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Les Enfants du Kangourou: Héritiers de l'Âge de pierre, #2
Les Enfants du Kangourou: Héritiers de l'Âge de pierre, #2
Les Enfants du Kangourou: Héritiers de l'Âge de pierre, #2
Livre électronique455 pages6 heuresHéritiers de l'Âge de pierre

Les Enfants du Kangourou: Héritiers de l'Âge de pierre, #2

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Les Enfants du Kangourou

Le clan de l'île oubliée 2

Des milliers d'années après la grande vague qui a brisé la terre en deux, les membres du clan des Nyunonis commencent à se déchirer. Piyemma, la vieille karadji, cherche par tous les moyens à perpétuer l'héritage des esprits célestes et à maintenir les liens éternels avec la Grande Terre, si loin au-delà de la mer du nord. Pourtant, une nouvelle croyance venue des clans du sud et enracinée dans la nouvelle réalité de Trowenna – la Petite Terre – remet en cause l'existence même du Temps du Rêve. Nipaluna, la propre fille de la chamane, semble se détacher elle aussi des coutumes ancestrales. Mais est-ce la seule raison qui motive la jeune rebelle ?

Depuis des lunes, une idée obsède Woorady, un jeune chasseur du clan des Melukerdee. Un projet si novateur, si stupéfiant, qu'il pourrait totalement bouleverser les traditions. C'est loin de son clan qu'il tente seul d'y donner forme et une aide tout à fait inattendue lui permet d'enfin réussir au-delà de ses espérances. Mais la rencontre improbable qui a lieu modifie irrémédiablement la trajectoire de sa vie car, pour obtenir ce qu'il veut, il doit d'abord tenter une traversée extrêmement dangereuse dont personne n'est revenu vivant.

Que choisiront les jeunes face aux défis infranchissables qui se dressent devant eux ? Que décideront les Anciens, détenteurs de la sagesse du Temps du Rêve, confrontés à des idées contre nature ? Quel destin brutal se dessine pour le clan de l'île oubliée, au bord de l'implosion ?

 

Le clan de l'île oubliée

Inexplorée durant des milliers d'années, l'Australie abrite encore de nos jours de nombreuses cultures parmi les plus anciennes et les plus fascinantes de notre planète : celle des peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres. À la fin du 18e siècle et en quelques dizaines d'années seulement, la colonisation met brutalement fin à un mode de vie aussi vieux que le monde, pulvérisant les traditions, précipitant des peuples entiers dans la guerre, le déclin et le désespoir. Mais au sud de l'immense continent austral, une île vaste et isolée connait un sort plus terrible encore : la disparition totale de sa première nation.

La Tasmanie est le cadre spectaculaire de la série préhistorique « Le Clan de l'Île Oubliée » qui imagine la fondation puis la survie d'un clan fictif au long de nombreux millénaires, avant et après la séparation de l'île du continent. Suivant les changements climatiques et ethniques, chaque livre est l'occasion de révéler les coutumes, les croyances, les légendes, le savoir et la sagesse des Aborigènes à travers les aventures des membres du clan qui doivent faire face à de nouveaux défis. En effet, les peuples gardiens de l'île australe de Trowenna ont élaboré au cours des âges des rituels, des artefacts, une culture incroyablement riche dont nous commençons à peine à entrevoir la complexité et le mystère.

Comment ces femmes et ces hommes du passé ont-ils imaginé la création du monde et réussi à perpétuer leurs coutumes ancestrales ? Quelles techniques ont-ils développées pour assurer leur subsistance loin de la « civilisation » ? Que pouvons-nous apprendre de ce fabuleux héritage que les Australiens d'aujourd'hui redécouvrent et célèbrent ? Autant de questions auxquelles la série « Le Clan de l'Île Oubliée » tente d'apporter des réponses plausibles, étayées par les recherches et l'imagination des Auteurs.

LangueFrançais
ÉditeurCristina Rebiere
Date de sortie23 juin 2024
ISBN9798227358134
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    Aperçu du livre

    Les Enfants du Kangourou - C.O. Rebiere

    Remerciements

    Nous saluons les gardiens traditionnels des terres ancestrales dont nous nous sommes inspirés pour écrire cette œuvre de fiction, et rendons hommage à leurs aînés d'hier et d'aujourd'hui. Nous étendons notre profond respect aux peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres.

    Nous avertissons les lecteurs et lectrices que, pour les besoins du récit et la compréhension de certains aspects de l'Histoire, nous utilisons parfois des noms de personnes décédées.

