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La montée des marches: Roman
La montée des marches: Roman
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Livre électronique303 pages4 heures

La montée des marches: Roman

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À propos de ce livre électronique

Gilles Vendeur retrace son parcours mouvementé, de simple renfort régisseur à lauréat pour le grand prix du festival de Cannes.

Festival de Cannes 2009, Grand Palais, cérémonie de clôture. Gilles Vendeur mesure la distance jusqu’à la scène, il compte les marches à gravir. L’heure de la fameuse Caméra d’or approche. Son heure. Ils l’ont maquillé, habillé, dorloté. Le nœud papillon, il l’a dénoué dans l’escalier du Palais des Festivals, comme le dernier insigne de sa lointaine désinvolture. Car il est loin le jeune ingénu, loin le stagiaire maladroit qui provoqua l’un des pires accidents de tournage qu’on ait vu au cinéma. Loin l’insouciant qui escaladait les murs des soirées cannoises. Loin le jeune réalisateur transi devant une starlette de télé-réalité. Dix ans de batailles, de coups et de rage, et le jeune écorché tente encore de masquer son vrai visage. Mais dans quelques instants, c’est le nom de Gilles Vendeur qui résonnera. Tout le monde le regardera. Celui qui cherchait la lumière n’y échappera pas.

Erwann Créac’h nous peint le monde du cinéma, des marches rouges de Canes aux coulisses d'un univers peuplé de stress, de coups bas, de trahison et parfois, d'acteurs ou réalisateurs mis à bout.

EXTRAIT

À 15 h 30, le RG donne ses dernières consignes, répète qu’il exige une attention extrême de chacun. Suit un lent décompte qui s’accompagne d’une stupéfiante, d’une irrésistible montée d’adrénaline. Car ce moment-là, je peux vous le dire, est un truc dément. Même là où je suis, à mon niveau dérisoire, j’ai à cet instant une sensation incroyable, l’impression de faire partie d’un autre monde, fabuleux, d’où une fusée va décoller. Et soudain je regrette d’être si loin de tout cela, tandis que le décompte se poursuit. L’ambiance se charge d’électricité, et puis subitement, il y a la bourrasque. Brutale, inattendue. Ce dont je me rappelle, juste avant la fin du décompte, c’est de mon talkie-walkie qui déconne, que j’essaie de régler, d’une Porsche Cayenne dont le chauffeur, une espèce de gorille menaçant d’essuyer ses pneus sur ma gueule, parce c’est pas une bande de gugus du cinéma qui empêchera les gens d’aller bosser. Je me rappelle des plots qui valsent, de la banderole qui vole. De ma voix étranglée qui hurle « Stop ! Arrêtez ! », du vacarme des moteurs de ces vingt-cinq voitures qui couvrent ma voix. Du Cayenne qui monte la bretelle en vrombissant. Puis d’un épouvantable choc, d’un autre, suivi d’un fracas de tôles froissées et d’un crissement métallique interminable. D’un silence.

À PROPOS DE L'AUTEUR

La montée des marches est le deuxième roman d’Erwann Créac’h, après Carnivores Domestiques (Éditions Seuil, Point Poche), primé par le « Gon­court des Animaux » décerné par Michel Houellebecq.
Erwann Créac’h a été vétérinaire, fonctionnaire à la Commission européenne, mais aussi comédien, auteur et metteur en scène de théâtre, régisseur, réalisa­teur et producteur de cinéma.
LangueFrançais
ÉditeurEncre Rouge
Date de sortie31 oct. 2019
ISBN9782377892631
La montée des marches: Roman

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    La montée des marches - Erwann CREAC'H

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    Cet ouvrage a été composé par les Éditions Encre Rouge

    img1.jpg ®

    7, rue du 11 novembre – 66680 Canohes

    Mail : contact.encrerouge@gmail.com

    ISBN papier : 978-2-37789-262-4

    Erwann Créac’h

    La montée des marches

    Roman

    Prologue

    — Cette sélection est-elle digne du XXIe siècle ?

