Le PETIT CAILLOU DE LA MEMOIRE
Par Monique Durand
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À propos de ce livre électronique
Monique Durand
Veteran broadcaster Monique Durand has been working at the Canadian Broadcasting Corporation (CBC) since 1982, first as a journalist and later as a director and producer. Pursuing a keen interest in international development and humanitarian aid, she has created several radio series in developing countries, including investigative pieces on women in war, human rights and social justice. Her work has led to invitations from around the world to lecture on international issues. In addition, Durand’s literary credits extend to screenwriting and translation; she also published a series of short stories in 1998. La Femme du peintre The Painter’s Wife, published in France in 2003, is her first novel. Durand now divides her time between North America and Europe.
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Aperçu du livre
Le PETIT CAILLOU DE LA MEMOIRE - Monique Durand
Monique Durand
LE PETIT CAILLOU
DE LA MÉMOIRE
Roman
Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière
du Gouvernement du Canada
par l’entremise du Conseil des Arts du Canada,
du Fonds du livre du Canada
et du Gouvernement du Québec
par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition
de livres, Gestion Sodec.
Mise en page : Claude Bergeron
Couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 1er trimestre 2016
© Éditions Mémoire d’encrier
ISBN 978-2-89712-333-8 (Papier)
ISBN 978-2-89712-335-2 (PDF)
ISBN 978-2-89712-334-5 (ePub)
PS8557.U732P47 2016 C843’.54 C2015-941592-6
PS9557.U732P47 2016
Mémoire d’encrier • 1260, rue Bélanger, bur. 201
Montréal • Québec • H2S 1H9
Tél. : 514 989 1491 • Téléc. : 514 928 9217
info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com
Fabrication du ePub : Stéphane Cormier
De la même auteure
Eaux, Montréal, Leméac, 1998.
Eaux (édition augmentée), Paris, Le Serpent à Plumes, 1999.
La Femme du peintre, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003.
The Painter’s Wife, Vancouver, Talon Books, 2006.
Carnets du Nord, Sept-Îles, Monique Durand et Grénoc, 2012.
À chaque génération qui disparaît,
c’est un peu du monde qui sombre.
Laurent Gaudé
À cette race d’hommes et de femmes en bois dur
qui n’existera plus, n’existe déjà plus.
Quelque chose de nous s’éteint avec elle.
PREMIÈRE PARTIE
William de la Pointe-au-Mélilot
Un
Il grimpe dans la pénombre. La côte est pentue. Il grimpe avec l’agilité de ses huit printemps, fouillant la terre, s’accrochant aux racines, aux pierres et aux arbustes. « Il est fait en caoutchouc celui-là! », disait sa mère, Anne, devant ses singeries. La lune brille au-dessus de la montagne. C’est l’un de ces soirs où lune montante et soleil descendant se télescopent. Le petit William la voit bien, toute ronde, quand il dégage les branchages devant lui et lève les yeux au ciel, bleu acier. Il revient du moulin où, à cette heure, la délivrance a sonné pour les hommes qui fument, se détendent et attendent d’aller manger à la cookerie. « Va porter ça à ton père en haut », lui avait demandé Anne, en lui tendant une enveloppe scellée. Étienne bûchait pour la Sullivan au Sault-au-Castor, à une dizaine de kilomètres dans les montagnes.
Son corps menu se hisse dans la grande côte, au cœur de cette forêt qu’il connaît par cœur, du haut de ses quatre pieds deux pouces. De temps à autre, il lance un œil sur la lune, un repère. Mais son regard revient vite aux entrailles de la pente escarpée dont des morceaux déboulent sous lui, à chaque palier de son ascension. En quittant les hommes du moulin tout à l’heure, William a pris un raccourci afin de rentrer plus vite chez lui où sa mère l’attend pour le repas du soir. Après avoir gravi la montagne, il lui restera trois milles à faire jusqu’au village, au bord de la mer. Il grimpe avec la souplesse d’un contorsionniste, lézard zigzaguant dans cette heure entre chien et loup, ventre collé contre le pouls de la terre.
Il grimpe. Il grimpe. Maintenant le ciel est tout noir. Tout à coup, deux énormes yeux sont là juste devant lui, son cœur s’agite, il l’entend cogner dans sa poitrine, deux yeux énormes le fixent, globes terrestres où il y a les eaux et les continents du monde dessinés. Il voit la lune se refléter sur le panache de l’énorme bête. Les sabots des grosses pattes sont presque sur lui : il pourrait les toucher.
William, la poitrine haletante, saisit sa carabine, l’épaule et tire entre les deux disques allumés comme des feux blancs. Pourra-t-il esquiver la masse de l’orignal qui s’effondre? Un peu de sa bave l’a atteint, lui le petit William des forêts, huit ans d’âge, qui pleure maintenant à gros bouillons.
Il s’étend sur la bête toute chaude et pas encore morte. Il sent le gros cœur pulser sous lui. Il pleure tout haut. Puis le cœur de l’animal bat moins vite. Les sanglots de William se calment un peu. Puis plus rien. Le cœur du monstre s’est arrêté. William, prostré, ne pleure plus, plaqué contre l’énorme cervidé endormi, le nez dans ses longs poils drus. La lune luit au-dessus de leurs deux corps mêlés.
