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Henry Thoreau sauvage
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Livre électronique404 pages6 heures

Henry Thoreau sauvage

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À propos de ce livre électronique

  • Texte révisé suivi de repères chronologiques.
Si abondamment que nous renseigne Henry Thoreau sur lui-même dans son Journal, sa correspondance et ses écrits, il est aisé de voir comme, en raison même de sa nature fort réticente, son histoire serait incomplète, réduite à ces seuls éléments. Il appartenait de l’achever à certains de ses contemporains qui vécurent dans son entourage. Ce que doivent à leur précieux témoignage les pages que voici est trop évident pour que l’on ait cru nécessaire de le souligner en laissant adhérer à leur base une touffe de notes, comme si elles prétendaient à l’érudition. Toutefois ce défaut de références, même si faute il y avait, ne veut aucunement dire que celle étude de portrait ait été inspirée par un souci moins scrupuleux que le leur de la pure et simple vérité. Mais que, derrière cette vérité, il y en avait peut-être une autre, moins souvent cherchée — mais non moins émouvante, à travers les années révolues.
Note de l'auteur.
LangueFrançais
ÉditeurPhilaubooks
Date de sortie28 mars 2020
ISBN9791037201539
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    Aperçu du livre

    Henry Thoreau sauvage - Léon Bazalgette

    révolues.

    1

    Un homme est mort au village : celui-là qui acheta la maison sur la place, il y a un an, l’ancien marin. Nouveau visage, tôt disparu. Peut-être avait-il eu ses raisons en choisissant, pour s’y retirer, cette bourgade à dix lieues de la grand-ville, d’où il venait. Ou bien n’avait-il pas suffi qu’un jour il poussât jusque-là, en citadin qui cherchait le repos, pour être conquis par les beaux ormes et les érables d’un village du Bon Dieu, niché parmi les coteaux et les bois profonds, ou par le nom, pêché dans sa rivière paresseuse arrosant les grands prés : Concord ?

    Pour un homme qui avait vécu dans l’affairement d’un port après avoir couru les aventures, tout y respirait la paix bénie. Ce n’était pas non plus le silence des champs tombant comme un drap moite sur vous qui veniez d’une capitale. Concord souriait dans le spectacle aimable de son millier d’habitants, fermiers, artisans, commerçants, fonctionnaires, et voyait passer la diligence, les voyageurs, les rouliers, qui devaient s’y arrêter pour gagner les hautes régions pastorales du New Hampshire. Il y avait l’auberge, des tavernes où l’on vous servait un viril verre de goutte, plusieurs boutiques, la mairie. Il y avait aussi l’église en bois et une belle prison en pierre, qui donnait asile aux criminels du comté. On y pendait même à l’occasion. Un homme qui avait fréquenté le monde ne s’y sentait pas trop loin de la civilisation.

    Il se pouvait aussi que le renom d’un endroit où les paysans avaient opposé une défense hardie et décisive aux troupes de Sa Majesté Britannique, à l’aube de la Révolution, eût entraîné son choix. Mais ce souvenir, vieux de vingt-cinq années, comme il importait moins que la promesse des forêts de sapins et de chênes et des prairies et des sentiers le long des pentes, pour un homme qui se sentait malade et cherchait une retraite où se refaire les poumons… Dans l’atmosphère balsamique de Concord flottait un espoir de guérison. Espoir trompé.

    Il n’a trouvé que le repos éternel. L’air pur de la vallée n’a pas suffi à rendre au poitrinaire la santé ; en vain, le petit-lait qu’il allait prendre chez des amis, le jour où l’on faisait les fromages, et les simples dont il composait du sirop pour sa mauvaise toux. Un homme de taille médiocre, mais râblé, qui jadis vous empoignait une barrique de mélasse et la portait sur sa tête. Un ancien mathurin, quoi. Et voilà qu’en l’an un du siècle dix-neuvième, il meurt de consomption, à quarante-sept ans, dans la maison qu’il venait d’acheter, l’année d’avant, sur la place, et va reposer dans le cimetière d’un village d’Angleterre-Neuve, à dix lieues de l’océan qu’il a mis entre lui et ses parents : les Thoreau de Saint-Hélier.

    Car c’était un gars de l’Ancien Monde, parti chercher fortune aux colonies, laissant derrière ses dix-neuf ans un îlot verdoyant, pour tâter d’un grand continent de mystère et de chance. À Jersey, où il naquit, on vivait, parmi les siens, en gens à l’aise, de bonne souche normande, parlant la vieille langue d’oïl. Quel son allait prendre le vieux nom familial dans une autre langue ?

