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Livre électronique582 pages6 heures

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À propos de ce livre électronique

Parti à la recherche de son père, un éminent physicien disparu dans des circonstances mystérieuses, Jacob se retrouve malgré lui dans un univers parallèle. En dehors de l’espace futuriste d’une cité secrète, les avancées techniques y sont interdites; les habitants vivent à l’époque médiévale. Dans ce monde archaïque divisé par des lois oppressives, deux camps adverses s’affrontent pour leur survie. La famine menace, la révolte gronde.

La folie des hommes serait-elle seule responsable? Que dissimule l’infranchissable chaîne de montagnes qui barre l’horizon?
LangueFrançais
Date de sortie29 juin 2018
ISBN9782897864491
Horizons
Auteur

Véronique Verdrager

Née d’une mère allemande et d’un père français, Véronique Verdrager grandit en France. Motivée par sa curiosité pour les sciences, elle effectue des études d’ingénieur et un doctorat en physique. Elle vit avec sa famille à Berlin, où elle travaille dans le domaine des brevets. Son activité professionnelle liée à l’innovation l’a incitée à s’interroger sur les conséquences du progrès technologique.

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    Aperçu du livre

    Horizons - Véronique Verdrager

    C2017-942806-3

    CHAPITRE 1

    « Est-ce bien moi ? » Aussi loin que ses souvenirs le portaient, son allure ne l’avait jamais autant impressionné. À 17 ans, le port du complet reste occasionnel. L’antique miroir vénitien ignorait le mensonge depuis tant de siècles qu’il reflétait la réalité. La patine le dévorait à partir des bords, pareille à des algues de plomb. La glace avait résisté avec bravoure aux assauts du temps et concédé seulement une griffure dans un coin de son territoire, une cicatrice qu’elle exhibait dignement, une preuve de son histoire.

    Habillé de ce costume qui l’allongeait encore, il se contempla un moment, pupille dans la pupille avec cette image virtuelle, à l’iris d’acier, aux sourcils noirs sous de courts cheveux bruns. Le visage ovale montrait des traits fins et réguliers, un nez rectiligne, une fossette au menton. Malgré les quelques imperfections de sa peau, il ne se trouvait pas laid.

    — Jacob, que fais-tu ? Nous n’attendons plus que toi !

    De ses doigts minces, sa mère tapotait nerveusement le cadre de la porte. Vêtue d’un tailleur gris-bleu aux reflets métalliques, elle paraissait plus sévère qu’elle ne l’était en réalité. Seules les boucles châtaines de sa coupe au carré brisaient sa silhouette structurée et géométrique. Ses yeux, dont la couleur s’harmonisait avec celle de sa veste et de sa jupe droite, lançaient un regard sombre. D’habitude si lumineux, son sourire s’était éteint.

    Le père de Jacob marchait de long en large dans le jardin, tout en consultant sa montre. Avec une décontraction feinte, il leva la tête et examina sa famille avec satisfaction. Sa femme inspecta les cravates, qu’elle jugea nouées avec élégance. Le fils se révélait tout le portrait du père, abstraction faite des cheveux poivre et sel de ce dernier, et de ses lunettes.

    Un taxi se gara devant la maison. Le mari les brusqua gentiment.

    — En voiture, la compagnie ! Je dois à tout prix arriver à l’heure ce soir.

    — Une mauvaise impression est si vite donnée…, ajouta Jacob innocemment. L’auditoire croirait que tu as disparu au cours d’une expérience.

    Au lieu de lui adresser un sourire, ses parents s’engouffrèrent dans le véhicule, visiblement troublés.

    — Au palais des congrès, s’il vous plaît.

    Du genre loquace, le conducteur savait immédiatement de quoi il en retournait.

    — Vous êtes invités à cette réception ? J’ai lu ça dans le journal ce matin. Oui, que je me souvienne… voilà… la cérémonie de remise du prix Newton, la plus haute distinction du monde de la physique. Comme vous pouvez le constater, votre chauffeur s’intéresse aux sciences !

    Il éclata d’un rire sonore avant de poursuivre :

    — Pour tout vous avouer, c’est à cause de ma nièce. J’ignore quelle mouche l’a piquée, mais une chose paraît sûre, elle se passionne pour ça. Surtout pour les trucs un peu farfelus : les machines à remonter le temps, le Big Bang, les capes qui rendent invisible, etc. Alors, quand j’ai vu cet article… Pendant que j’y pense, vous savez peut-être qui a gagné cette récompense. Un certain… flûte, j’ai oublié son nom.

    — Grey, répondit le père de Jacob, sur le ton le plus neutre possible.

    — Vous le connaissez ?

    — Oui, personnellement, répliqua ledit monsieur Grey.

    — Et il est comment ?

    Se retournant légèrement, le passager fit un clin d’œil à son fils.

    — Plutôt modeste.

    Le farceur tint au chauffeur du taxi un exposé miniature sur la nature de ses travaux, ce qui tenait lieu d’excellente mise en condition pour la soirée à venir. En plein milieu d’une phrase, le conducteur l’interrompit :

    — Vous m’impressionnez, Monsieur le puits de science ! Je vais vous consoler : moi, je vous l’aurais attribué, ce prix, si l’on m’avait demandé mon humble avis. Ce type en sait certainement moins que vous !