    Je sursaute. Le public du Festival sort de sa torpeur. La voix de Serge Toubiana résonne jusque dans les plus hautes travées du Grand Palais.

    — Trois réalisatrices sur vingt films en compétition !

    Des murmures de réprobation courent dans mon dos.

    — Il pète un câble ! Il se croit aux Césars ?

    Je jette un œil discret derrière moi. La directrice du Centre National du Cinéma s’éponge le front et m’adresse un regard outré. Je réponds par une vague moue et m’enfonce dans mon fauteuil pour cacher le malaise qui enfle dans ma poitrine depuis le début de la cérémonie.

    — Que nous dit cette absence des femmes ? continue Toubiana.

    Le directeur de la cinémathèque fait partie du sérail. Il le sait, le protocole cannois ne laisse aucune place à ce genre de digression. Le public, indifférent à cette divagation sociologique, émet d’ailleurs ses premiers signes d’impatience, tandis que Toubiana s’accroche à son pupitre, minuscule dans ce décor immense.

    — Les femmes ont-elles les moyens de faire des films ?

    Trois rangs seulement me séparent de cette scène, c’est là que le protocole m’a installé cette année. Jamais je n’ai été aussi bien placé. Mais jamais cette cérémonie ne m’aura plongé dans une telle d’angoisse.

    — Existe-t-il des films de femmes ?

    Toubiana poursuit, il ne lâche pas. Quelques minutes de plus, juste un répit pour moi. Car son laïus terminé, Toubiana disparaîtra, la remise des prix reprendra, et ce sera l’heure de la Caméra d’or. La mienne. Je compte le nombre de voisins à déranger, de marches à gravir. Je jette également un coup d’œil aux issues, un réflexe d’anxieux. Mais tout va bien, me dis-je, en m’appliquant à prendre de grandes inspirations. Je croise le regard de Reilhac, le patron d’Arte, qui m’adresse un hochement de menton en signe d’optimisme. Devant moi, Frémaux, le Délégué général du Festival fulmine sous un masque impassible. Sur ma gauche, mon ami Nuage écoute Toubiana avec attention. Des manteaux râpés qu’il portait à Barbès au smoking de ce soir, il reste le même, un Cheyenne doux et pensif. Imperturbable. À côté de lui, Leïla s’impatiente, dans son extravagante robe de résille blanche, et me gratifie d’un regard aussi furtif que glacial. La starlette a vite oublié que c’est grâce à moi qu’elle est là. Je prends de grandes inspirations, tente de me raisonner : tu as tout fait pour être là, c’est ton jour. Tu t’es laissé habiller de ce smoking, maquiller, coiffer. Face au miroir des toilettes du Grand Palais, tu n’as pu t’empêcher d’ébouriffer tes cheveux et de desserrer ce nœud papillon, comme les insignes d’une désinvolture qui t’a pourtant quitté. Les années passent et tu ne changes pas, te dit-on souvent. Toujours cette même silhouette mince, ce visage lisse, juvénile, cet air de ne pas avoir l’air. Et pourtant tu es là, au quatrième rang, après neuf années de batailles, de coups et de rage. Et ce soir, c’est le nom de Gilles Vendeur qui résonnera. Tout le monde te regardera. Celui qui cherchait la lumière n’y échappera pas.

    En début d’après-midi, le téléphone a sonné.

    — Gilles Vendeur ? a fait une voix de velours.

    J’étais à la plage, seul, face aux yachts de la baie cannoise, pour me changer les idées avant la cérémonie.

    — Thierry Frémaux à l’appareil.

    Mon cœur a bondi dans ma cage thoracique. Frémaux, le Délégué général, le sélectionneur, l’autre star du festival.

    — Nous tenons à votre présence, ce soir. C’est important.

    Une économie de mots, le ton d’un secret d’état, comme quand l’indic donne rendez-vous à l’homme au feutre, dans les films d’espionnage. Moi, à deux doigts de répondre : arrête tes conneries, Peter, je t’ai reconnu.

    — Oui, je… bien sûr ! j’ai fait, hésitant.

    — Bien, nous nous sommes compris ?

