Les As peints par eux-mêmes
Par Ligaran et Jacques Mortane
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Aperçu du livre
Les As peints par eux-mêmes - Ligaran
EAN : 9782335016369
©Ligaran 2015
Préface
Deux Ans et demi de Guerre dans les Airs
Quelle idée se faisait-on, avant le mois d’août 1914, du rôle que l’aviation serait appelée à jouer dans une guerre ? Quelles différentes utilisations en escomptait-on ? À quelles réalisations est-on parvenu aujourd’hui, tant au point de vue des appareils que des méthodes aériennes ? Autant de questions que le recul du temps, après trente-deux mois de campagne, permet d’envisager aujourd’hui avec une suffisante perspective. Simple coup d’œil, bien entendu, restreint aux limites d’une préface aux plus glorieux exploits de nos poilus de l’azur. Hommage liminaire à leur bravoure et à leur virtuosité. Mise au point n’ayant rien de définitif et que les modifications quotidiennes, à travers lesquelles l’aviation vole chaque jour de progrès en progrès, condamnent à une vérité en quelque sorte momentanée, mais qui peut dès à présent faire toucher du doigt au public l’immensité de la tâche accomplie en deux ans et demi par les aviateurs français.
*
**
Les conditions de la guerre aérienne avaient été, en temps de paix, prévues d’une manière extrêmement vague et tout à fait incomplète. L’aviation apparaissait sous la forme d’on ne sait quelle cavalerie de l’air qui devait s’illustrer entre les nuages en de brillantes rencontres de patrouilles. Ici encore, l’idée de l’exploit individuel dominait nos conceptions. Ici encore, nous étions aux antipodes de ce que la réalité allait nous offrir sur les champs de bataille et nous n’avions aucune idée précise de ce que dans une guerre de canons, de chemins de fer, d’automobiles, dans un duel de machines bien plus que de soldats, l’avion pouvait apporter à une armée d’éléments de victoire. Tantôt l’imagination s’arrêtait uniquement sur des duels vertigineux à 3 000 mètres en l’air, dont aussi bien aucun profit militaire ne semblait devoir être attendu, sinon d’établir la supériorité sportive des aviateurs français sur leurs adversaires allemands. Tantôt, en se représentant des destructions d’armées et des villes foudroyées du haut des airs, elle dépassait dans ses anticipations romanesques le domaine des possibilités et du vraisemblable. Elle voyait trop court ou voyait trop gros. Le rôle considérable de l’avion de repérage, auxiliaire indispensable, œil vigilant et perçant de l’artillerie, l’efficacité de l’avion de bombardement, frappant les communications de l’ennemi, l’affaiblissant à l’heure des attaques, lui coupant les jarrets, paralysant ses nerfs, on n’en avait, à vrai dire, qu’une prévision rudimentaire. Mais de cette guerre et de ses modalités formidables, en vérité qu’avait-on prévu ?
Le résultat fut que nous nous mîmes en campagne avec une aviation dont la force numérique était à peine égale, était même plutôt inférieure à celle des Allemands, alors que les ailes, invention française, due au génie des Ader et des Chanute, animées par une autre invention française, le moteur de Forest, auraient dû posséder dans notre camp une écrasante supériorité. Il fut, en outre, que les diverses spécialisations de l’avion n’étaient rien moins que délimitées. Nous entêtant sur notre conception trop sportive de l’aviation de guerre, nous possédions un nombre de monoplans sensiblement égal à celui de nos biplans. Les premières semaines d’hostilités nous firent vite comprendre notre erreur et la justesse des vues du capitaine Saconney donnant sa préférence à « la poutre armée inflexible » : le biplan.
Pour faire œuvre utile, qu’il s’agisse de combat, de reconnaissance ou de bombardement, l’avion doit en effet enlever, outre son pilote, au moins un passager ; or, à force de moteur égale, un monoplan biplace n’est pas plus vite qu’un biplan à deux places. Ajoutez que sa rapidité ascensionnelle est médiocre, s’il est chargé, et que le poids utile qu’il peut emporter est infiniment inférieur à celui qu’enlève un biplan ; enfin qu’à l’exception des appareils à vision totale, comme le parasol Morane-Saulnier, la vue y est limitée par les plans, le tir également. Enfin une solidité moindre.