    — J’en doute.

    — Taratata ! Votre bonté vous perdra. Tiens, je parie que votre chef a remporté les lauriers. Le petit peuple se tape tout le boulot, et le patron encaisse. Un conseil : la prochaine fois, présentez-vous vous-même à ce genre de concours. Il en fera une drôle de trombine, votre supérieur, quand vous enlèverez la palme. Une tronche comme ça, j’vous dis.

    Le chauffeur écarquilla les yeux, laissa pendre sa mâchoire inférieure en prenant un faciès offusqué.

    — Rassurez-vous, répliqua le père de Jacob. J’exprimerai ma gratitude envers mon équipe.

    Le conducteur resta la bouche ouverte, prêt à gober la première mouche qui risquerait ses ailes dans le taxi. Incrédule, il tourna la tête vers son client.

    — Regardez plutôt la route ! lui recommanda ce dernier.

    — Bien, Monsieur le Directeur. Comme vous le souhaitez, Votre Sainteté. Vos désirs sont des ordres…

    Tendue, la mine soucieuse et les mains crispées, la mère de Jacob se mura dans le silence pendant toute la durée du trajet, son attention focalisée sur l’extérieur.

    Déjà se profilait le contour massif et terne du centre de conférence. Ses aspects de porte-avions échoué avaient incité les médisants à le surnommer « l’épave ». La voiture s’arrêta en contrebas du large escalier qui menait au hall d’entrée. Avec une déférence sincère, le chauffeur insista pour ouvrir les portières à ses passagers. Tout en tenant la poignée, il tira une révérence respectueuse en l’honneur du lauréat, qui ne put retenir un sourire. Le père de Jacob s’apprêtait à gravir les marches, lorsque le conducteur l’interpella :

    — Monsieur Grey ! Monsieur Grey ! J’allais oublier !

    Le petit homme replet brandissait un bloc-notes et un stylo.

    — Ma nièce ne me le pardonnerait jamais… Pourriez-vous me signer un autographe, s’il vous plaît ?

    — Mais bien sûr, je vous en prie. Comment s’appelle-t-elle ?

    — Sophie.

    Henry Grey griffonna : « Sophie, que ta curiosité repousse les frontières de tes rêves. »

    Une fois son paraphe apposé, il rendit le bloc et le stylo.

    — Oh, merci ! Elle sera ravie… Euh, peut-être encore un autographe pour moi ? Je me nomme Jules.

    « Pour Jules, l’amateur de sciences. »

    Réjoui, celui-ci les salua avec exubérance.

    La nuit était tombée, dans le ciel sans nuages scintillait une myriade de points argentés. Henry les contempla avec une nuance de regret.

    — Dommage, une belle soirée pour admirer les étoiles. Nous reprendrons nos observations à une date ultérieure.

    Après sa femme et son travail de chercheur fondamental, l’astronomie constituait sa troisième grande passion. Dès que l’occasion se présentait, il polissait des lentilles pour les monter dans un antique télescope que ses parents lui avaient offert. De temps à autre, accompagné de son fils, il empruntait les routes serpentines des montagnes environnantes pour aller explorer le firmament, bien perché loin des lumières parasites de la ville.

    En réponse aux contestations que suscitait le dernier projet d’Henry Grey, le palais des congrès grouillait d’agents de police. Des détracteurs avaient d’ores et déjà traîné le Centre International de Recherche Atomique — de son acronyme le CIRA — devant les tribunaux pour s’opposer à la construction d’un nouvel anneau d’expérimentation. Fruit de leurs élucubrations inquiètes, le spectre glouton d’un trou noir artificiel engloutissait d’une bouchée avide la planète entière.

    L’inspection des cartons d’invitation fut minutieuse. Une demi-heure avant le début de la cérémonie, Henry quitta sa famille pour se concentrer sur son discours. La salle se remplissait peu à peu de visages connus et anonymes. À une dizaine de mètres, une main s’agitait au-dessus des silhouettes mouvantes. Aisément reconnaissable à sa chevelure d’un blond surnaturel, Sven, un camarade de classe de Jacob, se fraya un passage à travers l’assistance pour rejoindre son ami. Ses parents travaillaient aussi au CIRA. Madame Grey se rendit à sa place réservée au premier rang, laissant son fils en compagnie du Scandinave.

    Une majorité de personnes appréciaient Jacob, bien qu’il ressentît parfois l’impression désagréable d’inspirer une distance respectueuse. Était-il trop doué, trop différent ? Son statut de bûcheur invétéré dérangeait-il ? Certains peinaient à saisir ses motivations et le traitaient d’« extraterrestre ». Afin d’éviter de se singulariser davantage, il se camouflait sous un blouson foncé, portait des baskets Reverse, des jeans Superfly et des T-shirts cool de la marque in du moment. Ses apparences, au moins, résisteraient aux moqueries.

    — Vous, ici, Monsieur Grey ? s’enquit le jeune Nordique avec une pointe d’affectation.

    — Les obligations familiales, vous comprenez…, répondit Jacob d’un ton faussement hautain.

