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Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde
Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde
Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde
Livre électronique369 pages5 heures

Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde

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À propos de ce livre électronique

L'Inde : fascinante ou effrayante, délirante ou déconcertante, bruyante, colorée, traditionnelle ou expérimentale, riche de surprises et de rencontres. Dans ce pays où le quotidien peut devenir une aventure, Rahul et Jerry nous racontent leurs péripéties, traitées sur le ton de l'humour et de l'autodérision.
Les deux héros sont en fait les avatars des deux auteurs. Thierry devient Jerry et Yves devient Rahul. De 2004 à 2018, touristes ou résidents, ils ont nourri un blog qui est adapté ici dans ces récits de voyage.

En annexe, les auteurs proposent des éclairages sur la société indienne, les castes, les religions, la famille, sur certaines traditions, et délivrent quelques recettes de cuisine.

Yves/Rahul et Thierry/Jerry nous font partager avec le sourire leur amour pour ce pays et son peuple.

La vente de ce livre se fait au bénéfice de l'association Masala Team qui soutient de jeunes indiens dans le financement de leurs études.
LangueFrançais
Date de sortie6 juin 2024
ISBN9782322531820
Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde
Auteur

Thierry Lesgards

Enfant, au pied des Pyrénées, je me plongeais passionnément dans les atlas du monde. Devenu géographe, puis restaurateur, j'ai voyagé et me suis posé longuement en Inde, que je considère comme mon deuxième pays. Désormais, j'exerce comme lecteur correcteur, et j'écris, pour moi et pour les autres.

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    Aperçu du livre

    Les Aventures de Rahul et Jerry en Inde - Thierry Lesgards

    Tu ne comprendras rien (au pays) si tu ne t’impliques pas.

    Arundathi Roy,

    Entretien avec Nicolas Idier

    in Dans la tanière du tigre

    Stock, janvier 2022

    À nos amies et amis en Inde.

    TABLE DES MATIÈRES

    AVANT-PROPOS

    PREMIÈRE PARTIE :

    TOURISTES.

    PREMIER CONTACT

    COQUILLAGES ET CRUSTACÉS

    LES CREVETTES DE MUZZHAPPILANGAD BEACH

    PRISCILLIA FOLLE DU KERALA

    RESERVATION CENTER

    LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE 303

    DONNER, PAS DONNER ?

    THE INDIAN MODIFICATION

    DE LA VIE ET DE LA MORT

    KAMA SUTRA

    YVES ALIAS RAHUL

    INTERMISSION

    DEUXIÈME PARTIE :

    RÉSIDENTS.

    LE DEUX SOUS DES CARTES

    LE PRÉSIDENT D'AUROVILLE

    CHRONIQUE D'UNE INSTALLATION EN INDE

    DROIT DE RÉPONSE

    SAME BUT DIFFERENT

    LES AVENTURES MYSTICO-POLICIÈRES

    MODI LE MAGICIEN

    ADRÉNALINE

    THIERRY ALIAS JERRY

    ANNEXES, REPÈRES, POINTS DE VUE

    CAHIER DE RECETTES

    BIBLIOGRAPHIE

    Avant-propos

    L’Inde s’est glissée dans nos vies en 2003 par quelques lignes au bas d’un petit papier jaune posé sur une table, dans un restaurant caché au milieu d’une ruelle étroite du vieux Nice. Le Delhi Belly¹ se découvre au dernier moment au rez-de-chaussée d’un immeuble ocre aux volets verts à jalousies. On sait que l’on est arrivé lorsqu’on se retrouve face à un menu indien entouré de photos décolorées accroché sur le mur à droite de l’entrée. Celle-ci est presque discrète, étroite, comme si seuls les initiés pouvaient connaître ce qu’elle abrite, et elle se laisse à peine deviner par quelques effluves d’encens et de sauce curry qui débordent jusque sur son seuil. On pénètre dans le restaurant par un étroit couloir encombré, puis on longe la cuisine pour accéder à la salle à manger, voûtée, aux murs chaulés, restée dans son apparence traditionnelle d’étable du vieux Nice, avec le long d’un mur une mangeoire aujourd’hui inutile. Des statues de Ganesh se logent dans des niches autrefois occupées par des lanternes ou une madone, des vieilles photos d’acteurs de cinéma couvrent un enduit fané, des saris et des coussins colorés viennent créer le contraste et une ambiance unique. Nous avions choisi pour notre tout premier repas indien la petite table au débouché de la cuisine, installés tous les deux face à face, un peu intrigués, excités, totalement ignorants de ce qui se jouait à cet instant là pour les prochaines années de nos vies.