    — Oui…

    J’étais censé savoir. Ne pas poser de question.

    — Monsieur Vendeur…, Gilles, a-t-il repris avec une pointe d’impatience dans la voix, je souhaite avoir la confirmation claire de votre présence !

    — Oui ! j’ai sursauté. Je serai là !

    — Bien, à tout à l’heure.

    Et il a raccroché. J’ai coupé mon téléphone et j’ai gardé l’information pour moi. Les heures sont passées. J’ai parcouru trois fois la Croisette en me répétant cette conversation, et toutes les interprétations qu’on pouvait lui donner. La plus probable, c’est qu’il ne demandait ça qu’aux lauréats. Avec gravité, des fois que le bienheureux ait la mauvaise idée de suivre la cérémonie à la télé. L’exaltation s’est effacée, le doute et l’angoisse m’ont tiraillé tout l’après-midi, puis l’heure de la cérémonie est arrivée.

    Et la Caméra d’or approche. Je devrais jubiler, être prêt à bondir, mais à mesure que les minutes s’écoulent, tout mon corps se recroqueville dans ce fauteuil, sans force, et mon estomac se tord de plus en plus douloureusement.

    Les sifflets dominent la voix de Toubiana désormais, alors l’effronté fait un geste de la main, arrache presque un silence et conclut avec emphase sur l’avenir du Festival. Il brave la salle du regard et quitte le pupitre sous les huées, mêlées à quelques applaudissements. C’est un joli bordel. Une caméra passe face à nous, j’esquisse un sourire crispé.

    Le show peut continuer. Je me tasse un peu plus dans mon fauteuil tandis que Sonia Ravelli, jeune espoir du cinéma italien, arrive sur scène en trottinant. La starlette s’installe au pupitre, minaude, cajole la précieuse enveloppe. Mes voisins retiennent leur souffle, ils ont déjà oublié cet interminable Toubiana. Le silence est revenu dans la salle. La Caméra d’or, meilleur premier film, toutes compétitions confondues, précise Sonia Ravelli, envoyant des clins d’œil au public, jouissant ostensiblement de son privilège. Elle déchire enfin l’enveloppe et c’est à ce moment qu’un effroi me soulève, et que je saisis ce qui me plonge dans ce malaise. Comment ai-je pu occulter ça ? C’est un malentendu, une imposture. Je le savais pourtant. Depuis le début. Mais c’est trop tard. Ravelli regarde l’enveloppe et il n’y a pas de doute, car Frémaux me l’a plus que suggéré : cette idiote va prononcer mon nom. Il faudra se lever, passer devant ses voisins, monter sur cette scène et recevoir cette Caméra d’or. Durant une fraction de seconde, je me vois là-bas, nu, dévoré par les regards avides de la foule. Un éclair fou me traverse : elle ne le dira pas, il ne le faut pas, je peux encore éviter ça ! Une voix rugit en moi. Sors d’ici ! Ravelli a un regard vers nous, les douze candidats. Et à ce moment, ce que la starlette voit la surprend tellement que ses minauderies cessent sur-le-champ. L’un des lauréats s’est levé. Elle a bien vu : l’un d’eux s’est dressé brutalement. Un homme se tient debout dans cette salle et cet homme, c’est moi. Exactement à ce moment, sans l’avoir prémédité, je suis là, debout, immobile, tendu comme un roseau. À côté de moi, Baldaie n’en croit pas ses yeux.

    — Gilles ! Qu’est-ce que tu fous ? fait-il en me saisissant le bras, assieds-toi !

    Il n’est pas le seul à s’inquiéter. Ravelli a une expression affolée, tous mes voisins également, et j’ai l’impression que le public entier du Palais des festivals m’étreint d’un seul regard. Ravelli tient son enveloppe déchirée, sans bouger, Baldaie tente de me forcer à m’asseoir. Sans succès car je résiste. Ravelli, vas-tu oser maintenant ? Ouvre, et dis-le ce nom, si tu oses ! Je résiste à crier ces mots insensés, il se passe quelques secondes où Ravelli et tous ces figurants de cinéma me semblent comme pétrifiés. Je ne vois plus que cela, la salle entière comme en arrêt sur image. Puis sans réfléchir, je repousse Baldaie et je bouscule un à un mes voisins jusqu’au bout du rang. Pour sortir de la tournure de cette histoire qui ne serait pas la mienne. Ou pour mieux entrer dans une autre.

