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Brinquebille: Roman
Brinquebille: Roman
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Livre électronique290 pages4 heures

Brinquebille: Roman

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À propos de ce livre électronique

Qui pour reprendre la ferme du patriarche décédé ? L'aîné de la famille, exilé à Paris, renoncera-t-il à sa vie citadine pour revenir sur les lieux qu'il a quittés ?

À peine le patriarche est-il mis en terre que quelques visiteurs se présentent à la ferme pour acquérir, à bas prix, la petite propriété. Pour eux, aucun des trois enfants n’est en mesure de reprendre le flambeau. Le grand espoir de Charles et de ses deux sœurs réside dans le prochain retour de leur frère François. Depuis déjà plusieurs années, il s’est établi comme libraire à Paris. Renoncera-t-il à sa vie exaltante et à Saint-Germain-des-Prés pour s’exiler à Brinquelongue ? Le devoir familial sera-t-il suffisamment fort pour l’exhorter à tourner la page ? Parfois, la campagne recèle quelques trésors soigneusement cachés qu’il faut s’échiner à découvrir… François en aura-t-il la trempe ? Arrivera-t-il à ouvrir ce magnifique endroit au monde et à la modernité, et à lui insuffler un désir de changement ?
Une chronique villageoise, comme seul Pierre Rétier en maîtrise l’art et la manière ! Des personnages atypiques, mais si véridiques ; des situations drôles, à la limite du burlesque ; des réparties qui font mouche. Mais Brinquebille est aussi une formidable histoire où l’amour entre deux êtres va réconcilier deux France.

Entre histoire d'amour et roman de terroir, découvrez l'histoire d'une famille en pleine reconstruction et d'un homme qui devra choisir entre la vie parisienne et le devoir familial.

EXTRAIT

Au cœur de ce pays rude où la terre se montrait bien souvent ingrate, la modernité avançait encore à pas comptés. Si on vivait de peu, on vivait bien. Les animaux qui composaient le cheptel se vendaient directement à des bouchers de la région ou lors des foires qui étaient organisées dans les principales villes des alentours. On ne manquait de rien, si ce n’est de vacances. Rares étaient ceux et celles qui pouvaient se payer un petit séjour sur les plages de l’Atlantique. Pour la plupart de ces paysans, le bonheur n’avait pas des odeurs d’iode. S’ils s’offraient parfois quelque repos, c’était pour passer de longs moments à embrasser du regard toute cette nature qui leur avait été confiée. Patrimoine vivant transmis de génération en génération, dont ils avaient la charge.
Cette belle journée ensoleillée qui promettait beaucoup se présentait donc sous les meilleurs auspices. Les prés étaient déjà assez fournis en herbe pour nourrir les animaux, les champs s’étaient désormais parés de longues tiges de graminées, ce qui annonçait une belle moisson à venir, et même le vieux tracteur un brin poussif cachait ses faiblesses et avait démarré au quart de tour.
Rien ne laissait prévoir un quelconque drame en mesure de bouleverser la vie de la famille Montignac. Henri avait rejoint la salle commune et s’était installé en bout de table. De son côté, Bernadette, après avoir déposé son seau empli de lait dans une pièce voisine, préparait un café-chicorée dont son père était particulièrement friand.
Quand elle revint vers lui les bras chargés d’un grand bol, d’une cafetière et de deux belles tartines de pain de campagne, elle remarqua tout de suite combien ce dernier avait l’air absent, le teint cireux et la bouche légèrement déformée. Soudain, sa tête dodelina de droite à gauche avant de s’écrouler sur la table.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur de plus de vingt romans, Pierre Rétier n’a pas son pareil pour dépeindre des fresques réalistes et sans concessions de nos campagnes minées par les secrets, les non-dits, la jalousie, et pour offrir des portraits magnifiques de personnages attachants sur fond de rébellion, de passions et d’amitiés profondes. Des romans efficaces et captivants. De remarquables mélanges d’intrigues et de sentiments.
Il a été récompensé par le prix Panazô pour Le Maître de l’eau, et par le prix Lucien Gachon pour La Nuit des louves.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie5 mars 2019
ISBN9782848867632
Brinquebille: Roman

