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LES BLESSURES DU SILENCE
LES BLESSURES DU SILENCE
LES BLESSURES DU SILENCE
Livre électronique391 pages5 heures

LES BLESSURES DU SILENCE

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À propos de ce livre électronique

Albertine, sa fille Nicole et sa petite fille Laura, ont en commun une vie amoureuse remplie de soubresauts. Carmen Robertson, dont la plume est bouleversante et efficace, nous plonge habilement au cœur des épreuves et des joies de ces trois femmes pour mettre en lumière la complexité des relations mère-fille.
 
La grand-mère, Albertine, est mariée au maire du village, un homme méprisant et redoutable ayant commis des gestes abominables. Nicole, issue de cette union malheureuse, refuse de dépendre d’un homme et se jette à corps perdu dans une carrière exigeante dont sa fille, Laura, conçue avec un amant de passage, souffrira. En effet, celle-ci devenue jeune adulte, tentera de comprendre les liens du passé et ses conséquences sur sa propre vie. Elle s’attache à sa grand-mère qui lui laissera en héritage son journal, ses souvenirs, desquels elle essaiera de se bâtir un avenir. Arrivera-t-elle à dénouer la trame de cette histoire ayant eu des répercussions sur sa mère tout comme sur elle-même?

Avec doigté et beaucoup de sensibilité, l’auteure nous plonge dans trois époques différentes aux atmosphères bien rendues.
LangueFrançais
Date de sortie8 avr. 2015
ISBN9782894559567
LES BLESSURES DU SILENCE
Auteur

Carmen Robertson

Carmen Robertson habite à Québec. Elle a fait des études en littérature, puis en orientation scolaire et professionnelle. Elle a pris sa retraite en 2006 pour se consacrer entièrement à l’écriture; en 2010, elle a terminé une maîtrise en création littéraire.

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    Aperçu du livre

    LES BLESSURES DU SILENCE - Carmen Robertson

    époux

    1

    Août 2011

    L’hydravion effectue un virage et le chalet apparaît enfin, tout juste un point blanc à la jonction du lac et des vagues d’épinettes noires. Quelques minutes plus tard, les flotteurs mordent dans le plan d’eau, faisant gicler l’écume, tandis que le chalet grossit à vue d’œil. Le pilote coupe les moteurs et l’appareil glisse en douce jusqu’à la plage.

    Dans le silence incongru qui fait suite au vacarme assourdissant de l’engin, les trois femmes se taisent encore, sans doute à l’affût des souvenirs rameutés par cet instant : douceur, nostalgie, appréhension, un mélange de tout cela, peut-être.

    Pour Albertine, l’émotion de ce retour ne pourrait se résumer par un mot. Son cœur bat des ailes. Bien sûr, faiblement, ce ne sont plus les grandes ailes de sa jeunesse. Peu importe, ça palpite en elle, ça bat la vie. Elle est émue, oui, touchée plus qu’elle ne l’aurait cru par ce lieu où elle sait venir pour la dernière fois. Des éclats de rire lointains, des cris diffus, émanant d’une époque à la fois proche et révolue, couvrent momentanément les bruits de la manœuvre d’accostage.

    Bon ! Trêve de rêvasserie. Albertine doit se déloger de sa position incommode. Elle déboucle la ceinture de sécurité et s’emploie à rassembler ses forces pour parvenir à se lever du siège, s’extirper de la carlingue, atteindre le flotteur, se glisser jusqu’à l’avant sans perdre l’équilibre et enfin toucher terre. Prouver à ces jeunettes que, malgré ses quatre-vingt-onze ans tout frais sonnés, elle n’est pas trop vieille pour ce genre d’expédition ! Nicole, déjà à l’extérieur, l’attend pour lui prêter main-forte. Laura tente de calmer sa surexcitation tout en assurant les arrières. Ainsi encadrée et fouettée par l’orgueil, Albertine pose finalement le pied sur le sable blond. Elle se masse un moment les reins tandis que Nicole et Laura s’activent à attraper des mains du pilote les monceaux de bagages et de provisions que nécessite une semaine de séjour dans un coin aussi reculé.