    La maman était une Marie Le Gallais, qui avait eu neuf enfants ; dans sa soixante-dix-neuvième année, au moment où son John, là-bas, venait, sans qu’elle le sût, d’être conduit au cimetière de Concord par les enfants qu’il laissait. Défunt Philippe Thoreau, son époux, avait pris la suite des affaires de son père, négociant en vins, avec succursale à Londres, où deux de leurs filles s’étalent mariées fort bien. On était de solide bourgeoisie chez les Thoreau normands.

    Cadet d’une nombreuse famille, John n’avait pas attendu la vingtième année pour céder à l’invite d’un voilier qui faisait le commerce entre Boston et Saint-Hélier, et il avait embarqué, laissant les siens à leurs futailles dans la petite île de la Manche. John s’était fait marin.

    Première grande traversée, naufrage, dures épreuves. À Boston, sur le port, il trouve de l’embauche chez l’un ou l’autre fournisseur de la marine. Lorsque la guerre s’annonce, plus d’ouvrage ; le port est bloqué par la flotte britannique. Il travaille aux tranchées autour de la ville, sous le feu de l’artillerie. Puis il embarque sur un corsaire qui fait la course contre les bâtiments anglais ; pour un Jersiais, c’est suivre l’une des plus fortes traditions de sa race. Après la guerre sa part de prises lui permet d’ouvrir une boutique sur le Long Quai, où, avec un associé, il fait des affaires une Vingtaine d’années durant. Le cadet n’a pas démérité des siens ; il a retrouvé, dans la vente de la mélasse et autres produits substantiels, la voie familiale du négoce et, des bons principes.

    À vingt-sept ans il se marie avec Jane Burns, née d’un Écossais émigré au Mass et de la fille d’un Quaker qui était marin, lui aussi. Lorsqu’elle meurt, au bout de quinze ans, il possède, outre son fonds de commerce prospère, la maison en ville que Jane avait héritée de son grand-père David, le Quaker : belle maison qui valait bien cinquante mille francs. Veuf et quadragénaire, avec une nichée d’enfants — l’aînée des huit encore une fillette — John Thoreau, le marchand du Long Quai, se remarie avec une veuve Kettell. C’est peu après que, se sentant atteint, il réalise son avoir et se retire à la campagne, pour y vivre en rentier. Vivre…

    Et maintenant la maison qu’il avait, achetée sur la place, à Concord, grâce à la jolie fortune amassée en ces vingt années de négoce, abrite une femme veuve de nouveau et des mineurs dont l’aîné des garçons, John, deuxième du nom, a quatorze ans à la mort de son père et quatre autres portent en leur poitrine un héritage plus lourd que les quelques milliers de francs qui leur reviendront un jour à chacun…

    Un enfant est né à la ferme de Minot, aux confins est du village, sur ce chemin, là-bas, un peu à l’écart, que i’on appelle, sait-on pourquoi, la route de Virginie. Peut-être parce qu’elle s’enfonce en des régions vagues, au rebours de la route qui conduit au marché.

    Mais on n’a pas besoin de mener l’enfant au marché. Le père du nouveau-né avec sa femme et ses deux bambins — Helen, à peine cinq ans, et John, qui en a trois — se trouve là, en attendant mieux, parce que sa belle-mère Minot, restée veuve elle aussi pour la deuxième fois, l’emploie à faire valoir sa part de la ferme. Ce cultivateur d’occasion est l’aîné des garçons de l’ancien marin venu à Concord pour y mourir : John Thoreau II, parvenu à la trentaine et auquel la fortune n’a pas encore souri, si elle lui a montré les dents.

    Pas chanceux jusqu’ici, le brave petit John. Pourtant l’ombre paternelle le guidait dans la bonne voie : aucun doute, il devait être commerçant comme le père, comme les Thoreau de Saint-Hélier. Bon sang ne peut mentir. Après un an d’école pour parfaire ses études primaires commencées à Boston, sans perdre de temps il était entré en apprentissage chez leur voisin, qui tenait boutique et ajoutait à sa dignité marchande celle de diacre de la paroisse. Épicerie et Piété, puissantes sœurs, prenaient ainsi par la main le petit commis. Puis il élargit son expérience du monde et des affaires chez un marchand de nouveautés en la bonne ville de Salem. L’époque aimable durait encore où l’on ne craignait pas d’humaniser le commerce en vous offrant un petit verre sur le comptoir, lorsque vous aviez fait un achat important.

