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Saisons en friche: Roman
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Saisons en friche: Roman
Livre électronique285 pages4 heures

Saisons en friche: Roman

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À propos de ce livre électronique

Saisons en friche est un grand roman sur l’univers des squats. À travers des personnages attachants, Sonia Ristić restitue la saveur d’une période qui fut fondatrice dans son parcours littéraire. Elle plonge surtout le lecteur dans un tohu-bohu plein de charme où l’aventure se conjugue au collectif et où l’humain est au cœur de tout.

Sonia Ristić a puisé dans ses souvenirs la trame de ce roman sur un collectif d’artistes tiraillé entre les mille contradictions qui ont jalonné le quotidien de la plupart des squats. Si on y croise aussi les questionnements qui nervurent aujourd’hui la société française dans son ensemble, sans naïveté ni résignation, c’est peut-être tout simplement parce que la vie y est vécue plus intensément qu’ailleurs. C’est cette énergie militante, joyeuse et d’une vigueur inouïe qui émane de ce roman tumultueux et plein de tendresse.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE


« roman effervescent vibrant d’émotions… Un précieux témoignage sur une aventure militante, une époque, un style de vie » Claire Julliard, L’Obs

« Sonia Ristić vient du théâtre, c’est peut-être pourquoi elle sait faire exister pleinement chacun de ses personnages. S’ils sont nombreux à se croiser dans le squat d’artistes qu’elle met en scène, tous sont crédibles, attachants. » Syvie Tanette, Les Inrockuptibles

« Des  retours sur soi, des retours chez soi et des utopies pour tous ! Dans son nouveau roman, Sonia Ristić mélange avec grâce l’expression poétique des sentiments à l’écriture prosaïque de la vie en commun, les grands emballements de l’engagement collectif et l’intérêt particulier, le tout avec justesse et sans jugement moral. » Librairie Au Saut du livre

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1972 à Belgrade, Sonia Ristić a grandi entre l’ex-Yougoslavie et l’Afrique, et vit à Paris depuis 1991. Après des études de lettres et de théâtre, elle a travaillé comme comédienne, assistante à la mise en scène et avec plusieurs ONG. Dans les années 2000, elle a fait partie du collectif du Théâtre de Verre et a créé sa compagnie, Seulement pour les fous. Elle encadre régulièrement des ateliers d’écriture et de jeu en France et à l’étranger. Après La Belle Affaire paru en 2015, Des fleurs dans le vent est le deuxième roman de Sonia Ristić publié aux éditions Intervalles.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie20 avr. 2020
ISBN9782369561828
Saisons en friche: Roman

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    Aperçu du livre

    Saisons en friche - Sonia Ristic

    éclatantes.

    I

    Couleurs d’automne

    Nous avons l’ivresse,

    L’amour, la jeunesse,

    L’éclair dans les yeux,

    Des poings effroyables ;

    Nous sommes des diables,

    Nous sommes des dieux !

    Victor Hugo, Les Tuileries

    (chanté par Colette Magny)

    1

    Malo se tient à distance raisonnable de la poussière que Lana soulève et la regarde faire.

    « T’es belle, Catherine Deneuve. Ma parole, même en train de pelleter la fiente de pigeon, t’es belle », dit-il, et Lana explose de rire.

    Malo a un talent inné pour trouver des surnoms aux gens. À ceux qu’il rencontre, il ne demande jamais comment ils s’appellent, il ne fait même pas l’effort de retenir les prénoms lorsqu’on les lui dit ; du premier coup d’œil, il rebaptise la personne à sa sauce. Ainsi, quand il mentionne BB, on sait qu’il s’agit de Clémence, la danseuse sexy avec une queue de cheval. Tout le monde s’est mis à appeler Thomas Harry Potter, et même si personne n’y avait pensé avant, depuis que Malo l’a dit, la ressemblance saute aux yeux. Pour Lana, ça a immédiatement été Catherine Deneuve, sans doute à cause de son air élégant et un peu froid, quelle que soit sa tenue et son occupation de l’instant ; « son côté grande bourgeoise », comme dit Nieves.

    « Tu pourrais me filer un coup de main, au lieu de dire des conneries de loin », lui lance-t-elle en reposant sa pelle.