    — Tiens, Monsieur le doué en maths, nous avons de la visite…

    Jacob se retourna discrètement. Quelle atroce surprise ! D’un pas hardi, leur redoutée professeure de mathématiques s’avançait vers eux. La crinière d’un jaune délavé, les yeux encadrés par des lunettes en corne brune, madame Baffin offrait l’aspect d’une petite boule à l’énergie débordante, bien que son âge avoisinât celui de la retraite.

    — Mais qui voilà ? Jacob, Sven ! Mes chers élèves ! Quelle chance vous avez d’appartenir à de telles familles ! Prenez-en de la graine. Cela dit, je ne me plains pas trop de vos résultats. Surtout, continuez comme ça. Refusez la demi-mesure, tenez la perfection comme seule acceptable ! Bon, j’arrête de vous déranger plus longtemps. Pensez au devoir surveillé jeudi prochain.

    Comment perdre de vue une pareille date ? À mesure que l’échéance approchait, la hantise de Jacob s’intensifiait, accompagnée d’insupportables migraines. Non, il n’aimait pas les mathématiques, mais ce mal nécessaire constituait un outil désagréablement indispensable à la poursuite de ses buts. Oui, il se révélait capable du sans-faute, de la perfection. C’était son Everest, son défi, sa raison de vivre, une caresse pour son ego. Un misérable 19/20 contrarierait son orgueil ; il devait se montrer infaillible. Traquer la moindre erreur était devenu une manie, l’excellence un substitut de drogue. Cette situation lui pesait, puisqu’il devait contenter madame Baffin, ses parents, et surtout sa propre personne. Les sciences dures lui fournissaient une évaluation objective de ses compétences, à l’écart de la molle subjectivité des disciplines littéraires, soumises à l’arbitraire des humeurs, des goûts et des sensibilités humaines. Rien ne le dérangeait davantage que ce facteur d’incertitude qui le livrait à son pire ennemi : le doute.

    Madame Baffin s’éloignait, propulsée par le soupir profond de son élève favori.

    — Hé, tu as l’air vraiment traumatisé ! À croire que ce devoir de maths est une question de vie ou de mort.

    Décidément, Sven ne comprenait pas. Jacob aurait tant aimé pouvoir partager son insouciance.

    — Que fait-elle ici, Sven ?

    — La Baffin te poursuit ! Trêve de plaisanterie, son mari est le responsable du département de l’informatique.

    Jacob ignorait qu’elle l’avait épousé ; il l’avait tenue pour vieille fille.

    En attendant le début de la cérémonie, ils déambulèrent encore dans la salle. Jacob lança un œil inquisiteur sur Sven. Comment s’y prenait-il pour toujours paraître détendu, souriant, indifférent à l’adversité ? Pourtant, il se montrait bon élève, excellent même, mais pas parfait. Il se distançait déjà trop de l’idéal de Jacob, de sa petite mégalomanie personnelle : remporter le titre de meilleur de la classe, de major de tout le lycée. Certes, il avait pris conscience qu’en consacrant le plus clair de son temps aux études, il conduisait sa jeunesse dans une impasse. D’autres croquaient le monde à pleines dents, à l’instar de Sven, qui savourait l’agréable compagnie d’une demoiselle au doux prénom de Catherine. Était-ce donc compatible ? En apparence, moyennant sans doute un recul au palmarès. D’un autre côté, il y avait bien la ravissante Élise…

    Presque imperceptiblement, Jacob secoua la tête. Non, il refusait de céder à la tentation, de se laisser déconcentrer, de s’éloigner du droit chemin, de la voie royale vers le succès, de l’avenir radieux qui sourit aux plus performants. Ses parents, en particulier son père, le lui avaient fait comprendre depuis belle lurette : d’abord le travail, ensuite l’existence. Soigneusement repoussée dans un coin du futur, la vraie vie devait s’armer de patience. Cette espérance s’était réfugiée après le bac, après toute cette ribambelle d’examens qui menaçait déjà. Finirait-il comme les siens ou bien mènerait-il une carrière différente ? Tous ces sacrifices en valaient-ils la peine ? Son estomac se serra. À l’avenir, certains éprouveraient des remords ; lui, probablement des regrets.

    Les deux camarades se rapprochèrent de la place de Jacob, réservée à côté de celle de sa mère. Celle-ci était plongée dans une vive discussion avec monsieur Paolo D’Arpa, le directeur général du CIRA. Trop éloigné pour comprendre leurs paroles, Jacob saisissait, d’après la gestuelle qu’ils manifestaient, leur désaccord. Sa mère secouait la tête, sa main à moitié levée indiquait le refus. Très agité des avant-bras, les yeux quémandeurs, le Direttore tentait selon toute vraisemblance de la convaincre, visiblement sans succès. Soudain, il interrogea sa montre avec une touche d’anxiété, puis quitta madame Grey en s’excusant. L’air renfermé, les lèvres pincées, le teint blafard, elle donnait l’impression de lutter contre les larmes. Jacob resta quelques instants supplémentaires avec Sven, pour lui laisser le temps de se ressaisir.

    — Mesdames et Messieurs, je vous prie de bien vouloir gagner vos places.