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    Aperçu du livre

    Brinquebille - Pierre Rétier

    PageTitreBrinquebille.jpg

    Henri Montignac sortit de sa maison, fit quelques pas et se planta au beau milieu de la cour. Il avait les cheveux hirsutes, le regard vitreux et la bouche pâteuse. Machinalement, il passa une main sur son épaisse moustache poivre et sel avant de se rouler une cigarette avec un tabac gris auquel il était toujours resté fidèle, tant il appréciait son goût âcre et son odeur particulière qui, disait-il, lui rappelait les parfums des sous-bois.

    En ce mois de mai 1954, il se préparait à fêter ses soixante printemps. Toujours bon pied, bon œil, il traversa la cour, ouvrit la petite porte qui donnait accès au verger et resta un long moment à contempler toute cette campagne qui s’étendait à perte de vue et dont le soleil naissant commençait à dessiner les contours.

    Ce spectacle, il ne s’en était jamais lassé. Il aimait ce pays de l’arbre et de l’eau, et il se sentait en totale osmose avec ces forêts, ces taillis, ces pacages et tous ces chemins creux que traversaient d’innombrables ruisseaux qui, pour la plupart, prenaient naissance sur les hauteurs des Grands Monts dont la longue et imposante silhouette barrait une grande partie de l’horizon.

    Il ne pouvait détacher son regard de tout ce bocage que l’homme avait façonné avec tout le respect qu’il devait à Dame Nature. D’où il se trouvait, il pouvait deviner nombre de villages, de hameaux blottis au creux d’un val ou accrochés à une colline qui se détachait dans le lointain. Ce vieux paysan avait l’âme profondément attachée à sa terre. Il était né ici même, dans la ferme de Brinquelongue, et ne l’avait quittée qu’en de très rares occasions. Elle se composait d’une maison d’habitation plutôt modeste, d’un vaste bâtiment destiné à l’étable que jouxtait une grange assez spacieuse dans laquelle étaient entreposés le foin, la paille et quelques matériels agricoles. De l’autre côté de la cour, une longue bâtisse accueillait une porcherie, une écurie et une minuscule bergerie à laquelle Henri Montignac tenait tout particulièrement.

    La propriété se résumait à une quinzaine d’hectares. Une grande partie des terres était formée de pacages dans lesquels paissait une douzaine de bovins. Quelques champs, bien exposés, étaient réservés à la culture du blé, des pommes de terre et des betteraves, ces dernières servant de complément pour nourrir les bovins durant les longs mois d’hiver.

    La famille Montignac se nourrissait presque exclusivement des produits de la ferme. De temps à autre, on descendait tout de même à Chansagne, le village le plus proche, où l’on savait trouver l’indispensable dans les deux belles épiceries et une droguerie.

    Montignac était veuf depuis cinq ans. Sa chère et tendre épouse, Germaine, née Molard, était tombée toute raide alors qu’elle dédoublait les betteraves. Cette disparition fut très mal vécue par le pauvre Henri. Il ne pouvait accepter cette absence. Il faut dire que Germaine avait une forte personnalité. Belle femme, courageuse, elle tenait une place centrale au sein d’une famille que beaucoup considéraient comme singulière et qui, de ce fait, avait toujours été marginalisée.

    Du jour au lendemain, le père Montignac s’était retrouvé face à des responsabilités pour lesquelles il n’était nullement préparé. Cela était d’autant plus préoccupant que trois de ses enfants vivaient encore sous son toit.

    D’abord il y avait Charles, un grand gaillard, costaud, qui frisait la trentaine. Besogneux, toujours disponible quand on faisait appel à lui pour effectuer les travaux les plus pénibles, il n’avait qu’un handicap, mais il était de taille. Il n’avait pas toute sa tête, il était simplet. Aussi fallait-il lui expliquer cent fois le pourquoi et le comment des choses. Ceci étant, il était brave, sans une once de méchanceté, même s’il eût été risqué de lui chercher querelle, tant il était doté d’une force qui sortait de l’ordinaire.