    Malo avance de quelques pas dans sa direction, tourne sur lui-même, puis revient à sa place initiale, comme s’il défilait pour la laisser admirer son pantalon à pinces, ses chaussures outrageusement cirées et son caban griffé, avec une expression qui signifie clairement que sa tenue lui interdit tout travail manuel salissant.

    « T’es une vraie caricature de sapeur, Malokele. » Lana réajuste son masque et se remet à pelleter.

    « Demain, Deneuve, on sera là demain avec les gars, et on sera habillé pour », dit-il en partant.

    Lors de la réunion de la veille, ils étaient trente à débattre de ce qu’il fallait faire en premier. Mettre la cuisine en ordre de marche pour reprendre les repas associatifs du dimanche le plus rapidement possible, disaient les uns. Dégager les archives moisies des pièces du sous-sol pour transformer ces dernières en salles de répétition de musique, plaidaient les autres. Trouver de quoi se chauffer histoire de ne pas être obligé de superposer trois pulls pour fumer des pétards et boire des coups, pensaient les troisièmes. Thomas avait interrompu le brouhaha sans lever la main ni attendre son tour de parole, et Sofia qui présidait la réunion avait bruyamment soupiré, les yeux au ciel. « Désolé de casser vos élans créatifs, mais si on ne commence pas par virer la merde de pigeon qu’il y a partout, nous allons tous tomber malades. » Il s’était lancé dans un discours sur la salmonellose, la grippe aviaire, la chlamydiose, la cryptococcose, la maladie de Newcastle et, plus pour que Thomas se taise que par souci sanitaire, toute l’assemblée avait voté pour acter la décision de commencer par le nettoyage de fiente.

    C’est une ancienne gare de marchandises, désaffectée depuis des années. Plus de dix mille mètres carrés, une immense cour avec un quai de chargement au milieu, sous une verrière en plutôt bon état, et des entrepôts, des bureaux, une quantité de couloirs et de petites pièces. Avant d’investir officiellement les lieux la semaine précédente, ils n’avaient pas réalisé à quel point l’endroit était vaste. Cela faisait déjà plusieurs mois que le collectif avait été expulsé de la vitrerie-miroiterie datant du XIXe siècle dans laquelle ils avaient passé les deux années précédentes. Éparpillés, ils avaient quadrillé Paris à la recherche d’un nouveau squat. Thomas, Fady et Clémence étaient tombés sur celui-là une nuit, par hasard. Le portail en métal avait cédé plus facilement qu’ils ne l’espéraient, ce qu’ils avaient pris pour un signe. Ils étaient entrés, éclairant les alentours avec leurs téléphones, le cœur battant devant l’espace qu’ils devinaient. Ils étaient revenus plusieurs nuits d’affilée, pour s’assurer de l’absence de vigiles. Vladimir s’était discrètement renseigné à la mairie de l’arrondissement, apprenant que l’endroit était laissé à l’abandon depuis des années et, surtout, qu’il n’y avait aucun aménagement ni projet immobilier prévu dans l’immédiat. C’est exactement ce qu’il leur fallait, beaucoup d’espace et du temps pour voir venir. Ils ont investi les lieux à trente, de nuit, arrivant au compte-gouttes, un par un et deux par deux, se glissant par le portail sans faire de bruit. Ils devaient être très discrets les premières quarante-huit heures. Ils ont changé la serrure défoncée et se sont enfermés dedans, dans le noir et le froid, le temps de s’envoyer à eux-mêmes un recommandé avec accusé de réception et officialiser en quelque sorte l’occupation. Ça a marché. Après plusieurs mois à se lamenter sur la perte de l’ancien squat, le collectif en ouvrait un nouveau.

    Lana décide qu’elle mérite une pause, va se faire un thé dans la cuisine. Elle y trouve Sofia qui agence des chaises dépareillées autour de grandes tables en Formica, et Clémence qui semble être en train d’enseigner un enchaînement de tai-chi au frère de Fady. Lana pense que décidément, c’est toujours pareil. Il y a ceux qui charrient la merde toute la matinée dans le froid et ceux qui se consacrent au yoga et à la déco. Mais ce n’est pas grave, pense-t-elle aussi, ce nouveau lieu est génial et elle est heureuse d’être là.

    2

    Lorsque Nieves comprend enfin où Thomas l’entraîne, elle est d’abord frappée de stupeur, avant de partir dans un des plus grands fous rires de sa vie.

