Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Un étudiant à Paris
Un étudiant à Paris
Un étudiant à Paris
Livre électronique806 pages11 heures

Un étudiant à Paris

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

C’est une surprise. Et la nuit coule imprécise et douce, il faudrait une machine capable d’en retenir et l’essence et la forme, la perspective. L’air pur, les piétons, les tramways, les vélos y sont pour quelque-chose, jusqu’aux réverbères illuminant les moindres aspérités de la chaussée ; elle les soutient, ils l’éclairent. Briques, tôles s’étoilent, le pavé, le fer des ponts, les bords de l’eau. Il n’y aurait, s’il n’y avait la vie qu’un peu d’éternité pâle, juste là. Il y reviendra lui qu’on va suivre et qui marche, piéton docile, un inconnu de plus qu’on croise et qu’on ne reconnaît pas. Il n’a pas dix-huit ans. On explorerait sa vie qu’il échapperait encore ; aidé par hasard, dès demain, identique, et changé de même, ainsi va l’eau, l’air et les étoiles. Cette porosité c’est là son mystère.
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditions du Net
Date de sortie28 févr. 2023
ISBN9782312131627
Un étudiant à Paris

Auteurs associés

Lié à Un étudiant à Paris

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Un étudiant à Paris

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Un étudiant à Paris - Pierre Jalinière

    cover.jpg

    Un étudiant à Paris

    Pierre Jalinière

    Un étudiant à Paris

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-13162-7

    Chapitre 1

    C’est une surprise. Et la nuit coule imprécise et douce, il faudrait une machine capable d’en retenir et l’essence et la forme, la perspective. L’air pur, les piétons, les tramways, les vélos y sont pour quelque-chose, jusqu’aux réverbères illuminant les moindres aspérités de la chaussée ; elle les soutient, ils l’éclairent. Briques, tôles s’étoilent, le pavé, le fer des ponts, les bords de l’eau. Il n’y aurait, s’il n’y avait la vie qu’un peu d’éternité pâle, juste là. Il y reviendra lui qu’on va suivre et qui marche, piéton docile, un inconnu de plus qu’on croise et qu’on ne reconnaît pas. Il n’a pas dix-huit ans. On explorerait sa vie qu’il échapperait encore ; aidé par hasard, dès demain, identique, et changé de même, ainsi va l’eau, l’air et les étoiles. Cette porosité c’est là son mystère. La foule est loin derrière, suivant ses pas ; c’est qu’il quête un milieu difficile, des lumières, des ponts, la terre cuite. En juillet, la ville grouille et ce plus que jamais ; jupes, sandales, shorts, espadrilles, en lin, quelque-fois en coton – il faut des heures, et marcher longtemps pour quitter la foule – restent quelques rares habitants à l’année. Aussi grand, aussi blond qu’est Maxime, ils lui font l’effet d’amis lointains, de ceux qui vous ressemblent et dont pourtant l’on a perdu la trace. Enthousiasmé notre ami les saluerait tous s’il en était capable. Pour l’instant et n’osant les dévisager même, il les mêle aux ombres, aux scintillements des eaux. Il n’est pas dix heures, et c’est son premier soir ici. À l’hôtel, on l’a longuement dévisagé, il s’est senti coupable sans trop savoir pourquoi. Est-ce l’effet de sa jeunesse ? Qu’est ce qui pousse un français, et mineur à s’installer ainsi trois jours et seul dans une ville étrangère ? Amsterdam ? Justement, du quartier rouge aux coffee shop, l’ancien port, on le sait bien, draine à l’année des centaines de milliers d’étudiants, y aller seul et dans sa minorité, si la chose est plus rare, elle inspire d’autant la méfiance. Et pourtant Maxime n’envisage, pas d’allumer un joint ou tarifer ses pulsions. S’il a des buts, des désirs, ils sont de ceux qu’on satisfait aussi bien à Londres, Paris ou Rome. Il ignore – il est bien jeune – qu’il n’est pas deux villes identiques et qu’Amsterdam évidemment n’a rien d’un musée. Étudiante, variée, elle embaume un esprit qui n’appartient à personne. On ne saurait simplement passer de place en place, aller de l’avant en ayant simplement en tête d’aller contempler on ne sait quelle toile on ne sait où. Notre ami s’avance happé, grandi, certainement entouré. C’est un baume nécessaire ; la rupture est fraîche et l’avenir incertain. Il est des souffles qui, tout ignorants qu’ils sont de qui vous êtes, vous soulèvent assez pour qu’à leur contact on s’oublie – Et les peines les pires alors semblent frivoles ; un million d’âmes respirent et des dizaines de milliers, plus peut-être ont trop souffert pour qu’un malheur et surtout particulier tienne longtemps la conscience en éveil. Céline, qui manque, n’est rien. Est ce qu’elle a souffert ? Est ce qu’ils se sont aimés ? Sottises, croit-il, qu’on ressasse encore enfant et qui s’enfuient, dissoutes, quand vivant on tient un bout d’histoire là devant soi. Et pourtant, il y pense, il y revient sans cesse. À l’écart des foules à présent, voici la lune. Ses déclinaisons courbes, orientées, l’amènent, sûr qu’il est de ses pas, à dix jours d’un domaine dont les contours s’estomperont à leur tour. Si peu de choses, un rien de gène, des mots d’adieux. Oui, quoiqu’elle n’ait rien montré, elle a souffert, il en est sûr. Est ce qu’il a bien fait ? Et quoi d’autre ? L’écart se creuse. Elle part à Lille, il s’installe à Paris. En train tout de même, pas une heure entre eux. Il n’empêche, il a préféré proposer la rupture – qu’elle ait accepté et de si bon grès oh cela bien sûr, il n’y pensait pas. Mais qu’est-il pour juger son attitude ? Puis après tout, ils ont la vie en vue ; qui sait si dans un mois… ? Sous ses pieds, l’Amstel et tout devant l’avenir qui l’appelle. L’ampoule strie la surface, non des lagunes, un canal, et ce voile, brun, s’il n’éclaire, l’écarte un peu d’un pont qu’il fige ; à l’expression du passé.