L’an dernier, sur vingt-trois types d’avions en service – pour ne compter que les principaux – le nombre des monoplans n’était plus que de huit et, dans la catégorie des hydravions, de trois sur neuf. La proportion des monoplans était donc réduite à un tiers des appareils. Aujourd’hui, sur une dizaine de types, un seul monoplan, le Morane-Saulnier parasol. Nos constructeurs ont mis au point, dans la catégorie légère, des petits biplans, comme le Nieuport, de dimensions très réduites et d’extrême vitesse, que nos aviateurs ont aussitôt baptisés du sobriquet de « Bébés ». Les 160 kilomètres à l’heure de 1916 ont été dépassés. L’envergure de l’appareil est si faible au regard de la puissance du moteur que le biplan Nieuport de l’an dernier, avec une envergure et une longueur de 7 mètres et 18 mètres de surface portante, enlevait un moteur de 80 H.P. et 250 kilogrammes de charge utile, alors que des biplans de même puissance motrice exigeaient, selon les types, des surfaces portantes de 42 mètres et de 60 mètres. Dans la catégorie lourde, avions de bombardement, grâce au principe de la pluralité des moteurs, les mêmes progrès ont été réalisés et notre armée de l’air possède aujourd’hui des appareils susceptibles d’enlever un poids d’explosifs considérable. Voyez plutôt. Le biplan Caudron à deux moteurs le Rhône de 80 H.P. chacun, placés parallèlement à la carlingue, emporte ses 500 kilogrammes de charge utile et les emporte même, peut-on dire, à tire-d’aile, puisque sa vitesse atteint 135 kilomètres à l’heure. Confortablement muni d’explosifs, cet oiseau bombardier peut donc, si l’occasion s’en présente, se montrer redoutable chasseur et c’est un plaisir que sa mitrailleuse ne se refuse guère. Avec ses trois moteurs, deux 80 H.P. le Rhône aux flancs de la carlingue et un 140 H.P.à l’arrière actionnant chacun une hélice, le biplan Caproni-Esnault-Pelterie, de vitesse moindre, 115 kilomètres à l’heure, enlève cinq passagers, deux pilotes et deux mécaniciens, un observateur, une charge utile de 1 100 kilos.
Il est évidemment délicat de donner des précisions sur les nouveaux types qui sortent en ce moment de nos usines. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que le Spad de chasse atteint les 200 kilomètres à l’heure et qu’il y a tout lieu d’espérer les plus beaux succès avec le Sopwith de reconnaissance.
*
**
Quant à l’efficacité de la « charge utile » dont nos avions de bombardement assurent la distribution, le témoignage des Allemands eux-mêmes s’en est maintes fois porté garant. Les carnets de route trouvés sur des officiers ou sur des hommes de troupe faits prisonniers nous ont dit avec des accents de rage, qui ne sont pas pour nous déplaire, la puissance destructive de nos torpilles de 90, de 155 et de 220, quand leur charge de mélinite descend du ciel sur un emplacement tenu par l’ennemi. Nos bombes Claude possèdent une telle force explosive, que leurs éclats sont parfois projetés jusqu’à 700 et 800 mètres du point de chute ! Tantôt nous apprenons qu’une seule bombe tombant sur un bivouac tue huit hommes et en blesse trente-deux, abattant par surcroît une dizaine de chevaux. Ailleurs, dans un rassemblement de cavalerie, une bombe : trente tués ; une seconde bombe : trente tués encore et cinquante chevaux.
Prévue dès le temps de paix par Ader, qui en avionnerie militaire avait vu si juste et si loin, la fléchette dès le début de la guerre a donné dans l’arrosage de larges zones des résultats excellents. Cette petite tige de 12 centimètres de long sur un diamètre de 8 millimètres avec un poids de 19 gr. 25 a prouvé d’éclatante manière son extraordinaire force de pénétration. Lâchée de 2 000 mètres de haut, elle arrive avec la même puissance que si, placée sur le crâne d’un homme, elle subissait tout à coup le choc d’un poids de 40 kilogrammes tombant de 1 mètre de haut. Sa légèreté permet à l’aviateur d’emporter de très grandes quantités de projectiles. Cinq mille fléchettes ne pèsent