    Enfin, nous dédions ce livre et la série Le clan de l'île oubliée à toutes celles et ceux que la colonisation a brutalement affectés en Australie et ailleurs, tout particulièrement les Aborigènes et les clans de la merveilleuse Tasmanie.

    Que leur culture millénaire et leur sagesse nous inspirent !

    Les Auteurs.

    1.

    Piyemma

    La peau brune, presque noire, une frêle silhouette était penchée depuis l'aurore au sommet de la falaise près de la plage. Assise sur une plateforme minérale battue par le vent et l'écume, ses mouvements répétitifs étaient précis et généraient à chaque fois un petit crissement d'usure. Le va-et-vient des mains ridées cramponnées au galet de granit durait depuis des heures. C'était un travail particulièrement difficile, mais la vieille femme ne voyait pas le temps passer, complètement plongée dans les sillons courbés de la largeur d'un doigt qu'elle traçait sur la surface dure. De temps en temps cependant, il lui fallait marquer une pause pour continuer à creuser ce nouveau cercle qu'elle s'était proposée de faire apparaître, collé à la multitude d'autres formes rondes, dont certaines étaient percées d'un trou au centre. Un nouveau cercle de vie qui symbolisait la fin d'une année et le début d'une autre.

    Alors, presque à regret, elle repoussa ses longs cheveux blancs ballottés par le vent du large, jetant à peine un regard sur les vagues qui naissaient de bien loin, de là d'où était venu son peuple : de la Grande Terre. Puis elle posa son galet, plia sa jambe droite, basculant son torse en avant pour enfin se lever avec quelque difficulté en se poussant à l'aide de ses avant-bras et de sa jambe valide. Son grand âge commençait à se faire cruellement sentir, mais Piyemma possédait cette volonté-là qu'elle cultivait chaque jour et qui l'aidait à dépasser les instants où les souffrances se rappelaient à elle, telles des aiguilles d'os transperçant son corps. Cette volonté inflexible de perpétuer le message du temps du Rêve et des esprits célestes, en dépit de tout, notamment du doute cosmogonique qui commençait à se frayer un chemin jusqu'ici, en provenance des autres clans du sud. Elle cracha par terre en pensant à ces idées stupides et ridicules. Rien n'aurait pu la faire dévier de sa mission dont l'antique Collier de Coquillages, fermement noué autour de son cou, témoignait chaque jour. Même s'il fallait en changer régulièrement la corde, même s'il fallait parfois en remplacer quelques coquilles dont certaines se fracturaient pour se réduire en poussière, le bijou précieux demeurait le lien irremplaçable qui unissait le présent aux éons du passé. Le symbole du clan. Et les rituels et cérémonies de son peuple faisaient partie du monde immuable de Piyemma.

    Ainsi, le marquage des rochers sur les falaises et les plages était un rituel sacré qui s'était perpétué de génération en génération depuis que Lowinné, la première karadji Nyunoni, en avait décidé ainsi. La renommée de cette première cheffe légendaire avait survécu par-delà les siècles. On la racontait souvent lors des veillées. On rejouait régulièrement les scènes et les danses qui célébraient sa décision d'unir deux anciens clans pour en fonder un nouveau. Même les déplacements successifs du clan de plus en plus loin vers le sud pour fuir la montée des eaux n'y avaient pas mis fin. Et Piyemma ne manquait pas d'interpréter elle-même lors des cérémonies la danse de Lowinné, dont elle avait hérité le collier à travers les siècles, mimant la jeune femme aux prises avec les vagues géantes qui avaient brisé puis inondé l'isthme, donnant naissance à la Petite Terre. C’était là que son peuple demeurait désormais ainsi que d'autres clans. Le lien entre la Grande Terre et la Petite Terre ne devait surtout pas disparaître, Piyemma s’était juré qu’elle y veillerait.

    La femme baissa les yeux pour contempler la progression de son labeur. Selon la vision de Lowinné, ces cercles de vie gravés sur la pierre rappelaient aux humains toutes les existences que Jaripiri, le Grand Serpent Arc-en-ciel, avait créées en répandant sa semence sur les choses et les créatures de ce monde, ici-bas. Il incombait donc au karadji de chaque clan de marquer les rochers, de tracer des lignes lorsque des ruptures intervenaient dans la vie de la tribu. C'était une tâche harassante qui lui revenait à elle seule, depuis qu'elle avait était choisie pour ce rôle par son clan millénaire, il y avait de cela toute une vie. Depuis, fidèle à sa glorieuse ancêtre Lowinné, elle n'avait cessé de transmettre l'enseignement des esprits célestes sur ces rivages du nord-est extrême de la Petite Terre, là où s'étendait désormais le territoire des Nyunonis.

