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Le vol lourd des corps beaux: Un roman initiatique
Le vol lourd des corps beaux: Un roman initiatique
Le vol lourd des corps beaux: Un roman initiatique
Livre électronique331 pages4 heures

Le vol lourd des corps beaux: Un roman initiatique

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À propos de ce livre électronique

Fin des années 80, débarquant au nord du Brésil, un homme rencontre une femme.

Échoué sur le bord de la vie, il découvre une ville captivante, un pays ensorcelant, aux multiples travers, à l’image de sa nouvelle muse. La collision de ces deux êtres ne se fera pas sans éclats, frictions ou manipulations, l’un en rupture d’Occident, l’autre souhaitant s’y réfugier.

Un récit initiatique où l’auteur nous entraîne dans ses paysages intérieurs avec une certaine ironie.

EXTRAIT

–On s’est rencontrés dans un bar discothèque, un port plus loin, au sud complet. Mais je vous l’ai déjà dit je crois ?
La boîte n’était pas particulièrement fréquentée. Quelques couples appliqués, quelques danseuses sans conviction, quelques tables animées d’une conversation.
Elle est arrivée étrangement seule, fluorescente, phosphorescente, toute de blanc vêtue, un pantalon de toile pas trop moulant et un simple bustier. Ils forçaient la dose sur l’éclairage stroboscopique et le fluo dans cette boîte, leurs dernières nouveautés sans doute. Elle semblait chercher. Comme une luciole au-dessus des champs, elle a louvoyé entre les tables. Puis elle est revenue vers moi et s’est posée du bout des fesses sur une chaise libre. J’étais posté pas loin de l’entrée. Elle scrutait la salle, les gens au bar. Et puis elle s’est penchée vers moi, tout sourire.
Tudo bom ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gérard Saout : Peut-on vraiment résumer un homme ou une vie en quelques mots ? Naissance en 1959, enfance en Bretagne, déménagements, emplois divers, passions, rencontres, voyages... Et puisque la soif de partir toujours persiste, prendre d'autres chemins que ceux purement géographiques comme la littérature, par exemple, et comme un autre plaisir à offrir.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie13 juil. 2017
ISBN9791023606256
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    Aperçu du livre

    Le vol lourd des corps beaux - Gérard Saout

    Seul ce qui est passé ou changé ou disparu nous révèle son visage réel

    Cesare Pavese – Terre d’exil

    Dix-sept. Il faudrait préciser la mesure mais il y en a si peu. Cayenne – Fortaleza, dix-sept jours. Une espèce de record. Et pourtant si peu de souvenirs. Tout semble identique. Les autres donnent des souvenirs. Il me reste des images presque silencieuses, quelques chiffres, un vague état des lieux. Dix-sept jours mais quelques invités de marque. D’abord la poisse. Batteries HS et panne du GPS. Il me restait quand même une petite radiocassette à piles pour un peu de musique. C’était déjà ça. Ça n’a pas duré. Et puis je me la faisais à l’ancienne, à la lampe à huile. Par contre lire les étoiles n’était pas mon fort.

    Ensuite ça a été le trop fameux pot au noir. Une mer lisse, un silence, une monotonie installée sur l’instabilité même, ailleurs. La pétole absolue. Et évidemment avec les batteries en rade, impossible de faire démarrer le moteur. À la main, je n’avais jamais réussi et cette fois-là je n’ai pas vraiment essayé. Enfin si, un peu, sans conviction. Je n’aurais sûrement pas fait tout le chemin au gas-oil mais ça m’aurait quand même permis de descendre plus au sud pour trouver du vent. L’embouchure de l’Amazone avait trop mauvaise réputation. J’avais pris large. Je me voyais loin des côtes jusqu’à mon objectif. Seulement j’étais parti un peu en vrac. Le séjour à Cayenne avait été rapide mais avec quelques rencontres marquantes. Une suite de fête un peu triste qu’il faut arrêter par un départ aux aurores, sans trop d’adieux. Ils comprendront.