    Le patron avait ce délicieux accent indien, un grand sourire, et portait une kurta orangée dont les manches descendaient un peu trop sur ses mains ridées et mates. Tout en lançant quelques vagues explications, il déposa avec grâce et négligence, de ses longs doigts élégants, un petit flyer sur notre table. Le papier en était d’un jaune vif. Il y avait une photo en haut, pas très nette, des musiciens jouant d’instruments inconnus, sûrement indiens. Le texte annonçait plusieurs concerts de musique hindoustani. Nous n’y connaissions rien. Tout en bas du papier jaune, quelques lignes plus petites abordaient un sujet bien plus familier : la cuisine, plus exactement, des cours de cuisine.

    L’épouse d’un des musiciens, pour tuer son ennui ou pour joindre l’utile à l’agréable, proposait un cours de cuisine indienne : apprendre à réaliser un menu à partir de plats du Gujarat, région d'origine de ces musiciens. Soit un dahl - soupe de lentilles, un aloo/gobi/matar curry - plat épicé à base de pommes de terre avec du chou-fleur et des petits pois, du jeera rice - riz aux graines de cumin, et un khulfi - dessert lacté à la cardamone. C'est ce cours de cuisine qui allait être le déclencheur de notre histoire d'amour avec l’Inde. Yves, cuisinier, allait découvrir tout un monde avec cette dame élégante qui cuisinait tranquillement en sari de soie. Celui des épices, leurs utilisations, leurs combinaisons, leurs saveurs, et leurs pouvoirs. À l'école hôtelière de Nice, le programme n’avait abordé que le poivre, le clou de girofle, la muscade et la vanille... C'est un peu court quand on sait tout ce que peut utiliser une ménagère indienne de moins de cinquante ans dans ses préparations pour nourrir et soigner sa famille. Thierry, restaurateur mais aussi géographe de formation, allait, lui, voir se dessiner sous ses yeux la carte du fameux sous-continent indien. Aussi, à la sortie de cette initiation culinaire ébouriffante, il était devenu indispensable pour nous d'aller voir sur place comment ça se passe.

    C'est là, l'initiale, l’étincelle, la naissance du premier voyage, un voyage imaginé autour de la cuisine, avec des cours particuliers, des visites de coulisses de restaurants, des rencontres de chefs, beaucoup de dégustations et de nombreuses découvertes.

    C'est en 2004 que cela va se concrétiser. Atterrissage à Bombay, en plein « Forum Social Mondial », pour un séjour de deux mois, un périple dans l'Inde du sud. Une exposition au virus indien dont on ne pourra plus jamais se débarrasser. On dit souvent aux personnes qui se rendent en Inde pour la première fois qu'elles courent à leur retour le risque, le danger, de faire tôt ou tard une rechute, comme si une part de ce pays, de son peuple, de son atmosphère, demandait à nous revoir sans cesse. Et cela se meut toujours en nous, au plus profond de notre coeur.

    En Inde, Yves a choisi de se faire appeler Rahul. Il en avait assez de se présenter en tant que Yves. Yves en anglais ça sonne comme Ève, la femme d’Adam.

    — Adam’s wife name?