    À vingt et un ans, riche de la pratique acquise chez les autres et de quelques billets de mille empruntés à sa bonne marâtre, John revenait à Concord pour y ouvrir une boutique. Le début était plein de promesses, mais il prit un associé, ne s’entendit pas avec lui — d’où procès, qu’il gagna. Entre temps la boutique avait sombré. Tout à recommencer. Élisabeth, sa sœur aînée, était mariée et habitait au Maine. John allait les rejoindre et s’établissait à Bangor avec son beau-frère, aux confins des régions sauvages, où les indiens composaient une bonne part de la clientèle. John avait-il la nostalgie ou l’affaire ne pouvait-elle nourrir deux patrons ? Car Concord le revoyait bientôt et, à vingt-cinq ans, comme un sage petit homme, il s’y mariait.

    Cette charmante et vive Cynthia t’apportait, bien sûr, le plus grand bonheur de ta vie, brave John, mais pas un sou en sus. Alors on s’en irait tous les deux tenter fortune à Boston, la grand-ville. Si l’on n’a pas encore eu la chance dans les villages et les petits endroits, peut-être est-on fait pour réussir dans une capitale, qui sait. Mais ce n’était pas encore pour cette fois. La plus sûre richesse acquise était un nouveau bébé, John, troisième du nom, après Helen, née l’année même de leur mariage. Alors on revenait à Concord, chez la mère de Cynthia, à la ferme où celle-ci demeurait au temps de leurs fiançailles. Une manière de foyer pour un jeune ménage sans assiette fixe ; avant de tenter la chance ailleurs, un peu de culture, pour aider la belle-mère, servirait d’intermède. Et puis la présence maternelle ne serait pas inutile à Cynthia, pendant ses couches imminentes.

    Marmot né par hasard dans une ferme un peu à l’écart, alors que ton grand-père est mort dans une maison de rentier sur la place du bourg, serais-tu si pauvre que cela, au moment que te voilà jeté sur cette terre où, lui, l’ancien corsaire, repose depuis seize ans ? Dans tes veines le calme sang des Thoreau s’allie au sang impétueux des Dunbar ; de ce mélange tu pourras peut-être faire on ne sait quoi, si tu as un grain d’imagination. Ton père est un excellent bonhomme, sérieux et sans malice, qui cherche à se débrouiller avec ses trois mioches. S’il n’a pas l’envergure d’un grand brasseur d’affaires, le sort l’a comblé en lui donnant une maîtresse femme. Tant mieux, car ta venue au monde n’améliore pas leur fortune.

    Pas plus que son mari, Cynthia n’était une enfant de Concord. Ils étaient du même âge. Comme il y était venu gamin, avec les siens, elle y était venue fillette, avec sa mère, du New Hampshire où était mort Dunbar, son père, qu’elle n’avait pas connu.

    Cynthia était une fille de prêtre ; prêtre qui était devenu par la suite avocat consultant, puis zélé franc-maçon. Du côté maternel, la grande crise de la Révolution, qui avait permis au premier John Thoreau d’amasser un joli pécule, avait ruiné les siens, jadis hauts et puissants seigneurs. Le colonel Jones, son grand-père, s’étant déclaré pour la Couronne avec ses huit fils, avait subi le sort des vaincus : confiscation de leurs domaines, emprisonnement, bannissement. La race chevaleresque et frondeuse des Jones se marquait chez Cynthia en traits aussi accusés qu’était falote là physionomie de son époux : penchant à l’élégance, don d’éloquence. Elle savait parler d’abondance avec autant de conviction qu’il savait se taire. Elle aimait à faire chanter sur une étoffe le ton vif d’un nœud de ruban, comme une déclaration d’indépendance. Elle ne craignait pas d’effaroucher les gens par son franc-parler, aiguisé d’une pointe de malice. C’était une belle grande fille aux yeux noirs que John avait pris pour épouse, avec la tranquille hardiesse des petits hommes sérieux et posés. Sa voix ravissante, lorsqu’elle chantait, l’entrain de sa conversation, la couleur de ses reparties, avaient dû combler en lui des abîmes de silence et d’effacement. Bienheureuse harmonie, assurée par un homme discret, dont la femme parle et s’anime, avec de l’esprit pour deux. John et Cynthia formaient l’un de ces ménages heureux, où l’un apporte son génie, l’autre son absence de génie, et tous deux bien du courage à cheminer par les hauts et les bas de l’existence.