    Avec la poisse, la dame Jeanne et ses sortilèges. Je m’étais fait de bonnes réserves à Cayenne même si normalement, je me l’interdisais en mer. J’avais des principes. On vit rarement sans un minimum de principes. Jamais en mer, jamais au boulot, jamais… Et puis la petite entorse au règlement, le plaisir de la transgression qui devient le nez, la tête, le corps tout entier dedans, dehors, matin, midi et soir et puis la nuit. La nuit surtout.

    Une fois pris, la principale préoccupation revient à maintenir l’altitude. Ça pose problème. Mais il ne me restait qu’elle et mon stock de bouquins pour attendre le vent. Je lisais n’importe quoi pour voir passer le temps. J’étais préparé au problème. Des sacs entiers de livres offerts ou achetés au kilo, d’occasion. Tout et n’importe quoi.

    J’ai lu des polars haletants en me disant qu’il fallait un sacré culot pour écrire des trucs pareils. J’ai lu des poèmes qui m’ont littéralement scotché au ciel. Il y avait de la place. Je devais y aller doucement. Souvent je fermais le livre après seulement quelques lignes, quelques pages. La sensation du sensationnellement beau m’engluait. J’ai lu des vies, des destins, souvent tristes, durs. J’ai lu la vie. J’en reprochais aux auteurs d’y mettre trop de noirceur, trop de mort. J’avais le ciel pour seul horizon et trop de temps pour le regarder. J’ai commencé des romans sans vie, mécaniques et qui avaient eu des prix. Ils ont fini par-dessus bord. Le papier était trop épais pour un autre usage. Parfois, je jetais les feuilles, page par page. Étrange nourriture pour les poissons. Mais ces feuilles posées sur le miroir du ciel s’éloignaient singulièrement vite. Comme je ne tenais pas à retourner en Afrique, j’ai jeté l’ancre. Ça ralentit la dérive.

    J’ai lu des polars captivants jusqu’au dénouement et brusquement, à cause de ce dénuement, si décevants. J’ai lu des romans au départ si ennuyeux et puis si riches que six cents pages ne suffisaient plus. J’ai lu des sujets qui méritaient trois lignes mais qui ont fait trois cents pages. J’ai lu les trois cents pages sans surprise en me demandant si ça ferait bien trois cents pages. J’attendais une cassure, une rupture. J’ai refermé les trois cents pages en me demandant vraiment pourquoi.

    Il y a trop de livres.

    J’ai lu des romans de gare, des romans à thème, des romans d’amour. Ils passaient vite et ne faisaient pas grand mal en passant. Mais j’arrivais pas à croire ces vies sur terre. Peut-être juste dans quelques têtes. Trop de bonne nourriture pour les poissons. J’aurais pu les revendre d’occasion mais c’était mieux de ne pas les remettre en circulation. Enfin à mon goût. Les feuilles s’éloignaient à la même rapidité. Si on peut parler de rapidité. J’ai relevé l’ancre. Ça ne servait à rien.

    J’ai lu des livres de femmes qui disaient qu’il n’y avait plus d’hommes, qu’ils étaient partis, perdus, qu’ils ne savaient que prendre la fuite ou étaient déjà pris ou alors homo. Elles avaient sûrement raison et j’en ai ri à la pleine lune. Et puis ce chapitre entier sur les conséquences psychiques de cette première main au cul. J’étais trop loin. Trop seul. J’en perdais l’humain. J’ai lu des femmes qui connaissaient peu les hommes mais avaient leurs raisons. Et ça durait et ça continue encore.

    J’ai lu l’excellent, le jubilatoire, le désopilant. C’est assez rare. J’ai lu des magies en mots, des vagues, des ressacs et ça durait et la magie ne tombait pas. J’étais loin. J’étais ailleurs. Et puis là quand même, seul sur l’océan.

    Il n’y a pas assez de livres.

    Le problème de la Marie en solitaire est l’oubli. Tous ces jours furent tellement semblables. Même ces milliers de rencontres par livres interposés. On en perd l’humain pour en rire et dans la seconde suivante, en gueuler de frustration à l’horizon ou aux étoiles.

    C’est la nuit sans crier gare, cette nuit qui prévient si peu de son arrivée qui donne le plus cette sensation du face à rien.