    Venait ensuite Bernadette, une grande femme plutôt charpentée, de deux ans plus jeune que Charles. C’était une vaillante, une dure au labeur. Elle était au four et au moulin. Elle ne se plaignait jamais et avait toujours le sourire aux lèvres. Si elle participait aux travaux des champs, à la traite, il n’en demeurait pas moins qu’elle ne trouvait un réel épanouissement qu’en mijotant ses sauces. Et elle était particulièrement douée, Bernadette. Quand elle était penchée au-dessus de sa cuisinière, il n’était pas bon de venir l’importuner. Elle transpirait, bougonnait, tempêtait quand elle n’arrivait pas à ses fins. C’était un véritable maître-queux pour tout ce qui touchait aux ragoûts, aux daubes et aux civets, sans oublier les blanquettes de veau et les bourguignons auxquels elle ajoutait toujours quelques ingrédients dont elle conservait soigneusement le secret.

    Cette paysanne encore jeune, qui respirait la joie de vivre, cachait un mal-être qui n’était connu que de ses proches. Dès son adolescence, elle avait pris conscience que son physique ingrat ne pouvait que la desservir. Il est certain qu’elle n’avait rien qui aurait pu, tant soit peu, faire fantasmer les hommes. Dotée d’un embonpoint qu’elle entretenait par un appétit pantagruélique, son visage sanguin, ses yeux noirs, globuleux, son accoutrement fait de vieilles nippes, l’absence totale de la plus petite coquetterie, la faisaient ressembler à une femme sans âge. Mais c’était une belle âme, une personne pleine de bon sens à qui le père Montignac se confiait quand il avait quelques problèmes épineux à résoudre.

    Julie était la petite dernière qui vivait encore à la ferme. Aujourd’hui, à dix-huit ans passés, sa personnalité en faisait presque une anomalie au milieu de cette famille paysanne profondément attachée à certaines valeurs. Mais elle n’en avait cure. C’était un électron libre. Petite, menue, son beau visage était habillé par deux grands yeux bleus qui pétillaient de malice. Quand elle quittait Brinquelongue afin de s’offrir quelques escapades nocturnes, elle se parait toujours de quelques bijoux qui avaient appartenu à sa mère et elle ne manquait jamais de dérouler ses longs cheveux blonds qu’elle laissait courir jusqu’à hauteur des épaules.

    Mais le clan Montignac ne se limitait pas à ces quatre personnages. En effet, un fils avait, depuis déjà plusieurs années, quitté le logis familial : le troisième enfant de la fratrie était habité par le désir de découvrir un autre monde, n’espérant rien de cette petite propriété qui permettait tout juste de s’offrir le boire et le manger. François Montignac ne ressemblait en rien à son frère et à ses sœurs. D’abord, il était le seul à avoir fait des études. Même si ces dernières restaient modestes, il n’en demeurait pas moins qu’il avait réussi brillamment son baccalauréat, ce qui en faisait un être à part au sein d’une famille dont certains membres savaient tout juste lire et écrire. Il eût pu poursuivre ses études, tant ses capacités étaient grandes. Mais les possibilités financières des Montignac ne permettant pas qu’il aille au-delà du lycée, il décida d’entrer immédiatement dans la vie active. Dans un premier temps, il trouva assez rapidement un emploi dans une grande librairie de Limoges. Sa passion des lettres, sa manière d’être, son sens inné des rapports humains, ne pouvaient que satisfaire pleinement Gaston et Mathilde Bouchard, de braves gens qui avaient enfin trouvé l’employé auquel ils avaient souvent rêvé. Il aurait pu en rester là. En effet, sans enfant, les Bouchard le traitaient un peu comme s’il avait été leur fils. Son salaire était plus que correct et ses patrons lui avaient aménagé un petit studio juste au-dessus de la librairie.