    Arrivé à seize heures, il s’est rendu jusqu’à l’hôtel à pied. Munis d’un plan, il a, si l’on veut, dégagée la ville de ses nombreuses illusions numériques ; les guides, les machines ont beau jeu ; alors, ce qu’on explore ce sont des faits – d’un monde à l’autre, de ceux là qu’on partage sans jamais soupçonner l’interprète de retrancher ou d’ajouter la moindre virgule. S’il n’y avait l’émotion, nul s’essaierait au voyage. À dix-sept heures, dans un café du centre. Morne Beauvais ! « C’est mieux oui, certainement c’est mieux ainsi. » Si vite tout de même, deux années. Il la revoit telle qu’elle était, ses espadrilles, son chignon, ses doigts fins. Mais qu’est ce qu’aimer ? Libérés, ils le sont. Le quartier rouge, les filles, il pourrait y passer la journée, l’oublierait-il ? Qu’est ce après tout ? Un célibat décrété ? Vivre ainsi qu’on passe entre les vitrines, embrasser sans aimer. Pas un passant, des lumières floues aux étages, des perrons courts, bourgeois. Là seul, le peu de pierres qu’il y ait en ville. Bombés devant lui, trois ponts en enfilade. Paris. Un sandwich à la gare. Deux vélos oscillent et s’enfuient. Sa jeunesse est curieuse, et s’il ignore s’il est aimé, il voudrait l’être un moment, tel qu’il est, hollandais. Alors il oublierait Beauvais. Trois ans, oui presque trois ans. Ils n’ont rien caché à personne – c’est qu’ils avaient des certitudes – de classe en classe – amis communs, goûts voisins, choix identiques et ces nuits ! Passage exquis ! Ah certes il y eu quelque gène au début, un peu d’ennui même quand ils étaient sur la fin. Depuis c’est vrai, plus aucun signe d’elle. À qui la faute ? La raison commune ou son orgueil ? Est ce qu’il s’en veut ? Fantomatique, vampant l’âme, elle l’absorbe en effet. Et ses dix-sept ans qui scintillent. Mêlés, rougissants quelque fois, ensemble, ils s’inspiraient. S’aimer ainsi devrait durer toujours. Mais il est tôt, on verra bien. Longeant un canal extérieur, il part à l’est et, délaissant l’Amstel, les musées, il paraît aux portes du crime dont nous parlions plus tôt. Comment s’imaginer ces choses, entouré comme il est d’aussi jolis édifices ? Son souvenir, rappelé, ne cesse de trancher avec ces douceurs. L’ignominie joint des volets exquis. Attentif, à cœur ouvert, il en a la nausée. Les enfants et les femmes, les innocents qui passent, l’air du temps, tout cela se mélange – le cri – le pire de l’histoire. Et Maxime, un de plus qui passe. Devant lui, les cafés et la foule. Ainsi, et le quartier juif à deux pas. On s’assied, on boit un verre, on discute – Il faut bien peu connaître Amsterdam, et ce même, moins que lui, pour n’y rien voir et passer à côté. Ces bruissements splendides, ces allées éclairées et ce sourire qu’on lui jette où qu’il aille, rassérènent un peu Maxime. Il jouit des distances, Paris à quatre heures, Beauvais à six. S’il n’y avait les visages, il y aurait l’eau ; on y est plongé comme à Venise, et comme ici, c’est laisser aller les gens, c’est tolérer les autres. On lui doit les casinos, les néons du quartier rouge. Un coup d’œil. Vraiment, on jurerait que les femmes lui sourient. Commerciale, imposée, la concurrence aiguise ; après tout à deux pas, quelques billets suffisent. Et pourtant, jamais aucune, dans sa vitrine, ne lui parait vulgaire ; toutes, à tout âge, ont dans les yeux quelque-chose ; elles imposent le respect. L’attitude importe plus qu’on ne sait quelle façon dont sont portées les jupes. Rembrandtplein. Si nombreux qu’ils soient, il n’est pas un passant qui l’inquiète. La ville est vivante, on remarque, allant, sa variété. Au centre, monumentales, accolés à la statue du grand peintre, des bronzes, dimensionnés, reproduisent la ronde de nuit ; vélos et tramways les enclavent, comme s’agrippant au passé. Cour invisible, sombre espèce, l’ombre du peintre altère, et Maxime s’assied en terrasse, commandant un verre. Autour de lui, des retraités français, incongrus vu l’heure, et beaucoup d’étudiants. L’air est doux quoiqu’on soit au cœur de l’été, jambes étendus, verre à la main, Maxime, insoucieux, suit des yeux des passants par dizaine. L’année prochaine il sera logé à quelques rues à peine du bâtiment principal de son université. Avec sa bourse et les aides, il en sera pour deux cents euros par mois, sa mère lui versera cette somme. Pour le reste, il peut tenir quelques mois avec la valeur du prix qu’il a gagné l’année dernière – Il s’est fait l’un des meilleurs bacheliers de France – après il faudra travailler. Cela ne l’inquiète pas. Il peut donner des cours ou servir dans les cafés nombreux du quartier latin. Il est volontaire. Maxime a brillé sans beaucoup d’efforts. Les livres ouverts, l’encre et la plume, la vivacité, la fraîcheur, l’érudition partout, certainement c’est un personnage. Qu’il fut envié, qu’on l’ait aimé, qu’a-t-il connu sinon l’excès de bien ? Céline et ses études, sa mère aimée, et s’il a vécu sans père, ses professeurs, croit-il, ont compensé. Non, ce soir, s’il n’y avait leur rupture, il irait à merveille. Assis ici, l’étreint la scène, ses mots reviennent encore : « Oui, c’est mieux. » rien de plus, pas un cri, c’est inexplicable. Depuis, cent fois il a pensé la joindre – c’eut été trop lâche. Eut-il été plus heureux s’il l’avait vu pleurer ? Ses traits exquis, ses yeux, ses fossettes, et la distance. Il a bien fait, il fallait rompre. Quelles ont été ses mots ? Voyons c’était quelque-chose qui ressemblait à « Est ce qu’on peut rester ensemble ? » oui, quelque-chose comme ça – Elle a souri – « Non je ne crois pas » fut sa réponse. Rien de plus, ils se sont entendus, point d’aigreur ni blessure. Des faits accolés, un constat. Après cette rencontre, la dernière, il s’est demandé, rentrant chez lui, ce qu’elle avait bien voulu dire. N’était ce pas un état des lieux sans effets ? Attendant un appel, le cœur fou, il a fallu quelques jours avant qu’il réalise qu’il en allait autrement. Presque deux mois. À présent quoi : Reviendra-t-elle ? Qu’il appelle, et qu’il se manifeste ce n’est pas envisageable ; ce serait faire preuve d’une cruauté dont il est incapable ; proposer la rupture, et celle-ci consommée, rejouer la scène deux mois après ? Non, c’est impossible. On verra bien ; l’avenir est devant lui.