qu’une centaine de kilogrammes et une boîte de cinq cents fléchettes suffit à couvrir utilement une surface de 200 mètres de long sur 50 de large. L’homme touché l’est presque toujours sérieusement. La pointe d’acier pénètre avec facilité de 7 à 8 centimètres dans le crâne ; frappant l’épaule, elle disparaît dans le corps ; touchant le pied, elle le cloue au sol. Protestant contre la « cruauté » de ce projectile, bien plus barbare, n’est-ce pas ? que la balle explosive, les gaz asphyxiants et les jets de pétrole enflammé, un journal bavarois écrivait au lendemain des premières expériences : « Un major vient de publier un rapport des cas mortels observés par lui et produits par des flèches lancées des aéroplanes français. Il déclare qu’un jour plusieurs compagnies, durant l’après-midi, étant au repos et faisant peu d’attention à deux avions qui volaient au-dessus d’elles, soudain les chevaux à la longe commencèrent à ruer et des cris de douleur s’élevèrent parmi les hommes, dont plusieurs étaient littéralement fichés à terre. Une vingtaine de soldats furent blessés avant qu’on eût pu savoir d’où venaient ces flèches et qu’on eût pu se mettre à l’abri dans des voitures. La force avec laquelle ces flèches frappent doit être très grande, car un cas s’est présenté, d’une flèche perçant le crâne d’un homme et causant une mort instantanée. On calcula qu’un tiers des flèches avait porté ; l’efficacité de cette arme est donc prouvée d’une façon convaincante. »
Autre précieux témoignage, celui d’un correspondant de guerre américain, M. Irwin Cobb, autorisé par le Grand Quartier Général allemand à suivre les armées ennemies en France et qui d’un drachen a assisté à un de nos arrosages de fléchettes : « Décrivant des demi-cercles, oscillant au milieu des obus que l’artillerie allemande lui envoyait, montant, descendant, jouant à travers les nuages et les shrapnells, l’oiseau français lâchait méthodiquement ses stocks de fléchettes et le long des lignes des milliers de fourmis grises couraient des tranchées de l’avant à celles de l’arrière, disparaissaient, rentraient dans leurs fourmilières ou, quand elles n’avaient pas le temps de se terrer, jonchaient le sol, petits insectes gris à jamais immobiles. L’effet terrible du projectile, je pus le constater sur un hussard prussien, qui fut transpercé du sommet du crâne à la plante du pied droit ! »
*
**
On croit en vérité rêver, quand on songe aux armes dont aux premiers mois de la guerre disposaient nos aviateurs pour voler à l’attaque des aéros allemands. L’armement d’un dragon, d’un chasseur en patrouille ! Souvenez-vous des premiers communiqués aériens. Le 7 octobre 1914, le pilote Gaubert, ayant à son bord le capitaine d’artillerie Blaise, surprend un Taube et, grâce à son habileté, évolue de façon à l’attaquer par-derrière et à le surplomber d’une trentaine de mètres, permettant à son passager d’envoyer aux deux aviateurs allemands huit balles de carabine. Par malheur pour les Boches, le capitaine Blaise est un excellent fusil et les Deutsche Nachrichten étaient le lendemain obligées de confesser que le lieutenant Finger, blessé au cours d’un combat aérien à 2 300 mètres d’altitude entre Metz et Verdun, était mort de ses blessures et son compagnon très grièvement estropié par un atterrissage un peu brusqué, où l’oiseau allemand avait émietté sa carcasse. Quelques semaines plus tard, un de nos aviateurs abattait encore un pilote allemand à coups de fusil, un autre encore près d’Arras se débarrassait de son adversaire avec vingt coups de carabine. Le 18 novembre 1914, un de nos Morane, monté par un lieutenant et un caporal, parti pour reconnaître les organisations défensives de l’ennemi dans la région de Dompierre, se heurte à un appareil allemand. Les nôtres ont pour toute arme un revolver. Ils ne se dérobent pas et entament la lutte contre la mitrailleuse allemande ! Seule la rupture d’un des haubans tranché par une balle les contraint à prendre du champ.