    Consciente de son inutilité, Albertine remonte le court sentier bordé de quenouilles, gravit lentement les trois marches du perron en s’agrippant à la rampe et déverrouille la porte avec une certaine appréhension. On ne sait jamais dans quel état on va retrouver les lieux. Les fils de Rose, qui sont venus y chasser l’automne dernier, ont sans doute remis les lieux en ordre, mais l’hiver est propice aux visiteurs inopportuns – cambrioleurs, vandales ou rongeurs –, qui peuvent faire de sacrés dégâts. Tout semble pourtant normal, même la poussière que ses pas soulèvent dans un rayon de soleil. Quel silence ! À peine entamé par un chant d’oiseau, une branche que le vent agite contre le toit et, au loin, le rire de Laura. Le fantôme de Rose traverse la pièce, lui sourit... Un bruit de moteur crève soudain cette bulle de paix, emporte l’image de l’amie disparue.

    Le débardage est terminé. Les filles vont bientôt faire irruption. Albertine soupire et commence à rouler avec précaution les draps poudreux qui couvrent les meubles.

    — Mamie, assois-toi, on va faire ça ! lance Laura, une pile de boîtes appuyée contre la poitrine, et dont ne dépasse que sa belle tête aux grands yeux bruns.

    — Parce que, toi aussi, tu crois que ta pauvre grand-mère est une vieille finie qui aurait mieux fait de rester chez elle plutôt que de venir vous encombrer dans ce chalet !

    — Mamie ! s’exclame Laura, l’air désolé.

    Laura laisse tomber sa charge, soulevant un grand nuage, sans perdre de vue sa grand-mère, dont elle ignore pour l’instant si elle blague ou si elle est réellement irritée.

    Le sourire moqueur qui pointe au coin des lèvres d’Albertine la rassure à moitié.

    — Bon, d’accord, tu ne penses pas que je suis mûre pour les oubliettes. Mais si tu ne veux pas que cette fatalité me tombe dessus, laisse-moi bouger. Je connais mes limites, tu sais. Elles sont bien assez nombreuses comme ça, d’ailleurs, conclut-elle d’un ton grognon en reprenant sa tâche.

    L’entrée fracassante de Nicole qui, d’un solide coup de hanche, envoie valser la porte contre le comptoir de la cuisine, les fait sursauter toutes deux. La femme athlétique lourdement chargée remarque elle aussi les draps en boule dans les mains de sa mère.

    — Laisse faire, maman, je verrai à ça tout à l’heure.

    La vieille et sa petite-fille pouffent de rire. Nicole, perplexe, observe un instant ces deux complices qui semblent se foutre joyeusement de sa gueule. Elle ne va pas se froisser pour si peu. Elle hausse les épaules et se remet au boulot. Il y a tous ces effets encore à rentrer. C’est inimaginable ce qu’une simple petite semaine à la pêche peut requérir comme matériel pour satisfaire les besoins de trois femmes... Et puis, c’est elle qui devra s’occuper de brancher le système solaire et les bonbonnes de gaz, allumer les pilotes des appareils ménagers, actionner le treuil pour glisser les chaloupes à l’eau, installer les moteurs, sans compter les inévitables surprises auxquelles elle devra faire face. Son barda jeté en vrac sur le plancher de bois, elle sort dans un claquement de porte.

    — Ne laisse pas superwoman toute seule avec les bagages, ma grande, ironise Albertine.

    — J’y vais, dit Laura tout en fronçant les sourcils, une fois de plus agacée par l’attitude grinçante de sa grand-mère à l’égard de sa mère.

    Albertine regarde s’éloigner la jeune femme. Cette petite est vraiment le grand amour de ses vieux jours. D’une vie qui tire à sa fin. Ou plus exactement dont elle appelle la fin. Avant que la déchéance l’accule à la dépendance des services publics, aux couches, aux ordres, au manger mou et à la compagnie de pires qu’elle. Pour écourter l’ennui qui gangrène ses jours depuis le départ de Rose. Parce qu’elle a fait son temps, voilà tout ! Il y a néanmoins cette petite, qui l’adore. Il faudra pourtant qu’elles se séparent, un jour ou l’autre. Pourquoi pas maintenant, pendant qu’elle arrive encore à entretenir sa maison et à tenir une conversation ? Bon, pour le moment, vaut mieux s’activer.