    Le directeur du CIRA avait pris le microphone, sa voix couvrant avec une pointe d’accent les derniers murmures de la salle. Le jeune homme s’était installé auprès de sa mère qui fixait le sol d’un regard vide. Plus menue que d’habitude, sa fragilité devenait éclatante. Jacob osa un « Tout va bien ? » Sans dire un mot, elle hocha la tête.

    Le président du comité Newton monta à la tribune pour louer dans son allocution les travaux révolutionnaires de Henry Grey sur la gravité quantique, comme un pas décisif vers l’unification de la relativité générale et de la théorie quantique. Dans une longue expiration, Jacob se cala contre le dossier. Encore un baratin passionnant digne de l’effroyable cours de physique du père Barthod… Non sans avoir jeté un coup d’œil coupable à la ronde, il posa sa main sur sa bouche béante par laquelle s’engouffrait l’ennui.

    Son regard erra plusieurs minutes entre ces hommes et ces femmes assis le long d’une enfilade de chaises, là-haut, sur l’estrade, tous mis sur leur trente-et-un pour la grande occasion. Interchangeables, habillés de couleurs sombres et froides, l’air sérieux, ces élèves modèles s’imprégnaient docilement des propos de l’orateur. Son père trônait auprès de monsieur d’Arpa, au centre des autres responsables du CIRA. Malgré ces honneurs qui marquaient le point culminant de sa carrière à ce jour, son expression réservée et songeuse muselait tout signe de joie. Inquiet, Jacob tourna la tête vers sa mère. Ses doigts enserraient de toutes leurs forces un sac à main de cuir brun, comme un naufragé s’accroche à un canot de sauvetage. Quel mal mystérieux s’était emparé d’elle ?

    Depuis sa plus tendre enfance, Jacob n’arrivait pas à comprendre son comportement. Comment expliquer ses brusques sautes d’humeur, ses rires qui s’arrêtaient net, tranchés par un couperet de pensées noires, son regard gai qui s’éteignait soudain, pour laisser place à la mélancolie ? Des phases d’abattement la poursuivaient, qui dérivaient dangereusement vers la dépression. Pourquoi se sentait-elle si malheureuse ? Son mari et son fils l’aimaient ; son travail la motivait toujours autant ; elle menait une vie accomplie. Mais au lieu de s’épanouir, elle s’étiolait. Depuis que le comité Newton avait annoncé l’excellente nouvelle, son état empirait de jour en jour.

    Tout d’un coup, la main moite de sa mère se posa sur la sienne et l’étreignit avec fermeté. Ce geste possessif rappela à Jacob ce jour lointain où ils jouaient ensemble à cache-cache dans le vaste jardin de ses grands-parents. Elle avait mis du temps à le repérer. Enfin, au milieu du fou rire des retrouvailles, elle l’avait levé vers le ciel en tournoyant sur elle-même jusqu’à en attraper le vertige. Étourdis, ils s’étaient assis sur la pelouse encore humide de la rosée du matin. Des larmes perlant sur ses joues, elle l’avait serré contre sa poitrine avec une force démultipliée par le chagrin, suffisante pour le retenir à tout jamais.

    Henry s’évertuait à la consoler, à la soutenir. Éternel optimiste, un bon mot toujours à la bouche, il arborait souvent un sourire facile, trop facile, contraint, factice peut-être. Cette insouciance affichée s’élevait en rempart contre les interrogations de Jacob, contre sa volonté de connaître les raisons du malaise de sa mère. Toutefois, la façade rassurante présentait des fissures. Bien des années auparavant, alors qu’il glissait à pas de loup dans un couloir de la maison en quête du chocolat défendu de la cuisine, il était passé devant une porte entrebâillée. Un brin de conversation s’était échappé. « Tout espoir n’est pas perdu », avait confié une voix grave dans un murmure. Sans l’ombre d’un doute, un secret inavouable pesait sur ses parents.

    Un tonnerre d’applaudissements éclata dans la salle. Henry Grey s’était avancé vers le pupitre en inclinant plusieurs fois la tête, en geste de reconnaissance. À son tour, il prit la parole pour tenir le discours d’acceptation du prix. Finalement, il remercia ses collègues, mais surtout sa femme pour son soutien infaillible pendant ces longues années d’effort. De ses mains tremblantes, madame Grey fureta frénétiquement dans son sac brun. Au milieu de l’ovation enthousiaste, elle dissimula ses pleurs avec décence, en étouffant ses sanglots derrière un mouchoir.

    CHAPITRE 2

    Le lendemain, un samedi, Jacob s’autorisa un soupçon de grasse matinée. Après tout, il était scientifiquement prouvé qu’une dose suffisante de sommeil contribuait à améliorer la concentration et à renforcer la mémoire. Une fois réveillée, sa conscience disciplinée lui ordonna de se lever. Pour bachoter ce satané devoir surveillé ? Non, du moins pas tout de suite ; la priorité revenait au petit-déjeuner. Il descendit les escaliers pour se rendre dans la cuisine. À travers la porte fermée, il pouvait distinguer la voix de ses parents, à commencer par celle de son père.

    — Paolo souhaitait te parler hier soir.

    — Oui, nous avons discuté quelques minutes avant la remise du prix.

    — Et tu refuses toujours, Tacy ?