    Dix-sept jours qui t’enterrent. Un paradoxe en mer. Le ciel, la mer, le bateau et rien d’autre. C’était bien, c’était mieux, c’était presque voulu. J’étais dans l’entre-deux, entre l’avant et l’après. J’y serais resté. J’avais tellement couru. En finir avec ces fuites, ces peurs, ces luttes quotidiennes. Trente-six ans est l’âge adéquat pour prendre sa retraite. Je devais me faire à cette idée car je me croyais en sursis. La connerie de trop et la parano qui va avec. Mais il y avait l’argent. Suffisamment. C’était leur argent, un argent pas clair, certes. Mais ils le chercheraient. Me chercheraient. Un seul choix, un seul réflexe, la fuite. Pas même le temps de faire un bilan, l’inventaire de ce que tu prends et de ce que tu laisses. Brouiller les pistes au maximum. L’attente et son incertitude créent l’angoisse. L’action la tue. Quand ce jour a sonné à ma fuite, c’est un cœur immense, enfantin, joyeux qui a pris ce train. Il a fait plusieurs pays avant de devenir un bateau. C’est la distance et les quelques traces laissées qui comptaient. Bien le bonjour à ceux qui chercheront à démêler l’écheveau serré de cette errance.

    Pas de vent, les voiles ferlées, flotter, dériver, désirer ce bord du temps. Être hors du temps, hors d’atteinte, rêver, être ailleurs et pourtant sur cet espace si réduit. Laisser ce temps couler, se contenter du vide. Rire, pleurer, gueuler du vide, ce paysage toujours semblable, toujours présent, prenant. J’avais rejoint dans cette solitude ceux qui ne savent vivre que de l’attente. C’est souvent comme ça quand on croit choisir certaines voies. Et puisque demain sera le pied, laisser couler le jour. Il n’a plus d’importance. Oublier l’attente, la diluer, la dissoudre dans la nuit venue. Du plus loin que j’ai envie de me souvenir, j’avais toujours été comme ça, sans partage.

    Et la fraction suivante, ce face à rien si pesant soudain. Cette mer qui fait chier. Ce ciel vide si chiant. Bouger maintenant. Sortir une voile. Sauter du bateau. Nager autour. Faire n’importe quoi. Croire faire quelque chose que je croirais utile. Et encore et toujours et ce ciel et cette mer et cette absence de vent. L’absence. Il faut savoir finir, ne plus courir, compter chaque soir, flipper à la vue d’un uniforme ou pire, d’une tête patibulaire que tu es certain d’avoir vu avant. Il n’y a pas de hasard. Ne rien vouloir du lendemain parce que le lendemain peut être la prison, l’humiliation, la numérotation, la banalisation, la statistique. Il faut un minimum de certitudes pour tenir debout, pour trouver la meilleure façon de marcher.

    Combien de questions sur les gestes commis, tournées, retournées, comparées à l’océan, soupesées à la voûte des étoiles. C’était l’occasion, les risques calculés mille fois, les calculs refaits aussi souvent. Aucun des scénarios prévus n’a été le bon. Mais le résultat l’a été. Enfin presque et ce presque détermina ma fuite.

    Et puis le temps, les jours ailleurs, de plus en plus loin, ne même plus vouloir repenser au culot qu’il avait fallu avoir pour… Ne plus penser. J’avais fait tellement de route. Ça devrait être suffisant pour mettre entre parenthèses cette existence de peu, de peine et de fuite.

    Le désert liquide face au désert de la solitude. Mais elle finit par sérieusement parasiter la tête. Tout et n’importe quoi y revenait. Souvent le pire, les airs de pubs radio ou de télé débiles, les feuilletons, Maya l’abeille ou Bonne nuit les petits. Le pire, les souvenirs les plus durs, les plus refoulés, ceux que tu crois avoir amusés et perdus, souvent les plus brutaux, les plus humiliants, ces scènes qui reviennent donner la même claque, la même douleur au ventre. Pourquoi surtout et pourquoi ceux-là ? Comment comprendre ce qui revient ainsi dans ce désert voulu ?