    *

    1ère partie

    Surtout ne pas rêver.

    — C’est un job de larbin, m’a fait mon ami Peter. Pas besoin de sortir d’une école de ciné. Et pas de quoi rêver non plus, capito ?

    — J'ai l'air ?

    Peter oublie que j’en ai fait des petits boulots, que c’est un peu ma spécialité. Que ce soit sur un tournage ne me fait ni chaud ni froid.

    — Et pas de baratin avec le RG (il parle du Régisseur général qui doit m’embaucher). Juste sérieux, et ça ira. 

    Ça s’est passé au téléphone. Le RG ne m’a rien demandé de mon CV, heureusement. Il m’a bassiné sur ce sérieux qu’il attendait de son équipe et m’a confirmé mon embauche pour trois journées de « Renfort Régie ». J’ai acquiescé sur un ton entendu, celui du gars qui a l’habitude.

    Te voilà donc Renfort-Régie, mon fils. Trois jours. « Régie » signifiant que tu seras cantonné aux besognes de la logistique, loin des paillettes et de la magie du cinéma. « Renfort » signifiant que tu ne seras qu’une modeste roue de secours de cette régie.

    Petit-jour frileux, dans les odeurs d’usines de déchets et de clope du matin. Une file de camions vient se garer sur un terrain vague, en contrebas de l’autoroute A86, entre Bobigny et Drancy. Il est 7 h 30, en ce lundi 4 décembre 2001 et l’équipe de « Une piaule en ville » s’installe pour tourner la séquence 37 du troisième film de Guillaume Manet. Une trentaine de techniciens débarque, et parmi eux, tout ébaubi, un type qui piétine en se cherchant une contenance : moi. Gratifié de trois journées de travail au sein de la grande famille du cinéma.

    Si vous avez déjà assisté à un tournage dans une rue, vous avez forcément eu cette impression étrange qu’il ne s’y passe rien. Des techniciens poussent en sifflotant des chariots chargés d’objets insolites. Un type scrute le ciel à travers un monocle. Un autre se balade avec une collection de gaules télescopiques. Une femme armée de blocs-notes va et vient autour d’une caméra qu’un technicien époussette avec amour. Quelques propos codés s’échangent au talkie-walkie, seul signe que quelque chose se trame. Et puis soudain, un frémissement agite ce petit monde et tout s’accélère : l’équipe se rassemble autour du plateau, les projecteurs s’allument et les acteurs se pointent, étincelants de fond de teint, coiffés, costumés. Le triptyque retentit : Silence, Ça tourne, Action. La machine s’élance, s’arrête, et repart. On peaufine, on corrige, on la refait. Trois, cinq fois, dix… Ça, c’est d’habitude. Mais aujourd’hui, m’a prévenu Peter, c’est différent.

    — Différent parce que c’est du très lourd, m’a-t-il expliqué. Et surtout, c’est du One Shot !

    L’action se passe sur une autoroute. Le héros va s’enfuir à travers la circulation, échappant à ses poursuivants et provoquant au passage un carambolage. Il y a de nombreux renforts, et puis des cascadeurs, de nombreux véhicules, des accidents et de la tôle froissée. Un blocage d’autoroute coûte extrêmement cher, bref, la scène revient à une petite fortune. Le premier-assistant-réal et le RG ont martelé à l’ensemble de l’équipe ce qu’elle sait pertinemment : il n’y aura qu’une seule et unique prise, pas le droit à la moindre erreur.