    Se déplaçant la plupart du temps d'un seul pas pour changer d'angle et de posture, Piyemma reprit son travail après s'être rassise en ignorant avec morgue les morsures internes dans ses articulations. Sous les ardeurs du soleil, la position de la graveuse était souvent difficile à tenir car la grande pierre plate était penchée sur le côté, assez éloignée de l'horizontale. Ces efforts complexes sollicitaient tous ses muscles et la faisaient transpirer. Les gouttes de sueur perlaient sur sa peau sombre et elle avait chaud. En outre, ses yeux ne voyaient plus aussi bien et il lui fallait souvent se reculer pour mieux distinguer le sillon et déterminer l'endroit précis où percuter la pierre d'une encoche qu'il lui fallait ensuite agrandir. Aussi, un certain vertige la prenait parfois, contre lequel elle avait trouvé la parade. Pour échapper au malaise, il lui suffisait de relever la tête et de regarder au loin un long moment, vers la Grande Terre invisible, celle que les inexorables eaux montantes voulaient ravir à son peuple, l'éloignant chaque année un peu plus.

    Totalement concentrée sur sa tâche, plissant les paupières et se déportant légèrement pour tenter d'y voir plus clair, la vieille karadji se remit à chantonner tout en gravant le large rocher plat, presque indifférente au bruit incessant du ressac en contrebas. En effet, les vagues de la mer du nord continuaient de frapper la falaise avec force. Les cris stridents des mouettes et des albatros finirent par attirer son attention. Quelque chose se passait un peu plus bas. Elle se leva et contempla le paysage. Le sable d'un blanc immaculé renvoyait la lumière du soleil et les oiseaux marins s'étaient rapprochés, attirés par une légère agitation. Certains s’avançaient prudemment en marchant le long de la plage sur leurs pattes graciles, d'autres préféraient surveiller ce qui se passait en volant quelques mètres au-dessus du sol. Piyemma tourna les yeux sur sa droite et aperçut l'objet de la convoitise des volatiles affamés : une barque d'écorce venait de surgir en direction de l'embouchure de la rivière qui se jetait dans la mer. À son bord, deux hommes de son clan, tous deux barbus et couverts de leur cape d'opossums pour se protéger des embruns. Au pied de celui qui poussait l'esquif avec un long bâton, du poisson. Elle se redressa, bombant le torse pour que sa voix portât assez loin.

    — Hé ! Où allez-vous comme ça ?! leur cria-t-elle.

    Les deux hommes tournèrent vivement la tête, cherchant du regard d'où provenait la voix familière et autoritaire de leur karadji. Ils la localisèrent rapidement en hauteur, connaissant bien la proximité du sanctuaire aux cercles de vie.

    — Vers le large ! lui répondit le pilote, tenant fermement sa gaffe pour stabiliser la barque. Nous allons pêcher en appâtant les raies avec ce peeggana* noir pris dans la rivière ! précisa-t-il en montrant le poisson à courte queue et à longue nageoire dorsale qui gisait dans leur canot.

    Le deuxième homme tendit en l'air une longue sagaie qu'il agita pour illustrer ce qui allait suivre. Le bout de l'arme de jet comportait trois longues dents écartées : des pointes acérées durcies à la flamme.

    — Très bien ! Que Jaripiri vous accorde une bonne pêche ! lança-t-elle en esquissant un demi-sourire.

    Les deux pêcheurs inclinèrent respectueusement la tête, se préparant à affronter les vagues de la marée descendante. C'était le moment privilégié pour aller capturer les raies au harpon, et ils allaient une nouvelle fois répéter les mêmes techniques que les esprits célestes avaient enseignées à leurs ancêtres.

    Piyemma s'installa convenablement pour regarder la partie de pêche, décidant de reprendre ses travaux un peu plus tard. Lorsqu'elle en avait ainsi l'occasion, elle aimait observer les membres de son clan à l'œuvre. Cela lui permettait deux choses : tout d'abord de s'assurer que les traditions étaient bien respectées – et elle ne manquait pas de rappeler les gens à l'ordre si nécessaire – ensuite de passer le temps tranquillement. De quoi joindre l'utile à l'agréable. Car il était important pour elle d'économiser son énergie vu son grand âge.