    Dix-sept jours pour apprendre à me servir d’un sextant. Un mot pareil dans sa décomposition syllabique pour désigner un instrument aussi barbare ! Mais je n’avais plus le choix. Profiter des quelques instants où j’avais la volonté de faire autre chose que dormir, lire, manger, fumer, écrire, tourner continuellement autour de son petit moi comme l’écureuil dans son rouleau. Et plus le rouleau tourne vite, plus t’es saoulé, fatigué, perdu.

    J’ai été surpris par mes premières mesures. J’allais bientôt visiter Sainte-Hélène. Il fallait mesurer la collimation. Puisque c’était Le Cours des Glénans qui le disait ! Ce livre faisait partie d’un stock de livres que j’avais acheté aux Antilles. Une affaire. Un stock de plaisancier qui se prépare pour son tour du monde et qui aura à peine l’occasion de faire le tour de la Martinique. Qui n’a fait partie de ceux qui rêvent debout parce que ça aide à marcher ? J’étais dans le rêve. Il était trop bleu, trop lumineux, trop solitaire et j’allais manquer de nourriture. Les mesures suivantes ont été cohérentes. Seulement j’étais trop loin vers l’Est. J’avais Fortaleza au sud-ouest et la ligne d’équateur quelque part sous la coque.

    Et puis le vent est revenu sur la trace de personne. Le bateau suivait. Seule chose à noter, rien en vue. Un soupçon de vent. Établir une voilure. Mettre plein Sud. Observer les réactions du bateau.

    Les automatismes sont souvent là mais la volonté…

    Le murmure de dix mille bouches cousues

    Elle est revenue vers ma stupeur imbécile, s’est posée à nouveau du bout des fesses sur la chaise en face. J’ai enfin dit les banalités d’usage. Elle voulait bien prendre un verre ailleurs.

    Quelque part ailleurs alors que tout me disait de partir maintenant et au plus vite sans un regard vers le danger. Je savais en temps normal la fascination qu’il exerce.

    Elle me regardait avec insistance, encore amusée mais interrogative. Je devais avoir une sacrée drôle de tête. La lumière d’un réverbère a révélé des yeux d’un vert lumineux comme seules les métisses savent avoir, ses cheveux mi-longs, bouclés et inévitablement dorés par le soleil. Je n’en reviendrai jamais d’un regard pareil, si simple et si particulier. Son sourire aussi se reflétait, tentant, prenant, prévenant comme l’été, un rien qui s’étend sans vouloir attendre.

    Une image me revient soudain. C’est l’été. Pourquoi c’est toujours l’été la saison du bonheur ? Juste un problème d’UV ? Je suis à l’arrière d’une voiture. Un paysage défile. Il fait chaud mais pas trop. C’est un paysage d’Île-de-France. Il s’est passé quelque chose ce jour-là. Je ne sais plus quoi. La scène est anodine, banale à faire peur et me revient toujours intacte, inchangée. Et toujours ce halo de bonheur tout autour. Un vrai bonheur, littéral, minéral, monolithique. Le jour où je comprendrais cette scène sera misérable. J’aurais perdu ne serait-ce qu’un trophée. Souvent l’on parle du mariage ou de la naissance du premier comme le plus beau jour de sa vie. Pour moi ce n’est que ce souvenir nébuleux, oublié partiellement et qui ne se raccroche à rien. La route peut-être. Un départ ?

    Son bras a effleuré le mien. Au coin de la rue, il y avait une terrasse face à l’océan. Peu de monde sur l’Avenida Biera Mar. La nuit était trop avancée, l’air presque frais. Elle avait la chair de poule.

    –Tu t’appelles comment ?

    –Jérémie.

    Je n’aimais pas mon prénom. Trop gentil, trop féminin. Je m’affublais souvent d’un autre, au hasard des rencontres.