    — T’es renfort ? m’a fait un technicien. On va te donner du boulot, t’inquiète…

    Jusqu’en début d’après-midi, l’équipe fonctionne sans nous, les renforts, alors j’observe. Pas de temps mort, chacun sait exactement ce qu’il a à faire. Personne n’a le loisir, comme moi, de s’étonner d’être partie prenante de ce monde-là. Et personne par ailleurs ne fait cas de ma présence. C’est à peine si j’existe. Fin de matinée, on m’a enfin affecté à une première tâche : la surveillance d’un camion. Peter est occupé ailleurs, je ne l’aperçois que de loin. Après la pause, et un rapide sandwich, le RG annonce qu’on se met en place, et qu’on va faire une méca dans une heure. Deux messieurs en costards de la Préfecture vont et viennent, ainsi que quelques bonshommes en jaune fluo, et deux policiers qui n’ont pas l’air de rigoler. Le tronçon de trois kilomètres de l’A86 sera bloqué durant 45 minutes, ni plus ni moins. À quinze heures, mon sort se précise enfin : je suis affecté à la bretelle d’autoroute n° 17. Ma mission consiste à empêcher les curieux de franchir la banderole et à indiquer aux automobilistes qu’ils doivent faire un détour. Le RG passe rapidement à mon poste, me serre la main. La quarantaine, physique de rugbyman, il demande pourquoi la barrière de la bretelle ne peut être utilisée, me toise une fraction de seconde, et marmonne que je ferai bien l’affaire. On me confie un talkie-walkie, qui devra strictement me servir à dire OK, ou STOP.

    — OK ou STOP, rien d’autre, bien compris ?

    — C’est dans mes cordes, je fais.

    Le RG et son régisseur poursuivent leur inspection au pas de charge, et je me retrouve seul. D’où je suis, inutile de dire que je ne verrai rien de l’action. J’entends les ordres et les commentaires au talkie, et à quelques centaines de mètres, les moteurs des vingt-cinq véhicules de la scène.

    À 15 h 30, le RG donne ses dernières consignes, répète qu’il exige une attention extrême de chacun. Suit un lent décompte qui s’accompagne d’une stupéfiante, d’une irrésistible montée d’adrénaline. Car ce moment-là, je peux vous le dire, est un truc dément. Même là où je suis, à mon niveau dérisoire, j’ai à cet instant une sensation incroyable, l’impression de faire partie d’un autre monde, fabuleux, d’où une fusée va décoller. Et soudain je regrette d’être si loin de tout cela, tandis que le décompte se poursuit. L’ambiance se charge d’électricité, et puis subitement, il y a la bourrasque. Brutale, inattendue. Ce dont je me rappelle, juste avant la fin du décompte, c’est de mon talkie-walkie qui déconne, que j’essaie de régler, d’une Porsche Cayenne dont le chauffeur, une espèce de gorille menaçant d’essuyer ses pneus sur ma gueule, parce c’est pas une bande de gugus du cinéma qui empêchera les gens d’aller bosser. Je me rappelle des plots qui valsent, de la banderole qui vole. De ma voix étranglée qui hurle « Stop ! Arrêtez ! », du vacarme des moteurs de ces vingt-cinq voitures qui couvrent ma voix. Du Cayenne qui monte la bretelle en vrombissant. Puis d’un épouvantable choc, d’un autre, suivi d’un fracas de tôles froissées et d’un crissement métallique interminable. D’un silence.

    Ensuite, des cris et des noms d’oiseaux volent dans les talkies et je remonte vers le décor. Très vite je suis arrêté par ce que j’aperçois : au loin, tout le monde se rue vers les voitures, trois cascadeurs sortent des véhicules de police et de la BMW, tous accidentés. Le chauffeur du 4X4 Cayenne s’extirpe de son véhicule renversé. Le temps de constater qu’il n’y a pas de blessé, le RG et le premier-assistant hurlent des consignes dans les haut-parleurs.