    Cynthia, la cadette de sa famille, avait deux sœurs, Sophia et Louisa. S’y ajoutait la chance d’avoir aussi un frère : la perle des Dunbar, la fleur rare de générations qui avaient croisé leurs branches pour s’épanouir en l’alliance d’un prêtre et d’une fille de gentilhomme campagnard. Charles Dunbar avait pris la vie du bon côté. Il ne lui demandait pas de faire pousser des dollars sur le comptoir d’une boutique ou dans le sillon d’un labour, au bord duquel un homme s’esquinte, au grand détriment de sa bonne humeur ; il la laissait venir à sa guise, parce qu’elle est pleine de fantaisie et que lui-même était un homme fort, capable de la dominer.

    Pas assez sot pour se fixer, il se baladait de petite ville en petite ville, éternel apprenti dont l’apprentissage se poursuivait surtout dans les cabarets. Une voix éclatante, jaillie d’un torse d’athlète, eût suffi à lui assurer le succès parmi les compagnons de la godaille. Mais l’oncle Charles était aussi un loustic incomparable. Ce n’est pas le tout d’être un franc blagueur et de parler fort dans un cabaret en mettant à l’aise la compagnie ; il faut prouver qui vous êtes. Alors vous faites des tours de cartes étonnants, vous lancez votre chapeau en l’air et le rattrapez sur le sommet du crâne, vous avalez votre nez, ou vous escamotez sur la table couteaux, fourchettes, assiettes, pour ne les restituer que si c’est le patron qui régale. Mieux encore, vous empoignez une échelle de trois mètres cinquante, la calez tout debout sans appui, grimpez jusqu’au dernier échelon et redescendez de l’autre côté en la repoussant avec le pied. Parfaitement, avec élégance. Et s’il y a quelqu’un dans la société… Mais le triomphe du vieux Charles, c’était la lutte. Chez lui lutter était une fonction élémentaire et impérieuse, comme manger ou boire. Le plus naturellement du monde il entrait chez vous avec ce compliment : Dis donc, je vais le tomber. Viens. Et il vous fallait sortir, étendre de la paille dans la cour et vous mettre en position. Naturellement, il vous tombait. Alors il était aussi content que si vous lui aviez offert le plus fin gueuleton. Cette envie de lutter, ça le prenait brusquement, comme chez les gens mal élevés un désir sensuel. Et vous n’aviez pas à craindre qu’il vous froissât les côtes : lutteur émérite, il vous déplantait proprement, en artiste et en gentilhomme. À ce métier il avait perdu toutes ses dents, à vingt et un ans ; n’empêche que, plus tard, il ne lui en manquait pas une seule. Elles avaient peut-être repoussé ; qu’en savait-on, avec ce diable d’homme ?

    À en juger d’après ce genre de vie si peu conventionnel, d’aucuns auraient pu s’imaginer que Charles s’adonnait à certaines habitudes fâcheuses. Grave erreur. Il n’était pas joueur, ne buvait jamais plus que de raison, ne fumait pas, prenait tout au plus une prise, par politesse, si vous lui tendiez votre tabatière. Sa mise était toujours correcte et son langage exempt de grossièretés. Parmi ses rares privilèges Charles possédait celui de s’endormir subitement au beau milieu d’un geste ébauché. Parfois, le rasoir à la main, devant son miroir, sans raison il succombait au sommeil ; et pour se conformer à la stricte observance du repos dominical qui, comme l’on sait, interdit de dormir, il lui fallait s’adonner, ce jour-là, à une occupation absorbante, comme de châtrer des patates.

    En pratiquant ces jeux d’artiste, on n’amasse peut-être pas des biens au soleil, mais on y trouve des avantages plus enviables : une réputation solidement assise dans les divers lieux publics et la promesse de restituer au Seigneur une âme aussi fraîche qu’au jour où il vous la confia pour en avoir soin. Charles Dunbar, tu es le sel de ta famille. Les tiens devraient te bénir. Et pour ce bambin de neveu qui vient de naître, avoir un oncle qui se tient en équilibre jusqu’au sommet d’une échelle sans appui et possède cette voix formidable qui, de la grève, hèle un bateau au large, quel aplomb cela lui donnera plus tard, et quelle portée à ce qu’il pourra dire ou crier… Et s’il lui prend envie de franchir un obstacle, ses jambes se souviendront de loi qui, en amenant ta paire de bœufs, sautait à pieds joints l’attelage, une fois,. deux fois, histoire d’amuser les gars de la scierie, qui écarquillaient les yeux devant ce phénomène.

