La double vie de mademoiselle Jeanne
Il y avait moins d’un an que mademoiselle Jeanne Jamelin était venue s’installer dans notre village montagnard, lorsque l’on s’aperçut qu’elle s’était très naturellement intégrée parmi nous.
Pourtant, sa nomination au poste d’institutrice avait suscité de nombreuses polémiques. En ces années 1890, l’école républicaine, gratuite et laïque, rendue obligatoire par Jules Ferry, n’était pas encore bien acceptée dans les villages aussi isolés que le nôtre. Aussi avait-on mal accueilli la première maîtresse d’école qui nous avait été envoyée par l’académie. Et lorsque celleci était retournée dans sa région pour se marier, on avait espéré qu’elle serait remplacée par une jeune bachelière de chez nous. Par exemple, Adeline Angrezy, la fille du notaire, ou Rosalie Ragon, qui s’occupait si bien de sa grand-mère impotente. Mais nous n’avions guère envie d’accueillir cette demoiselle Jeanne Jamelin, qui n’était pas du village, ni même des grandes villes de derrière nos montagnes.
Le matin où elle s’était présentée à la mairie pour se faire remettre les clefs de l’école, beaucoup l’avaient observée avec suspicion. Certes, elle était habillée avec goût, et elle s’exprimait avec distinction. Mais justement, ce raffinement pouvait l’inciter à nous mépriser, nous qui étions pour la plupart des paysans ou des commerçants.
Or, cette jeune fille a su rassurer très vite même les plus inquiets d’entre nous. Les mères qui accompagnaient leurs enfants à l’école ont constaté qu’elle s’habillait sans affectation, et qu’elle bavardait volontiers avec elles à la fin de la classe pour évoquer les progrès faits par leurs gamins. Et surtout, mademoiselle Jeanne avait réussi à se faire aimer d’à peu près tous les enfants. La plupart des garçons annonçaient à leurs parents que, plus tard, ils se marieraient avec elle, et certains espéraient même grandir très vite pour ne pas la faire attendre trop longtemps, elle qui devait approcher des vingtcinq ans. Quant aux filles, elles oubliaient leurs manières rugueuses et s’efforçaient de parler aussi bien
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