À trois reprises, Gilbert a été le héros de ces trop inégales rencontres. La première fois, le 2 novembre 1914, au cours d’une reconnaissance avec le capitaine de Vergnette, commandant son escadrille, où de trois balles il envoie l’Allemand s’écraser sur le sol ; la deuxième fois, avec son mécanicien Bayle comme tireur, sur un Morane-Saulnier, quand il attaque, le 18 du même mois, à 2 500 mètres, entre Albert et Bapaume, trois Albatros qui sont venus jeter des bombes sur Amiens. Des trois Allemands, armés de mitrailleuses, deux s’esquivent, le troisième est pris en chasse. Une poursuite folle de trente-cinq minutes, pendant laquelle l’Albatros déroule vainement des bandes de cartouches, à un moment glisse à 2 mètres sous l’appareil de Gilbert, fuit éperdument, bête désemparée, traquée, devant le mousqueton de Bayle, ne doit enfin son salut – avec pas mal de plomb dans l’aile – qu’au manque de munitions des Français aux environs de Montdidier. Obligé d’enlever ses gants pour tirer par un froid de 16 degrés, Bayle descendit d’avion avec les mains gelées. C’est encore avec un mousqueton de cavalerie que, dans la première quinzaine de janvier 1915, Gilbert remporte une troisième victoire. En compagnie du lieutenant de Puechredon comme observateur, il rentrait d’une reconnaissance menée sur les lignes allemandes du Nord, quand, à 20 kilomètres de Lille, il découvre volant à bonne distance devant lui un Taube occupé à repérer en paix nos positions. Gilbert accentue le train, de Puechredon préparant balles et mousqueton, et suit sa proie pendant une heure jusqu’aux environs d’Amiens avec une telle habileté que les Allemands ne se doutent pas un instant de la filature. Quand ils s’aperçoivent enfin de la présence du chasseur, Gilbert est à peine à 20 mètres derrière eux. Alors l’affaire se règle vivement. L’observateur allemand, le capitaine de Falkenstein, se retourne, pousse un cri de fureur. Gilbert s’écarte, laisse le champ libre à son passager. Quatre détonations, posément espacées. La première balle frappe en plein cœur le capitaine allemand ; la deuxième atteint l’avant-bras du pilote, et la troisième, pénétrant derrière la nuque, lui traverse le cou ; quant à la quatrième, elle va droit au radiateur. Le compte est bon. Le Taube descend, d’une descente un peu agitée, bien que le pilote allemand reste encore suffisamment maître de sa direction, et se pose au milieu des lignes françaises. L’avion de Gilbert atterrit doucement à côté du vaincu, qui vient alors à lui et, tendant sa main valide, offre à son vainqueur ce magnifique témoignage d’estime : « Je suis fier, monsieur, d’avoir eu pour adversaire un homme de votre valeur ! »
Le capitaine de Falkenstein avait été tué net. Une note de service signée d’un général, trouvée dans ses papiers, observait d’un ton aigre-doux que l’escadrille allemande ne se distinguait guère depuis quelques semaines. Pour prendre sa revanche, elle tombait bien mal en rencontrant Eugène Gilbert !
Si le temps est déjà loin où nos aviateurs attaquaient l’adversaire dans des conditions aussi navrantes d’infériorité et n’avaient à compter que sur leur merveilleuse virtuosité, sur leur courage et leur cran sans pareil, il ne faut pas oublier que l’initiative de notre cher et glorieux Garros, oiseau aujourd’hui captif dans une geôle allemande, trahi par une panne stupide, a joué un rôle considérable dans les progrès qu’a réalisés l’armement de nos avions de chasse. Dès les premiers jours de la guerre, l’idée le hantait de mettre au point l’aéro-mitrailleuse. Attaché à la défense aérienne du camp retranché de Paris, il travaille tout l’hiver 1914-1915, luttant sans trêve contre la routine et l’entêtement des uns, la jalousie imbécile des autres, sans se laisser décourager par des accidents de fabrication, qui semblent vingt fois devoir ruiner ses espérances. Enfin, il tient son dispositif, une gouttière en acier, qui de son monoplan, un Morane-Saulnier parasol, lui permet de tirer avec sa mitrailleuse dans le champ de rotation de l’hélice sans briser les pales.
Au printemps de 1915, les galons de sous-lieutenant sur la manche, il reçoit l’ordre d’aller dans le Nord, où les taubes deviennent, sur Dunkerque, particulièrement audacieux, essayer son invention. Pilote, observateur et tireur, l’admirable Garros tient les trois rôles à lui seul et son début est un coup de maître. Voici comment il le racontait lui-même le 3 avril 1915, à son ami Jean Ajalbert, qui lui a consacré depuis sa captivité tant de pages d’une émouvante et paternelle tendresse : « Cher vieil ami, vous savez que j’en ai eu un finalement ! Vous devez être curieux d’avoir quelques détails et je vais vous les donner en quelques mots. J’étais parti seul avec 95 kilos d’obus pour les lancer sur une gare teutonne [ son monoplan ayant été abîmé dans le garage par un coup de vent, Garros avait, en effet, confié son dispositif à un autre appareil, muni par surcroît d’un lance-obus de 155 ]. Arrivé à 10 kilomètres de nos lignes, je vois assez loin et bien au-dessus de moi, 500 mètres plus haut, un appareil sur lequel nos batteries tiraient. Je manœuvre pour lui couper la retraite, tout en m’efforçant de prendre la hauteur qui me manquait. Cela dure six à huit minutes. Arrivé à bonne hauteur, je m’approche : les batteries nous tirent dessus dans le tas. J’ouvre le feu à 30 mètres. Je recharge ma mitrailleuse trois fois. Au bout de quelques balles, l’ennemi fuit en désordre et en descendant à toute allure. Je ne le lâche pas d’un mètre. Le combat dure dix minutes. Il se termine