    La grande femme, que les ans n’ont pas réussi à courber, se redresse un peu, remue ses épaules, exécute quelques mouvements de tête pour dénouer ses articulations et reprend lentement le ramassage des draps. Puis elle entreprend de vider les boîtes et d’en ranger le contenu sans chercher à arrêter le flot continu des souvenirs que ces gestes, tant de fois répétés, font affluer.

    Des rires la tirent de sa nostalgie. Dehors, mère et fille se taquinent, s’arrosent. Laura pousse des cris de gamine. Qu’elle est jeune encore et, pourtant, comme le temps a passé vite ! Hier, elle n’était qu’un minuscule poupon dont le regard avait changé sa vie. Voilà qu’elle est adulte, étudiante universitaire !

    ***

    Elles se sont laissées tomber dans les chaises Adirondack, au bout du quai. Le chalet a été dépoussiéré, ses différents équipements ont été mis en route, les bagages défaits et rangés dans les chambres respectives. Tandis qu’Albertine achevait l’aménagement de l’intérieur, Nicole et Laura ont réparé un carreau brisé, coupé quelques branches nuisibles et ont même eu le temps d’extraire du lac une demi-douzaine de belles mouchetées, dont elles se régaleront au souper. Crevées, elles prennent leur première pause de la journée, que chacune semble savourer.

    Le soleil d’août baisse rapidement. Le jour posera bientôt sur leurs épaules son voile de fraîcheur. Le lac, tous frissons estompés, dédouble le paysage, créant l’impression d’une parfaite harmonie entre le liquide et le solide, le visible et l’invisible, comme deux faces inversées d’une même réalité. Deux huards glissent silencieusement, recopiés à l’envers, eux aussi. Les chants d’oiseaux accentuent la quiétude du soir. Une grande paix descend sur toutes choses. Comment n’en serait-il pas de même pour les humains ?

    Depuis quand boude-t-elle ce plaisir, huit ans, neuf ans ? Depuis la mort de Rose. Sa Rose... comme elle lui manque. Son départ avait miné son désir de vivre. Elle en avait perdu le goût du chalet, le goût de tout, en fait. Son retour au lac, s’il lui procure un certain plaisir, lui a cependant été dicté par la proximité de la mort, le souhait de clore des chapitres de sa vie, de préparer son départ. Une dernière fois, poser ses pas dans ses propres traces, peut-être trouver d’ultimes réponses, alléger les regrets et les remords. Voilà, elle aimerait tant mourir apaisée, se dire qu’elle a fait de son mieux, que ce n’était pas si moche. Est-ce possible au terme d’une existence façonnée par tant d’épreuves, de manquements, de compromissions ? Y a-t-elle seulement droit à cette quiétude réservée à ceux qui n’ont rien à se reprocher ? Pourrait-elle se pardonner, pardonner à la vie et partir en paix ?

    Albertine jette un coup d’œil à la dérobée. La mère et la fille, perdues dans leurs pensées, semblent sereines pour le moment si elle en juge par les fronts lisses, les yeux mi-clos, les mâchoires détendues. Mais la faim se fait sentir, et l’estomac de l’aïeule gargouille assez fort pour être entendu de Laura.

    — Pauvre mamie, tu es affamée ! Moi aussi. Allez, mes vieilles, faut rentrer pour préparer le souper, claironne Laura, l’air espiègle, sachant combien sa mère déteste cette épithète.

    — J’vais t’en faire une vieille, moi, tonne Nicole, fonçant sur Laura, laquelle s’éclipse aussi vivement qu’une truite à la vue de l’épuisette.

    Cependant, Nicole lâche rapidement prise. Une femme de presque cinquante-trois ans ne peut rivaliser avec cette pouliche. Elle aura bien sa chance de lui faire ravaler ses paroles, à sa chère fille. Elle revient sur ses pas, sourire aux lèvres, et tend la main à Albertine qui peine toujours à s’extraire des profondes chaises de bois. Elles cheminent en silence, côte à côte, Nicole réduisant la longueur de ses pas et se retenant de passer son bras sous celui d’Albertine, non dans le but de la soutenir – celle-ci en serait offusquée –, mais juste pour la beauté du geste, parce qu’il serait doux de marcher bras dessus, bras dessous comme avec une mère aimante.