    La veille, ils s’étaient retrouvés à un concert, par hasard. Ils avaient passé la majeure partie de la soirée ensemble, elle lui avait appris à danser la cumbia, ils avaient décemment bu, raisonnablement parlé et pas mal rigolé. Elle avait l’impression qu’elle lui plaisait, sans toutefois pouvoir affirmer avec certitude que Thomas la draguait.

    Avec les Français, Nieves n’arrive jamais à savoir vraiment. Ça fait plus de trois ans qu’elle vit à Paris et, même si elle fréquente surtout des gens qui, comme elle, viennent d’ailleurs, elle en rencontre quand même pas mal, de Français. Globalement, elle trouve leur rapport à la séduction et à la sexualité compliqué, obscur. Après trois ans elle ne parvient toujours pas à saisir les codes. En Argentine, et plus généralement en Amérique latine, c’est souvent évident. C’est surtout beaucoup plus simple. Les gens se croisent, se parlent, se plaisent, et rapidement ils se le font savoir, se le font comprendre, avec plus ou moins de mots, avec plus ou moins de gestes. Les jeux de séduction sont limpides ; lorsqu’il y a de l’intérêt de part et d’autre, généralement l’affaire est conclue dans la foulée. Mais, dès ses premiers mois parisiens, Nieves a compris qu’il fallait qu’elle arrête d’agir en y allant franco, comme elle en avait l’habitude. Les femmes entreprenantes, ça ne marchait pas tant que ça, dans le coin. De petits hommes fragiles, ces Gaulois, il ne fallait pas les brusquer par trop d’initiative, il fallait les laisser prendre la main et mener la danse, même s’ils étaient à contretemps. Parfois, ce cinéma durait des plombes. Ça pouvait prendre des semaines, des mois de « je veux, je ne veux pas, je ne sais pas, je me tâte, on avance d’un pas et on recule de deux ». À plus d’une occasion, lorsque le type finissait par se décider, Nieves avait déjà perdu tout intérêt et elle était passée à autre chose.

    Thomas, elle le connaît depuis un moment, ils ont le même cercle d’amis et se voient régulièrement. Elle pense qu’il est intéressé. La veille, pendant qu’ils dansaient, elle a cru qu’ils étaient sur la bonne voie. Mais apparemment elle s’est plantée une fois de plus : Thomas n’est pas passé à l’acte et elle n’a pas osé prendre les devants. En Argentine, si une situation similaire s’était présentée, elle aurait fait le premier pas, mais comme elle a décidé de faire de réels efforts d’intégration, elle a continué à incarner la belle évanescente qui attendait que l’homme choisisse l’heure et l’endroit. Il faut dire que ce n’est pas non plus comme si elle se pâmait d’amour. Elle aimait bien Thomas, elle le trouvait séduisant et sympathique, mais il y en avait des dizaines, de garçons qu’elle voyait de cet œil. C’est surtout que sa dernière rencontre amoureuse datait de plusieurs semaines déjà, or Nieves trouvait qu’une vie sexuelle régulière constituait la base d’une saine hygiène de vie. Elle ne mourait pas d’envie d’aller danser la cumbia, mais c’était son soir de libre et aussi prosaïque que ça pouvait paraître, il fallait qu’elle baise. Finalement, elle est rentrée bredouille. En se démaquillant à deux heures du matin, elle s’est dit qu’elle aurait mieux fait de rester sous sa couette avec une soupe et un film.

    Puis Thomas l’a rappelée le lendemain. Elle n’en pouvait plus de tout ce marivaudage, mais quand il lui a proposé qu’ils se voient dans l’après-midi, elle a accepté, et comme elle n’était pas une fille contrariante, elle s’est lavé les cheveux, elle s’est même rasé les jambes, elle a mis une jupe et des sandales à talons, elle a vérifié qu’elle avait toujours des préservatifs dans son sac et elle est allée le retrouver devant un café. C’était bizarre, qu’il lui donne rendez-vous devant et non dans un café, mais elle était trop fatiguée pour se prendre la tête avec l’étude des mœurs du jeune mâle français, et comme dit plus haut, Nieves s’appliquait à ne pas être contrariante.

