Sept

Les Amazones des sept mers

Saint-Pétersbourg n’est pas toute la Russie, mais elle en est le miroir et le baromètre.

Magdelaine de Sade

PÉRIODE: XVe SIÉCLE

LIEU : AVIGNON, MARSEILLE

«Dominer, commander... pour m’enrichir à ma guise!» Telle avait été la profession de foi lancée à la cantonade par Magdelaine Lartessuti le jour de ses dix ans! Petite fille curieuse et délurée, elle naquit en Avignon vers 1478, sur les bords du Rhône qui bercera sa vie de conquérante. Comme le grand fleuve, souvent impétueux, Magdelaine était faite pour épancher ses ambitions dans la toute-puissante Méditerranée de Barberousse et de François I , de Soliman le Magnifique et de Charles Quint.

Fille adultérine de Thore de Médicis et de Pons Lartessuti, Ambassadeur d’Avignon, Magdelaine côtoya durant son enfance le luxe, la culture et la distinction des familles les plus en vue de son siècle: la noblesse de robe et d’épée, les rois et même le pape ont ainsi fait partie de sa vie sans qu’elle prît conscience de son privilège. Pourtant, bien que son destin fût tracé dès sa naissance, elle rompit un jour avec la pompe cardinalice et les ors des palais pour noircir seule, envers et contre toutes les contradictions de ses ambitions, les pages blanches de son livre d’heures. Car elle pensait que le talent, le courage et l’ambition suffisaient au bonheur. Ainsi, malgré les exhortations à la raison prodiguées par son entourage, Magdelaine ne chercha pas à profiter du nom prestigieux qu’elle portait pour se prévaloir ou se distinguer, se placer dans le monde ou faire fortune aux dépens des honnêtes gens. Bien qu’elle fût une Médicis, au même titre que les célèbres Catherine et Marie, elle entreprit de faire carrière dans un domaine parfaitement étranger à son milieu, réservé, secret, dans lequel aucune femme de sa naissance ne s’était jamais illustrée comme elle seule entendait de le faire: la mer, ses navires et son cortège d’aventures l’appelaient à d’autres destinées. Elle serait armateur, amirale et corsaire! Telle fut son vœu dès qu’elle eut l’âge de raison, telle sera sa fierté à l’heure de rendre compte de ses actes.

Au mois de février 1492, tandis que la chrétienté réticente hésitait à s’abandonner aux spéculations géographiques d’un navigateur encore inconnu, Pons Lartessuti mariait sa fille Magdelaine à Joachim de Sade, riche prétendant, bel homme certes, pourvu des qualités de son rang très probablement, mais trop vieux et bien trop ennuyeux pour une jeune fille de quatorze ans qui rêvait de voyages au long cours! Pourtant, toute impatience bue, elle consentit quelque temps à s’instruire auprès de son mari: elle prit le pouls de ses affaires et tenta de s’enthousiasmer pour tout ce qui la distrayait de ses avanies conjugales, car le vieil homme ne fut jamais en mesure de la combler ni de comprendre la secrète ambition qui la consumait d’impatience. «Jamais il n’a deviné ses raisons de vivre», écrit Pierre Lyautey sur la foi des archives du Palais des papes découvertes en 1925.

En 1503, le conclave élisait le cardinal Giuliano Della Rovere au trône de saint Pierre sous le nom de Jules II. Magdelaine et son mari, qui s’honoraient de son amitié, furent appelés dans la Ville éternelle pour célébrer l’événement. Aussitôt installés à la cour pontificale, la jeune épouse délaissée fit la connaissance du neveu du pape, Galeo Della Rovere, cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens. Fort attiré par la beauté juvénile de l’Avignonnaise, le jeune homme se montra vite le plus empressé des soupirants, mais ses ardeurs illicites ne suffirent pas plus à la distraire qu’à la détourner de son projet. – L’ennui me gagne, confiait-elle secrètement à ses amies, et je crains de perdre la vie si le destin m’abandonne.

Comme elle s’était lassée de la compagnie surannée des grands de ce monde, elle s’éloigna de son amant pour se réfugier dans la lecture: les récits de voyages qui lui parvenaient d’Espagne et du Portugal occupèrent bientôt toute son attention, et sa propre envie de courir l’univers la détacha des préoccupations de la Cour qu’elle jugeait futiles et frivoles. Ce n’était pas qu’elle eût perdu le goût de l’existence, mais elle cherchait d’abord une raison de vivre. Elle partit alors pour le nord de la France, où l’on prétendait que les femmes étaient libres. Mais Paris ne lui convint guère et ses pas la ramenèrent bientôt sur ses terres de Provence.

Bien des années passèrent et Magdelaine cherchait vainement à concrétiser ses ambitions: une façon d’être heureuse en somme, qui lui appartiendrait enfin. Elle avait un peu moins de vingt-sept ans lorsqu’elle décida, un beau jour de 1505, de s’installer à Marseille où résidaient quelques-uns de ses parents. Bien qu’elle demeurât l’épouse légitime de Joachim de Sade, elle ne le reverra plus qu’à sa mort, en 1539, au terme d’un procès mesquin relatif à des questions financières.