    –Jérémie…

    De la simple façon dont elle avait prononcé mon prénom, j’avais une érection. Pas le petit frisson qui traverse la zone et repart. Une belle, une splendide érection. J’étais affreux. J’étais gêné. J’étais la plaie qui avait rencontré un régal trop troublant derrière lequel on perçoit une différence, une joie de vivre, un foisonnement…

    C’était pétrifiant d’être regardé ainsi. Trop agréable et trop flatteur. Trop de choses à creuser, la richesse d’un amour possible qui naît impatient et déjà espère, qui regarde ses envies sans peur et sans précipitation, qui…

    C’était trop. Je m’énervais, m’embrouillais autant dans ces pensées fadasses que dans la recherche de paroles qui devaient l’inviter à vouloir de ma main au creux de la sienne et plus si réel affleurement. Mais quoi ! Lui raconter ma solitude cendrée et tous les fous rires de ma vie pour lui découvrir un goût de sel marin sur les lèvres et des suggestions solaires sous la peau. J’ai réussi à bafouiller.

    –Et toi ?

    –Marina.

    –Inévitablement !

    –Pardon ?

    –Non, rien.

    Être son mâle absolu à hauteur de la réputation supposée ou symbolique des french lovers n’était pas gagné. Mais l’heure n’était pas encore à la lâcheté et la précipitation ne sert que la chute.

    –Tu n’es pas du quartier ?

    Pourquoi une telle question ? Une plaisanterie, uma brincadeira. Elle savait que je n’étais qu’un crétin d’étranger.

    –Et toi ?

    Les mots traînaient, avaient beaucoup de mal à se mettre entre nous. L’alcool, l’apprentissage de la langue. Les regards auraient suffi à l’instant. Ils disaient surtout qu’elle aurait dû m’éviter, se tromper de nasse ce soir de plage. Ils savaient trop l’issue d’une telle rencontre, les buts, les termes. Mais pourtant aimer ce jeu trouble et flou, ces rôles complaisants qui pourraient muer des besoins de sexe ou d’argent en gestes tendres, en rires, en regards entendus et détente venue.

    Seulement pas question qu’elle me donne sa bouche.

    –Tous les touristes ont le sida !

    C’est bien connu.

    –Il suffit d’un baiser pour l’attraper.

    C’est bien connu aussi.

    Elle avait dit cela avec une telle malice qu’elle en fut atrocement agaçante. Elle me voulait à genoux et pas seulement. Un pari sur la lâcheté masculine. Mais puisque je n’avais que cet esclavage à ce qui ne vient pas. Qui pas à pas. Doucement. S’installe. Cette étrangère, la tête pleine d’histoires et le cœur si plein de rires à l’heure où la nuit agonise, quand l’ivresse suit lentement ce sourire et qu’il est encore trop tôt pour oublier.

    Je n’étais pas le navire mais j’étais souvent en perdition. Dans ma tête se refaisaient régulièrement des aurores de condamné à mort. Entre mes doigts, trop souvent ce manège de silence. L’endroit s’achèvera sur lui-même.

    Pourtant pour une petite perle de lumière, j’étais prêt à prostituer mon âme. La pire des prisons est toujours celle-là, celle que l’on se crée soi-même. On s’en évade rarement. Quand je passais la main à travers mes barreaux, ce n’était pas pour la pluie. C’était toujours pour mendier, la fierté même.

    C’est dans notre sang que coule la solitude. Pour y échapper, vouloir l’espace d’un rire, d’un édredon, on se drogue à la chaleur humaine. Regards, échanges, frôlements, frottements, emboîtages de sexes. Ne pas balbutier.

    Cessez avec ce regard, belle métisse, je vous offrirai un arbre, un pas dans la grande forêt, votre verre ou des parcelles de ma farce. Je veux vous fleurir avec mes mains, mes mots, mon sourire. Et pourquoi pas même avec mon impatience. Des plantes pas plus bêtes ont bien inventé l’orchidée pour attirer l’abeille et se reproduire.

    Des journées entières au comptoir

    –Ils sont comme ça, je te dis !

    –T’exagères.

    Ce pays me fascinait mais ce pote déconnait complètement. J’hésitais à remettre ça de peur qu’il ne me reparle de la vérité des êtres dans l’expérience du vécu. À moins que ce soit l’inverse.

    –Avec une aiguille à tricoter, je te dis.

    –À tricoter le beurre ?

    –Je te jure. Dans les bus. T’es assis et par-derrière, par sous le siège, ils t’enfoncent l’aiguille dans le dos et après ils te dépouillent.