    Lorsqu’elle avait huit ans, Cynthia était allée par mer sur un mauvais bateau, avec sa maman et ses deux sœurs, voir ses oncles Jones, réfugiés au Maine et au Canada. C’était peu après ce voyage assez aventureux que la mère et la fille étaient venues à Concord, où celle-là s’était remariée, et celle-ci, quinze ans plus tard avait fixé son sort en associant à sa pauvreté celle de John, pour tâcher d’en faire de la richesse.

    À leur avoir vient encore de s’ajouter ce marmouset né à la ferme. Le douze juillet mil huit cent dix-sept s’inscrit dans les éphémérides du ménage. Et la date du baptême, trois mois plus tard, où stoïquement, sans jeter les hauts cris, Henry David (ce dernier prénom en souvenir de l’oncle David, qui vient de mourir) entre dans la vie chrétienne. On entre où on peut. Mais quelle que soit la vertu de l’eau baptismale et du curé de la paroisse, l’abbé Ripley, prévaudra-t-elle contre la ferme et le vieux chemin désert au bord duquel l’enfant est né ?

    Jetez un coup d’œil sur la ferme : c’est la vieille habitation à un étage, aux murs de planches couleur des âges — cadre aussi approprié à la naissance d’un dieu qu’à la venue au monde d’un pauvre bougre. Elle est posée sur une butte où l’herbe pousse librement. Pas de clôture. Devant, coule un ruisseau. Alentour, prés et vergers, où ça sent bon la terre et la tourbe. Le plus proche voisin est à une sérieuse distance. Le vieux chemin en lacets, pour le villageois, ne mène nulle part où l’appellent ses intérêts ; aussi, livré à lui-même, sourit-il de ses tournants, de ses ornières, de toutes les plantes de ses talus, en proposant aux terres qu’il longe sa délicieuse inutilité. On occupe une aile de la maison d’habitation, dont l’autre moitié est habitée par des gens qui ont aussi un gamin, en compagnie duquel John, avec l’autorité de ses trois ans, mène paître les dindes.

    Les revenus de la ferme sont d’ailleurs médiocres au point que la belle-mère n’en tire qu’à grand-peine sa subsistance. Huit mois après la naissance d’Henry, le ménage vient la rejoindre dans la maison rouge qu’elle habite à l’extrémité du village.

    Un père de famille, que ses pérégrinations jusque-là n’ont pas enrichi, songe à ce qu’il pourrait bien entreprendre pour donner la. pâtée à ces1 trois petits becs quémandeurs. Il faut pourtant s’en tirer. Ce qui reste de l’héritage paternel, mieux vaut n’en point parler : une fois élevés les nombreux mineurs, hommes de lois et exécuteurs testamentaires n’en ont laissé que de pâles souvenirs. À la mort de la veuve Kettell, chacun des enfants de l’ancien marin en a palpé quelques bribes, et puis c’est tout. Et ta part de la maison de Boston, tu l’as déjà hypothéquée. Tu vois, il faut s’ingénier. John a une idée. On ne renonce pas si aisément à sa vocation, surtout lorsqu’elle est confirmée par la voix des ancêtres. Ils s’en iront à quatre lieues de là, à Chelmsford, et prendront une boutique. Cynthia pourra servir les clients, pendant que John, qui est un homme plein de ressources manuelles sous ses dehors modestes, cherchera du travail au dehors. Il sait peindre une enseigne, bricoler. On se débrouillera, avec l’aide du dieu des pauvres gens.

    Sa tante Sarah lui avait déjà appris à marcher lorsque Henry, à seize mois, fait partie de l’exode à Chelmsford. On y reste deux ans et demi, à tenir une épicerie avec comptoir, près de l’église. On vend de l’alcool. On est honnête et moral. Mais toujours la même chanson. La fortune, qui se laisse si joyeusement culbuter par les risque-tout, n’a pas l’ombre d’un sourire pour les petits John honnêtes et réservés, même lorsqu’ils lui offrent une goutte sur le comptoir. Tant pis. Il ne faut pas se décourager, parce qu’un quatrième enfant est né. C’est une fille, elle nous portera bonheur, et nous l’appellerons Sophia.

    On va tâter encore une fois de la capitale, où les gens sont cousus d’or et en laisseront peut-être tomber des miettes dans le tiroir d’un brave homme. Et l’on va se nicher dans un quartier sud de Boston, en repassant par Concord, où l’on fait escale. Dans ce voyage il y a des petits yeux d’enfant à peine ouverts aux images du monde, sur lesquels pourtant s’est imprimée au passage l’entrevision d’un étang sauvage dans l’encadrement d’une forêt des âges. Le regard d’un tendre petit animal, ignorant de l’or que l’on va conquérir parmi les riches, recueille furtivement l’orient de cette perle.