    Nonobstant l’avis de ses professeurs, il n’entrera pas en classe préparatoire ; il a préféré, et nous verrons pourquoi, s’inscrire à l’université – En lettres modernes, à Paris 3. C’est refuser d’essayer d’intégrer l’école normale et avec elle, ses années d’études rémunérées. Au milieu d’amphis bondés croit-il et perdu parmi tant d’autres, est ce qu’il apprendra quelque-chose ? Cette question ne l’atteint pas. Il y a les livres ; apprendre allant de soi, il s’en soucie moins qu’on l’imagine. Tout au contraire, l’étreint la peur des voies aux issues trop précises, des certitudes, des causes efficaces ; il veut nager dans un milieu plus diffus et plus adulte aussi. Puis, s’il est un lieu où les savoirs se font, où les textes s’écrivent, n’est-ce pas justement à l’université ? Il veut s’y mêler à la foule, vivre d’elle. Et sa virée dans ses rues étroites, en est en quelque-sorte un préambule. Amsterdam, Rembrandt et son quartier rouge, leurs libertés c’est la sienne. Rijks ou Stedeljik, le Louvre, Beaubourg, Censier avant l’heure. L’art. Céline a beau jeu d’être loin d’ici ; n’y a-t-il pas des beautés qu’il n’eut jamais connues s’il était resté avec elle ? Devant lui sur la place, on l’a dit, des étudiants nombreux, la plupart ont quelques années de plus. L’odeur de l’herbe y poursuit un passant entre deux âges. De petite taille, la barbe brune, il marche d’un pas voûté. Non sans attrait, son visage, visiblement, est d’un autre pays. Son teint olive contraste avec celui, laiteux, de la plupart des habitants – ses pas pressés vont droit au café où s’est assis Maxime. Il y a dans sa démarche de ces oscillations qu’on accorde aux inquiets. L’œil vif, il s’assied, sort un livre. Un étranger évidemment, un de plus, ils sont nombreux et participent au plaisir qu’on trouve aux terrasses. Les langues s’y mélangent et l’on sourit d’exister. On l’a dit, la nuit est douce, des devantures filtrent des accords estivaux. Maxime, rasséréné, regarde, écoute. Il aimerait faire corps avec la foule mais il est seul. Beauvais donc, Beauvais simplement et tout ce qu’il a laissé. Mornes façades, mornes combats, Céline, d’autant rêvée. Non se dit-il, je ne l’ai pas encore oubliée, mais Paris fera mieux. Alors, évidemment, les amis et la scène étoufferont les derniers feux. Oui, bien sûr, il est trop tôt, sa voix n’est pas éteinte, si belles qu’elles soient à quelles passantes comparer ses attraits ? Et ces années, ses baisers, ses confidences ? Elle est vivante, elle est ici. Ses parents, ses amis, leurs goûts semblables. La nuit noire, un réverbère, un banc si proche, il y a deux ans de ça. Et ses lèvres à lui qui l’accaparent. Aller toujours, elle avait goût d’éternité. Comme il frémit à se remémorer ces jours ! Ils avaient trente ans à deux. Jusqu’à leurs maladresses… Et quand on s’aime ainsi qu’importe Paris ou Lille ! Une heure de TGV, ce n’est rien ! Ils reviendront à Beauvais, ils se recroiseront vite. À la table d’à coté, son voisin n’a pas fermé son livre. L’œil amusé, ses doigts courent, quêtant un verre à moitié vide. S’ils pouvaient parler ensemble, Maxime en apprendrait beaucoup – deux pudeurs les retiennent – Et pourtant ils se sont vus l’un l’autre, Maxime esquissant un salut. L’étranger n’a pas répondu pas sûr qu’il ait compris puis, on l’a dit, il est entre deux âges, et Maxime est bien jeune. D’ailleurs au même instant, s’intercale entre eux, un couple d’anglais, retraités, qui viennent ici chaque année ; on y est mieux compris qu’à Paris ou Rome. Aidés par les eaux, l’architecture, ils se croiraient au pays. Dernier verre, soirée facile, ils ont dans les yeux un soupçon d’ironie ; ce qu’il y a de jeunesse à deux pas, leur rappelle évidemment les leurs. Avoir vingt ans dans les années 60… Et puis cette abondance… L’après guerre… Alors quiconque, trouvait à s’occuper. Des emplois en pagaille, Britten, Sartre, et la nouvelle vague. Compter l’égalité, le droit d’aimer… Maxime un instant les envie. Choyés, ils sont passés sur la terre comme peu d’hommes avant eux. L’avenir, rayonnant, était un mystère, on appréciait la paix, on supportait l’Angleterre. À cinquante ans, un mur en pièce, et l’élan commun, démocratique. Perclus de craintes, inquiets de tout, leurs petits enfants ont des pudeurs qu’ils balaieraient du revers de la main. Et notre ami songeur s’étonne. Elle n’a rien dit – pas un « je tiens à toi », pas une promesse, même un baiser. Et qu’eut-il fallu faire ? Laisser aller ? Et ceux là donc, l’ont-ils fait ? Ont-ils aimer ailleurs ? Serrés comme ils sont, on les croirait nés ensemble et pourtant… Il a devant les yeux des couples d’une heure et qui s’en vont s’enlaçant tout autant. Celle-ci par exemple, son âge, le sien. Assise en amazone, elle tient des mains la taille de son amant. Ce dernier ahuri d’aimer comme il fait, sourit de même, et leurs sourires, s’ils s’ignorent l’un l’autres, se reconnaissent. Les suivre des yeux, accompagner surtout la roue arrière, les imaginer s’enlaçant, rouvre la blessure. Un sentiment qui vous assèche. L’avenir, l’instant et l’on y entre forcé, et l’on en ressort au pas. Son verre est vide. Maxime se souvient des anglais ; à deux, on en sait assez des autres ; on analyse, on écrit dans la solitude ; c’est la salle et de l’idée l’acoustique. Ainsi nous sommes, ainsi nous étions, et quant aux millénaires qui n’ont pas eu lieu… Viendra-t-il le temps où l’on vivra à jamais ? Guérir, partager ce qu’un seul possédait il n’y a pas tant d’années ? Savoir universel, diffus, accessible et tel qu’il suffit d’en effleurer l’idée pour l’absorber tout entier. Alors, à quelle échelle se révéleront les mérites ? Ce savoir, accessible au dernier degré, encore faudra-t-il le chercher. Plus d’âmes, de natures, nous serions des machines, des égaux à parentèle. Certains vélos peut-être tomberaient sur la chaussée ; croiser ses yeux, son sourire… Et comment ? Comment s’imaginer qu’il l’oublierait un jour pourvu qu’elle aille à Lille et qu’il parte à Paris ? À cet instant c’est de la haine qui monte. Maxime, à dix-huit ans, perd la tête, emporté, il se noie sous les assauts d’un mépris dont il est à la fois l’origine et la fin. Qu’est-ce qu’il espérait ? Qu’elle pleure, qu’elle laisse aller ses projets et qu’elle parte avec lui ? Sa tristesse intérieure, cet élan qui l’a traversée d’évidence. Ce point clôt, il l’a contourné, les yeux ouverts, il n’a rien discerné. Elles vont passer, elles vont passer les femmes, laquelle vaudra jamais ces bras aimés ? Ceux là, les premiers qu’il ait connus de chairs extérieures. Que de nuits ! Et d’amours ! Il y a, trouve-t-il, à se séparer ainsi pour des raisons pratiques, les prémices d’un mensonge ; on est traître. Et quoi donc ? Est-ce pour trouver mieux, et plus proche ? Une heure… Un Paris-Lille une heure… Son sourire. On aurait juré qu’elle acquiesçait : « Oui, cela vaut mieux » et c’est tout ce qu’elle a dit. Payer, partir, regarder encore, laisser diffuser la foule. Scintillante, à trois pas, l’entrée du quartier rouge. Onze heures passées, des retraités, ils pointent ça et là blanchissant