    Ça tricotait dur dans son bulbe rachidien et pas seulement en présence d’une quinzaine de bières. Est-ce que je l’aurais écouté s’il n’avait pas fait le Brésil justement ?

    –Je te le dis comme je te vois. Il y a des morts tous les jours.

    –Salut les rêveurs !

    –Salut le travailleur !

    –Encore en train de refaire le monde ?

    Tout con qu’il était, ce nouveau venu me sauvait de l’étreinte poisseuse du discours que me servait le ti-jo depuis le début de l’après-midi. J’étais continuellement à la recherche d’informations sur tout ce qui concernait le monde et la route. Avec de larges guillemets. Je ne m’étalerai pas plus sur les monceaux de connerie que j’ai pu entendre dans les bars du port.

    –Juste en train d’en parler !

    –Tiens toi qui rêves de voyage, y a le Kerduff, le patron du Mieux-disant qui cherche un gars comme toi. Y te prendra si je lui touche un mot.

    –Il part quand ?

    –D’ici la fin de la semaine, je crois.

    –Je vais réfléchir.

    –C’est ça. Réfléchis ! C’est plus facile de jouer les philosophes de comptoir.

    Plus de père et une mère qui répète toujours « mais qu’est-ce que je vais faire de toi » quand dans le même temps, tu te demandes bien ce que tu vas pouvoir faire de ta vie. Le chalutier s’appelait le Mieux-disant non pas pour faire contre-pied aux médisants mais parce que ça va toujours mieux en le disant. Je me le disais tous les matins. Mais tout le monde le sait. Tout le monde s’en fout. Personne n’écoute. C’est dans la nature de l’humain. C’est toujours plus drôle de juger, médire ou de se balancer des bien vertes ou des trop mûres.

    Dix-sept jours ou presque de pétole languissante. Trop de temps pour gamberger ferme avec ces souvenirs qui reviennent en désordre, par images…

    Je devais avoir dans les quatorze-quinze ans et de beaux cahiers reliés à la main avec une couverture colorée en carton dur, décorée d’idéogrammes, d’estampes, de paysages asiatiques. À l’intérieur, des pages épaisses et un simple lignage, large. Des cahiers avec déjà la mention « Made in China ». Le reste tenait en un seul mot : enfin ! Je me voulais chercheur d’or. Mais on ne peut jamais être sûr qu’il y a quelque chose dans la concession qu’on a volée et ce n’est pas parce que tout le monde fouille au même endroit qu’on y trouve encore…

    Ma mère a trouvé un de ces cahiers et m’a demandé si j’étais amoureux. J’ai rien répondu. J’avais trop la rage. En fait, j’étais juste amoureux de l’amour mais je ne le savais pas encore. Et j’étais loin de savoir ce que c’était.

    Plus tard, fatalement, j’ai pris la pose rimbaldienne prête à l’absolu pour quelques phrases qui tiennent debout. Alors écrire des histoires, des bavoirs, des crachoirs où je pourrais oublier de me voir.

    C’est rude et beau, le Finistère, même en hiver. À l’école religieuse, les recteurs nous parlaient du prochain, nous parlaient d’amour et dans leurs bouches, ça avait l’air tellement… On ne pensait qu’au sexe. Eux aussi, sans doute. On ne parlait que de sexe. Alors écrire l’histoire de celle qui… Mais je ne m’en souviens déjà plus. La tristesse. Ta solitude. La détresse. Ta sollicitude. Ma maîtresse. Ta désinvolture. Ricochets pour idées en migration alors que soutenir n’a pas d’importance.

    Au Bar des Sports, avenue de la Tour sans avenir, l’on se retrouvait souvent pour donner un rivage à l’ennui. Mais il s’attardait, vice de forme. En fait on jouait mais c’était pas vraiment ça. On n’osait pas la vie. On se donnait juste de courtes parenthèses alcoolisées dans le bruit et la fureur d’un air du temps sinistre qui traîne et s’éternise. Parfois, je leur parlais d’elle. Ils riaient. Ils n’y croyaient jamais.