    En l'espèce, les deux hommes étaient particulièrement expérimentés et elle savait qu'elle allait assister au spectacle immuable de la pêche dans les règles de l'art. Le sourire aux lèvres, elle ne pouvait s'empêcher de penser au fait que c'était grâce à ces pêcheurs-là que le lien ténu entre la Grande Terre et la Petite Terre existait encore, au prix d'une véritable expédition nécessitant plusieurs semaines de préparation et souvent aux prix de grands sacrifices. Certes pour ramener le poisson au clan, il leur fallait parfois aller un peu plus au large, lorsque la mer était calme. Certains, suffisamment courageux, allaient jusqu'à la petite île inhabitée vers le nord, à un peu plus d'une dizaine de kilomètres. Plus loin encore, il existait un chapelet d'autres îlots de plus en plus éloignés qui s'étendaient jusqu'à la Grande Terre. Elle était allée elle-même sur la terre sacrée des Ancêtres, une fois, dans sa jeunesse, alors que la distance à parcourir en haute mer était moins longue. Mais elle savait que désormais ce périple de plusieurs jours était très dangereux dans une barque d'écorce. D'autant qu'avec la montée de l'océan, le trait de côte ne cessait de reculer, augmentant d'autant plus la durée des traversées et les risques qui menaçaient les navigateurs. Pourquoi les esprits célestes étaient-ils toujours si sévères ? Pourquoi fallait-il que de plus en plus d'hommes et de femmes craignissent de prendre la mer ? N'y aurait-il plus bientôt aucun Nyunoni ayant le courage de se rendre à la Grande Terre ?! La vieille karadji s'y refusait catégoriquement. En effet, le commerce comme lien vital et spirituel était particulièrement important à ses yeux. C'était bien d'une montagne de la Grande Terre située dans le territoire des Woiwurrong que provenaient les pierres verdâtres, que l'on appelle aujourd'hui le schiste vert, et qui permettaient de fabriquer des haches solides utilisées pour la chasse, mais également pour les cérémonies rituelles. En échange, les Nyunonis ramenaient de nombreuses peaux d'opossum et de fourrures de wombat pour les troquer auprès des clans de l'autre côté de la mer. Il fallait donc que les barques d'écorces continuassent leur périple maritime. À tout prix.

    Soudain, l'ahanement bruyant des deux gaillards en bas l'extirpa de sa réflexion : leurs efforts étaient audibles de son poste d'observation et elle posa son galet de granit pour mieux les regarder. Ils commencèrent par hisser leur canot sur le sable. Cela leur fut relativement facile malgré la pente et le sable blanc, tant l'esquif était léger. Fabriquée uniquement grâce à l'épaisse couche ligneuse qui protégeait l'eucalyptus obliqua ou d'autres arbres à écorce filandreuse qui parsèment aujourd'hui encore la Tasmanie, la barque était aisée à confectionner et se prêtait à la navigation fluviale. Avec elle, il était également possible de caboter le long des plages, mais les vagues ne devaient cependant pas être trop hautes pour ne pas risquer le chavirage.

    Lorsque les deux compères eurent tiré l’embarcation suffisamment haut, ils ôtèrent leurs capes d'opossum et les posèrent par terre. Ils s’affairèrent ensuite à couper le Peeggana noir en plusieurs petits morceaux à l'aide d'un silex taillé, directement sur l'écorce de leur barque. Attentive, Piyemma tendait l'oreille : même d'aussi loin, elle aimait entendre le subtil crissement du sable sous la plante des pieds des hommes. Très tôt dans sa vie, les Anciens lui avaient appris à faire chanter le sable en dansant sur la plage tout en appuyant assez fort en bandant suffisamment les muscles des jambes. C'était comme si la plage susurrait des petits cris étouffés, des sons semblables à des couinements d'échidné, tel un instrument de musique géant étalé sur la rive et qu'il suffisait de fouler. Quelquefois, elle aimait convoquer son clan sur cette vaste zone du littoral, près des vagues, pour des cérémonies musicales. Les pêcheurs, quant à eux, n'étaient évidemment pas préoccupés par cet aspect-là de leur activité immédiate, et continuaient leur labeur.

    Ils lancèrent quelques morceaux de viande saignante dans l'eau salée peu profonde puis allèrent se laver les mains dans la mer. Désormais, ils n'avaient plus qu'à attendre, calmement, les pieds dans l'eau, avec leur sagaie-harpon reposant sur leur épaule, prête à jaillir de leur avant-bras replié. Silencieux, les deux hommes scrutaient les eaux cristallines, à quelques dizaines de mètres tout autour d'eux. Quelques minutes s'écoulèrent, le silence interrompu seulement par la petite brise marine venue du nord. Tout à coup, un bruissement se fit sentir un peu plus loin sur la gauche. Un sillage apparu à la surface, fonçant rapidement vers le morceau de chair qui flottait entre deux eaux. Une raie.