la jeunesse. Surtout des hommes évidemment, la plupart n’ont pas la trentaine. À leur image, croit-il, il est hanté, n’est ce pas des fantômes qu’on trouve aux devantures ? Ces formes offertes, toujours des femmes. Suivant leur caractère elles se cachent ou multiplient les provocations. Piètres rideaux d’où s’extrait un pied fin. Maxime hésite, oh cela ne dure pas une seconde ; il sait bien qu’une fois passée la porte, il sera rattrapé par ces vicissitudes qu’on trouve à se frotter à la vie, à celle étrangère qui quelque fois vous inonde. L’éponge, le savon, les interdits, la planche étroite ; celle là sur laquelle, comme s’il s’agissait d’un massage, il faut se coucher de bon cœur. Les billets qui s’échangent, et puis l’odeur, ces parfums bon marchés, ces pommades, ces associations artificielles et parfois la musique. Non, ce n’est pas pour lui. Voilà l’été poisseux, l’intime obéré, la machine. Ainsi donc, imaginant des scènes où, libérées de leurs appartements ces filles soutiendraient de leurs pensées les siennes. Céline ? Si belle puis tant d’esprit, de justesse. Le lycée, les cafés, chez elle, chez lui… Reste le hasard. Un pas de plus, à Beauvais, et les yeux dans les yeux s’aimer encore. Un couple se dispute et l’homme, frissonnant, jette un regard fou. Le monde fait bien les choses ; l’espèce avant l’être, et l’harmonie plus que tout. On croit rêver, analyser, et l’on marche alourdi : La physique, celle qui fait bander, tourner la tête. Bien des hommes ont tenté d’en abroger les principes ; ces martyrs sans joie font les livres d’histoire. Signé Mme Hanska, Gödel, l’incomplétude. L’espèce, toujours, a rattrapé ces oiseaux fous. Mieux vaut faire des enfants, travailler l’acier ou n’importe quoi d’autre. Le reste, l’ubris, est la voie des imbéciles, le délire et l’orgueil. Prendre son temps. Oui, c’est du mépris, ce visage, ce rictus, et lui tout proche et qui blanchit. Plus âgés, étrangers aussi, combien de pays ? Ils marchent encore. Penaud, il peine à les suivre. Un pont de plus, ils s’écartent. Aimant croit-il, on l’a toujours aimé. Céline, même à leur dernier entretien, avait dans la pupille un je ne sais quoi qui l’attendrissait. Et du premier au dernier jour, elle n’a jamais crié. Lui revient, tandis qu’il passe, certains moments passés ensemble. Une interclasse, un matin. Elle l’enchantait d’un mot et l’associait à tout. Diaphane, son sourire balayait chez lui jusqu’à l’idée même qu’il puisse émettre un doute. Sa fraîcheur, ses certitudes, si loin qu’il se souvienne, il ne l’a jamais vue gênée, mal à l’aise. Elle balayait d’un revers de la main ce qui blesse, elle soumettait l’importun, gagnant toujours au jeu du monde. Son admiration, si pressante, c’est un malheur qui vous suit. Et la matière inerte aussi belle qu’elle en ait l’air n’y peut rien changer. Ainsi donc marche-t-il, goûtant les briques, les ponts et les eaux, souffrant un peu plus. Au bout d’un moment, la douleur est telle qu’il cesse de voir et d’aller. Un banc, sur lequel il s’assied, fait naître en lui quelques profonds pressentiments qui, s’ils se manifestent – haut le cœur, frisson – sont étrangers à la raison. Éteinte, si la conscience en voit les effets, elle n’en connaît pas les causes ; la jeunesse et l’amour se mêlent et voilent ce qui, s’il était plus vieux, ou juste un peu moins amoureux, paraîtrait là comme on ne sait quelle horrible évidence. Crispé, il attend, il écoute. Être avec elle, croit-il, suffirait à l’assouplir, à l’ouvrir à nouveaux à ceux qui passent, ce qu’il voit. Ces scintillements abstraits, ces murs, ces eaux et jusqu’aux sujets qui les surplombent. Ignorer est une chose dont en certains cas, l’on peut s’accommoder, mais croire à toute force en un mensonge, c’est lentement se détruire ; alors, la tête en feu, on en vient à douter de sa réalité même – on se perd en conjectures dont les prémisses, faussés, vous absorbent, vous diminuent et font du meilleur des hommes un pauvre fou. Ainsi ce soir, Maxime. Il s’épuise et refuse d’accéder à la vérité. Il lui faudrait savoir ce qu’on verra par la suite et qu’il n’a pas seulement la force d’imaginer encore. Des faits précis viendront en leur temps, on les devine et pourtant ; il les tiendrait d’un ami qu’il n’y croirait pas. Il faut marcher et retrouver l’hôtel, fort d’un but, c’est beaucoup plus facile. Amsterdam est bien faite ; ivre, si shooté qu’on soit, pour peu qu’on puisse aller de l’avant, on s’y perd moins qu’à Rome, Paris ou Londres ; il lui faut moins d’un quart d’heure pour rallier sa chambre. À l’accueil, un grand garçon, la vingtaine, aux muscles saillants lui sourit, il hoche du chef et salut bientôt notre ami dans un anglais parfait. Une fois ses clés en main, Maxime grimpe retrouvant sans mal l’étage et la porte de sa petite chambre. Ses finances, limitées, ont décidé pour lui. Il s’assied sur son lit, règle son téléphone pour être debout à huit heures. Il veut visiter demain matin le Rijksmuseum ce dès l’ouverture. Apprendre et s’oublier auprès d’œuvres plus grandes qu’il n’a jamais été – voilà ce qui l’occupe. Mme Verdier, la mère de Maxime, secrétaire de mairie, n’a pas eu les moyens de faire voyager son fils. À vrai dire, si l’on exclut un séjour linguistique à Strattford lors de sa quinzième année, Maxime n’a jamais quitté la France. Plus que de paysages, de rencontres, ce dont il à soif, s’en allant comme il l’a fait, c’est d’œuvres rares et d’artistes. Perçer couleurs, tonalités, ce qu’on ne saurait décrire ; des forces vives et qui vont, nonobstant la distance, du peintre à l’amateur, illuminant l’auditoire quand bien même l’origine des notes eut disparu dans la fosse. Maxime en est certain, l’art, mieux qu’un discours, est connection ; secrets frissons, produits d’un fond commun. Le Rijks demain donc, ses salles et ses merveilles et l’étonnant triptyque unissant d’un trait curateur, visiteur et peintre. Du vide, il faut les parties pour qu’il y ait quelque-chose ; il lui faut l’analyse, l’esprit, soit aussi bien quelque axiomatique pour qu’en essence, l’unité surgisse. Au lit, déshabillé, les mains sous l’oreiller, Maxime naïvement s’interroge ; combler un manque en l’utilisant comme il est, l’étoiler du trop plein des œuvres d’autrui. N’est-ce pas folie ? Alors, l’œil inquiet, il ne sait quetter devant lui rien sinon ce qu’il cherche – c’est bien fausser l’esprit, le sien et tout autant ce qu’on fixe – Pas schizophrène où les désirs s’incarnent en des lieux étrangers à leur source – Orgueil, vanité – Tout ceci, réfléchis, s’il l’inquiète, lui permet de ne pas tout à fait perdre la tête – de faire le tri – le raisonnable, imaginé, le véridique, le désiré. On l’a dit, point de repos sans vérité. Ainsi donc, lentement, son mal-être se dissipe, ses membres s’assouplissent – Sur le côté, il goutte un début de fraîcheur. Les yeux clôt, se mélangent et la veille et l’aurore. Thalys, Paris, canaux, Rembrandt soudés ensemble vont distiller pour l’inconscient – Draps fins, fenêtre ouverte, un peu d’air frais. Enfin l’heure où l’on s’oublie, jusque ignorer qui l’on est.