    Je reste immobile, tout mon être s’est contracté. J’ai peine à me remémorer ce qui s’est passé, mais il ne fait pas de doute que j’ai apporté une contribution significative à ce marasme. Il doit se passer trois minutes avant que le RG et le premier-assistant n’arrivent à la même conclusion. Je les aperçois tous les deux se pointer à la bretelle 17. Ils marchent vers moi en silence, comme dans une scène au ralenti. Le sol se dérobe. Mes jambes ne répondent plus, c’est du coton. J’imagine une peine exemplaire, châtiment corporel ou excommunion, si je ne suis pas pendu à un pont d’autoroute. J’aurai beau implorer grâce, accuser les batteries du talkie, la Porsche, on va me dire que c’était mon job, donc que c’est un peu ma catastrophe.

    De près, ils sont encore plus effrayants. Consciencieux, le RG se contient pour vérifier ce qu’il sait déjà :

    — C’était bien toi qui bloquais cette bretelle ?

    Le ton est si doux que c’en est terrifiant. J’acquiesce. Le premier assistant, très délicat lui aussi, se penche vers moi :

    — As-tu la moindre idée de ce que tu as provoqué ? 

    Je bafouille de façon incompréhensible (je vous en supplie, j’ai une famille et trois enfants, dit-on dans ces moments-là – si au moins c’était vrai).

    — C’est que t’es super doué, toi, grommelle l’assistant, ses yeux rivés dans les miens.

    Je vois à peine venir l’explosion, le hurlement.

    — PUTAIN DE BORDEL DE DIEU ! rugit-il, t’as idée de combien ça va coûter, ta connerie ?

    Sa figure s’est comme déformée sous le choc de la phrase. Je m’enfonce quasiment dans le sol, ou je rétrécis de dix centimètres, je ne sais pas, mais l’univers entier soudain semble me surplomber. Je vais ouvrir la bouche mais le RG ne veut pas savoir comment, ni quand, non il ne veut rien savoir, j’ai juste de la chance, dit-il, qu’il ne me fasse pas bouffer la banderole et les plots avec. Une chose est sûre, putain, ça va me coûter cher. Je reste là, pétrifié, tandis que les deux hommes prennent la direction du plateau. C’est après quelques pas que le RG se retourne et me lance :

    — Et maintenant disparais, t’entends ? C’est la dernière fois que je te croise sur un tournage !

    Il a articulé ces mots en faisant peser chaque syllabe comme pour la déposer au plus profond de mon être. Disparaître, oui j’aimerais disparaître, m’évaporer par magie dans un nuage de fumée, mais c’est à pas immensément lourds que je regagne les camions. Autour de moi, en arrêt sur image, trente-cinq statues de techniciens ont le regard braqué sur moi. Sans lever les yeux, je les entends se demander comment ce misérable troufion sorti de nulle part a pu à lui tout seul flinguer quatre bagnoles et une journée de tournage pareille.

    Ensuite il y a les dépanneuses, les gyrophares, l’interrogatoire de la police, celui de l’assurance. Je tente de relier les morceaux, une suite d’événements s’emboîtant malencontreusement les uns dans les autres. Mon talkie, l’ordre de fermeture, le décompte, ce gorille. Un « Action » pas net au loin, et une panique muette, puis ce fracas métallique. Que l’action ait donc été lancée au moment où la Porsche est passée, que la voiture de police se soit retournée en voulant l’éviter, qu’elle ait percuté la BMW du personnage principal et que tous ces véhicules soient tous hors d’usage, voilà un enchaînement qu’un scénariste jugerait assez peu crédible. C’est pourtant celui de ce désastre.

    — Gilles ?

    La voix de mon ami Peter. Il m’indique un endroit discret entre deux camions, Peter ne tient apparemment pas à être vu avec un paria. Ce qui le caractérise, mon ami Peter, c’est plutôt son semblant de flegme inébranlable. Je ne l’ai jamais vu aussi stressé.

    — Putain, Gilles, j’hallucine ! C’était pas compliqué, bordel ! Tu as une idée de combien ça va coûter cette merde ?

    Aucune idée, mais personne ne semble décidé à me donner la note de cette débâcle. Le regard noir, Peter me dévisage en se grattant la mâchoire. C’est grave, bien sûr, mais quelque chose d’autre le tracasse, et ça n’est pas mon avenir. Voilà, me fait-il enfin, en plus, accessoirement, voilà, lui, je le fous dans la merde, lui, personnellement. Il fait toutes ses heures avec Gérard, ce mec, en ce moment, c’est LE Régisseur général sur la place. S’il perd le filon, en ce moment, avec la conjoncture, avec qui il bosse ? 