– C’est ici que je vais dominer mon destin, s’exclama la jeune femme à son arrivée dans la cité phocéenne! Le Rhône qui m’a vue naître m’offrira désormais la mer en partage...

Depuis que le monde chrétien avait découvert le Nouveau Monde, les hommes avaient redessiné la planète à leur mesure. Les guerres, qui n’étaient jadis que des conflits d’autorité, allaient poursuivre d’autres buts, régis par l’économie d’une ère nouvelle: l’attraction de l’Eldorado dévoilait de nouveaux horizons. Dans ce contexte, les pays maritimes d’Europe septentrionale avaient à relever le défi de l’Espagne; ils devaient rattraper le retard accumulé dans l’exploitation des territoires américains. C’est ainsi que la France, l’Angleterre et la Hollande lanceront tour à tour leurs corsaires à l’assaut des galions de Castille et d’Aragon, de manière à «greffer un drain» sur l’artère la plus nourricière du siècle. La France, à cette époque, ne comptait que des ennemis, à tel point que le roi put jeter sans crainte ses forces dans la mêlée. Vénitiens, Romains et Milanais, Florentins ou Pisans seront de bonne prise au même titre que les Espagnols, si les cales de leurs vaisseaux regorgeaient des chargements convoités par le Trésor de l’Etat! Car aucun règlement ne garantissait encore la propriété sur mer, où régnait la loi du plus fort à mille milles de toute surveillance. Tous les ports nolisaient des bâtiments de course à destination des «Indes», fraîchement rebaptisées «l’Amérique» par les géographes de Saint-Dié-des-Vosges à la suite des voyages d’Amerigo Vespucci. Pourtant, comme la plupart des gens du Sud, passé le temps des grandes découvertes, Magdelaine de Sade ne sera pas un grand entrepreneur de course océane.

La mer intérieure, avec ses traditions et son commerce oriental, l’attirait bien davantage que ce lointain Nouveau Monde, qui n’était à ses yeux qu’abstraction, vaine chimère et futile Eldorado. En revanche, le retour des Maures d’Espagne en terre barbaresque eut une tout autre résonance pour l’avenir du bassin méditerranéen. Les conditions qui présidaient aux relations maritimes entre les deux rives de la Méditerranée en seront bouleversées pour longtemps et donneront naissance à de nouveaux rapports de force économiques et politiques entre chrétiens et musulmans. C’est dans ce contexte que naîtra l’histoire de la «corsaire des îles d’Or». Rendue populaire par la haute figure de Barberousse et par les chevaliers de Saint-Jean, la légende de Magdelaine de Médicis ne sera pas étrangère non plus à l’admiration que lui vouera bientôt François I .

– Je vais faire fortune dans l’armement! confiait-elle à ceux qui doutaient de son pari et se riaient de ses ambitions. Bientôt, Marseille ne se lassera plus de me courtiser, car je n’entends pas me laisser dicter ma conduite par qui que ce soit.

Son projet, que nulle entrave ne devait plus jamais contrarier, ne souffrait aucun malentendu: plutôt que de s’enrichir au prix de déprédations honteuses et de s’aliéner la Couronne, elle choisit de gagner le roi de France à sa cause en lui offrant son aide. Pirate, elle eût pris le risque de détruire sa liberté; corsaire, elle entrait dans la légende par la grande porte et s’assurait tout à la fois les honneurs et la prospérité. Plus tard, quelques contradicteurs lui rappelleront, dans l’espoir de la confondre, qu’elle avait eu l’ambition de laisser un nom parmi les marins de son temps... et que le confort social de l’armateur avait aisément remplacé la vocation servile du marin! Jamais elle n’entrait dans la querelle ou n’alimentait la polémique: elle se contentait alors de montrer ses navires à l’ancre dans le port et de pronostiquer pour eux des prises qu’aucun autre corsaire phocéen n’était en mesure d’espérer.

Le 22 janvier 1515, quatre mois après sa victoire sur les Suisses à Marignan, François I faisait une entrée solennelle à Marseille. La ville, colorée par les oriflammes et les draperies, fêtait le triomphe du roi; partout sur son passage, le peuple l’acclamait, les courtisans faisaient la roue et les femmes cherchaient leur image dans le regard du souverain. Or, parmi les Marseillaises les plus en vue, Magdelaine de Sade brillait d’un prestige particulier que le monarque ne tarda pas à remarquer. On raconte que c’est au cours d’une «bataille d’oranges» que Magdelaine entra dans l’intimité du souverain. Joyeusement échangés, quelques fruits ensoleillés jetés de part et d’autre du cortège eurent facilement raison du protocole.