    — Évidemment ! Inutile d’insister ! conclut-elle sur un ton péremptoire.

    Leur fils tira avantage du silence qui suivit pour rentrer, en ayant toutefois attendu au préalable un instant, par simple mesure de précaution.

    — Te voilà enfin… Nous avons commencé le dîner sans toi, plaisanta Henry dans l’espoir de détendre l’atmosphère.

    Jacob resta muet. Il s’assit à sa place, dans le grincement strident des pieds de sa chaise qui rabotaient le carrelage. Ses parents se faisaient face, évitant scrupuleusement tout contact visuel. Henry toussota avant de se servir une tasse de thé d’un mouvement nonchalant. Tacy, les bras croisés, fixait la fenêtre qui donnait sur le jardin. L’antique horloge de parquet frappait les secondes, impitoyablement. Le temps se dilata sous l’effet de ce tic-tac trop lent, qui menaçait à tout instant de s’arrêter, figé par l’ambiance glaciale. À peine Jacob avait-il ingurgité sa pitance qu’il se leva pour avancer d’un pas rapide vers la porte. Arrivé dans sa chambre, il poussa un soupir de soulagement, puis se réfugia derrière son manuel de mathématiques.

    Quand bien même ces disputes muettes éclataient fréquemment, elles se montraient en général moins intenses. Ces conflits se révélaient indépendants des intérêts divergents d’un couple, du profond fossé que les années creusent entre deux personnes qui s’aimaient et qui mène finalement à leur séparation. Ses parents partageaient un secret qui les écrasait de tout son poids. Pour se protéger de cet ennemi obscur qui minait leur bonheur, Jacob avait depuis longtemps développé un bouclier de défense : le travail. Ses excellents résultats scolaires lui prodiguaient un réconfort, une satisfaction, une assurance. Ce bien-être qu’il s’était forgé lui-même à force d’efforts, voire de sacrifices, l’avait rendu dépendant. Il s’accrochait vigoureusement à cette poigne secourable qui le hissait hors du précipice. Si elle venait à lui glisser des doigts, il serait perdu.

    Cependant, tout travail devait comporter des pauses. Un tour à l’air libre permettrait de recharger les batteries et de poursuivre ensuite la tâche avec plus d’ardeur. Accompagné de son père, Jacob partit se promener dans un parc proche avec Croquette, leur Jack Russel terrier. Pendant que l’animal assouvissait avec fougue ses besoins extrêmes de mouvement, Henry se confia à son fils. Le directeur du CIRA voulait offrir un poste élevé à Tacy, dans le département de physique théorique. Elle s’y opposait toutefois avec véhémence.

    — Cela dit, je peux comprendre sa décision, ajouta-t-il, résigné.

    Quant à Jacob, il ne saisissait pas la raison de son refus. Une pareille possibilité de travailler au centre de recherche se présentait rarement. Craignait-elle d’abandonner son statut de professeure reconnue et appréciée à l’université ? Henry se gardait apparemment d’en dire davantage, et Jacob respectait son silence. Les enfants disposent d’antennes très fines en ce qui concerne les secrets de famille. Dans la foulée, le père demanda à son fils comment il imaginait son avenir professionnel. Sa réponse fusa, aussi prompte que déconcertante :

    — J’hésite entre chevalier et danseur étoile.

    Interloqué, Henry fronça les sourcils, tout en secouant légèrement la tête. Avec un haussement d’épaules désinvolte, Jacob éclaira sa lanterne :

    — Bon, le cours d’escrime, passe encore, mais les leçons de danse…

    — Pourtant, c’est toi qui voulais…

    — Parce que maman m’a constamment mis sous pression : « Tu vas devenir complètement insociable… Il n’y a pas que les études dans la vie… Ça te sortira un peu… »

    Devant les talents d’imitateur de Jacob, Henry éclata de rire.

    — De génération en génération, c’est la même histoire. Cette petite heure par semaine te fera du bien. Aujourd’hui, je suis bien content que mes parents m’aient poussé à apprendre à danser. Tu en saisiras l’utilité dans quelques années, quand tu rencontreras la princesse de tes rêves.

    — Merci du conseil, j’y penserai quand l’occasion se présentera. Plus sérieusement, je souhaiterais entreprendre des études d’ingénieur. Ensuite, mon cœur balance entre l’industrie et la recherche.

    — Tu pourrais aussi devenir examinateur de brevets.

    — Comme Einstein dans sa jeunesse ?

    — Précisément. À en juger par les résultats, il disposait de suffisamment de temps libre pour élaborer des théories intéressantes.