    ***

    Le poisson a cessé de mordre depuis un bon moment. Assise dans le fond de la chaloupe, adossée à la proue, le chapeau rabattu sur le visage, Laura semble dormir. Sur le banc arrière, Nicole est entièrement absorbée dans son roman policier. Albertine, que le lancer de la ligne a fatiguée, la laisse traîner derrière l’embarcation, qu’un souffle léger pousse tout doucement vers l’autre côté du lac. À ce rythme, la lente dérive peut facilement durer une demi-heure avant que la chaloupe ne risque de s’échouer et que Nicole doive s’arracher à son Mankell pour relancer le moteur. Albertine replace légèrement le coussin censé protéger ses ischions de la dureté du siège et, soulagée, se laisse aller avec résignation à l’éternel reflux des souvenirs. En cette fin de vie, acculée à son futur comme à un précipice, elle doit bien admettre que son passé, vaste comme une vie, est le seul panorama qui s’offre désormais à elle. Même cette nature qu’elle contemple distraitement, ce lac qui frissonne dans la chaleur de la fin d’après-midi, les épinettes qui l’enserrent comme une clôture dentelée, les huards qui plongent là-bas, près de la rive, les quelques nuages qui se mirent dans l’eau, ce décor est-il bien celui qu’elle regarde à l’instant présent ou n’est-il que la copie de celui des jours passés ? Elle n’a pas à fermer les yeux pour que Rose prenne place à l’avant de la chaloupe, Laura, encore petite, assise au fond, entre ses pieds, qui joue avec les vers. Elle a déjà plus de soixante-dix ans, sa Rose, mais elle ne les fait pas. Albertine n’a pas à forcer son imagination pour retrouver les traits de jeune fille de son amie malgré ses cheveux blancs et la signature du temps sur son visage et sur son corps. Ils survivent, plus pleins, plus mûrs. Ses lèvres remuent, la sonorité de sa voix résonne comme une musique lointaine. Elle éclate de rire en renversant sa tête vers l’arrière. « Tu vas faire fuir les poissons ! » lui reprochait toujours Albertine en rigolant. Le soir, lorsque tombait le vent, elles sortaient parfois se promener sur l’eau. Ces promenades ont donné lieu à des moments intenses, encore si présents pour Albertine, qui se remémore les secrets partagés, les confidences douloureuses livrées au fil des séjours.

    Bang ! La secousse qui accompagne le bruit de la chaloupe heurtant les rochers ramène les passagères à l’instant présent.

    — Oups ! s’exclame Nicole.

    Elle s’empare d’une rame de secours, l’appuie contre la paroi de pierre et, d’une vigoureuse poussée, éloigne suffisamment l’embarcation pour pouvoir remettre le moteur en marche.

    — Qu’est-ce qui se passe ? interroge Laura d’une voix encore embarrassée de sommeil.

    — Oh ! rien de grave, ma belle. On a dérivé jusqu’à l’île, mais y a pas de dommage. Tu t’es pas rendu compte qu’on allait frapper le rocher, maman ? s’étonne Nicole.

    — Ben non. J’avais la tête ailleurs.

    — De toute façon, c’est vraiment pas grave. À la vitesse qu’on allait... On pourrait peut-être pêcher le long de l’île. D’habitude, y en a de la grosse, ici.

    Nicole fait faire demi-tour au bateau pour longer la rive et lance sa ligne vers l’arrière. L’île n’est en fait qu’un pic de granit de dimension modeste, dont une partie est couverte de thé des bois, de quelques arbustes malingres et d’un bouquet d’épinettes naines. De ce côté, l’eau profonde attire les gros spécimens qui font le bonheur de Nicole. Pour sa part, Albertine, soudainement très lasse, ramène lentement sa ligne tout en repensant au drame énigmatique qui s’est joué là trente-cinq ans plus tôt, près de ce rocher, et sur lequel jamais personne ne sera certain de connaître la vérité.