    Attiré par les effluves sanguinolents de la dépouille qu'il avait repérée à grande distance, l'animal fonçait directement vers la nourriture facile. Les deux pêcheurs, d'un seul mouvement, détalèrent et se mirent à courir vers leur proie. Le premier qui se trouvait déjà à portée de tir propulsa sa sagaie d'un puissant mouvement du bras, et le harpon parcourut en un éclair les quelques mètres qui le séparaient du poisson plat cartilagineux. Les dents transpercèrent la chair de part en part, immobilisant sur place la pauvre bête. Se balançant maladroitement au-dessus de l’eau, la sagaie se secoua alors dans une danse mortelle, avant de retomber mollement vers la surface de la mer, témoignant de la fatigue puis de l'épuisement rapide de la proie touchée à mort. Le pêcheur chanceux lança des cris de victoire, s'approchant à toute vitesse pour saisir son harpon et sa capture, avant de les ramener vers la barque.

    Le deuxième avait d'ores et déjà compris qu'il n'avait plus à s'attarder sur la première raie et changea de direction dans sa course, propulsant partout des jets d'eau à chaque impact de ses pieds dans la mer. Car il fallait agir vite : tant d'agitation allait faire fuir le poisson. Effectivement, un deuxième petit diable de mer s'approchait également, ignorant totalement le piège dans lequel il allait tomber. Et lui aussi finit au bout du harpon denté de l'habile pêcheur.

    Tous deux revinrent en riant vers la plage, avançant à grandes enjambées avec l'eau au-dessus des mollets. Nul besoin de se presser : d'autres morceaux du poisson noir allaient bientôt faire leur office. Il suffisait de les jeter un peu plus loin en respectant la direction du courant côtier.

    Piyemma leur sourit en leur faisant un signe amical de la main : tout semblait simple et facile lorsqu'on respectait les traditions. La nourriture était abondante, que ce fût dans la mer ou sur terre. Il fallait respecter les enseignements des esprits célestes. Heureuse, elle quitta des yeux les deux hommes et leurs poissons pour retourner à la grande pierre plate de granit sur laquelle elle se rassit.

    La karadji se réjouissait à nouveau du contact de la peau de ses jambes avec le minéral qui s'était bien réchauffé sous le soleil. La chaleur soulageait ses douleurs articulaires et elle profitait de chaque occasion qui se présentait à elle pour les diminuer. Elle ferma les yeux avec ferveur et se plongea dans ses innombrables souvenirs. Quelques semaines plus tôt elle était encore avec son clan à la Montagne Sacrée, et la grande caribberie*, à laquelle elle était si attachée, allait débuter. Déjà le chant éternel montait en elle, celui que des générations entières avait entonné avant elle. Les paroles franchissaient sans qu'elle s'en rendît compte la limite de ses lèvres :

    Ô Grand Serpent, Jarapiri, être singulier

    Tu erres sur la terre des humains.

    Ô Grand Serpent, Jarapiri, donne son nom

    à toutes les plantes connues des humains.

    Ô Grand Serpent, Jarapiri, source de vent

    avec la pluie sur ta langue fourchue !

    Les côtes de Jarapiri avancent

    Laissant une trace sinueuse.

    Sa vieille peau est écailleuse comme le feu

    Alors qu'elle mue pour révéler la nouvelle.

    Jarapiri est en feu, sa tête muette

    Éclair clignotant déchiqueté, et distant.

    Son corps s'enroule, serpente de colère

    Voyageant vers le ciel comme de la cendre.

    Le frottement de son galet sur les rainures du granit, les piaulements des vanneaux à bec jaune, les bruits du ressac et les cris lointains des pêcheurs se mêlèrent à sa mélopée. Progressivement, naturellement, elle entra dans la dimension où le rêve se confondait avec la réalité. La transe s'installa en elle et tout disparut. Sur la paroi sombre de ses paupières apparurent des formes lumineuses, certaines de couleurs étonnantes qui ne se voyaient pas dans la nature : des ronds, des points, des circonvolutions qui tournaient. Piyemma sut alors qu'un esprit céleste lui envoyait un message.

    Elle ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour d'elle. Mais à un moment donné, sa vision s'estompa et ses mains s'arrêtèrent de frotter. Elle ouvrit péniblement les yeux et le soleil l'aveugla. En face d'elle, dans les fourrés, une petite boule de poils, dressée sur ses pattes arrière, lui faisait face. La vieille femme posa sa pierre et mit sa main en visière sur son front pour atténuer la vigueur de la lumière. Petit à petit, les contours du mammifère se dessinèrent plus clairement.