    Restait le refuge de mes colères de papier, ces gribouilles de comptoir, assistées, trop lestées. Et trop souvent défait, gluant comme une huître, je m’enfonçais avec des mots trop sûrs d’eux. Le sens du mensonge. On m’envoyait voler plus loin en me traitant de « poète, poèt, poèt ». Je culbutais des trottoirs plus variés et parfois, des dossiers administratifs faisaient état de mes déviances gerbatoires. Je n’étais pas si seul que saoul et espérais juste ta venue, qui que tu sois mon amour. C’était pas bien grave. Je croyais juste avoir tout dit en disant « je t’aime ».

    Avec une identité meurtrie et meurtrière, on a continuellement besoin de se réinventer. Pourtant à mes lèvres trop sèches montaient parfois des confidences extrêmes et par trop évidentes, de celles que l’on fait sans pensées, sans chercher à séduire ou choquer l’interlocuteur, ces confidences dénonçant l’envie trop forte d’arrêter ces discours de peur du monde, de peur des autres, de l’indifférence ou du mépris, peurs qui, par manque d’imagination, ne débouchent que sur des violences, contre soi-même, trop souvent.

    La rance normalité commente, assigne, juge la différence. Plus de retenue pour taper fièrement son doigt sur sa tempe en désignant l’autre, le semblable, l’être en danger, le fragile, l’écorché vif. Ma punition aura été d’être trop fréquemment celui-là. J’y puisais une haine de cet autre, ce normal, ce bourré de certitudes, ce trop bien dans ses pompes, dans ses idées anorexiques, ceux qui voudraient que ça se passe comme ça la vie, sans casser des œufs, sans casser les couilles de son voisin de temps à autre, sans vouloir casser la croûte des années fugaces. Ceux-là en veulent à la vie. Ils en veulent même à la mort. Ils se réveillent révoltés, parfois, parce que c’est dans l’ordre des choses. Mais toujours, ils se couchent résignés.

    On traîne toujours trop nos histoires personnelles. Elles polluent nos vies, ralentissent nos pas, les trahissent parfois. C’est l’oubli qui libère mais c’est aux souvenirs qu’on donne une trop grande place. Avoir l’oublie avant le souvenir. Il faudrait être neuf à chaque nouveau regard, à chaque nouvelle rencontre.

    Mon port, mon Finistère. Il fallait juste que jeunesse trépasse. Il faisait gris, humide, brumeux, boueux, noir souvent, froid et je n’étais pas près de comprendre le thème de mes orages intérieurs et soudains. Ce n’était pourtant pas faute d’essayer de les décrire. Seulement, une fois ces éjaculations précoces tombées sur le papier, le crayon posé, me venait une terne fatigue qui aurait demandé combien d’autres feuilles ? C’était tellement couru que cela me fatiguait d’autant plus. Qui ne sait pas que l’homme après l’amour a ce goût de cendre au bord des lèvres ?

    Heureusement qu’il y en a qui font sans blanc. Des écrivains. On ne se refait pas. Il n’y a que les joueurs pour l’espérer.

    Ce n’est sans doute pas trop grave de poèter à quinze-seize ans. Ça flatte. Ça occupe. Ça se fait plaisir. À vingt, ça commence à faire louche. À trente, il est sérieusement temps de consulter. Heureusement, il y a des établissements spécialisés où l’on ne rencontre plus aussi fréquemment Napoléon ou Néfertiti. Ce qui est fort dommage. Les délires vieillissent, se rapetissent, se réduisent à l’époque, ce temps qui perd de sa dimension, oublie de rêver, s’enferme dans le matériel, le « m’as-tu-vu » ou le « m’as-tu entendu ». À la télé s’entend. Ou en soirée… Celle où…

    Sinon, il y a les génies bien sûr. Mais c’est un autre débat.

    Et puis, c’est si facile, si agréable de parler de soi, de s’abstenir, de s’embarrasser du « moi, je » même si ça reste le détour d’un autre. Et jamais simple d’échapper aux cycles d’effondrement sur soi-même. Quant à la poésie… C’est seulement quand on a tout perdu qu’il y aurait cette liberté. Reste à faire l’inventaire de ce qu’il convient de perdre. J’en étais loin, déjà tellement paumé et solitaire. Le lot

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