    ***

    Laura lave la laitue en souriant au spectacle qui s’offre à elle par la fenêtre de la cuisine. Sur la plage, sa mère, les deux pieds dans l’eau, vide les poissons tout en s’assénant de vigoureuses claques qui ne peuvent rien contre les escadrons de maringouins ayant attaqué dès la brunante. Elle rentrera tout à l’heure en ronchonnant, mais Laura sait bien que jamais elle ne déléguerait cette tâche à sa fille. Pourtant, elle saurait bien faire, elle aussi. La vérité, c’est qu’elle aime ça, Nicole, fendre le ventre de ces bêtes, leur couper les ouïes, leur arracher les entrailles. Se mettre un peu de sang sur les mains. Peut-être leur donne-t-elle des noms, à ces adversaires qu’elle étripe, pense Laura en souriant. Pas de doute, c’est une battante, sa mère. Et puis, ça fait bien son affaire qu’elle s’acquitte de cette corvée pendant que sa grand-mère dresse le couvert et qu’elle-même achève de déchiqueter la salade.

    Nicole est rentrée en maugréant alors que tout son visage trahissait la fierté des magnifiques prises de la journée : douze grosses mouchetées et trois belles ouananiches. Elles ont enfariné trois truites et ont mis le reste au froid. Le poisson a grésillé dans le beurre chaud pendant que le sancerre retiré de la source glacée reprenait ses sens sur la table. Elles savourent la chair rosée enrobée d’un bouquet subtil fait de sauvignon, de beurre, de basilic. Ça fait comme du bonheur dans la bouche. Un sourire de contentement flotte sur les lèvres.

    — Ça rappelle de bons souvenirs, soupire Albertine.

    — Lesquels ? Dis, mamie.

    — Oh ! aucun en particulier, répond Albertine. Une impression générale.

    — On devrait chacune raconter un souvenir heureux vécu ici, propose Laura. Ça peut être une toute petite chose. Je commence, ajoute-t-elle. Laissez-moi réfléchir... Ah ! oui, c’était en pleine nuit. J’étais pas ben vieille, parce que Jacques venait au lac avec nous. Nous partagions une chambre. Un bruit m’avait réveillée. J’ai vu la silhouette de Jacques devant la fenêtre.

    « C’est quoi ? » j’ai murmuré, effrayée. « C’est les huards. Écoute ça, ma poulette, c’est le plus beau chant au monde. »

    J’ai écouté. Et là, ça m’a remplie de... je saurais pas dire. Ces cris d’oiseaux, ça vibrait, ça venait de près, puis de plus loin, ça se répondait. Je me suis dit que je ne voudrais pas me rendormir avant que ce soit terminé et... je me suis rendormie, conclut Laura pouffant de rire. J’étais assez petite, sept ou huit ans, pas plus. Pour une enfant comme moi, se tenir éveillée...

    — Je m’en souviens, dit Nicole. C’était magique. Ça avait duré longtemps, je dirais une dizaine de minutes. La nuit était saturée par ces chants.

    — Je me rappelle aussi, dit Albertine. Dans l’obscurité, les sons prenaient une ampleur... ces oiseaux devenaient des êtres... comment dire... presque surnaturels.

    Un silence prolonge l’évocation aux accents oniriques de cette lointaine nuit d’été.

    — D’autres bons souvenirs ? suggère Laura.

    — Moi, je garde un très bon souvenir des deux années où Jacques est venu au lac avec nous, avant son mariage. Il est devenu comme un frère pour moi, le frère que j’avais jamais eu et qui m’avait jamais manqué non plus. C’est plutôt une sœur que j’aurais aimé avoir... Au départ, on se connaissait pas vraiment, lui et moi. Quand j’étais jeune, un garçon de huit ans plus vieux... aussi bien dire qu’il n’existait pas. Puis je suis partie à l’université et je suis restée sur la Rive-Nord. Aussi, quand on s’est retrouvés ici tous ensemble, il était presque un étranger. J’avais pas d’attente. Sinon qu’il s’occupe des équipements et, surtout, qu’il me montre comment faire. Il s’est rien passé d’extraordinaire, mais... on connectait. On était sur la même longueur d’onde. Il me traitait pas comme une empotée. Il me faisait confiance. Je dirais que c’est la première fois que j’avais une relation comme ça, égalitaire, amicale, avec un des représentants du sexe qui se croit fort ! Pareil quand on jasait. C’est pas un bavard, Jacques, mais on avait plein de choses à se raconter. J’étais bien avec lui, et je pense que lui aussi était bien avec moi. J’ai presque été jalouse quand j’ai appris qu’il se mariait ! dit Nicole en s’esclaffant.