    Un bruissement sourd, rien de plus, son réveil n’a pas sonné encore. Se juxtapose aux lumières douces, une sensation de bien-être et de repos acquis. Il y a, à s’éveiller ainsi, un plaisir que notre ami connaît mal ; il faut, pour le sentir, toucher aux extrêmes, soit aussi bien être ordonné au point qu’on puisse se lever en toute saison à la même heure ou, si dissipé, si libre de son temps qu’on tient à sa guise le moment du repos. Les années qui viennent, laisseront rarement à Maxime l’occasion d’ainsi laisser l’éveil à ses causes naturelles. Il en profite encore ce matin, sans connaitre sa chance. La nature, croit-il, a bien fait les choses quand elle s’est penchée sur lui, et cet assaut narcissique adoucit largement ses peines ; Céline et son inquiétude discrète concernant l’année prochaine s’en vont balayer pour laisser place au plaisir net, physique, prégnant assez pour qu’il n’en connaisse pas, l’explorant, les limites. « Une belle journée devant soi » se dit-il, à trois pas des piétons, un sang multicolore et l’ardeur qu’on trouve en tout temps à se frotter ainsi qu’il espère, à ce qu’il y a de beautés, de jeunesses et d’idées autour de soi. Mahler ce soir, et tant que le jour dure, la foule, ses peintres, ses achitectes et ses musiciens. Sa chambre menue, idéalement située, proche des canaux et des musées, est suffisamment excentrée pour qu’à huit heures, levé, on puisse s’y croire assis comme il est dans une île abandonnée. À la fenêtre, un parc infini, déserté, des arbres, des fleurs et des monceaux de buis. On croirait, tendant l’oreille, entendre l’Amstel couler devant soi. Un monument d’eau dont – c’est la force des rêves – on sentirait les odeurs, le flux. Moment subtil où les idées gagnent en clarté ce qu’elles perdent en substances. C’est l’Eurêka du commun, celui-là qu’on dissipe une fois passée l’heure de l’éveil et qu’on oublie l’instant d’après, un peu honteux de s’y être laissé prendre. Il s’étire, le soleil est brûlant, encore dix minutes en paix avant que revienne en grand ce qui l’obsède. Un visage et des mains avec lui, bruyant étage sis en plein quartier latin, les autres, leur jugement, l’obstacle. Juillet, mort à minuit, a laissé place au dernier mois d’été. Son Thalys, pris à Paris la veille, sa mère à quai, ses résultats, le bail signé le matin même. En vérité, tant qu’il a compulsé ses guides, Thalys en marche, il a cru laisser l’inconnu loin derrière, Céline oubliée, Censier même laissé un temps sur le côté. Se dessinait seul Hals, Van Gogh, Rembrandt, le siècle d’or, les tramways, les ponts. Il a fallu qu’il pose un pied à terre pour que reviennent en foule ces éléments qu’il comptait fuir en laissant loin la France. Un pas, un autre encore, ce cisaillement revenu. Les yeux ouverts, assis même dans un jardin, elle revient la blessure, elle n’est pas éteinte. Plus d’un mois, des kilomètres, tout cela n’y fait rien. Serrant les poings, les yeux fixes, il combat sans effet un mal, toujours le même, qui le dévore. Revient la veille, comme il maudit le peu de liberté qu’on a, à gouverner ses pensées. Sans certitudes, il peut frapper du poing, l’oreiller s’en moque. Nul ami devant soi, rien qui puisse seulement rasséréner l’enfant qu’il est. Il faut vivre après tout. Pauvre Maxime ! Il s’habille et vérifie longuement qu’il n’a pas reçu d’appel pendant la nuit. Un seul, trois mots auraient suffi. Il n’en est rien et, comme on voit, ce matin commence comme a fini la veille. L’estomac noué, il se décide pourtant à descendre et petit déjeuner. Regarder, comparer les êtres, et par ce biais on l’espère, les relativiser les uns les autres. Ah ! Si l’on était aimé toujours autant qu’on aime ! Mme Verdier à ce jeu ne vaut rien ; l’amour adolescent qu’on porte à ses parents est identique à ces chimères qu’on forme endormi ; elles existent, elles vous occupent, elles vous soutiennent, mais voilà qu’on ouvre les yeux, qu’elles se dissipent ; un autre contre soi et toutes utiles qu’elles aient été les voilà méprisées. Il faut descendre et se manifester, s’asseoir, commander un café. Quoique immobile, comme Maxime se débat en vérité ! Il a pris, descendant, un guide qu’il voudrait compulser en liberté. Ah ! S’associer aux lettres qu’il voit ! Donner du sens aux phrases ! Après tout pour aimer, un demi siècle encore ! Puis la beauté n’attend pas ! Boire, tourner les pages, sortir un plan et tenter tant qu’on peut d’en dégager un itinéraire. Machine unique qui lie les êtres ensemble. Vermeer, un quotidien. Rembrandt et sa lumière. Oui, c’est tout ce qu’il faut comprendre, aller voir, sentir, et contre soi, dissertant, l’homme éveillé, du secret l’intime. Ainsi vont ses pensées et tandis qu’il boit son café, d’autres touristes autour de lui – l’anglais domine, mais il distingue aussi des accents espagnols, italiens, russes – une ruche – peu de villes tendent autant à l’unification ; si l’Europe était à son image, il y a longtemps qu’aurait disparu ces excès patriotes qu’on trouve et quoiqu’on fasse, sur tout ses territoires. On peut s’étonner ; comment, le siècle passé n’a pas suffi ? Ces morts, ces millions d’innocents, ces histoires contées en familles, et voilà qu’en France même, près d’un tiers de ceux là qui se déplacent pour déposer leur voix le font encore aux bruits des bottes. C’est insane, c’est laid. Ici, rien de tel semble-t-il, ou c’est au moins ce qu’il imagine ; ces curiosités, ces visages, ces traits qui se dévoilent, font la nique aux frontières ; l’unité. Assis toujours, il laisse, café passant, son estomac s’échauffer. Avis, photos et détails défilent, du territoire le combat, à l’image des hommes, de leurs mérites, canaux, ports, criques – Ces brèches qu’on fait à la nature, ces terres sauvées des eaux – Amsterdam ville et vivante image d’un peuple en sueur, d’une énergie qui, toute diffuse, semble ici rendre hommage à l’humanité en ce qu’elle a de meilleur. Des couples, des familles ; aucun de ceux qui passe n’est seul autant qu’il l’est. Sa solitude, tout juste évoquée, suffit insidieusement à lui rappeler encore Céline. Ah ! S’il savait l’oublier ! Si de soi l’on était assez maître pour décider d’un mot ce qu’on doit conserver en tête. « Eh bien se dit-il, si nous étions ainsi, nous n’avancerions plus ; machine inerte, indésirée, nous cesserions d’exister même ; le vivant c’est heureux, a l’aléa, le mouvement et les circonstances associées comme uniques opérateurs, ils conçoivent ensemble jusqu’aux logiques, jusqu’aux langues qu’on monte à son image pour contrer son esprit. Et puis, apprivoisé, grand acteur, n’est-il pas l’origine de beautés innombrables ? Il est là devant soi, laitière, corbeaux, grands aplats – et s’il blesse, comme on voit, il rassérène aussi quelquefois. » Guide en main, carte étalée devant lui, Maxime se console. Il n’est pas neuf heures, il fait déjà chaud. Le ciel, bleuté, les jardins s’emmêlant, les herbes folles, ces fleurs et ces amas de buis, tout ceci jusqu’aux briques répondant aux ardoises allies l’être au passé. Maxime alors, laissant là ses voisins, revient dans sa chambre. Plan dans la poche, il laisse à son chevet, guide, carnet de notes ; c’est qu’il veut décider seul. Marcher, sans conceptions inutiles, s’abandonner à l’instinct, s’extasier puis, fort de ces visites… Quoi donc ? Il quête ce qui tient aux suites dont on connaît certains termes, qu’on voudrait explorer, et qui pourtant trop courtes vous échappent. Comme un enfant perplexe, on les tient devant soi, on les soupçonne, et pourtant… « On verra bien se dit-il » Pour l’heure, verrouiller sa porte, descendre d’un étage, rendre ses clés. Devant soi, ce flux synonyme d’esprits étrangers. Pas à pas, il s’approche, les musées devant lui, un pont puis un autre. Il suffit, il le sait, de longer le canaux même qui passe – fibre lente, aqueuse – au pied d’un hôtel qu’il commence à connaître. Il va, tenant sa droite, plein de lumières. À la surface, jardins, balcons. Il y a dans l’air comme un souffle éthéré. Cyclistes, piétons