    Mais François n’était pas un jeune homme à rester les deux pieds dans le même sabot. D’abord, il décida de devancer l’appel sous les drapeaux. Cette initiative lui permettait de choisir son arme et d’espérer une affectation pas trop éloignée de son Limousin natal. Quelques mois plus tard, il fut affecté à l’état-major de l’armée de l’air, situé boulevard Victor, dans le 15e arrondissement de Paris.

    Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les Bouchard intervinrent rapidement afin que leur protégé ne manque de rien. Chaque mois, ils lui adressaient un petit mandat, lui écrivaient afin de prendre de ses nouvelles ; et surtout ils le mirent en relation avec la famille Laurent, des cousins du côté de Mathilde qui étaient propriétaires de deux magnifiques librairies. Une était située au cœur du Quartier latin, place Saint-Sulpice, et l’autre boulevard Saint-Michel, à quelques pas de la Sorbonne. L’amitié qui se noua entre Claude, le fils aîné des Laurent, et François Montignac fut une aubaine pour ce dernier. Il faut dire que les libraires parisiens avaient tout de suite détecté combien ce jeune provincial possédait de qualités, d’autant que les Bouchard ne tarissaient pas d’éloges quand ils narraient son court passage dans leur établissement de Limoges.

    Une fois libéré de ses obligations militaires, il fut immédiatement embauché dans l’immense librairie de la place Saint-Sulpice. En moins de trois années, il était passé d’une petite ferme assez misérable, perdue au cœur de la campagne limousine, à une librairie où il côtoyait nombre d’intellectuels de tout poil, des éditeurs, des auteurs, des politiques, des journalistes, qui clamaient encore haut et fort que Paris demeurait le centre du monde.

    Aujourd’hui, près de six années s’étaient écoulées. Et c’est probablement à ce fils perdu dans cette étrange capitale que pensait Henri Montignac. Car il se sentait bien seul, cet homme que le dur travail de la terre avait fait vieillir avant l’âge. Depuis la disparition de sa Germaine, il ne devait compter que sur lui-même. Il ne pouvait s’appuyer sur aucun de ses trois enfants restés auprès de lui. Charles se trouvait dans l’incapacité de prendre la plus petite initiative. Son pauvre cerveau fatigué n’en faisait qu’un exécutant. Bernadette ne valait guère mieux, même si parfois il lui arrivait de donner son avis sur la qualité des semences ou sur le prix que l’on pourrait tirer d’un jeune veau. Quant à Julie, les problèmes auxquels était confronté son père restaient le cadet de ses soucis. Tout en se rendant utile, elle semblait peu concernée par cette vie de paysanne, espérant probablement une autre existence bien loin de cette campagne au milieu de laquelle elle se morfondait.

    Soudain, Henri sortit de ses pensées. Il prêta l’oreille et devina des bruits de voix qui provenaient de l’étable. Comme ils en avaient l’habitude, Charles et Bernadette étaient déjà à pied d’œuvre et s’activaient à la traite du matin.

    Il traversa le verger. Son pas était lourd, hésitant. Depuis peu, il avait la fâcheuse impression que son corps était sur le point de le trahir. Il avait beaucoup perdu de son énergie. Après un effort, son cœur battait souvent la chamade. Ce qui l’inquiétait, en particulier, c’étaient ces migraines, ces douleurs qui lui martelaient les tempes, ce qui provoquait chez lui une perte d’équilibre.

    Quand il pénétra dans l’étable, la traite était sur le point de se terminer. Déjà, Charles détachait les bovins qu’il se préparait à conduire vers un pacage. La chaleur animale qui régnait dans les lieux lui fit du bien. Il s’approcha de Bernadette.

    — J’ai besoin de manger. Ce matin, j’ai la tête qui tourne et les jambes lourdes.

    — J’amène mon seau de lait et je te rejoins, répondit cette dernière.

    Le jour s’était définitivement levé. Le temps était particulièrement doux. La nature offrait un pastel de couleurs auxquelles se mêlaient de multiples senteurs que drainait une légère brise en provenance du sud. Déjà, la campagne résonnait de mille bruits. Après l’interminable période hivernale, les bovins et les ovins avaient quitté les étables et les bergeries et paissaient désormais dans les innombrables pacages. La vie renaissait. Au bruit des tracteurs s’ajoutaient les voix des hommes et des femmes qui s’appelaient d’une ferme à l’autre afin de s’informer des toutes dernières rumeurs qui couraient dans la contrée.