    En deux ans de la grand-ville on fait trois logements. Elle offre toute facilité pour envoyer un bambin à l’école, dès la cinquième année, mais à ses parents rien de bien fameux à moissonner. Il faut en faire son deuil. Les déplacements n’ont pas réussi au jeune ménage.

    Alors c’est le retour au bercail, à la maison sur la place où est mort le père Thoreau, celui auquel la fortune avait souri, et où vivent deux sœurs de John. C’est la dernière ressource. On a été apprenti au village, on y connaît du monde, les gamins y sont nés. Après tout vaut-il peut-être mieux connaître la gêne à Concord que de tenter la chance ailleurs. Va pour le vieux Concord. Un brave petit homme, que la guigne poursuit, avec quatre mioches et leur mère, y cherchera désormais sa destinée à l’ombre des grands ormes.

    Gaillard de six ans bientôt, tes parents ont beau peiner et s’ingénier à joindre les deux bouts, l’existence n’en est pas moins une fête pour qui n’entre pas dans ces considérations domestiques. Concord est étalé sur tes genoux comme un grand livre d’images et de chansons. Le fabuleux gâteau s’offre à ton appétit de conquête par quartiers immenses et miettes friandes. On dirait qu’il est tout entier pour toi — le gagnant.

    Tu t’aventures sur le trottoir de bois. Passe un chien, un homme ou un tombereau. Les grands ormes poussent un soupir. Un coq chante dans les lointains du village gris-blanc. Deux voisines bavardent gravement. Les belles premières gouttes d’une ondée tambourinent sur les feuilles et sur le trottoir. Tu n’as pas envie de rentrer. La petite fille d’en face se hâte vers la boutique. Tout cela et bien d’autres merveilles, du réveil au coucher, longueur de temps démesurée, c’est pour toi, qui n’es pourtant pas fils de roi, mais le petit Henry de l’homme qui habite sur la place du village, au centre d’un univers bruissant, pailleté, confus, zébré de coups de soleil et de surprises.

    Tu pousses et, autour de ton altesse, le monde s’ordonne. Lorsqu’on est grand et d’aplomb sur ses petons, les gens se reposent sur vous et vous confient des charges importantes : mener paître la vache, faire une commission dans le village. Lorsqu’on est très grand tout vous. devient permis. Et si tu as un frère bien plus grand que toi, alors à deux vous n’apercevez plus de limites à vos conquêtes. Vous êtes reliés aux quatre points cardinaux. La campagne autour du village s’étend jusqu’à l’impossible. Avoir un couteau dans sa poche, dont on peut tailler tout ce qu’il vous plaira, musique, arme, lance-pierre, chariot. Fabriquer un piège. Courir la folle aventure par les prés au soleil, se gaver d’airelles, polissonner, jouer au sauvage, se creuser une niche, se bâtir une hutte et y mettre des provisions. À douze ans on accompagne son frère à la chasse. Sentir pendre à l’épaule la canardière, être le maître rusé de la vie et la mort des créatures qui ne se doutent pas de votre pouvoir foudroyant, s’embusquer, épauler, viser, voir rouler ou dégringoler l’animal : joies formidables. (Il y en aura d’autres, plus tard, mais auront-elles le goût pur de celles-là ?)

    Lorsqu’on pénètre sous ces bois profonds, un monde pullulant s’entr’ouvre, qui n’a sans doute pas de fin. Plus de village, plus de maisons, plus de parents, plus de clôtures ; seuls les grands sapins et les chênes solennels, assemblés comme des conspirateurs pour tenir conseil loin des oreilles qui entendent. On est seul et tout petit sous leurs têtes qui se touchent là-haut, mais on n’a pas peur. On est armé et puis on a son grand frère avec soi. Au milieu des bois il y a un étang, sur lequel s’inclinent les arceaux du feuillage enguirlandé de vigne sauvage. On y vient pécher la lotte et la brème. On a emporté son manger pour passer toute la journée, comme en une île déserte, au bord de cette eau lisse où se mirent les arbres patriarches. La nuit est tombée, on a fait du feu sur les pierres et, avant de s’en aller, on saisit les tisons rouges qu’on secoue en l’air pour décrire des figures de feu, puis on les lance dans l’eau où ils s’éteignent avec un zézaiement. Alors, les flammes mortes, on se retrouve dans la nuit, épaisse à couper au couteau, et à tâtons l’on redescend au village avec sa pêche. On est des gars de Concord, qui courent le monde nu-pieds, pour mieux le posséder.