mêlés, des vibrations, des sourires. Il hume un parfum qu’il n’a jamais senti ailleurs. Ça et là, des jardinières soutiennent une végétation dont les couleurs tranchent avec l’ocre des murs. Il s’écarte encore, et laissant l’Amstel, il s’approche sensiblement du but, ce matin sublimé par la pensée. C’est qu’il est préparé, c’est qu’il a compulsé de nombreux livres tentant, comme il a pu, d’ordonner l’indicible. Le corps, l’idée, la peinture. La mort de Bergotte, avec elle, un petit pan de mur jaune. Et plein de couleur, le voici qui s’en va, marchant mieux qu’à l’habitude. Ce père inconnu dont jamais sa mère n’a voulu dire le nom, peut-être est-il peintre ? Peut-être même habite-t-il ici ? Ardoise et persienne. À quelques mètres qui sait ? Il doit jeter sur la toile un peu du génie dont Maxime l’imagine habité. Il veut croire en cet homme, une histoire écourtée. Sa mère, interrogée comme on l’a dit, n’a jamais rien voulu dévoiler. Une fois, simplement, un « tu peux en être fier » qui fait le fond de tout ce qu’Amsterdam, au soleil, lui suggère ce matin. Ainsi donc, il faut avancer, imaginer ses yeux bleus, sa démarche facile. Ça et là l’ombre des arbres et tout près six jeunes filles, hollandaises, de son âge. Elles embellissent d’un accent qu’il apprend à connaître, ces cinq cent mètres encore qu’il entend arpenter. S’il osait leur parler ! Mais elles passent, colorées toutes, sans qu’aucune n’ait seulement l’air de l’avoir remarqué. Puis quoi dire ? Il est si peu de choses, lui, Maxime, seul à dix sept ans et sans le moindre guide. Annoncer dans un mauvais anglais quelque salut absurde, aussitôt moqué ? Voilà ce qu’il imagine et qui, tandis qu’enfin se dessine l’esplanade aux musées, l’empêche, en vérité, d’exister autant qu’il voudrait. La foule bruisse, elle répond en couleur à l’étendue qu’on dirait champêtre tant elle tient aux prairies des bords de ville. L’arbre, les canaux et les toits et puis monumental, ce Rijks rouvert depuis quelques années déjà. À s’être perdu sur la toile, il croyait en connaître les traits, et pourtant tout l’étonne, briquettes, pierres, carreaux mêlés, il est scindé par un flux continu fait de cycles variés et de piétons de toutes espèces. La foule encore, et l’été – c’est la saison – l’on fait la queue dès l’entrée. Tous les âges, tous les styles. Comme si, aux collections universelles, répondaient un spectacle fait de chairs en vies. Certains, levant les yeux, photographient les alentours. Costumes en lin, shorts et pantacourts. Les familles vont et viennent, des retraités, des étudiants, l’occident l’été et, pas à pas, un millénaire. Un millénaire de beauté à trois heures de Paris. Et l’on descend rêveur, surpris d’aimer autant ceux qui marchent à vos côtés. Eurasiens, peaux d’ébènes, carnations d’ivoire, et tous de la même espèce. Ah si seulement on pouvait savoir ce qu’ils sont, ce qu’ils aiment ! Alors d’autant, croit-il, les œuvres mieux comprises, engendreraient les mots qui manquent quand on est seul, moins préparé qu’on voudrait devant elles. Et de toutes parts, les yeux scintillent ! Les enfants, les vieillards, pas un être ici dont on ne s’étonne qui ne soit en quelque façon sublimé, changé, réformé par le souvenir ou l’attente de la peinture. Aux folies des dieux statiques au nom desquels en tout temps l’on a commis des crimes, il faudrait opposer ces foules, ce hall même et sa clarté. Peint les hommes, peint la ville, scènes communes, rassemblements utiles et ces lumières réfractés, ce sentiment subtil, l’humanité. Accolés au vivant, ces siècles passés, rassemblés, vous étonne ; comme s’ils étaient surpris ; fragrance fine, mêlant au monde jusqu’au plus intime. Au mouvement figé là, répond un tout autre spectacle. Ferveur, innocence, goût des autres, un flux exquis. Armes et peaux, sourires, moulins, rues et ponts. Un siècle l’autre, et l’humain concentré qui s’étoile. Est-ce Céline ici qu’on a peint ? Et ce regard sévère, ces cheveux bruns, n’est-ce pas son père ? Maxime, moins curieux qu’ébahis, laisse raisonner ainsi et l’œuvre et la vie. C’est qu’il lui semble qu’il n’est pas un portrait qui lui réponde, tendant l’oreille, il est jugé et, spectateur, regardé, déraisonnant, amalgame à sa vie le peintre et son modèle. Il y a là, dans quelque cheminée, un peu croit-il de ses amours passées. Et s’associent bientôt aux toiles, les mosaïques et les pierres, en un mot, la salle, ses murs et la lumière mêlés aux rares génies des siècles, fondent en soi l’œuvre même. L’émotion qu’il en extrait, si grande soit-elle, n’empêche en rien Maxime d’étudier ceux qui l’entoure. Mieux, fort qu’il est de la ronde, alors si proche – son regard, à l’avenant, s’aiguise ; ces chairs sans prix, qu’il reconnaît chez ses semblables, gagnent en beauté, et leurs yeux écarquillés, réfractés, font l’âme ; point d’impressions s’il n’y en avait la matière, point de forme sans quelque perception qui la précède. Céline, assise à ses côtés, comprendrait-elle ? A-t-elle jamais goûté comme il le fait à l’instant, la peinture ? Et la question posée, revient son mal, plus fort encore. Serrant les poings sur sa banquette, Maxime attend. Un visage peut-être, quelques traits simplement qui, dissipant ceux qui l’entêtent, soutiendraient sa visite. Hals, Rembrandt, Vermeer, si grands qu’ils sont, devraient suffire et pourtant, quoiqu’il fasse, elle se tient là, sourire mutin, mi nue ; et ce sublime, l’intime, ce grand siècle en tout lieux n’y change rien. Un voile, et ce qu’il aimait tant à pas six mois d’ici, fend l’armure et le blesse. Son esprit, sa finesse, et plus encore, perfection, vivant dessin qu’était sa silhouette. Ainsi donc, l’ombre et la lumière, la forme et la couleur, le mouvement, ces tensions, l’énergie, rien qui vaille deux yeux bleus, quelque deux cent nuits courtes, et sa vie. Alors de sublimés qu’ils étaient, deux minutes auparavant, ces chefs d’œuvres exposés, lui font l’effet d’importun ; comme si, et l’observant toujours, ils jugeaient sa vie à l’aune – ô combien détestable ! – de ses premiers amours. Ces retraités, qu’on devine érudits, qui s’attardent partout, il les envie – l’ont-ils deviné ? – il s’en convainc – Illusions bien sûr, illusions dont il n’est qu’à moitié la dupe ; pas plus qu’aucun des peintres dont les travaux sont accrochés, aucun d’eux l’a seulement remarqué. Et levant la tête, Maxime enfin revient à lui. Il y a la lumière, des vues, des portraits – guidé par son tempérament, il va de salle en salle, avec lui, la jeunesse, le temps. Tant d’êtres devant soi, tant d’histoires, il voudrait tout conserver en tête, n’avoir qu’à demander pour retrouver demain, les sensations du jour – Photographier ? Prendre des notes ? Est-ce raisonnable ? À dix huit ans tout juste en est on capable ? A-t-il seulement le sentiment des mots devant ces toiles ? Un jour, c’est certain, on concevra des machines enregistrant jusqu’aux états les plus infimes – Un disque à perception. L’être et l’image. Ses vingt ans toujours à porté, on rira d’avoir été… Quel outil ! Il permettra sans doute de vivre même la vie d’autrui ! Plus qu’un livre, mieux qu’un tableau qu’un Aria, des aventures sensibles et des idées si floues soient-elles, partagées au tout venant. Mais il n’est pas l’heure, et l’on ne saura jamais tout à fait ce qu’entendait Vinteuil, ce qu’avait Van Gogh en tête. Laissant la galerie des honneurs, Maxime avance en des chefs d’œuvres en foule, Rembrandt encore et d’autres, des portraits de familles, un cygne en plein envol et des matins sublimes. Il erre de salle en salle et son goût s’affermit. Il s’étonne encore au plus près ; si rare sont les maîtres et si commun pourtant qu’un siècle après qu’ils aient vécu, il n’est plus personne pour s’y tromper ; quel qu’ait été leur vie, un coup d’œil, quelques notes, ils sont jugés à raison ; a-t-on vu l’anonymat s’étendre à deux générations ? Ah qu’il aimerait en parler ! Échanger ici des émotions, des idées, mais il est seul ; accaparé depuis deux ans par