    — No, no… bla, bla, bla…

    Après une, dix, vingt explications, il a trouvé plus simple de répondre au prénom de Rahul. Rahul comme Rahul Gandhi, Rahul comme Raoul, le prénom chrétien.

    — Christian name, you know !

    Alors que Thierry, lui, est devenu rapidement Jerry. Because « Cherry », Cerise, ne lui convenait pas trop. C'est de cette façon, comme suite à un abattement las, une forme d'acceptation douce ou d'abnégation polie, que Rahul & Jerry sont nés dans l'Inde éternelle pour y vivre leurs aventures incredibles.

    Et nous sommes nés à ce pays avec eux, là-bas, sur un bateau rouillé, un de ces bateau-bus qui traversent la baie de Kochi dans le Kerala, entourés d'un groupe d'étudiants musulmans, cernés par leurs kurtas blanches et leur curiosité. Ils étaient en visite, touristes eux aussi. Ils nous noyaient de mille questions, sur nous, sur la France, sur Dieu et sur notre relation avec Lui. Et le pli s'est pris. D’accepter les regards, d’encourager les questions, de répondre, de questionner à son tour, de plaisanter, de se couler dans ces instants de bienveillance, puis de les laisser repartir comme ils étaient venus, leur curiosité assouvie, leur devoir d’hospitalité accompli. À la descente de ce bateau, Rahul & Jerry étaient là, comme des personnages de fiction réels pour des aventures irréelles. Dans ces aventures, tout y est vrai, seuls les noms ont été changés. C’est comme ça que, depuis 2004, Rahul & Jerry existent. Et avec eux notre lien avec ce pays persiste, par-delà les kilomètres, par-delà le temps. Rahul/Yves et Jerry/Thierry, c'est une aventure qui dure au quotidien. L’Inde n’est jamais très loin. Un pied ici, un pied là-bas.

    Ces récits se situent entre 2004 et 2017. Depuis l’Inde, comme le monde entier, a changé. Le BJP, parti politique hindouiste d’extrême droite est arrivé au pouvoir, et a été réélu. Le COVID 19 a déferlé sur l’Inde. La crise Russo-ukrainienne bouleverse les équilibres économiques, et le réchauffement climatique soumet l’Inde à des sécheresses et des moussons encore plus dévastatrices. Il était donc nécessaire de replacer ces récits dans l’Inde d’aujourd’hui.

    Le pouvoir actuellement aux mains des fondamentalistes hindous exacerbe voire encourage les tensions entre hindous et musulmans, mais aussi avec les chrétiens. La société se crispe et on pourrait parfois craindre que l’Inde ne marche vers une forme de totalitarisme ou de guerre civile. L’hindutva, l’idéologie « un peuple, une langue, une religion » est semble-t-il partagée par de plus en plus d’hindous, même modérés, et les lignes de fracture s’élargissent. A contrario, l’habitude de vivre tous ensemble ou côte à côte les différences de chacun, l’aspiration à la stabilité (le chaos ça n’est pas bon pour les affaires), et l’expérience des drames précédents, restent autant de fondements de la sagesse de ce peuple et tiennent lieu de ciment encore solide pour cette nation.

    La libéralisation économique a entrainé la création de richesses, mais très mal distribuées. Les pauvres sont toujours aussi pauvres, les riches plus nombreux et beaucoup plus riches. L’ascenseur social indien se grippe, le chômage des jeunes explose, l’épidémie de covid n’a pas été prise à sa mesure puis encadrée avec brutalité, et le coût de la vie grimpe.

    Alors où va l’Inde ? Qui pourrait savoir ? Nous réserve-telle un de ces drames à grande échelle dont elle a le secret (beaucoup moins gardé de nos jours) ? Ou bien va-t-elle d’une pirouette démocratique renvoyer les extrémistes à leurs champs de safran² ? À chacun de nos séjours, nous avons toujours eu ce sentiment que cette société indienne est un énorme magma, toujours en route, chaotique mais toujours en progression, et en même temps tiraillé de tous côtés entre des forces contraires : modernité et tradition, richesse et pauvreté, art et débrouille, individu et masse, beauté et laideur, violence et pacifisme, honnêteté et corruption, futilité et spiritualité, malheur et résilience, répulsion et bien-être.