    Etre des gars de Concord, c’est se griser du bonheur de la rivière, des deux rivières qui s’y joignent, la vive et la paresseuse, et font aussi bon ménage que John et Cynthia. C’est prolonger la baignade dans une crique avec des camarades, sous le berceau des branches de sapin protégeant vos ébats de canetons. La rivière débordée au printemps inonde les prés, immense nappe d’eau d’où émergent des arbres ; elle n’a plus cinquante mètres d’un bord à l’autre, mais un kilomètre de large et plus, on dirait un grand lac, que survolent les mouettes. C’est vivre la saison des foins, la saison des canneberges, escalader les buttes pour découvrir les sommets au loin, où vous n’êtes jamais allé, où peut-être finit le monde, puisque par delà est l’empire du soleil couchant. C’est manœuvrer un bateau à la pagaie ou à la gaffe, humer l’odeur de la berge, des plantes aquatiques, de la feuille de menthe froissée, emporter sa ligne et s’absorber durant des heures, suspendu d’attention entre le mystère des profondeurs, qui se propage en frémissements jusqu’au bouchon, et les escadres de nuages fendant le grand ciel déployé au-dessus des prés.

    Par là vous avez rencontré parfois un vieux pêcheur coriace et taciturne, qui se confond avec le bord de la rivière parce que son antique paletot a pris la couleur du temps, et, le soir, rentre à pas lents vers sa maisonnette basse à l’orée du village. Lorsqu’il pêche vous n’avez pas envie de le déranger : il a l’air trop grave. Il ne s’amuse pas, il accomplit un rite, le rite du vieux pêcheur. Personne ne fait attention au bonhomme ; mais Henry le connaît bien et se sent attiré vers son silence. Peut-être est-il là depuis le temps des Indiens, il n’a pas d’âge. Ce doit être le vieux père Musketaquid, qui est à tu et à toi avec tous les poissons.

    Et puis l’énorme attrait du passage, parfois, d’un chaland sur la rivière, venu on ne sait d’où — les rivières, d’où viennent-elles ? où vont-elles ? — flottant sans bruit vers nulle part. Un jour on l’a vu amarré au bord d’un pré et le lendemain il a disparu. Ces hommes à bord, à quelle race les rattacher ? Quel langage parlent-ils ? Ils sont d’ailleurs et, pourtant, connaissent si bien la rivière… Quand repasseront-ils ? Sur ces bateaux sont empilés des barriques de chaux ou des briques ou du minerai de fer, avec des brouettes. Comment, sous ce poids formidable, le bateau fait-il pour ne pas s’enfoncer ? Pourtant, lorsqu’on y monte, c’est ferme, ça ne cède pas. Étrange. Et ces hommes qui couchent dans leur bateau, dit-on, et y vivent comme Henry vit dans une maison sur la place du village… Comme on aimerait, soi aussi, coucher dans un bateau, y manger, allumer du feu, dormir la nuit tout contre l’eau ! Il y a des gens pour prétendre que ces bateaux ont des voiles, tels les bateaux qui vont sur la mer ; on les a vues. Comment y croire ? Ils passent comme des oiseaux, évoquant d’autres climats et tout un inconnu auquel la rivière se relie, qui sait, mais impénétrable. Henry accourt avec son frère se repaître de cette merveille.

    Mais il y a encore de plus beaux émois. Une fois l’an, un groupe d’hommes au visage brun rougeâtre, tout à fait différents des hommes du village, viennent camper sous la tente, dans les prés. Ils fabriquent des corbeilles et vous offrent des colliers de verroterie. Entre eux ils parlent un langage de sorciers. Ils ont une pirogue qu’ils manœuvrent curieusement. Des grandes personnes vous racontent qu’ils étaient autrefois les maîtres du pays, au temps du père Tahataivan, lorsqu’il n’y avait pas encore de Concord. Si on avait une pirogue et si on était des Peaux-Rouges, on ne fabriquerait pas des corbeilles, on passerait son temps à la chasse et la pêche, on ferait des expéditions, on serait les rois du pays.