    Piyemma était interloquée : était-ce cela, le message des esprits célestes ? Un vulgaire walaba* à ventre rouge ?! Il devait y avoir une erreur... Ce marsupial ne pouvait pas se trouver là, devant elle, et lui rappeler la menace qui pesait sur ses croyances. Imperturbable, le petit animal aussi curieux que silencieux observait la femme aux cheveux blancs avec de grands yeux noirs, doux et calmes.

    — Qu'est-ce que tu fais là, petit lena* ? Tu viens te faire manger ? Pars d'ici où je vais te prendre en chasse ! lui cria-t-elle, fronçant les yeux.

    Le walaba se mit à sautiller pour aller brouter un buisson un peu plus loin, manifestement indifférent au courroux de Piyemma. Ce n'était pas possible... Comment un petit walaba, que son clan chassait pour sa viande et sa fourrure pour fabriquer des sandales, se permettait de déranger la méditation d'une karadji comme elle ? Ses joues s'empourprèrent et elle sentit la rage la mobiliser.

    — Dégage de là ! hurla-t-elle en jetant vers lui, sans s'en rendre compte, le galet avec lequel elle avait creusé le granit depuis des heures.

    Elle rata sa cible, et le walaba, d'un air suprêmement nonchalant, s'éloigna sans se presser. Piyemma haletait, désappointée. Non seulement elle n'avait pas atteint la sale bête, mais en plus elle avait perdu son outil si précieux ! Elle cracha par terre, tapant du pied sur le sol et lâchant quelques gémissements de dépit.

    — Je te maudis, sale lena, toi et tous tes frères ! cria-t-elle. Vous ne deviendrez pas nos dieux !

    Au loin sur la plage, les deux pêcheurs levèrent la tête un moment, puis la baissèrent rapidement pour reprendre leur dépeçage des cinq raies capturées qui s'étaient accumulées au fond de leur barque d'écorce entre temps. Ils étaient coutumiers des humeurs irritables de leur karadji et savaient qu'il ne fallait pas lui réclamer d'explications sous peine de devenir la cible de ses remontrances. Se souriant nerveusement l'un à l'autre d'un air qui en disait long, ils reprirent leur travail, faisant semblant d'ignorer les vociférations de Piyemma.

    Sur la falaise, la vieille femme se força à se calmer. Elle savait qu'une telle attitude était indigne de sa position. Mais c'était plus fort qu'elle. Elle commença à s'adresser avec véhémence aux esprits de la mer :

    — Comment Jaripiri le serpent fécondateur peut-il permettre cela ? Comment Mamu-boijunda, la Grande Araignée qui aboie, peut-elle permettre ça ?! Que les clans du sud de la Petite Terre continuent dans leur folie à rejeter ainsi le temps du Rêve… s’indigna-t-elle.

    Elle tourna sur elle-même puis s'éloigna des cercles de vie, pour aller chercher son galet perdu dans les fourrés. Ce faisant, elle se blessa dans les ronces, lacérant ses jambes en se frottant malgré elle contre les épines. Les souvenirs pénibles du dernier rassemblement lui revenaient désormais. Car tout ne s'était pas déroulé selon la tradition, loin de là !

    Pas moins de six clans du sud ne juraient plus que par les walabas. Ils se disaient Palawas, les enfants du Kangourou. Qu'est-ce qui leur prenait à tous de devenir aussi fous ?! Quel blasphème de considérer d'être la descendance de sa propre nourriture ! Elle cracha encore par terre, tout en se frottant nerveusement ses cuisses meurtries.

    Finalement, à force d'écarter à l'aide de ses mains les branches piquantes, elle réussit à retrouver son galet parmi les petites crottes luisantes du walaba. Haletante, Piyemma se rapprocha à pas lents de la plaque de granit. Les cercles de vie gravés dans la pierre se détachaient sous la lumière du soleil, semblant pulser. Elle posa respectueusement le galet tout près, pour pourvoir reprendre son travail un jour prochain.

    Puis la pensée de la légendaire Lowinné lui revint. Elle redressa son corps fatigué et leva un poing en l'air, l'autre main à plat au-dessus de la pierre sacrée, les doigts écartés.

    — Pouah ! fit-elle à nouveau. Je ne laisserai pas les walabas devenir les nouveaux esprits célestes de la Petite Terre ! Je jure de perpétuer les traditions qui nous viennent de la Grande Terre, les croyances et les enseignements qui permettent au clan des Nyunonis de survivre et de prospérer. Jusqu'à ma mort !

    2.