    Si quelques années ont passé, et si l’Inde s’est bouleversée, les aventures de Rahul & Jerry ne racontent pas pour autant une Inde passée, nostalgique. Ces mêmes péripéties pourraient se vivre et ces mêmes récits s’écrire aujourd’hui, dans ce contexte modifié, avec certes de nouveaux ingrédients. Tout est toujours same but different, l’administration indienne toujours pointilleuse, la famille toujours aussi prédominante et Dieu partout chez lui. On mange toujours d’aussi bonnes dosas à Kochi ou de fabuleux thali à Jaipur. Et même si dans ces pages nous nous moquons parfois gentiment de cette « Inde éternelle » véhiculée tant par les auteurs que par les politiques ou les agents de voyage, ce patrimoine exceptionnel, cette culture si riche, ces paysages, ces sourires, cet humour et cette bienveillance persistent voire résistent au quotidien, car il faut bien reconnaitre et se réjouir que Mother India³ n’est pas du genre à se laisser déloger si facilement par une bru relookée au nationalisme safran. Année après année nous ressentons toujours dans ce pays, chez ces gens, chez nos amis, cette obstination humble à vivre mieux, parfois tendue, souvent gaie, tendre.

    Ce continent change et nous a fait changer. Au contact de la vie indienne, de la pratique de son quotidien, nous avons beaucoup appris. D'abord et surtout qu'il vaut mieux ne pas prévoir trop précisément. Tout ce que l'on prévoit se réalise rarement et c'est tant mieux, car ce qui se produit à la place et à ce moment-là est souvent bien plus intéressant. On dit « c'est un mal pour un bien ». Ce mal c’est la défaite de notre esprit calculateur et organisateur, ce bien c’est la victoire de la surprise, de l’ouverture, de l’enrichissement. D’ailleurs, malgré quelques mésaventures et déconvenues administratives, nous continuons à nous rendre chaque année en Inde, avec toujours autant de joie.

    Il y a encore bien d'autres choses que l'Inde nous a apprises et continue à nous enseigner. Aujourd'hui, quand nous accompagnons des voyageurs avec notre association Masala Team, nous partageons avec bonheur tout ce que nous avons engrangé depuis ce premier atterrissage de nuit à Bombay.

    Ces récits ne représentent que très partiellement ce que nous avons vécu et ressenti pendant ces périodes indiennes. Tout au long de ces années, nous avons nourri un blog sur la toile pour partager avec nos relations nos aventures étonnantes, des anecdotes insolites, des photos colorées, et ce qui nous y amusait ou nous irritait. Depuis, certains lecteurs ont fait le saut jusqu'en Inde pour en profiter. D'autres se contentent encore de rêver à travers nos articles. En 2014, dix ans après notre première visite au pays du Masala, nous avons commencé à nous dire que ce blog pourrait devenir une sorte de livre, un témoignage, une chronique de notre quotidien indien, une façon de rendre compte du changement constaté en Inde et en nous-mêmes. Et voilà, ça a mûri, il a fallu du temps, des années, et ça se fait à travers les « Aventures de Rahul & Jerry en Inde », avatars de Yves et Thierry.

    Plutôt que de disserter doctement sur l’Histoire de l’Inde, l’organisation sociale, la férocité de la hiérarchie des castes ou la place désespérante de la femme dans ce pays, nous avons préféré raconter le quotidien, dans ses détails, ses couleurs, son rythme, sa chair, mais aussi sa créativité et son imagination. Ces récits du simple, du local, de l’échelle micro, restent de toute façon constamment traversés par toutes ces problématiques mais au niveau le plus modeste et le plus décalé : celui de deux blancs qui débarquent et s’installent en Inde.