    Il y a bien l’école où l’on vous envoie, parce qu’il est beau de savoir lire couramment comme son père, qui lit le journal. Mais la classe n’est qu’un intermède entre deux tranches d’école buissonnière. La rivière, les étangs durs et lisses comme une lame, c’est la saison du patinage et des parties de traîneau sur la neige. On a beau avoir un traîneau qui n’est pas ferré et que les autres gars méprisent, on l’aime tout de même parce que c’est le vôtre et pour rien au monde l’on ne s’en séparerait. Et lorsqu’on sait lire, écrire et compter, il y a encore bien des choses à apprendre, parce que les vôtres rêvent pour vous d’un avenir plus brillant que celui de boutiquier.

    Alors, vous entrez à l’Académie que des hommes riches et puissants ont fondée pour les garçons qui veulent devenir des savants. Il faut apprendre le grec, le latin, le français, se plonger dans les classiques, potasser jusqu’à seize ans.

    Suivre les cours de l’Académie de Concord, devenir plus instruit que les siens, cela est beau et bon, puisque Concord a tant de façons de vous dédommager. Mais après ? Des parents ambitieux ont conçu le projet hardi d’envoyer leur cadet au collège apprendre ce que l’Académie de Concord ne peut enseigner. Quitter Concord… Comme le grec, le latin, le français et la mirobolante science humaine suent la misère, à la pensée de tout ce qu’il faudra quitter… Comme ton cœur est lourd, à seize ans, de ces primes tendresses auxquelles tu vas brusquement dire adieu, Henry, en partant pour Harvard… en entrant au bahut, fils de petit boutiquier, appelé à faire ton temps dans un grand magasin de la science.

    2

    À vingt ans l’élève Henry Thoreau quitte l’université avec son diplôme de bachelier ès lettres. C’est la récompense de quatre années d’éloignement, moins les vacances et le temps qu’il est revenu passer dans sa famille, pour raison de santé. Ce titre, peut-être l’estime-t-il à sa juste valeur, mais, à coup sûr, pas un liard de plus qu’il ne vaut.

    En entrant au collège, il avait quitté un milieu villageois où l’égalité n’était pas un mot farce, mais une pratique quotidienne, pour se voir brusquement jeté, lui, fils de petites gens, parmi les rejetons des heureux de ce monde. La demi-bourse que l’on avait obtenue en sa faveur n’empêchait pas que, pour subvenir aux frais de ses études, ses parents, sa sœur Helen, ses tantes, dussent se priver. Au collège régnait aussi, entre étudiants, une manière d’égalité, certes ; mais il y avait la nuance. Vous restez quand même un campagnard parmi des garçons délurés, qui trouvent que vous êtes bien de votre village. Lorsque vos parents, votre sœur, sont obligés de se gêner pour acheter votre droit à prendre votre part de la science, vous êtes enclin à sentir certaines choses un peu autrement que vous ne les sentiriez si vous étiez fils d’archevêque.

    On vous attribue une niche au quatrième étage de la ruche. C’est bien naturel. Naturel aussi que vos voisins de chambre aiment à chahuter lorsque vous aimez à travailler. N’importe, vos réactions se prononcent et vous songez.

    Ce milieu répand une odeur qui vous incommode légèrement. Non pas tant parce qu’elle n’a rien de commun avec celle du foin coupé dans les prés de Concord ; mais c’est l’odeur d’une humanité spéciale, confortablement installée dans les cabines de première classe pendant que le commun des passagers s’arrangent dans l’entrepont. Sans doute, il y a de charmants garçons parmi cette jeunesse, et la plupart assez généreux pour traiter un camarade pauvre comme s’il eût été des leurs. Mais est-ce leur faute, à ces collégiens, si leurs papas voyagent en première classe et si l’atmosphère du milieu est celle des premières classes ? Parmi ces fils de bourgeois, futurs avoués, futurs curés, futurs diplomates, chefs d’entreprise, soutiens de la société, Henry se sent dépaysé. Il n’est pas du tout dans la note. Avec l’orgueil secret de ses paumes plébéiennes, il exagère sa réserve, sa distance, sa raideur, en face de ces garçons étrangers au monde du travail. La main qu’il leur donne est sans conviction. C’est un Henry toujours absorbé dans ses pensées, les yeux à terre comme s’il y cherchait quelque chose qui ne poussait pas entre ces murs.

    Il est ailleurs, en effet. S’il n’a guère de vrais copains, c’est qu’il ne tient pas à s’en faire. Ces messieurs bien mis, avec leurs distractions spéciales, leurs parties fines, leurs manières d’étudiant, le laissent étonnamment froid. Leur sœur, leur maman n’ont pas

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