Céline et ses lectures, délaissant ses amis, il s’est comme enfermé, jusque dans sa classe, il ne s’est trouvé personne avec qui sympathiser. Et ce manque l’étreint aujourd’hui ; il s’étale, affolant quelque aplat ; sa mère exclut, il n’en est pas qui puisse avant des mois briser sa solitude. Il va s’installer à Paris, s’inscrire à l’université, prendre des notes et travailler peut être dans une enseigne de prêt à porter, et tout ceci sans rien dire à personne ; pas plus qu’ici ne l’attend une oreille à Paris. Écrire un journal ? Renouer si possible avec quelques uns de ses amis d’enfance ? C’est avouer sa faiblesse, c’est s’humilier même en quelque-sorte. Caler parmi les livres, chercher ailleurs autrui, s’imaginer l’autre, a-t-on jamais fais autrement ? Une odeur de cuir, et des milliers d’ouvrages, le voici surplombant une bibliothèque. Au zénith, l’été l’illumine, au-delà, la verrière – quels secrets derrière ces couvertures ? Pas un lecteur en contre bas, des tables pourtant. S’il pouvait, il descendrait, accaparer seul, encre et papier. Mais il n’est pas chez lui, on parle ici des langues étrangères ; volume à la main, l’odeur exclue, il n’y comprendrait rien. Ses livres resteront à Beauvais pour la plupart ; à Paris, sa chambre est trop étroite, il n’y a pas la place. Avec eux, l’enfance abandonnée. Quelques semaines encore puis il n’aura plus personne à qui rendre des comptes. Laver son linge, faire à manger, tenir un budget. Nombreux sont ceux qui s’enchanterait à sa place – il frissonne, il doute. Lille ? Il y a bien pensé, sans doute eut-elle accepté, ils se seraient installés ensemble, grandir à deux, et partager les frais. Mais c’eut été trahir sa jeunesse et ceux là surtout qui l’ont suivi des années. Nerval, Musset, tous les autres. Aller de l’avant, mêler à soi les hommes, s’étonner en couleur, chantonner insoucieux, il eut été bien lâche d’abandonner ces certitudes. Non vraiment, l’inconnu vaut mieux. Autour de lui, bigarrée, revient la foule, elle tranche acide avec les teintes, les paysages, les vues qu’un peintre a surpris avant qu’on les accroche aux murs. Des navires en partances, un ciel obscur et quelques pas encore. Maxime craint l’art contemporain. Pas de Stedljik donc aujourd’hui. Puis il est quatorze heures, il a faim. De tous côtés, des kiosques à pacotilles. Couchée, la jeunesse, une odeur d’herbe, le soleil au zénith. Il s’avance, et cherche des yeux un vendeur de sandwich. Fermant la perspective, le Concertgebouw, massif. L’unité stylistique, fruit d’ailleurs de métissage mêlant aux formes classiques des propositions gothiques, l’unité stylistique donc, qu’il incarne avec le Rijks, tranche sensiblement avec l’esplanade, le Stedeljik et le musée Van Gogh. Et notre modernité s’avance, un trait de plume, un grand fi aux valeureuses circonvolutions d’un siècle identifié, tout à l’apparition du progrès. Ainsi donc, d’un temps l’autre, on va foulant des pieds l’éternité, des impressions surgissent, et l’on avance en effet. Il observe en tailleur ses contemporains, ils l’attirent autant qu’il en craint les arrêtes. Assis ici, inoccupé, combien, croit-il, avec facilité, on pourrait railler sa posture, ses membres ankylosés et, plus que tout, ses yeux distraits. Il n’en est rien bien sûr, et ceux qui passent, tout observés qu’ils soient, ne le regardent pas. Il s’étire, jette à la poubelle le film en papier qui plus tôt, entourait son déjeuner. Autour de lui, beaucoup parlent anglais et leurs accents, variés, le rassérènent – c’est qu’il comprend au moins. En terre étrangère, quand à son image on est tout à fait seul, un rien vaut pour de la connivence, et s’il n’ose évidemment s’approcher, ces quelques mots surpris lui font du bien. De quoi s’agit-il ? Du Rijks encore, du Stedeljik, de Van Gogh. Il serait curieux d’enregistrer tous ceux là qui passent, d’en détacher les points d’accords et d’en faire la critique. On surprendrait des formes floues, un brouhaha d’images, de sons – de l’anglais au sanskrit, peut-être alors saurait-on en extraire une commune harmonie, un enthousiasme qui nouerait identique, les langues, les continents entre eux. Amsterdam, plus qu’aucun lieu s’y prête ; longtemps refuge, son port a vu passé tous les damnés de la terre ; quel pays n’y a pas d’attaches ? De ses rives aujourd’hui, partent des vaisseaux aux quatre coins du monde, et s’il fallait à l’humanité quelque capitale, c’est elle, croit-il, qu’on choisirait peut-être. Levant les yeux, il en est sûr, pas une couleur de peau ne manquerait à l’appel et – si comme on l’a dit, l’anglais prime – beaucoup ici s’expriment selon les modalités du territoire qui les a vu naître. Est-ce l’Espagne ? La France ? La Chine ? Et ce mélange, ici révélé, l’apaise en vérité ; il n’est pas étranger, puisqu’il n’est pas de nation qui primerait sur les autres. Et puis il n’est pas seul ; ceux là sont ses frères ; plus unis qu’on les verrait ailleurs, ils passent en paix et ne jugent ce qui – une seconde ramenée en arrière – gênerait quiconque vit encore à Beauvais. C’est fort de ces scissions, en quelques façons effacées, que laissant sa place assise, Maxime entre au musée. Van Gogh. L’humanité, tous les âges, ses couleurs, sa patte, Paris, Pékin, sanctifié partout – comment l’imaginer vivant, absolument ignoré ? On dit – c’est facile – que ses contemporains n’étaient pas prêts et pourtant… Monet, Pissarro, Soutine, si novateurs qu’ils fussent n’en furent pas moins aimés. Qu’ont ces toiles pour qu’on les ait si longtemps ignorées ? Son frère était marchand d’art, Gauguin de ses amis, l’impressionnisme et l’Asie parfaitement à la mode, tout accolés à ses toiles, révélés, tout ceci mis ensemble, il y a là les bases d’un véritable et vivant succès. Et l’homme pourtant n’a pas vendu même dix dessins de sa main. Galois, les mathématiques en tête. Ce qui tenaient – les groupes – à la métaphysique, devinrent dans ses papiers des objets concrets, de ceux qui structurent et qui chiffrent. Mais l’algébriste tout jeune, isolé, révolutionnait là trois siècles fertiles en idées nouvelles ; À vingt ans, amoureux pressé, ses joyaux étaient tout mêlés aux scories innombrables d’un mémoire d’adolescent ; pour qu’une révolution passe, et particulièrement en science exacte, il faut aux insurgés plus de lisibilité qu’il n’en avait. De son vivant, qu’eut été Grothendieck s’il n’y avait eu Serre, Schwartz et surtout Dieudonné ? Ainsi donc, l’appel au mathématiques, ne résout pas, comme si souvent hélas ! La question lancinante aux bleus portraits, aux scintillants étés. La maladie… Et ses corbeaux, et Gachet… Son mal, moins galoisien peut-être qu’à Nerval accolé ; faut-il la bonne santé pour qu’on vous écoute ? En psychiatrie, si l’on me dit qu’un malade compose ou peint moi, plein de raisons, l’œil et l’oreille aiguisés, je verrais la maladie, non l’artiste. Il y a peu, eut lieu à Washington une expérience intéressante. Un grand violoniste s’est installé sur un quai du métro. Il s’est mis à jouer certain des morceaux les mieux célébrés. Il y a mis tout son cœur, tout son génie. Un crémonais dans les mains, à la philharmonie, il eut été longuement applaudis sans doute. Ainsi donc il a joué, toute une après midi, et des piétons qui sont passés, sept seulement se sont arrêtés. Pour la plupart pas un coup d’œil. Un malade, un vagabond, les circonstances… Et l’art brut qu’on pourrait évoquer, n’est pas un bon contre exemple ; eh… la maladie n’en est-elle pas le principe ? Le sujet ? Un vieux clocher, une chambre à coucher, et ces lumières, un trait bleuté. Il y a l’homme qu’on voit – Rembrandt – et tout ceux qui vous hantent, ici Gachet, là quelque paysan. Au siècle d’or certainement, répond Van Gogh et sa culture, ses inspirations ; un trait vivant, un appel et, contre lui, point et ligne sur plan, trente ans après : Kandinsky. Mais l’heure n’est pas aux comparaisons. Il semble à Maxime qu’il n’est rien d’équivalent ; ces salles, toutes dévolues au même artiste s’étoilent, et ces