    — Avec personne, Gilles, je suis mort.

    Peter prononce ces mots avec une telle sincérité que je frissonne presque à cet avis de décès. Je sais aussi que Peter a fait tout son réseau grâce aux contacts de son père, chef-op. Je conçois qu’il soit un peu soucieux, mais il a des ressources. Je fais le dos rond :

    — J’ai merdé, Peter, grave. Je le ferai plus.

    — Ça non, tu ne risques pas de le refaire.

    — Comment ça ?

    — Gilles, le cinéma, ce n’est pas un petit boulot, c’est pas un métier, c’est bien plus que ça !

    — Et donc ?

    — Et maintenant je te laisse, j’ai du taf. Passe à la prod pour les formalités.

    Mon grand ami Peter s’éloigne, me laissant là avec ce mot inoculé dans ma petite tête : « Le cinéma, c’est plus qu’un métier ». J’ignore s’il parle de celui de renfort-régie ou de cette famille dont me voilà excommunié. S’il avait voulu me faire réfléchir, il ne pouvait pas trouver mieux.

    J’ouvre la porte du camion-loge du bureau de production où une jeune femme installée à un bureau tourne la tête vers moi. Je me dis que j’ai dû me tromper de porte.

    — Si tu cherches la dame des chiffres et des lettres, c’est moi, lance-t-elle.

    Administratrice ne veut pas forcément dire vieille taupe en chignon. Doudoune rose, écharpe blanche autour du cou, la jeune femme, asiatique, m’accueille d’un généreux sourire, le regard pétillant derrière d’extravagantes lunettes bleues.

    — Alors c’est toi ? dit-elle en me dévisageant.

    Elle soulève ses binocles pour mieux apprécier le phénomène.

    — Pour un renfort, c’est monumental ! Jamais vu ça ! Flinguer cette journée de malade, à toi tout seul !

    — Pas seul non ! On m’a aidé quand même…

    — Un travail d’équipe, que tu souhaites associer à ce succès, tu veux dire ? Ne sois pas si modeste.

    — J’insiste…

    — Ferme la porte, me glisse-t-elle sur un ton confidentiel. 

    Je m’exécute.

    — Ça va coûter très, très cher, cette affaire, tu sais ?

    Ils n’ont que ça à la bouche.

    — Cher, ok, mais pour qui ?

    — Hm, fait-elle en tapotant sur son clavier, Gilles Vendeur, c’est bien ça ?

    J’approuve. Hop, elle va sur mon fichier. La demoiselle ne doit même pas avoir vingt-cinq ans, elle s’exprime avec un débit de Kalachnikov. Et accessoirement, elle a l’air de trouver la situation cocasse, voire réjouissante.

    — Cher, pour moi ? j’insiste.

    Elle me tend une fiche à signer.

    — Mais non, toi, tu devrais disparaître, et on va t’oublier.

    Mais qu’ont-ils donc tous à vouloir que je disparaisse ?

    — C’est la prod et surtout l’assurance qui vont y laisser des plumes, fait-elle.

    Elle énumère les salaires, les cascadeurs, les bagnoles, la figuration, la location de l’autoroute, etc.

    — Ça leur fera dans les 45 000, cher monsieur.

    — Euros !?  

    — Pas des livres guinéennes !

    Elle me scrute avec un air quasi compassionnel.

    — Allez, souris. Y a pas de blessé, ils vont s’en sortir. Tu ne seras ni fouetté ni pendu. Tu ne pensais pas à une carrière de régisseur au moins ?

    — Non…, ça non.

    Qui rêve de devenir régisseur ? Personne. Mais personne ne rêve non plus de bousiller un tournage et d’être chassé du monde merveilleux du cinéma. L’administratrice allume une cigarette et penche la tête de côté, comme pour mieux sonder la bête.

    — D’ailleurs tu

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