Deux
William redescend la montagne. Il déboule, roule sur lui-même, court annoncer la nouvelle à son père au moulin : il vient de tuer le premier orignal de sa vie, à huit ans il est devenu un homme.
Sa carabine, presque aussi longue que lui, est sa seconde peau. Son père lui a recommandé de ne jamais s’en séparer en forêt, avec, dans le chien, une balle prête à servir. Au cas où. Il n’aura qu’à appuyer sur la détente. On ne sait jamais. Pour se protéger, oui, mais surtout pour fournir la maisonnée en viande fraîche.
William dégringole tout ce qu’il avait mis de longues minutes à escalader tout à l’heure. Il revoit les deux globes du monstre, son père le croira-t-il? Et les hommes du moulin? Il leur montrera la bave sur sa manche, leur décrira le lieu exact, la pierre précise, la position de la lune, leur dira le nom de chaque arbre. Il essaiera de retenir ses larmes devant les hommes du moulin et devant son père. Il a juste à prendre un grand respir, il y arrivera! Sa mère, elle, réussit la plupart du temps à ravaler les siennes. Pas toujours.
Il a souvent vu sa mère pleurer de fatigue. « Ta mère est juste au coton, mon ’tit homme. » Ou d’inquiétude, en pensant à Étienne. « J’me fais du sang de punaise pour ton père. » Une fois, elle avait simplement voulu boutonner le manteau de William qui sortait souvent le cou à l’air en plein hiver. Le garçon avait soupiré, comme excédé par la sollicitude de sa mère. Pas besoin d’attacher ses boutons pour aller dehors! Anne avait fondu en larmes. Et le petit William en était resté figé. C’est fou, se dirait-il, des années plus tard, ce que la vie nous fait parfois des petites culpabilités idiotes, alors qu’il y en aurait peut-être de plus graves, petites culpabilités presque niaises, mais indélébiles comme des taches de graisse sur un habit pâle, qui nous pourchasseront jusqu’au tombeau.
William est à bout de souffle. Il court encore, esquivant les arbres devant lui, les branches d’épinettes qui pourraient lui crever les yeux, enfilant pistes et sentiers, sous la lune qui lui ouvre des chemins inespérés. Comment l’annoncera-t-il à son père? Tout de suite, en cherchant son souffle? Ou quand il n’entendra plus le sang battre à ses tempes et que des mots intelligibles seront mieux à même de sortir de sa bouche? Prendra-t-il son père à part? Ou le dira-t-il devant tous les autres? Toutes ces questions se bousculent en lui pendant qu’il avale sa route, évitant ravins et souches mortes et sautillant comme un lapin.
Le moulin du Sault-au-Castor est en vue. La lumière des fanaux paraît et disparaît entre les arbres. Les voix des hommes parviennent jusqu’à ses oreilles, allant et venant avec le vent. William ne sent plus son corps qui maintenant volette, telle une feuille qui s’en va atterrir sur le pas d’une porte.
À la cookerie plusieurs hommes sont en train de manger. Mais d’Étienne pas. Alors William se précipite au camp numéro 2 où son père a installé ses pénates. L’homme est bien là, penché sur un morceau de papier dans le feu blafard de sa lampe. Le garçon s’est arrêté net. Ce masque-là, il ne le reverra plus jamais.
Le visage d’Étienne est barré d’une longue larme qui descend sur sa joue et brille dans la lumière bleue qui vacille à côté de son lit de fer. Il vient de relire le mot d’Anne. La nouvelle sème le désarroi au village. La Sullivan fermera l’usine du Sault-au-Castor dans 15 jours. La crise sévit partout. Jusqu’à Montréal, où des milliers de familles comptent sur le Secours direct pour survivre. « Le pire, écrit Anne, c’est que le village a été mis au courant avant vous autres, les travailleurs, au Sault. »
La Sullivan s’en va. Mais elle gardera un employé au barrage. Les turbines continueront d’alimenter le village de la Pointe-au-Mélilot en électricité. « C’est au moins ça », avait conclu Anne. Puis elle avait ajouté, avant de signer : « T’en fais pas trop, mon Étienne. Je t’attends. Avec la lumière. »
Trois
Ce que William aime par-dessus tout, c’est faire un feu au bord de la grève. Dans les soirs sans vent, quand la fumée monte droit vers les galaxies, cylindre d’abord compact puis s’évasant doucement jusqu’à se dissoudre dans l’air. Ces feux-là le consolent de tout. Des feux bien ronds et bien nourris, pas trop gros, juste faits pour lui et quelques étoiles, où le menu brasier est réparti avec un certain équilibre. Il a parfois de la difficulté à les démarrer. Après des jours de pluie par exemple. Les bois de mer sont encore humides. Mais sa petite victoire n’en est que plus savoureuse quand montent, dans le bruit des vaguelettes venues mourir sur le sable, les premières flammes qui tiendront le coup.
Il va ériger ses feux sur la pointe la plus extrême qui s’avance dans la mer, un