    Albertine sourit, l’air un peu distrait. Car le souvenir qui la revisite ne saurait être évoqué à haute voix. C’était aussi la nuit. Il faisait un orage épouvantable. Les éclairs se succédaient sans discontinuer. Le tonnerre roulait, grondait, claquait. Rose, que peu de choses effrayaient, mais que la foudre terrorisait, était venue se réfugier dans le lit d’Albertine toujours émerveillée par les déchaînements du ciel. Et elles avaient passé le reste de la nuit serrées l’une contre l’autre, à l’étroit dans le petit lit, somnolant et se réveillant en alternance, chuchotant quelques commentaires, inquiets ou rassurants. Cette sensation, Albertine ne l’a jamais oubliée. Cette chaleur, la rondeur de Rose, son abandon. Albertine aurait tout donné, cette nuit-là, pour être plus enveloppée afin d’éviter à Rose l’inconfort des protubérances osseuses de sa grande carcasse. Par moments, Rose s’affaissait, assoupie, sans doute. Tout comme Laura, Albertine aurait voulu ne plus dormir de la nuit, juste goûter cette impression inconnue, cette expérience inédite du contact avec un corps féminin... bienveillant. Et pourtant, ce bien-être lui-même vainquait sa vigilance et elle retombait dans le sommeil. Au matin, le monde avait retrouvé le grand apaisement qui succède à ses soubresauts rageurs. En se réveillant près de son amie, Rose avait laissé échapper un petit rire indéfinissable. Elle avait posé un baiser rapide sur le grand front d’Albertine et elle s’était levée en fredonnant. Inracontable !

    — Qu’est-ce qui te fait sourire, mamie ?

    — Oh ! Rien. Rien de spécial. Je pensais à Rose. Te souviens-tu, Laura, de son accoutrement de pêcheuse ?

    — Si je m’en souviens ! s’esclaffe Laura en se tapant sur les cuisses. Les vieilles culottes et les chemises trop grandes d’Henri. Elle roulait les manches pis elle rentrait les pantalons dans ses bottes de caoutchouc. Pis son chapeau, une galette informe, décolorée et effilochée. Des plans pour faire fuir les poissons !

    — Mon Dieu ! amanchée comme ça, elle avait l’air d’un Charlie Chaplin rondouillard ! ajoute Albertine en s’essuyant les yeux. Puis, tu te rappelles, quand nous arrivions, elle sortait de son bagage une brassée de conserves de toutes sortes. À se demander s’il lui restait de la place pour ses effets personnels.

    — Ouais, ça je m’en souviens ! Ses confitures aux petites fraises des champs, pis ses biscuits au chocolat. Y a juste toi qui en fais d’aussi bons, mamie.

    — Pas surprenant, ma chérie, c’est elle qui m’a enseigné à les faire.

    — C’était l’fun quand Rose était là, soupire Laura, nostalgique.

    — Hum, c’était plaisant, acquiesce Albertine, songeuse.

    Le silence recueilli, empli de la présence de la disparue, est soudain interrompu par le remue-ménage de Nicole, qui a entrepris de desservir. Bien sûr, pense Albertine, agacée, Nicole n’a jamais vraiment sympathisé avec Rose. Enfant, il lui était arrivé une fois d’être impolie envers son amie, et Albertine avait sévi, malgré les protestations de Rose. Nicole avait bien compris, n’avait jamais récidivé, mais n’avait jamais porté l’amie de sa mère dans son cœur pour autant.

    — Tu sais, Albertine, ta fille, il s’pourrait bien qu’elle envie l’amitié que t’as pour moi et qui saute aux yeux, avait suggéré Rose, quelque temps après cet incident. Des enfants, c’est possessif, des fois.