    Nipaluna

    Nipaluna sortit de la hutte en forme de campanule, couverte d’écorces d’eucalyptus. Portant à bout de bras plusieurs peaux d’opossum, elle se dirigea vers un tronc lisse dans lequel une longue assise avait été sculptée. Les rayons du soleil se faufilaient parmi les branchages et leur chaleur caressa la peau brune de la jeune femme. Elle déposa son chargement avec un large sourire inscrit sur le visage, avant de revenir dans l’habitation familiale. Quelques instants plus tard, elle fut de retour avec une petite cape et une boite tressée en feuilles de pandani contenant ses outils à couture. Elle prit place sur le banc, déposa sa trousse à ses côtés et la cape sur ses genoux. Ouvrant le petit couvercle, elle attrapa une longue et fine aiguille en os dans laquelle elle enfila un tendon. Elle disposait de toute une réserve de ces brins récoltés dans la queue des kangourous que les siens avaient chassés et elle s’en servait, comme plusieurs membres de son clan, pour rassembler des peaux et en confectionner des vêtements ou des couvertures ou en réparer les trous qui ne manquaient pas de se former.

    Nipaluna déploya la petite cape sur ses genoux en l’admirant avec joie. Encore deux peaux et elle sera suffisamment grande pour mon futur bébé ! pensa-t-elle, alors qu’un sourire songeur se dessinait sur ses lèvres. Ses pensées s’envolèrent vers Woorady, le beau jeune homme qu’elle avait rencontré lors du dernier rassemblement des clans à la Montagne Sacrée. Deviendra-t-il le père de mon enfant ? se demanda-t-elle en attrapant une petite peau et en la fixant soigneusement au bord de la cape en devenir.

    — Oui, il ferait un gentil père, affirma-t-elle à voix haute alors qu’elle enfonçait l’aiguille dans les deux morceaux et qu’elle tirait avec adresse le tendon au bout duquel elle avait pris soin de faire un petit nœud.

    Continuant à coudre avec ferveur la cape des peaux d'opossum pour son futur enfant, conformément à la coutume, Nipaluna se rappela avec nostalgie la rencontre avec son amoureux. Aussi fougueux que le feu dont il portait le nom, Woorady avait attiré son attention dès leur arrivée sur place. Bien plus grand que les autres, très musclé, il était en train de parler avec plusieurs hommes lorsqu’elle s’était figée au son de sa voix, claire et attirante à la fois. Et comme s’il avait senti son regard, Woorady s’était interrompu et avait levé les yeux vers elle, la fixant à son tour avec curiosité. La chaleur profonde se dégageant de ses iris bruns avait capté entièrement le cœur de la jeune femme qui s'était retrouvée incapable de bouger. L’homme qui portait les signes du clan Melukerdee lui avait alors adressé un large sourire et un signe de tête qui avait permis à Nipaluna de se reconnecter à la réalité avant que sa mère ne lui fît les reproches qu'elle ne manquerait pas de lui adresser.

    Le soir-même, ils s’étaient retrouvés et étaient partis se promener au bord du lac Wee bone ne tin ker, à la lumière des étoiles. Ils avaient discuté longuement, écouté les voix de la nuit, contemplé ensemble la voûte céleste sans même se rendre compte de tout le temps écoulé. Nipaluna avait eu l’impression qu’ils se connaissaient depuis toujours, alors qu’ils n’avaient passé que quelques heures ensemble. Au fond d’elle-même, elle avait su qu’elle aimerait partager sa vie avec lui et porter son enfant. C'était un sentiment étrange et profondément rassurant à la fois : elle savait.

    De retour à son travail de couture, ses pensées voguaient au rythme de son aiguille qui entrait et sortait des peaux d’opossum qu’elle assemblait pour en créer un avenir qui l’attirait de plus en plus. Elle s'imaginait déjà, en couple et heureuse auprès de son homme. Bien sûr, elle se disait que tout était allé un peu vite, mais n'était-ce pas là le destin des femmes ?

    Soudain, la voix rugueuse de sa mère l’arracha de ses songes, la plantant brusquement dans la réalité.

    — Qu’est-ce que tu fais encore avec ce manteau ?! l’apostropha Piyemma en s’approchant de sa fille.

    — Mais toutes les filles de mon âge sont en train de préparer la cape pour leur futur enfant… répondit Nipaluna alors que le sourire s’était déjà évanoui de son visage.

    — Je t’ai déjà dit que je n’ai pas encore trouvé l’homme qu’il te faut. Tu ferais mieux d'occuper ton temps à préparer des choses utiles pour ton clan, ajouta-t-elle sévèrement.