    « Viens, on va passer pas là », lui a-t-il dit après une bise dans l’air qui, à la grande déception de Nieves, ne semblait pas présager des heures de passion torride, mais en lui prenant la main – ce qui paraissait plus encourageant déjà – et il l’a entraînée vers la place. La place bondée où le cortège d’une manif se préparait à partir. Une manif ? Elle s’était rasé les jambes, lavé les cheveux, elle avait mis une jupe et des talons hauts pour se retrouver dans une manif ? Elle a d’abord buggé, puis le fou rire est monté. Le genre de fou rire qui met dix bonnes minutes à se résorber. Thomas ne comprenait pas ce qui était si drôle. « Tu es sûre que ça va ? » demandait-il. Nieves essuyait ses larmes et entre deux hoquets répondait : « C’est les nerfs, ça va passer. » Ils suivaient le cortège depuis dix bonnes minutes quand elle a réussi à se calmer à peu près.

    « C’est une manif contre quoi ? » lui demandet-elle, en respirant avec le ventre pour empêcher le rire de repartir de plus belle.

    Il la regarde comme si elle débarquait d’une autre planète.

    « Tu n’as pas remarqué qu’il y a un énorme mouvement social depuis des mois ? »

    Si, elle l’avait remarqué. Depuis le printemps, c’était la farandole des grèves, des mobilisations et des flics qui tiraient au Flash-ball sur les lycéens, mais elle ne se souvenait plus de ce qui était à l’origine de tout ce bazar.

    « La réforme des retraites, les exonérations d’impôts pour les gros patrons, les déportations des Rroms… C’est pas comme si on manquait de raisons d’être en rogne. »

    Thomas semble très contrarié qu’elle le prenne à ce point par-dessus la jambe. De toute évidence, le manque de conscience politique et de fougue militante de Nieves vient de porter un coup fatal à son capital séduction. Il a un sourire légèrement méprisant, mais elle est trop crevée pour s’énerver ou pour tenter de lui expliquer d’où elle vient et quel regard elle porte sur le sport national français de la contestation. Pourquoi elle se sent loin, mais alors tellement loin de tout ça. Elle n’est pas simplette, elle sait où mènent certains projets de loi et pourquoi il est important de ne pas les laisser passer. Un bref instant, elle sent qu’elle est à deux doigts de lui dire qu’il a intérêt à descendre de ses grands chevaux, parce que quand t’es née et que t’as grandi pendant Le Processus de réorganisation nationale, quand tu as vécu sous la junte, quand ta grand-mère est une des « folles » de la place de Mai, pardon mais ça te fait doucement rigoler qu’un garçon avec qui tu espères coucher te donne rendez-vous pour t’entraîner à une manif comme s’il s’agissait d’une expo. Mais elle est trop fatiguée pour s’engueuler, et quand il ne joue pas au Che de Belleville, Thomas est tout à fait charmant. Laisse tomber, pense-t-elle, ça ne vaut pas la peine. Et si au moins il lui avait expliqué le programme lorsqu’il l’avait appelée, elle aurait mis des baskets.

    3

    Leo sort de la salle de bains, boutonne son pantalon, ajuste sa ceinture. Quelque chose dans la poitrine d’Alice se serre. À chaque fois qu’il s’en va, c’est pareil. L’effroi d’une fin de monde imminente. Il fait le pitre, esquisse quelques pas de danse, enfile son pull en se déhanchant. Il tente de la distraire avec son strip-tease à l’envers et se prend les pieds dans les pots de peinture qui traînent au milieu de la pièce.

    « C’est joli, cette couleur », dit-il en regardant le mur nouvellement rouge.

    Alice trouve que c’est raté, ça tire trop sur l’orange. Elle voulait un rouge garance, riche et profond, mais elle a mal dosé les pigments. Dernièrement, elle rate tout. Dernièrement, elle se trouve particulièrement nulle.

    Puis Leo parle de la tournée. Rien que de penser aux semaines qui viennent, aux chambres d’hôtel, aux trains, aux fêtes après les concerts et à la promiscuité avec les onze fous furieux du groupe avec lequel il joue, il est fatigué d’avance. Il préférerait passer du temps chez lui, à la campagne, faire du cheval et jouer de la guitare sous les arbres.