    Laissant son père derrière lui, Jacob s’avança de quelques pas sur l’herbe rase qui se préparait en secret à croître. Il craignait de se l’avouer, et encore plus de l’avouer à ses parents. Était-il donc si timoré, si méfiant ? Oui, il avait déjà croisé son regard, répondu à son sourire. Un jour, il avait vu ses joues rougir. Dans le fond, sa mère avait eu raison de l’inscrire de force au cours du studio Passion Rythme. C’était là qu’il l’avait rencontrée, Élise… Au départ, certes, il avait eu un peu honte : le ballet, c’est un truc de filles. Son subconscient le renvoyait aux images volées de son enfance, celles des menues fées en tutu rose pâle bordé de tulle qui sautillaient devant un miroir démesuré. Bien sûr, au lycée, il n’avait confessé ce lourd secret à personne, pas même à Sven. Chaque jeudi soir, vers 17 h 30, la tête dissimulée sous la capuche d’un sweat-shirt, il se précipitait pour attraper le bus, puis se plongeait derrière un livre à large reliure. Une fois au terminus, il rasait les murs d’un pas rapide, tel un malfrat traqué par les forces de l’ordre, poursuivi par la peur d’être surpris en flagrant délit. Arrivé sain et sauf à bon port, d’un geste brusque, il ouvrait une porte-cochère pour s’engager dans une entrée obscure. Quatre à quatre, il montait les escaliers jusqu’au premier étage. Au studio, d’autres garçons partageaient son sort : des mamans attentives s’étaient également inquiétées du devenir de leur progéniture. Les représentants de la gent masculine avaient conclu un pacte, afin de garder le silence au sujet de cette activité clandestine.

    Lors du premier cours, au centre de cette assemblée d’inconnus, il s’était senti perdu, livré sans défense à la curiosité d’étrangers. Heureusement, la pédagogue diplômée d’État, madame Malkova, l’avait tout de suite présenté à chacun de ses protégés. En particulier, il y avait Lily, Margaux, Daphné et puis, surtout, Élise… À la vue de la jeune fille, son pouls s’était affolé. Embarrassé, il avait tenté d’étouffer cette réaction imprévue et involontaire en arrêtant de respirer. Cette mesure s’étant révélée inefficace, il s’était résigné à reprendre son souffle, sans avoir compris quelle autorité supérieure avait partiellement gagné le contrôle sur son corps. Pourquoi sa muse se distinguait-elle de toutes les autres ? Mystère ; apporter une explication rationnelle s’avérait impossible. Si proche et pourtant si lointaine, si inaccessible, « Elle » s’était élevée au rang d’idole, au statut de déesse.

    Se montrait-il trop timide pour saisir l’initiative, ou la peur s’était-elle emparée de lui ? Il refusait de reconnaître son véritable problème et encore plus d’en aviser ses parents. « Tes études ! Tes examens ! Ne les perds pas de vue, ne te laisse pas détourner de tes objectifs ! » le tancerait son père sur un ton catégorique. Toutefois, ses résultats scolaires n’en pâtissaient pas, du moins, pas jusqu’à maintenant. Cette crainte le tourmentait. La situation devenait dangereuse. Lui tournerait-elle complètement la tête ? Déjà, Cupidon l’avait pris en chasse, ciblant de ses flèches son cœur inexpérimenté. Personne ne l’avait remarqué, à l’exception d’Élise, peut-être… Qu’il apparaissait sinueux, ce chemin vers l’âge adulte ! Sa mère et son père faisaient preuve d’une amnésie totale concernant cette période mystérieuse de leur existence. Ils s’étaient rencontrés alors qu’elle avait 27 ans et lui, 30. Des chiffres, des chiffres, toujours des chiffres ; Jacob ignorait le reste complet de leur histoire. Et avant, avaient-ils connu une vie amoureuse ? Avaient-ils souffert, comme il souffrait, lui ? On répugne à se remémorer les souvenirs douloureux et encore davantage à les avouer à ses enfants. Pudiques parents…

    Ces quelques instants d’introspection écoulés, Jacob s’en retourna vers son père. Pendant que Croquette se livrait à un concours de ramassage de bâton avec des congénères, ils s’assirent sur un banc. La vive lumière des premiers rayons du printemps leur caressait le visage, et le soleil rappela à Henry ses préoccupations scientifiques.

    — D’ici deux à trois milliards d’années, notre astre deviendra une géante rouge, dont la chaleur intense rendra toute existence impossible sur Terre. Jusque-là, nous devrons avoir trouvé un nouveau domicile. Certes, ceci laisse plus de temps à l’humanité qu’elle n’en nécessite pour s’anéantir un nombre incalculable de fois. Mais dans le cas d’un scénario optimiste et hautement improbable, il lui faudra alors posséder les moyens techniques pour réaliser cette grande traversée. Des physiciens poursuivent l’ambition d’accomplir un tel voyage, entre deux points de notre cosmos ou bien entre notre monde et un univers parallèle.

    Les univers parallèles… Jacob esquissa un sourire discret. Pas une heure de la journée ne passait sans que son père n’en parlât. Ce sujet lui tenait particulièrement à cœur. Vraisemblablement en rêvait-il aussi la nuit. Un bras posé le long du dossier, Jacob contempla le ciel d’un air interrogateur.

    — Avec des technologies classiques, cela semble impossible.

    — Nous devons ruser, par exemple en recourant à un trou de ver, une sorte de raccourci dans l’espace-temps, entre un trou noir et un trou blanc…

    Le fils rit doucement avant d’ajouter sur un ton moqueur :

    — Tout paraît toujours si simple en théorie ! Pour la mise en œuvre, je demande un sursis !