    — Comme quoi ? rétorqua la jeune femme en se levant et en pliant soigneusement la cape après avoir rangé ses outils dans la petite boite qu’elle avait refermée à l’aide d’une fibre plate qui en faisait le pourtour.

    — Va chercher du kelp sur la plage ! Nous en avons besoin pour confectionner des récipients pour transporter de l’eau, comme tu aurais dû t’en rendre compte par toi-même si tu faisais plus attention ! la gronda-t-elle avant d’entrer dans la hutte, en laissant sa fille totalement désemparée.

    N’osant pas rentrer et risquer de contrarier sa mère davantage, Nipaluna alla ranger le petit manteau dans le tronc fendu d’un eucalyptus qui lui servait souvent de cachette et qui se trouvait à une centaine de mètres distance de la cabane. Alors qu'elle en revenait, un pademelon* surgit des buissons et la fit éclater de rire. Il s'arrêta net et l'étudia de sa petite tête adorable, intrigué, sans pour autant avoir peur de la jeune femme.

    — Tu ferais mieux de revenir dans la forêt, petit lena, lui conseilla-t-elle. Sinon, tu risques d’être victime des foudres de la karadji, ajouta-t-elle en baissant la voix et en regardant vers la hutte familiale.

    Le rire rauque d’un kookaburra résonna parmi les arbres et Nipaluna pouffa à nouveau, en pensant à sa mère avant de décider qu’elle n’allait pas la laisser lui gâcher la journée. Le pademelon la regarda une dernière fois avant de détaler dans les bois. La jeune femme se retourna et partit en direction de la plage près des rochers plats où elle savait qu’elle allait trouver beaucoup de ces algues géantes que son peuple utilisait pour confectionner tant de choses utiles, parmi lesquelles les contenants pour transporter l’eau que Piyemma lui avait réclamés : les rikawas*.

    Lorsqu’elle entendit sa mère vociférer en sortant de la hutte, Nipaluna pressa le pas en évitant de regarder en arrière. Les odeurs de la mer toute proche vinrent caresser ses narines : l'iode, le sable, l'écume, mais aussi la végétation et les fragrances fortes des eucalyptus. Ses yeux s’illuminèrent en apercevant un couple d’huîtriers fouillant le sable avec leur long bec rouge-orangé. Elle aimait bien ces oiseaux qui ignoraient souvent les humains en les laissant croire qu’ils ne les voyaient pas, mais s’envolant pourtant à la dernière minute. Elle aurait bien voulu agir de la même façon avec sa mère et s’efforçait d’ailleurs souvent de faire semblant de ne pas la voir, mais Piyemma n’était pas femme à demeurer ignorée. Son fort caractère et sa nature autoritaire ne laissaient que très peu d’espace d’expression à sa fille obéissante qui nourrissait secrètement l’envie de s’envoler un beau jour comme un oiseau marin.

    Approchant du rivage, Nipaluna s’avança sur l’immense plaque de granit entaillée de longue fractures causées par le sel dans la roche. Elle ne put s’empêcher de s’arrêter pour admirer cette mosaïque que la nature avait si merveilleusement sculptée. Elle hésita à continuer sur sa gauche pour aller rejoindre la petite île qui pouvait être atteinte à marée basse. Le trou souffleur qui s’y trouvait la fascinait et l’attirait à chaque fois. À chaque grosse vague, l'onde puissante s'engouffrait violemment dans un étroit chenal situé sous la surface de l'eau, avant de ressortir à la verticale sous la forme d'une sorte de puissant geyser. L'eau expulsée à toute vitesse s'élevait alors à plusieurs mètres au-dessus des rochers, rappelant le jet d'expiration que les pêcheurs voyaient sortir de la tête des baleines lorsqu'ils voguaient parfois au large. Ce phénomène bien connu ne la lassait jamais : petite fille, elle y était venue souvent jouer avec ses copines, tentant de voir qui d'entre elles résisterait le plus longtemps sur place sans se faire arroser.

    Néanmoins, cette fois-ci, se rappelant la mauvaise humeur de sa mère, Nipaluna décida de continuer à avancer jusqu’au bord de la plaque rocheuse, là où le kelp flottait en abondance. Elle scruta attentivement la grande masse d’algues géantes afin d’en trouver une suffisamment jeune et pas trop épaisse. Lorsqu’elle l’identifia, elle se baissa, l’attrapa et se mit à tirer de toutes ses forces. Néanmoins, l’algue était bien accrochée à ses congénères. De couleur marron orangé, certaines pouvaient atteindre des dizaines de mètres

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