    « Je me suis endetté jusqu’à cent vingt ans pour acheter cette maison et je n’y suis jamais. »

    Alice se tait et pense qu’il raconte n’importe quoi uniquement pour alléger le silence qui précède son départ. Qu’en réalité, il est ravi de partir en tournée. Qu’il les aime, les onze fous furieux, les routes, la promiscuité, l’exaltation de la scène. Elle n’y croit pas, elle n’y croit plus vraiment, à son soi-disant désir de retraite. À chaque fois qu’il parle de sa vie, que ce soit de sa maison à la campagne ou des groupes avec lesquels il joue, c’est comme si elle se prenait un coup de poing dans le ventre. Parce que Leo a une vie en dehors d’elle. Il a une maison, un cheval, un chien, une guitare. Une épouse. Lui, contrairement à elle, a une vie en dehors des moments qu’ils passent ensemble.

    « Et toi, que vas-tu faire ? » demande-t-il.

    Elle est assise dans le renfoncement de la fenêtre. Comme ça, à contre-jour, les genoux ramassés contre la poitrine, elle est minuscule. S’il n’y avait pas la cigarette sur laquelle elle tire nerveusement, ce pourrait être la silhouette d’une enfant. Ou d’un personnage de manga avec ce corps si menu, ces yeux immenses et la masse de boucles blondes qui éclate contre le tissu prune du rideau.

    Elle allonge les jambes sur le carrelage ocre et fixe ses genoux cagneux de gamine maladroite. T’attendre. C’est ce qu’elle aurait envie de répondre. Je ne vais pas bouger, je ne vais pas respirer, je ne vais ni manger ni dormir, je vais rester là et attendre que tu reviennes. Mais à la place, elle dit :

    « Je ne sais pas. Finir de peindre le salon. Chercher du travail. Aider Lana au squat. Vivre ma vie, quoi.

    — C’est bien », dit-il.

    Le voilà rassuré, pense-t-elle. À son silence, il devait craindre les larmes, encore un drame, alors qu’il est pressé. Ne pas le mettre en retard. Ne pas lui dire qu’elle va faire semblant de vivre en attendant qu’il revienne. Que lorsqu’il n’est pas là, elle a l’impression de se défaire comme un tricot mal fini, que chaque geste du quotidien lui demande un effort inouï, que rien n’a de goût.

    Leo remonte la fermeture de son blouson, balaye la pièce du regard pour s’assurer qu’il n’a rien oublié.

    « Bon, Princesse… »

    Il ouvre les bras. Alice se lève d’un bond, vacille, puis se laisse aller contre le cuir froid. Elle tremble, se mord les lèvres, détourne son visage et arrive à trouver le filet de voix le plus enjoué possible pour lui dire « Amuse-toi bien ! » en guise d’au revoir.

    Elle reste longtemps au milieu de la pièce à fixer la porte. Ses pieds nus sur le carrelage glacé. Ce n’est pas normal, que ça lui fasse cela, à chaque fois. Que la vie perde tout intérêt lorsqu’il passe cette porte. Ce n’est pas normal que ça fasse aussi mal. Le vide vibre comme une note trop aiguë dans sa tête. Elle se bouche les oreilles. Les bruits du dehors la rendent folle. Elle entend des rires, des voix qui s’interpellent. Qui sont ces gens qui continuent à vivre comme si de rien n’était, ces gens qui ont des vies et qui les vivent ?

    Leo, Leo, Leo, Leo, Leo… Alice chante sa ritournelle, sa prière. Reviens, Leo, reviens. Quand tu es loin, je suffoque, je me noie.

    4

    Dans les bars qu’il fréquente, les serveuses le savent. Dès qu’Alexandre s’installe au comptoir, elles lui font signe de la main, index et majeur dressés pour vérifier, « Deux ? », et il hoche la tête. Le second demi est pour Malo qui vient d’appeler en disant : « Je suis en route, commande-moi une bière. » La plupart du temps, il arrive en retard (« Nous autres, nous avons un sens de la ponctualité tropical, c’est ce qu’on dit, non ? ») et son demi est tiède et plat, mais c’est exactement ainsi qu’il aime sa bière, Malo. Ça lui rappelle la Primus au pays, dit-il.