    Ces récits racontent notre vie en Inde. D’abord comme touristes, puis comme résidents. Ils racontent notre immersion dans le quotidien indien. Comment pour deux hommes, français, qui se retrouvent plongés dans une journée banale en Inde, chaque événement devient une péripétie, la matière d’une aventure dans un pays extraordinaire. Tout dans ces récits est vrai.

    Imaginez ce quotidien comme un tableau, un tapis, constitué d’une multitude de touches de couleurs, qui créent cette réalité dans laquelle vous allez vous immerger.

    Mais de quoi est donc fait un quotidien indien ? À peu près de la même chose qu’un quotidien français : se lever, se laver, manger, boire, faire des achats, se déplacer, discuter, dormir… fait de la même chose mais différemment, same but different :.

     Être réveillé par les corneilles, s’endormir avec les perruches,

     Regarder le thermomètre : 35°C à huit heures du matin,

     Avoir froid le matin dans un bus sans vitres qui escalade un col de la chaîne des Ghats,

     Acheter du fil électrique au centimètre et des clous à l’unité,

     Échanger ses bouteilles en plastique contre des oignons frais auprès d’un vieux monsieur qui arpente les rues du quartier en secouant une clochette,

     Se déchausser avant d’entrer,

     Se tenir sagement sur le canapé de velours bleu en proie aux moustiques pendant que Valli fait chauffer le chaï ⁴,

     Traverser la cocoteraie en scooter, perdre la clé de contact en route sans même avoir coupé le moteur,

     Boire des jus de goyave,

     Manger des glaces mauves ou bleues,

     Répondre aux saluts,

     Sourire,

     Se délecter de leurs sourires,

     Les observer, leurs cheveux lourds, leurs dents brillantes, leur peau claire ou dorée ou chocolatée, leurs vêtements sages ou colorés,

     Serrer une main qui ne vous lâche plus, se sentir embarrassé,

     Trouver, à l’entrée d’un temple, un bout de sol épargné pour laisser ses nu-pieds précautionneusement à côté d’une montagne de tongs empilées,

     Contourner des pyramides d’oeillets ou de jasmin,

     Acheter sur un quai de gare des biscuits « Parle Marie »,

     Se faire livrer des oeufs empilés en pyramide à l’arrière d’une moto,

     Acheter du poisson frais aux jeunes femmes, et du poisson séché aux vieilles femmes,

     Écouter le son de la clochette du temple qui se répercute sous les colonnades de pierre et qui glisse sur la surface du bassin,

     Regarder les gens se baigner aux bas des escaliers des ghats et les enfants rire dans l’eau,

     Rouler à scooter en tongs et sans casque,

     Klaxonner, klaxonner, klaxonner,

     Donner à des mendiants, ne pas donner à des mendiants,

     Être réveillé tous les jours à quatre heures du matin par le moulin à épices électrique de la voisine,

     Trouver au bout du couloir de nage de la piscine des fils électriques dénudés juste sous le niveau de l’eau,

     Rester impuissant chez soi à regarder tomber la pluie diluvienne de la mousson, se prélasser,

     Manger du riz byriani en famille assis par terre,

     Avoir une fièvre tropicale et jamais de tourista, avaler du paracétamol,

     Transpirer du front dès que c’est un peu trop épicé,

     Regarder la route qui défile à travers les trous dans le plancher du bus,

     Acheter des légumes chez Pazhamuddin et ne savoir toujours pas comment ça se prononce,

     Décider que c’est ce shop qui vend les meilleurs pakoras de tout Pondichéry,

     Désespérer de comprendre un jour les règles du cricket malgré les explications impatientes de Raja KK,

     Traverser la baie de Kochi en bateau entouré d’une foule joyeuse et inquiète (personne ne sait nager),