    Au cœur de ce pays rude où la terre se montrait bien souvent ingrate, la modernité avançait encore à pas comptés. Si on vivait de peu, on vivait bien. Les animaux qui composaient le cheptel se vendaient directement à des bouchers de la région ou lors des foires qui étaient organisées dans les principales villes des alentours. On ne manquait de rien, si ce n’est de vacances. Rares étaient ceux et celles qui pouvaient se payer un petit séjour sur les plages de l’Atlantique. Pour la plupart de ces paysans, le bonheur n’avait pas des odeurs d’iode. S’ils s’offraient parfois quelque repos, c’était pour passer de longs moments à embrasser du regard toute cette nature qui leur avait été confiée. Patrimoine vivant transmis de génération en génération, dont ils avaient la charge.

    Cette belle journée ensoleillée qui promettait beaucoup se présentait donc sous les meilleurs auspices. Les prés étaient déjà assez fournis en herbe pour nourrir les animaux, les champs s’étaient désormais parés de longues tiges de graminées, ce qui annonçait une belle moisson à venir, et même le vieux tracteur un brin poussif cachait ses faiblesses et avait démarré au quart de tour.

    Rien ne laissait prévoir un quelconque drame en mesure de bouleverser la vie de la famille Montignac. Henri avait rejoint la salle commune et s’était installé en bout de table. De son côté, Bernadette, après avoir déposé son seau empli de lait dans une pièce voisine, préparait un café-chicorée dont son père était particulièrement friand.

    Quand elle revint vers lui les bras chargés d’un grand bol, d’une cafetière et de deux belles tartines de pain de campagne, elle remarqua tout de suite combien ce dernier avait l’air absent, le teint cireux et la bouche légèrement déformée. Soudain, sa tête dodelina de droite à gauche avant de s’écrouler sur la table.

    Il n’était pas dans le caractère de Bernadette de paniquer, quelles que soient les circonstances. C’était une femme rustre, mais qui savait gérer au mieux les situations les plus délicates. Immédiatement, elle se pencha vers son père, le releva et constata combien il avait de difficultés pour respirer. Sans perdre une seconde, elle traversa la pièce et grimpa quelques marches de l’escalier qui donnait accès au premier étage.

    — Julie, descends vite ! C’est urgent ! J’ai besoin de toi !

    Quand cette dernière arriva dans la salle commune et qu’elle vit son père immobile, la tête rejetée en arrière et la bouche grande ouverte, elle eut un haut-le-cœur et resta un court instant pétrifiée, tétanisée par la terrible image qui s’offrait à elle. Elle se tourna vers sa sœur aînée.

    — Mais que se passe-t-il ? Bernadette, il faut faire quelque chose !

    — Enfourche ta bicyclette et va chez le docteur Toussaint. Demande-lui de venir au plus vite.

    Jacques Toussaint était le médecin de la famille depuis plus de trente ans, un brave homme toujours disponible. Contrairement à son confrère, le docteur Marius Bonnal, la majorité de ses patients venait du petit peuple. On le disait de gauche, et il se murmurait même qu’il était franc-maçon. C’était un personnage atypique doté d’un caractère enjoué et d’un vocabulaire pour le moins direct. Chez lui, la langue de bois n’était pas de mise. Il ne refusait jamais un ballon de vin rouge ou une petite prune, une fois sa consultation terminée.

    Quand Julie arriva devant la demeure du docteur Toussaint, elle rangea sa bicyclette dans la cour et se précipita vers la porte d’entrée qui donnait accès à la salle d’attente et au cabinet du médecin. Son hésitation fut de courte durée. Il n’était pas question pour elle d’attendre que ce dernier en ait terminé avec le patient ou la patiente qu’il était en train d’ausculter. D’un pas décidé, elle traversa le long couloir, puis elle frappa à plusieurs reprises à la porte du cabinet. Elle n’eut pas longtemps à attendre. Au bout de quelques secondes seulement, le docteur Toussaint apparut, vêtu d’une longue blouse blanche dont la propreté était loin d’être irréprochable.