Toutefois, si depuis qu’elle s’était installée sur les bords de la Méditerranée Magdelaine de Sade s’était forgée la réputation d’un brillant armateur, son ambition n’était pas d’enrichir le harem royal. Prévenante, la riche et belle femme qu’elle était menait sa vie sentimentale comme elle conduisait à l’abordage les navires qu’elle armait en guerre, pour le compte des princes qui sollicitaient son concours: toujours munie de lettres patentes et forte de son bon droit devant le jugement de l’Histoire. Or, c’est ainsi que leur complicité d’un jour et leur amitié sincère donnèrent à la France une flotte de course dont l’importance ne cessera de grandir pendant un quart de siècle.

Pourtant, tous les capitaines de la Renaissance ne furent pas investis de l’unique désir de faire allégeance à leur suzerain et de le servir en toutes circonstances. Parce qu’en ce temps-là, piller le commerce maritime à son profit ne constituait pas un crime. Ce siècle, en effet, permettait aux armateurs privés ainsi qu’à de nombreuses communautés maritimes de faire fortune dans le brigandage en toute légitimité. La guerre n’avait pas besoin d’éclater pour qu’un navire coure sus au premier pavillon qui se présentait: le plus fort avait encore le «droit» pour lui. Or, Bertrand d’Ornessa, baron de Saint-Blancard et des îles d’Or, était de ces condottieres puissants et respectés sur tout le rivage septentrional de la Méditerranée, que les Barbaresques maintenaient en état de guerre latente pour le plus grand bénéfice des navigateurs chrétiens. Garants de leur civilisation respective, les prédateurs des deux rives de la Méditerranée sillonnaient la mer de Constantinople à Salé comme autant de loups prêts à bondir sur leurs proies. Dans cette constante rivalité, chacun semblait y trouver son compte pour autant que l’équilibre des forces fût maintenu dans le respect des coutumes.

Joachim de Sade n’avait jamais revu sa femme. L’un et l’autre n’entretenaient plus aucune correspondance autrement que par le truchement de leurs avocats, et leurs relations s’étaient lourdement dégradées. Magdelaine, qui venait d’avoir quarante ans, était en pleine possession de son charme; elle subjuguait les hommes par son intelligence et son habileté, se faisait craindre et respecter dans le milieu des affaires maritimes où les armateurs avaient l’habitude de régner sans partage et sans concession. Elle séduisait tout le monde autour d’elle et savait déléguer un peu de son pouvoir à ceux qui auraient pu lui faire de l’ombre. Elle avait l’art de diriger sans donner l’impression de dominer. Pourtant, si sa réussite était incontestable, elle n’en avait pas moins de nombreux concurrents que sa rencontre avec le seigneur des îles d’Or allait réduire aux seconds rôles à partir de 1519.

Ainsi commence le chapitre le plus fortuné de son histoire. – Toi qui lances tes navires à l’abordage pour le compte du roi, lui dit un jour le sémillant baron de Saint-Blancard, laisse-moi te seconder dans tes affaires et notre union fera trembler les Turcs!

Le courage de l’un, l’organisation de l’autre devaient sceller une association redoutable dont l’amour était aussitôt devenu le ferment du succès. La passion qui allait unir leurs destinées en ferait un couple hors du commun, tel que l’Histoire en distille avec parcimonie dans un monde en continuelles mutations, où les règles du jeu évoluaient au rythme des traités que signaient les royaumes d’Europe afin de contrôler la puissance grandissante des princes de l’océan. Le pouvoir maritime passait progressivement entre les mains de l’Etat, canalisant son rôle en le mettant sous la tutelle de la nation. Pour autant, Magdelaine de Sade et le baron de Saint-Blancard avaient encore de beaux jours devant eux. Vaillant marin, ce dernier n’était en revanche qu’un piètre commerçant; chevalier des mers, homme d’action, il répugnait à transformer ses victoires en fortune sonnante et trébuchante, et ses gens, qui avaient risqué leur vie pour leur part de butin, revendiquaient une meilleure gestion des prises lorsque leurs nefs rentraient à Marseille chargées de marchandises de grand prix.

En revanche, Magdelaine n’avait pas son pareil pour négocier les produits que ses propres bâtiments rapportaient de leurs expéditions commerciales, ou que ses équipages avaient pillés sur quelque navire ennemi. Les Levantins et les Juifs, qui étaient ses principaux clients, trouvaient dans sa maison de commerce tous les avantages d’une longue relation de confiance. Mais elle ne se contentait pas d’ouvrir les portes de ses magasins de Marseille: remontant le Rhône avec sa flotte fluviale, elle partait vendre ses prises à Aigues-Mortes, Arles et jusqu’en Avignon, parfois même jusqu’à Lyon quand il s’agissait de négocier des tissus précieux rapportés d’Orient. Pendant des années, elle armera les vaisseaux de son amant, se chargera de les ravitailler, de recruter leurs équipages et d’entretenir leurs succès par de judicieux conseils.

– Magdelaine! lui demandera souvent «l’amiral» des îles d’Or, accompagne-moi dans mes expéditions. Délaisse tes livres de compte et prends la mer à mes côtés.

Mais toutes

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