     Tomber par hasard sur un groupe de chanteurs de qawali ⁵, hommes et enfants, dans la cour d’un sanctuaire soufi, à la tombée de la nuit, les écouter tellement ému,

     Parler de Dieu avec des étudiants,

     Parler de Cinéma avec des étudiants,

     Parler de sexualité avec des étudiants, plus rarement,

     Parler avec une femme, trop peu souvent,

     Distinguer dans la cuisine noircie et grasse de l’Indian Coffee House les flammes qui carbonisent les marmites,

     Y déjeuner tous les jours avec une joie sans cesse renouvelée,

     Guetter du bout de la rue l’enseigne du Sapphire Tourist Home et sentir que l’on est de retour,

     S’endormir sur une table de massage couvert d’huile entre les mains d’un masseur,

     Ne surtout pas s’endormir sur une table de massage couvert d’huile entre les mains de ce masseur,

     Laisser cet autre masseur s’aventurer gentiment là où on ne l’attendait pas,

     Rentrer chez soi huileux parce que la douche ne marchait pas,

     Rouler au coucher du soleil en scooter vers la boule dorée du Matrimandir d’Auroville, se perdre et arriver trop tard pour la photo,

     Apprendre à déchiffrer les destinations en tamoul à l’avant des bus,

     Regarder depuis le bus les hommes pisser contre les murs,

     Être bien embarrassé par le cobra qui s’est endormi sur la terrasse,

     Surveiller depuis la banquette arrière que le chauffeur de taxi ne s’endort pas,

     Réveiller le chauffeur de taxi,

     Apprendre à faire le nod ⁶ avec la tête,

     Faire le nod avec la tête en téléphonant sans même s’en rendre compte,

     Retenir son émotion en traversant la haie d’honneur faite par les enfants de Shanti school qui chantent en choeur welcome my friend un peu avant l’hymne national indien,

     Jouer avec la chienne pouilleuse qui a élu domicile devant chez Neela,

     Écouter les légendes tamoules par « petit » John,

     Écouter les clapotis du Gange sur les marches des Ghâts à Bénarès,

     Écouter le silence tant espéré,

     Écouter leurs histoires,

     Raconter la sienne, encore et encore.

    Thierry et Yves

    Avril 2024


    ¹ « Le ventre de Delhi », peut aussi signifier une « tourista »

    ² La couleur safran est la couleur des hindous, reprise par les partis extrémistes hindous. On parle de révolution safran.

    ³ Film Mother India, drame musical de 1956 avec la star Nargis.

    ⁴ Thé aux épices.

    ⁵ Chant traditionnel soufi.

    ⁶ Dodelinement de la tête pouvant signifier oui, non, peut-être. Voir annexes.

    Première partie : Touristes.

    Premier contact

    Bombay

    2004

    Découvrir par le hublot le collier de perles lumineuses de la baie,

    Redouter l’atterrissage,

    Savoir que ça y est, on est en Inde...

    L’arrivée à Bombay en avion a déjà été racontée mille fois. C’est un grand classique de la littérature de voyage : atterrissage au-dessus des toits des bidonvilles au coeur de la nuit, moiteur collante de l’air, silhouettes fantômes le long de la route vers la ville, odeurs de terre mouillée, de fumée âcre, de plastiques qui brûlent, mêlées à celles de l’oignon frit ou du jasmin porté en ballots sur des carrioles à bras. De la bloggeuse autrichienne allergique au gluten, épouvantée et dégoûtée, à un Pasolini hypnotisé et émoustillé, tout le monde a écrit au sujet de cette arrivée surnaturelle, et de cette ville fantasmagorique.