    — Julie, tu en fais une tête ! Que se passe-t-il ?

    — Mon père est très mal. Il est à deux doigts de perdre connaissance. Je suis inquiète, très inquiète.

    — Rentre à la ferme. J’en termine avec une patiente et je pars de suite pour Brinquelongue.

    Quand Julie rejoignit le domicile familial, Toussaint était déjà sur ses talons. Comme à son habitude, ce dernier avait revêtu une vieille veste de chasse, un pantalon en velours, et était chaussé de demi-bottes qu’il n’avait pas cirées depuis des lustres. Ainsi, il ressemblait davantage à un vétérinaire venant pour un vêlage qu’à un médecin.

    Henri Montignac n’avait pas bougé d’un pouce. Il se tenait toujours assis, la tête rejetée en arrière. Son visage avait pris une teinte violacée, ses yeux étaient révulsés et sa bouche grande ouverte témoignait combien il éprouvait de difficultés pour respirer.

    Toussaint se tourna vers Charles Montignac.

    — Tu vas m’aider. On va le porter dans sa chambre.

    Fort heureusement, celle-ci était située au rez-de-chaussée et jouxtait la salle commune. Il fallait bien deux hommes pour transporter ce grand corps mou qui pesait son poids. Une fois qu’il fut installé sur son lit, le médecin prit son pouls, sa tension, et s’attarda sur cette bouche déformée qui se fermait, puis s’ouvrait en grand, cherchant à capter l’air dans un effort qui devenait pathétique.

    Jacques Toussaint se releva et fit signe aux enfants du père Montignac de le suivre. Lorsqu’ils eurent rejoint la salle commune, Bernadette lui servit un verre de vin gris, car telle était la coutume.

    — Docteur, il a quoi, le père ? demanda-t-elle.

    — Je suis inquiet. La tension de votre père est très basse et son pouls est tout juste perceptible. Les différents symptômes que j’ai pu constater indiquent qu’il est certainement victime d’une congestion cérébrale. Mes enfants, je ne veux pas vous mentir. Il faut vous préparer au pire.

    Au beau milieu de la nuit, Bernadette, qui somnolait près de l’âtre, pénétra dans la chambre et découvrit le corps inanimé de son père.

    Bien sûr, ce dernier n’avait pas toujours été tendre. C’était un homme qui avait été élevé à la dure. Aussi éprouvait-il bien des difficultés pour se pencher sur les états d’âme des uns et des autres. À sa décharge, il faut reconnaître que la vie ne l’avait pas épargné. Il ne s’était jamais consolé de la disparition de son épouse et du départ de François. Malgré tout, il s’était toujours conduit en bon père. Jamais ses enfants n’avaient eu à craindre une quelconque violence à leur endroit.

    Et ils étaient là, réunis, effondrés, malheureux, ne sachant trop quelle initiative prendre face à une épreuve pour laquelle ils n’étaient nullement préparés. Dès lors leur revenaient probablement en mémoire tous ces instants partagés avec un homme qui avait su leur inculquer l’amour et le respect de la nature. Que de joie ils éprouvaient quand il leur proposait de parcourir en sa compagnie les sentes et les multiples chemins qui menaient à la découverte ! Ils en avaient appris des choses au cœur de ce bocage vallonné, cabossé, en ces lieux isolés connus seulement de quelques-uns. C’était un enseignement qui valait bien celui qui était dispensé à l’école primaire. Au cours de ces longues balades, ils étaient en contact direct avec cette flore sauvage quand ils longeaient les pacages bordés de chênes centenaires ou qu’ils s’aventuraient dans les taillis de châtaigniers et les forêts habillées d’arbres aux essences les plus diverses. Et puis, histoire de bien montrer que sa réputation de braconnier n’était pas surfaite, leur père prenait grand plaisir à pêcher à la main quelques truites sauvages ou à poser quelques collets sur une lande où rares étaient les fois où il ne capturait pas de magnifiques garennes que l’on préparait toujours soit sautés à l’ail, soit en civet avec un bon vin rouge acheté dans une des deux épiceries de Chansagne.