    Albertine n’avait rien répliqué. Rose mettait le doigt sur une cicatrice dont elle ignorait la sensibilité. Albertine ne lui avait jamais parlé des circonstances entourant la conception et la naissance de Nicole. Mais Rose n’était pas dupe et elle constatait certainement le manque de chaleur qui caractérisait leur rapport mère-fille. Un jour, peut-être...

    ***

    Des vents cinglants les obligent à passer leur dernière soirée devant le feu. Elles se sont entassées sur le divan, la cadette entre ses deux aînées. Elles observent les flammes en silence.

    — Contente de ton séjour, ma chérie ?

    — C’était super, mamie ! On recommencera l’an prochain !

    « Si je suis toujours là », pense Albertine, se bornant à sourire.

    — Et moi, tu ne me demandes pas si j’ai apprécié mon séjour ?

    Albertine jette un bref regard à sa fille. Cherche-t-elle un motif de conflit pour gâcher cette semaine presque parfaite ? Si oui, il ne faut pas mordre à cet hameçon.

    — Eh bien, oui ! je te le demande.

    La réponse tarde suffisamment pour que deux visages se tournent vers elle.

    — Ouais, ouais, ça a été de très bonnes vacances, déclare-t-elle enfin.

    Les épaules de Laura se relâchent. Albertine sent l’air, un instant bloqué, affluer à ses poumons.

    — Ça n’a pas été facile à caser dans mon agenda, pourtant. J’ai dû faire des acrobaties. Et je vais la payer cher, cette escapade-là...

    — Tu nous avais pas dit ça, maman ! s’étonne Laura.

    — Hum... que veux-tu, ma grande, avais-je le choix ?

    Laura observe sa mère, perplexe, tandis qu’Albertine prend bien soin de rester à l’écart de l’échange. La vieille avait proposé ce voyage à sa fille, laquelle avait acquiescé sans hésitation apparente. Mais elle n’est pas surprise des sous-entendus de Nicole ; il vient toujours un moment dans leur relation où elle dépose un fruit empoisonné dans le panier. C’est plus fort qu’elle. S’agit d’éviter d’y mordre, de faire diversion, ce à quoi s’attaque Albertine sur-le-champ.

    — Alors, les filles, quels sont vos projets au retour ? Quand reprends-tu tes cours à l’université, Laura ?

    L’embarras de Laura se reporte maintenant sur sa grand-mère. La manœuvre est un peu lourde, les fils gros comme des câbles. Pourtant, ne sachant comment lubrifier ce lien grinçant, elle joue le jeu.

    — La rentrée est fixée au 8 septembre, dans quatre semaines. J’ai hâte. C’est trippant, l’anthropologie ! Surtout mes cours sur les Amérindiens.

    Albertine relève les sourcils.

    — Ça parle de quoi, ces cours ?

    — De leur mode de vie, de leur cosmologie, de religion, si tu veux.

    — Wow ! Tout un sujet, ma grande ! lance ironiquement Nicole à sa fille. Tu vas mettre épais de beurre sur ton pain avec une telle science !

    — Maman, proteste Laura, ne recommence pas avec ça. Je fais les études qui me plaisent. Y a pas que l’argent dans la vie !

    — OK, OK, j’dis plus rien, retraite Nicole en se calant dans son coin du divan et en fixant les flammes.

    Dans le lourd silence qui met fin à cette brève escarmouche, Laura repense à l’engueulade que lui avait servie sa mère, l’été dernier, lorsqu’elle l’avait informée de son inscription.

    « L’anthropologie ! Après avoir papillonné en lettres, en traduction et en études anciennes, c’est tout ce que t’as trouvé ? Mais bordel de merde, Laura, tu gagneras jamais ta vie avec ça ! Quand vas-tu descendre de ta planète et commencer des études utiles qui t’ouvriront les portes d’une carrière ?! L’anthropologie ! Une fabrique de rêveurs, de pelleteux de nuages ! Non, mais, ça s’peut pas ! Tu perds ton temps et le temps, c’est précieux ! »