monstres qui vous nient, qui vous dévorent et vous absorbent exorcisés se dissolvent d’être ainsi votre fin. Qu’adviendra-t-il ? Qu’en sera-t-il demain ? Quel reste à ces beautés trop nombreuses ? Il finit par douter ; que valent ses réussites devant ces toiles ? Lui, à qui l’on a versé plus d’argent qu’il n’en a jamais vu, dont certains journaux ont même fait un article ; c’est qu’il ne s’est pas trouvé meilleur bachelier cette année en France ; on l’a félicité sans cesse, ce jusqu’au maire de Beauvais. Morne pays. Van Gogh ici lui fait la nique ; un paysan gris brun vaut plus que lui, transcendé par le peintre. Faire sentir, et faire sentir – tout éclairé qu’on soit – ce que, nul avant la toile, n’avait évoqué. Mieux vaut s’oublier au contact des grands, laisser loin l’amour propre, ne point frissonner d’exister, bien plutôt avancer comme on fait enfant – Alors on s’émerveille et, sans mesure, on ne compte plus ce qui, quoiqu’on fasse, vous sépare de vos parents. On dit « papa », on dit « maman », et l’on s’esclaffe. Ainsi les visiteurs au musée, une impression suffit, on n’y est pas critique, et sans rivaliser on s’exclame comme un enfant du maître. Ainsi l’homme, si médiocre soit-il, est sensible au sublime. La fraîcheur, la lumière, l’espace. Maxime respire à grand trait et loin de gêner, ses voisins ont leurs attraits ; ces vivants s’interposent et soulignent – différents qu’ils sont – l’œuvre et la vie du peintre. Jusqu’aux couleurs qui vont rimant avec l’été français. Maxime, un instant, les compare aux portraits. Ah ! Si seulement l’on savait leurs secrets ! S’il existait quelque clé déverrouillant l’intime ! Peut être alors trouverions nous à marcher dans la foule les mêmes émotions qui, tandis qu’on visite un musée, nous anime. La chose évidemment n’existe pas et si, par hasard, on la découvrait un jour, il faudrait l’interdire. Ainsi donc se contente-t-on de quelques amis, de quelques parents, livres, tableaux et bobines. Si peu. Et pourtant on s’en suffit. La preuve ? On avoue guère l’ignorance étendue qu’on a des autres, et qui qu’on soit, l’on croit toujours mieux les connaître qu’aucun. C’est sensiblement cet état qui nous anime au contact de la musique ; on fait corps avec elle et, grandis par son effet, on s’imagine seul au monde à savoir l’apprécier. Une heure, vingt minutes, et l’on est possédé, elle se compose en nous et l’on s’égale à celui-là – cet homme – qui dans les faits l’a vraiment inventée. Ignorance ! Illusion ! Et pourtant, tout dessiller qu’on puisse être, cette impression revient sans cesse ; on est Mozart deux fois, et qu’importe l’ignorance où l’on est des moyens, lesquels ont servi son génie. Son énergie, sa nature, voilà qui nous rassemble. Et c’est peut-être aussi bien ; sans, y aurait-il seulement la musique ? N’est-ce pas sa raison d’être ? Mais il n’est pas l’heure, le concert n’a pas commencé et Maxime s’est sensiblement écarté de ceci seul qui fait la valeur de sa visite. Revenant à Van Gogh, et par esprit de suite, il voudrait à ces toiles accoler justement son analyse. Sans résultat. C’est qu’il en va, se dit-il, tout autrement pour la peinture ; certains chefs d’œuvres vous écrasent, on l’a vu plus tôt ; quelque-fois ils vous dépassent, et l’on peut les goûter sans s’imaginer les avoir mis au monde. S’ils se ressemblent, l’amateur de peinture est plus modeste généralement qu’un mélomane. Presque dix-huit heures. Maxime à son tour, regagne la sortie. Tout ceci, ce qu’il a vu, ce qu’il a cru, tout emmêlé, n’est pas fait pour durer toujours. Il reviendra peut-être et, plus expérimenté, pensera tout autrement. Hors du musée, moins compacte la foule n’a pourtant pas abandonnée l’esplanade. Il lui reste deux heures avant que le concert ne commence. Délaissant les lieux, il reprend à pied et d’un bon pas le chemin du centre-ville. Les tuiles à nouveaux, l’ardoise et la brique. Il y a dans ces lumières quelque-chose qui l’a marquée au Rijks. Cette rime concrète, mêlant aux toiles un ciel actif, dissout trois siècles en un instant. Se perdre alors, c’est oublier et quand nous sommes et qui l’on est. Il faut baisser les yeux. La santé pour tout les âges. Des couples nombreux marchent ensemble, certains n’ont pas vingt ans, on les dirait d’après-demain, comme un reflet à sa rentrée prochaine. Un pas, certains sourires. Qu’ont ils en commun ? La confiance ? Ils n’étaient pas tels à Beauvais ; autant qu’ils se souviennent, ses semblables, souvent, se méprisaient les uns les autres ; à chercher la médiocrité partout on s’interdit d’aimer, c’est tout le mal de la province. À croire qu’en France, on puisse aller jusqu’à douter qu’il y est de beaux esprits hors de Paris. C’est qu’on a trop longtemps centralisé les forces vives. La France ? La France entière et non sa capitale ? Les Saint pères, Montaigne, Montpellier, pour son université, n’ont pas suffi à l’emporter et plus tard, les lumières l’ont traversée sans qu’elle puisse affirmer qu’elle en était – même en partie – la cause. Et les siècles ont passé, sans rien changer. Quant aux quelques essais pour décentraliser, quoiqu’on dise, ils n’ont pas encore agi sur les mentalités : Vivre en province, c’est un coup d’arrêt, et Paris draine ce qui reste. Aussi la déteste-t-on exactement comme on déteste ceux dénonçant nos faiblesses. Mais fi d’analyses. À l’arrêt, Maxime suit des yeux des eaux qu’on dirait inoffensives. Floutés, cent reflets jouent autour d’elles ; pignons et briques marient aux passants le pourpre et l’azur. Dissous par les péniches, ces temps enlacés éveillent aux nouvelles peintures. Est-il né celui qui saura d’un dessin unir ensemble machines, moteurs, nature ? Pour l’heure, six tables ombragées à deux mètres des eaux. Ici, parachuté, on ne saurait imaginer qu’on est en ville ; les saules, la lumière et les ponts. De ces campagnes qu’on peint Sisley, Renoir, Monet. C’est l’été. Il y a perçant les eaux, un air de saison qu’il goutte, tout jouissant d’idées qu’il n’évalue qu’au plaisir qu’il y trouve. Nul examen, nul autre qui vous juge. Tout à fait maître d’aller comme il souhaite, il se commande à boire, étend les jambes, et l’œil perdu, connecte à l’eau ceux là qui lui font face. Des allemands visiblement, la vingtaine, plus âgés de quelques années – certainement en vacances. Sur leurs épaules, des tee-shirts aux couleurs électriques. Ils parlent vite. Pour quelques jours encore ici, ils détaillent, insoucieux du temps qui va, certaines des visites qu’il prévoit pour demain. Anne Franck, Stedeljik. Maxime, l’Allemagne il la connaît surtout par son grand-père, interné deux ans, c’était pendant la guerre. Il a vu la mort, le mépris, la crasse et la faim. Trois quart de siècle a passé. Puis il y a tout le reste, soit aussi bien ses lectures, Kleist, Goethe, Mann, tant d’autres, et pourtant. Il entend encore sa voix frêle, à cet ouvrier des années d’après guerre, marié tard, et dont la femme est morte en couche. Une fille, en tout et pour tout, élevée seul. S’il doit à sa mère son goût pour la littérature et les arts plastiques, c’est de son grand-père qu’il tient l’intérêt discret qu’il porte à la musique. Discret car, quel qu’aient été ses efforts, la musique, sa matière, l’a toujours dépassé ; ses doigts hostiles, au contact des touches, tremblent et s’agitent. Jusqu’à la mesure, qu’il battrait s’il pouvait, et dont les entrelacs, les difficultés, les arrêts enchanteurs se faussent dès qu’il en fait l’essai. Dix neuf heures sonnent. La lumière, de zénithale devant Rembrandt s’en va toucher au prochain crépuscule. À trois cent mètres son but. Le Concertgebow, Mahler et l’Autriche. Mêlés tous ensembles, Freud, Musil, Wittgenstein, Klimt, Schiele, Kokoshka, Schoenberg. Ces noms amis invoqués. La musique, lui semble-t-il est ainsi faite qu’on y plonge en pantin, elle vous surplombe, elle vous tire. L’espace d’un moment, elle semble même décider à votre place, et l’on en sort grandi, sans qu’on

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1