    — D’accord… Mais nous ne disposons pas de milliards d’années pour résoudre les problèmes actuels de notre planète, comme celui de la surpopulation et celui du manque de ressources. Cependant, imagine que nous construisions un tel passage entre la Terre et une exoplanète habitable. Il constituerait une issue de secours providentielle pour l’humanité.

    — Un billet pour un monde meilleur, s’il vous plaît ! plaisanta Jacob.

    Son père courba l’échine en fixant ses mains jointes. Sa tête se balançait légèrement d’avant en arrière.

    — Un monde meilleur… J’espère que tu as raison. Oui, je le souhaite de tout mon cœur, soupira-t-il, avec une intonation où se mêlaient l’amertume et la tristesse.

    L’après-midi, pour respecter ses habitudes invétérées, Jacob étudiait dans sa chambre. Des coups secs et insistants retentirent à sa porte. Sa mère entra avant même d’avoir obtenu sa permission. Jacob pivota sur son fauteuil pour se tourner vers elle. Il l’observa avec appréhension — son air agressif laissait augurer le pire.

    — Aurais-tu vu ton père ? grogna-t-elle. Je le cherche depuis au moins un quart d’heure !

    — As-tu regardé dans son bureau ?

    — Bien sûr. D’ailleurs, l’ordinateur fonctionne encore.

    — Alors, il va revenir bientôt.

    Sa mère claqua la porte avec fracas. Jacob l’entendit hurler : « Henry ! Henry ! » Un silence obstiné lui répondit. Sur l’escalier, le bruit saccadé d’une démarche précipitée s’atténuait progressivement. Une fois de plus, elle fouilla la maison de la cave au grenier, sans succès. Croquette somnolait dans sa corbeille et n’accompagnait donc pas son maître pour une promenade. Quelques minutes plus tard, les marches grincèrent à nouveau. Des pas lourds se rapprochèrent avec lenteur. Tacy entrouvrit la porte, agrippée à la poignée, essoufflée, blême, l’œil hagard.

    — Ton père aurait au moins pu nous dire qu’il partait, maugréa-t-elle.

    Les heures passaient, interminables, sans aucun signe d’Henry. Sa femme se décida à appeler son bureau au CIRA, le laboratoire, l’accueil, ses collègues. Soit personne ne décrochait, soit nul ne l’avait croisé. Le jour tombait, l’absence pesante se prolongeait. Tacy s’était abstenue de dîner. Elle s’installa sur le canapé, le regard rivé sur le téléviseur. Apathique, elle se moquait des émissions. Même dans le cas contraire, elle se serait montrée incapable d’en saisir le contenu. Au bout d’un long moment, elle se leva et s’empara à nouveau du combiné. Les traits tirés, elle reprit la ronde téléphonique. Les uns dédramatisaient, les autres lui glissaient des mots d’encouragement. Finalement, elle raccrocha, puis s’affala comme une masse désarticulée sur le sofa. Jacob avait espionné les dernières conversations avec un nœud dans la gorge. De loin, il lui souhaita une bonne nuit, avec l’espoir ténu que ce vœu se réalisât. Il se retira dans sa chambre, sans trouver le sommeil. Sa mère resta encore dans le salon. Une lumière bleutée et mouvante marquait la pâleur de son visage, les images défilaient devant ses yeux inexpressifs. Vers 22 h 30, elle hésita à appeler la police ; à 23 h, elle s’y résigna. L’agent jugea la disparition inquiétante et recueillit le signalement.

    CHAPITRE 3

    Le tintement de la sonnette arracha Jacob au sommeil. Il s’étira dans son lit de tout son long, la réalité ne tardant pas à le tirer brusquement de sa somnolence. Peu à peu, les terribles souvenirs de la veille ressurgissaient. Assis sur le drap, il passa ses paumes ouvertes sur sa face : il avait dormi à peine deux heures. Une voix d’homme provenait du rez-de-chaussée. Quelqu’un s’entretenait avec sa mère. Poussé par la curiosité et un vague espoir, Jacob se força à se lever.

    Un petit inspecteur habillé d’un imperméable beige un peu usé s’était présenté au domicile des Grey. Blafarde, Tacy lui avait tendu une main inerte avant de l’inviter à entrer. Ils s’étaient installés dans la cuisine, autour d’une tasse de café. Elle lui avait résumé les faits de la façon la plus objective possible, sans laisser transparaître son émotion. Il avait écouté avec attention, en prenant des notes sur son carnet de poche.

    Jacob montra sa tête dans l’entrebâillement de la porte. Le policier le pria de les rejoindre, en tenant des paroles conventionnelles qui se voulaient rassurantes. Maintenant que tous les membres de la famille étaient présents, l’agent procéda à l’audition de madame Grey.

    — Votre mari suit-il un traitement médical ?

    — Non.

    — A-t-il des tendances suicidaires ?

    Tacy hésita un instant.

    — Je ne pense pas…

    — En êtes-vous sûre ?

    — Disons que oui.

    L’enquêteur marqua un bref temps de silence, puis posa la question emblématique de sa profession :

    — Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

    — Hier, en début d’après-midi. Il souhaitait planter un cerisier dans le jardin.

    Ils sortirent pour constater que l’arbre se trouvait en terre. Le policier se pencha sur l’étiquette qui virevoltait au vent.