    Rien que d’y penser, Laura sent remonter en elle le flot des arguments véhéments qui lui étaient montés aux lèvres. « Tu peux bien parler de réussite, maman ! Qu’est-ce que ça signifie au juste réussir sa vie ? Accéder à des postes importants en tassant du pied ceux qui gênent ? Balayer de son chemin les amants et les amies qui grugent trop de ce précieux temps ? Intriguer pour placer ses pions ? Envoyer sa fille dans les meilleurs camps de vacances parce qu’on n’a pas le temps de prendre congé ? Hein, maman, c’est ça la réussite ? C’est ça que tu veux pour moi ? Et te demandes-tu ce que je veux faire de ma vie, moi, ce qui va me rendre heureuse ? »

    Mais elle s’était tue. Nicole n’aurait pas compris que les modèles de vie de ses aînées représentent tout ce qu’elle refuse pour elle-même. Elle veut être libre ! Ne dépendre de rien ni de personne, et surtout pas de l’argent. Elle ne sait pas encore exactement ce qu’elle rêve de devenir, mais sait parfaitement ce qui la tuerait. Obéir à un mari, faire des ronds de jambe à un patron, entrer dans le cadre, se mouler sur des règles édictées par ceux qui tirent les ficelles et s’en mettent plein les poches ! Elle fera autre chose, suivra son chemin... Si butée, tellement péremptoire, madame la sous-ministre...

    Dans un vaillant effort pour ramener l’espèce d’harmonie qui a caractérisé ces vacances, harmonie résultant davantage de l’absence d’affrontements que de véritables rapprochements, Albertine se tourne vers Nicole.

    — Et toi, tes projets des prochaines semaines ?

    Nicole lorgne sa mère, méfiante de cet intérêt soudain. Le visage lisse qu’elle croise ne lui donnant aucune piste d’interprétation, elle énumère les tâches qui l’attendent.

    — Un, rattraper le temps perdu. Deux, pousser sur le ministre qui tarde à annoncer la nouvelle politique touristique concoctée par mon ministère. Trois, préparer mon intervention au colloque sur le tourisme, à Paris, dans deux semaines. Bien sûr, je ne parle pas de la poutine quotidienne, des rencontres avec les sous-ministres adjoints et les directeurs généraux, des problèmes d’administration interne et tout le bataclan, notamment un cas de harcèlement que je dois régler dès mon retour, avant que les journalistes n’en soient informés et que ça échappe à tout contrôle.

    — Ouf ! Je ne sais pas comment tu fais pour soutenir un tel rythme, à ton âge, souffle Albertine, que l’énergie démontrée par sa fille épuise toujours.

    — Mais, maman, je n’ai que cinquante-deux ans, cinquante-trois en septembre !

    — C’est ce que je dis, tu as cinquante ans passés. Et tu travailles comme si tu en avais vingt ou trente. Tu devrais penser à ralentir.

    Nicole se contente de hausser les épaules. Une sous-ministre ne peut se permettre de « ralentir », de commencer à se ménager. Si elle ne peut suivre la cadence, alors faut laisser la place aux autres. Et rien n’est plus éloigné de son intention. Elle l’a gagnée, cette place, c’est sa fierté, et elle n’abandonnera pas au bout de cinq ans seulement. Elle compte bien servir quelques années avant de tomber dans le camp des inutiles, ainsi qu’elle conçoit la retraite. Mais vaut mieux se taire, elles ne peuvent comprendre les impératifs d’un milieu dont elles ne connaissent rien.

    La crainte d’abîmer le joli tableau qu’elles ont dessiné toute la semaine les englue à nouveau dans le silence. Durant un long moment, on n’entend plus que le crépitement des flammes et le mugissement du vent.

    — J’espère que ça va se calmer d’ici demain, s’inquiète Nicole en jetant un regard par la fenêtre. Sinon, l’hydravion ne pourra pas se poser...

    ***

    Un pli vertical rapproche les sourcils de Nicole et lui donne cette expression féroce qui, au travail, fait trembler ses collaborateurs. Pour l’heure, la cause en est le brouillard qui couvre le lac. Le vent d’hier s’est calmé, laissant les eaux chaudes de la fin d’été s’évaporer dans l’air glacial de la nuit d’août. Le décor s’est dissous dans la vapeur en suspension. Une rosée abondante suinte des végétaux. Elle déteste ces paysages incertains, tout

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