    Quand le docteur Toussaint se présenta en pleine nuit à la ferme de Brinquelongue, il ne put que constater le décès d’Henri Montignac. Les enfants se trouvaient dans un tel état qu’il décida de prendre les choses en main. C’était dans sa nature. Il ne pouvait laisser les gens dans le désarroi. Aussi, après avoir rédigé l’acte de décès, prit-il soin, dans un premier temps, d’accepter une petite eau-de-vie de prune, ce qui lui permettait de se tenir éveillé, avant de s’adresser à ces trois pauvres hères qui ne faisaient que pleurer à chaudes larmes.

    — Vous êtes sous le choc. C’est normal. Votre père était un brave homme, un brin original, mais à qui personne ne cherchait noise. Et pour cause ! Le bougre ! Il en a corrigé quelques-uns. Bref ! En cet instant, vous êtes désemparés, dépassés par les événements. Chaque fois, c’est la même chose, on se croit éternel et, quand un de nos proches passe l’arme à gauche, c’est la panique.

    Il alluma une cigarette maïs avant de poursuivre.

    — Je vais demander à la mère Lacombe et à René Bessière de venir. Ils prépareront le corps de votre père pour le grand voyage. Ils ont l’habitude. Vous n’aurez qu’à leur servir une bonne soupe grasse dans laquelle ils feront chabrot. Ils s’en contenteront.

    Il se leva et enleva les quelques cendres de cigarette qui s’étaient déposées sur sa veste.

    — Maintenant, une question : désirez-vous des obsèques civiles ou religieuses ?

    — Docteur, il est vrai que la famille ne fréquente guère l’église. Ceci dit, il n’est pas question que notre père soit enterré comme un chien, répondit Bernadette.

    — Je vais contacter le curé. Dès demain matin, il viendra bénir le corps. Nous sommes mardi. Il est probable que les obsèques auront lieu jeudi. Dernière question : avez-vous pensé à François ? Il convient de l’avertir au plus vite. Avez-vous au moins son adresse, un numéro de téléphone ?

    La réponse tarda à venir. Ils se regardaient les uns les autres, et ne savaient trop que dire. La jeune Julie fut la première à prendre la parole :

    — Nous savons seulement qu’il travaille dans une grande librairie de Paris. Papa devait avoir son adresse. Mais il faudrait que l’on recherche dans tous ses papiers.

    — Celui qui est en mesure de nous renseigner, c’est Louis Bujadoux. Je sais qu’il entretient une correspondance avec François, ajouta Bernadette.

    La nuit avait été longue, interminable. Au petit matin, Marguerite Lacombe et René Bessière s’étaient présentés à la ferme afin de préparer le corps du défunt.

    On faisait appel à eux depuis des années. Avec le temps, ils avaient acquis un savoir-faire qui faisait l’unanimité à Chansagne et dans les hameaux environnants. Une fois que le corps du mort fut nettoyé, habillé, on dénicha un vieux chapelet qui croupissait au fond d’un tiroir et on le glissa entre ses mains jointes.

    Allongé sur son lit, vêtu de son costume noir qu’il ne portait qu’en de très rares occasions, le père Montignac était presque beau. La mort avait adouci ses traits. Quand le curé se présenta, accompagné d’un enfant de chœur, quelques voisins défilaient déjà dans la chambre mortuaire. Certains y allaient d’une petite larme, pendant que d’autres se recueillaient en silence. Une fois que le corps eut été béni par le prêtre, ce dernier fit signe aux enfants Montignac qu’il désirait leur parler. Loin des oreilles indiscrètes, ils se retrouvèrent dans une petite pièce où l’on barattait le beurre, et qui jouxtait la salle commune.

    Le père Dufour était un curé à l’ancienne. Il portait bien entendu

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