    Même s’ils se voient quasiment tous les jours, qu’ils travaillent ensemble la plupart du temps, Alexandre et Malo se saluent comme des frères qui se seraient perdus de vue depuis une éternité. Ils crient « Yo, frangin ! », se prennent dans les bras, tapes bourrues dans le dos, embrassades aux allures de prises de catch, front contre front comme Malo l’a appris à Alexandre, un « Šta ima ?¹ » bosnien répondant au « Mboté na yo !² » en lingala. À part leurs carrures pareillement impressionnantes, ils sont on ne peut plus différents physiquement, et ça n’a rien à voir avec le fait que Malo soit noir et Alexandre blanc. Ça tient à leur allure respective, Malo toujours tiré à quatre épingles, rasé de frais, parfumé, sapé, repassé, alors qu’Alexandre est la définition même du négligé, cheveux et barbe en broussaille, vêtements chiffonnés, relents de bière, de tabac et de transpiration. Autant le premier est solaire, bavard, souriant, joyeux, le second semble sombre, taciturne, tourmenté. Mais derrière les apparences, eux seuls savent à quel point ils se ressemblent – deux chiots d’une même portée issue de parents incestueux, disent-ils –, à quel point les pensées de l’un sont la continuité de celles de l’autre, cauchemars interchangeables, humour âpre de la même veine, identiques mâchoires crispées au réveil, même inconsolable déchirement d’exilés.

    Ils se sont rencontrés vers la fin des années 1990 dans les couloirs de L’OFPRA³. La guerre de l’un venait de se terminer, celle de l’autre ne s’appelait pas encore guerre et ne faisait que commencer. Ils avaient erré, de Kisangani à Kinshasa, de Zenica à Rijeka, de Trieste à Düsseldorf, de Libreville à Bruxelles, de canapés d’anciens voisins aux chambres d’amis de tantes par alliance, de trains grugés aux emprunts pour billets d’avion jamais entièrement remboursés, et avaient atterri en même temps dans les salles d’attente à Fontenay-sous-Bois, à remplir des formulaires et à raconter leurs tristes histoires – « Nos tristes histoires ! » ironisaient-ils dans un même rire tonitruant – en espérant obtenir le statut de réfugiés. À l’époque, Alexandre bredouillait à peine quelques mots de français, mais même en serbo-croate il aurait été incapable de raconter l’enchaînement d’atrocités qui l’avaient mené là, et Malo s’exprimait trop bien, il était trop bien habillé et trop souriant pour que qui que ce soit accepte de croire les horreurs qu’il racontait.

    La deuxième fois qu’ils se sont croisés, Malo l’a salué en disant : « Tu veux une cigarette, Jivago ? » et le surnom a fait marrer Alexandre qui, avec sa moustache de l’époque, se trouvait plus une dégaine d’acteur porno des années 1980 qu’une ressemblance avec Omar Sharif. Il a encore plus ri en entendant l’immense Noir dire qu’il s’appelait Malo, ce qui voulait dire « un petit peu » en serbo-croate. De récépissé en récépissé, de convocation en recours administratif, aucun des deux n’a réussi à obtenir le statut de réfugié ; la guerre de l’un était officiellement terminée grâce aux accords de Dayton, et celle de l’autre n’était pas considérée comme telle par les gratte-papier chargés de faire rentrer des destins humains dans les cases de la Convention de Genève. Mais eux ne se sont plus quittés.

    C’est grâce à Malo qu’Alexandre a appris le français, qu’il parle désormais avec un étrange mélange d’accents yougo et congolais. Durant les années qui ont suivi, ils ont partagé des chambres sordides louées aux marchands de sommeil, des boulots au noir, des clopes, des bières et, bien sûr, des filles, mis à part celles, rares, qui pour l’un ou l’autre auraient pu compter. Malo a réussi à convaincre une lointaine cousine française d’épouser son pote pour qu’il puisse avoir des papiers, et Alexandre est parvenu à économiser dix mille francs sur ses salaires irréguliers pour encourager une jeune femme dans le besoin à faire de son ami un étranger avec un titre de séjour. « Nous sommes des compatriotes car nous venons tous les deux de pays qui n’existent plus », disaient-ils, et depuis plus d’une décennie ils étaient l’un pour l’autre patrie retrouvée, famille, refuge.

    Nieves pose les deux bières devant Alexandre. Elle a un faible pour lui, sans doute parce qu’il est un des rares habitués qui ne la drague jamais, qui n’a même pas l’air de la remarquer. Elle se demande pourquoi il faut que ce soit toujours ainsi,

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