    — Tiens, tiens… un sunburst… Votre mari est physicien, n’est-ce pas ? s’enquit-il sur un ton soupçonneux.

    L’inspecteur proposa d’aller interroger le voisin. La femme et le fils du disparu demandèrent à l’accompagner ; il accepta. Avec détermination, il appuya sur la sonnette. Quelqu’un dévala l’escalier, la porte s’entrouvrit. L’enquêteur brandit sa carte sous le nez du père de famille.

    — Arnost, brigade criminelle. Pouvons-nous entrer ?

    Frappé par la surprise, le témoin potentiel recula brusquement.

    — Mais bien sûr, se ressaisit-il en dévisageant madame Grey et Jacob d’un air stupéfait.

    Leurs yeux cernés de noir, leur teint d’une pâleur d’outre-tombe le firent frémir. Lui aussi ignorait ce qui avait bien pu arriver à monsieur Grey. La veille, il s’était entretenu avec ce dernier au sujet de la nouvelle plantation et se souvenait que celui-ci avait regagné la maison par la suite. Quant à lui, il avait continué à jardiner jusqu’à 17 h sans voir Henry partir. Il appela ses enfants qui avaient joué dehors pendant ce temps, tous confirmèrent ses propos.

    — À quelle heure est-il rentré ? poursuivit l’inspecteur.

    — Oh, je dirais aux alentours de 15 h.

    Le policier malaxa le bout de son menton mal rasé entre son pouce et son index.

    — Madame Grey, vous avez remarqué l’absence de votre mari vers 16 h. Nous pouvons donc situer le créneau horaire de la disparition entre 15 h et 16 h.

    Jusqu’à présent, Jacob s’était tenu en retrait, l’estomac noué. Sans crier gare, le malheur avait défoncé leur porte d’un coup de pied vigoureux. Contribuer à l’enquête constituait le seul moyen de riposte. Jacob se souvenait que pendant ce laps de temps, il avait entendu son père. Dans le bureau adjacent à sa chambre, celui-ci avait pesté en découvrant que le bac à papier de l’imprimante était vide. Sur ce, le policier décida de retourner chez les Grey. Tout en épluchant son environnement d’un œil scrutateur, il se rendit dans la pièce de travail, où il ne constata rien d’anormal. L’ordinateur était encore en marche. Les clés, le badge du CIRA, ainsi que le portefeuille contenant les documents d’identité de Henry Grey reposaient près du clavier. Arnost esquissa une moue contrariée avant de demander à emporter le matériel informatique avec lui.

    L’enquêteur avait épuisé son registre de questions. Il partit poursuivre ses investigations au centre de recherche. Sur le pas de la porte, Jacob et sa mère observèrent sa voiture s’éloigner. Ils rentrèrent, sans mot dire. La tête baissée, Tacy fuyait le regard de son fils. Comme le lui soufflait son intuition, il préféra la laisser seule. Les pensées obnubilées par cet oppressant silence, Jacob monta dans sa chambre. Le jeune homme s’enferma dans son antre, s’assit sur son lit, se recroquevilla et emprisonna ses jambes repliées entre ses bras. Reverrait-il son père un jour ?

    En fin d’après-midi, l’inspecteur Arnost reparut pour informer madame Grey que ses collègues avaient visionné les films des caméras de surveillance, sans résultat. L’institut était bien gardé, de sorte qu’ils excluaient que son mari se fût rendu sur son lieu de travail à la date fatidique. Absente, les cheveux ébouriffés, la mère de Jacob l’écouta sans en donner l’impression. Assise à la table de la cuisine, ses doigts frêles enserraient une tasse de café brûlant, suffisamment fort pour réveiller tout un contingent. Certains détails la tracassaient.

    — Je ne comprends pas. Il n’a rien emporté avec lui, pas d’argent, pas de papiers, pas de clés…

    — Ces objets semblent superflus si l’on souhaite mettre fin à ses jours…, insinua le policier.

    Tacy le fixa avec hargne.

    — Il n’était pas déprimé et encore moins désespéré. De plus, le voisin a confirmé que son comportement paraissait tout à fait normal.

    Arnost eut la courtoisie de se rabattre sur une autre possibilité.

    — Un enlèvement, peut-être ?

    Madame Grey l’observa d’un air dubitatif. Elle posa les deux coudes sur le meuble et plaqua ses mains contre ses tempes.

    — Pour l’instant, il n’existe aucune application ni civile ni militaire de ses expériences. Difficile d’imaginer une puissance ennemie ou des terroristes s’intéresser à des travaux de physique fondamentale.

    Dans un profond soupir, elle se redressa.

    — De surcroît, il est apparemment resté dans la maison. Il ne s’est quand même pas fait kidnapper dans son bureau, Jacob aurait entendu quelque chose.

    — Un meurtre ?

    — Avec quel mobile ? interrogea Tacy en haussant les épaules.

    — Voilà ce que nous tâchons de découvrir. Où étiez-vous samedi après-midi, Madame Grey ? Et votre fils ?

    Elle plissa les yeux en le fusillant du regard.

    — Vous nous suspectez ?

    — Il s’agit d’une simple question dans le cadre de l’enquête, se justifia-t-il.

    — Comme nous vous l’avons déjà dit, nous

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