces vacances séparées.

    Un reste du Pierre timoré temporisa son exaltation.

    « Bah, ça va pas se faire en un jour, j’aurais tout le temps de préparer Cathy à l’idée et moi aussi… »

    Loin de lui l’envie de s’emballer. Il n’était pas un pur-sang de course, il se voyait mieux comme un bon vieux Percheron : solide, obstiné, courageux à long terme. Il ne se doutait pas que même le brave Percheron avait un soupçon de sang vif et sauvage venant d’ancêtres lointains. Mais de minute en minute, alors qu’ayant fait son plein d’air frais dans la presqu’île qu’il aimait tant, celle du Pépé breton, un nouveau Pierre sortait de sa chrysalide. Il regagna le continent, empruntant le chemin des marinas de la région. Une vieille bicyclette noire tintinnabulant d’une quincaillerie hétéroclite amarrée sur un porte-bagages rouillé, était chevauchée par un gaillard tout vêtu de noir, du vieux tricot de laine au pantalon large relevé sur des mollets poilus, le tout coiffé d’une casquette noire, délavée par tous les soleils d’un demi-siècle. La route lui appartenait, de droite, de gauche, quelquefois même le milieu. La départementale étroite n’autorisait pas à doubler cet énergumène qui tirait des bords laborieux afin d’accéder au sommet de la petite côte. Pierre, qui en ville aurait suffoqué d’impatience, souriait de l’allure du vieux vélo.

    – Allez pépé ! Pousse, pousse ! s’exclama-t-il.

    Et le vieil homme, car sa face rubiconde affichait les soixante-dix ans passés, fit un signe désinvolte de sa main droite au risque de perdre son cap et cria :

    – Eh ! passe donc toi de la ville puisque t’es si pressé !

    Mais Pierre n’était pas pressé et il attendit que la bécane surfe dans la descente, vent arrière, les roues libres légèrement vrillantes. Pierre rit quand il aperçut dans son rétro la face rougeaude du bonhomme, barrée d’une moustache de guingois, fendue d’un grand sourire. Il se penchait en avant, soulageant sa monture, grisé par le vent frais de la course, se croyant nul doute, revenu un instant à l’âge tendre de ses dix ans. Et Pierre retrouvait dans cette image son vieux Pépé qui lui avait révélé les délices de la liberté sur un vélo, puis plus tard sur un petit voilier.

    – Alors le pressé, t’es pas arrivé ben plus vite que moi !

    Pierre sursauta. Il avait garé sa voiture sur un terre-plein étroit qui surmontait le village. Le petit vieux avait freiné son vélo en un grand couinement de patins usés et le regardait l’air goguenard.

    – La marina n’est pas par ici ? demanda Pierre qui pianotait sur l’écran de son GPS.

    – Marina ? Ben non alors. Ici c’est le port de pêche, enfin le vieux port quoi. La marina, elle porte pt’te le nom du village, mais elle est à cinq kilomètres d’ici. Y dit pas ça vo’t truc, là ?

    Pierre identifia l’odeur d’un tabac épicé dans l’haleine du bonhomme alors que celui-ci se penchait sur son épaule pour admirer le petit écran.

    – Parait que ça remplace le sextant en mer, mais je vois pas ce que ça peut faire avec une voiture hein ? Une bonne vieille carte ou un bon gars pour renseigner, c’est bien mieux !

    Pierre sentit qu’il ne se débarrasserait pas de son guide fortuit sans un petit bavardage qui satisferait la curiosité du bonhomme.

    – Connaissez des voiliers à vendre dans le coin ? demanda-t-il à tout hasard.

    – Ben y’en a sûrement là où tu veux aller. Moi j’y vas pas souvent. Les marinas c’est pas pour moi ! Mais si t’as une petite faim ou soif, va donc au café-tabac-

    restaurant chez Huguette, là au village. Y’a toujours des bavards qui savent tout. Et Huguette, c’est ma nièce, elle est au courant de tout, la commère ! Dis-lui que tu viens de la part de tonton Albert. Moi j’habite à l’autre bourg où des copains m’attendent pour une partie de pétanque. Je tourne à gauche à la prochaine route. Remarque que si tu veux venir, y’a un troquet aussi là-bas. Tu sais jouer à la pétanque ?

    Le débit avait été rapide et promettait de couler au même rythme avant que le tonton Albert se fatigue et remonte sur sa vieille guimbarde. Pierre abrégea le flot, et il ne mentit pas en disant :

    – Presque midi, c’est que j’ai une petite soif, je vais aller chez Huguette alors. Merci monsieur, et bonne partie de pétanque.

    La visite de deux marinas l’avait ravi mais aussi épuisé. Il

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