    Rahul & Jerry ont vécu la même arrivée à Bombay, enfin... « Same but different, sir ! ⁷ ». Le même survol en rase-motte des « slums ⁸ », la même aérogare moisie, la même humidité, la même hallucination. Ils ont choisi d’utiliser le nom de Bombay, vaguement issu du portugais « bom bahia », qui peut se traduire naïvement par « bonne baie », qui évoque aussi pour les gourmands une mûre savoureuse, mais c’est autre chose. Au fil de leurs séjours en Inde, nos deux globe-trotters ont découvert que le nouveau nom « Mumbai » choisi par le parti politique nationaliste hindou local n’est pas repris par tous. Et qu’utiliser volontairement « Bombay » pour un indien ressemble à un acte militant, teinté de nostalgie, comme pour marquer sa désapprobation vis-à-vis de ces partis régionalistes souvent très réactionnaires, comme pour souligner la modernité et l’éternité de cette ville incroyable faite de siècles de brassage. Rahul & Jerry préfèreront aussi Bangalore à Bengalùru, en langue kannada « le lieu des haricots bouillis », Calcutta à Kolkata. Et pourtant, ils diront Chennai, tout en précisant « anciennement Madras ». Ah, incredible India ! Alors, rien d’étonnant à ce qu’une fois la douane et les bureaux de l’immigration passés, les deux voyageurs arrivés devant le guichet des taxis prépayés de l’aéroport de Bombay demandent à l’employé bienveillant qui sort d’un profond sommeil, il est tout de même une heure du matin, « taxi to Victoria Station ⁹ », plutôt que le très compliqué « taxi to Chhatrapati Shivaji Terminus », le nouveau nom de la gare centrale des trains de Bombay, même si heureusement abrégé en CST.

    Pour le moment, Rahul & Jerry préfèrent ne pas s’attarder à Bombay. D’abord pour garder ce morceau de choix pour la fin du voyage, une fois aguerris par l’hystérie festive goanaise et la langueur keralaise. Mais aussi parce qu’ils sont intimement persuadés que tous les hôtels de la ville seront remplis d’altermondialistes venus assister en masse au Forum Social Mondial qui se tient en cette année 2004 dans la capitale économique de l’Inde. La stratégie adoptée est donc de relier directement l’aéroport à la gare, afin de s’embarquer dans le premier train pour Goa et quitter au plus vite la « Maximum City ».

    Le préposé aux taxis se réveille maintenant totalement et tamponne un reçu rose, sur lequel il inscrit méticuleusement les trois lettres C – S – T. Il le tend ensuite avec un sourire engourdi aux deux faces blanches hirsutes face à lui de l’autre côté de la plaque de Plexiglas constellée de traces de doigts. Au-delà du guichet des taxis prépayés commence l’Inconnu. La sortie unique de l’aérogare est juste à la droite des comptoirs de change, deux portes vitrées automatiques gardées par un militaire juché sur un tabouret haut. Fermées, face à la sortie, elles ne reflètent que notre propre image, nos valises, nos traits tirés sous la lumière crue des plafonniers, la modernité, la climatisation, le non-lieu de cette zone de transit. Une fois ouvertes, elles laissent s’engouffrer à l’intérieur la nuit, l’air chaud et moite, les fameuses odeurs de terre, de fumée, citées plus haut. Il faut quelques secondes pour distinguer à l’extérieur, à dix mètres, la masse face à nous, un mur humain au-delà de la barrière en tube d’inox, des centaines de paires d’yeux expectatifs. Des panonceaux plus ou moins lisibles brandis au-dessus de la mêlée affichent des noms inconnus. Du haut de son perchoir, le militaire en faction pose un vague regard sur les passeports. Il faut rester calme même s’il y a déjà eu sept à huit contrôles depuis la sortie de l’avion. Puis avancer d’un pas incertain et faire face à l’émotion qui monte, mélange de désir et de crainte, d’impatience et d’envie de fuir. Une hésitation, et enfin franchir pour la première fois ce seuil ô combien symbolique, se lancer en tenant fermement d’une main la poignée du sac, tout en laissant dépasser d’entre les doigts crispés le récépissé rose du taxi déjà payé, fragile viatique vers le monde qui est au-delà de cette foule, vers l’Inde tout entière. La marche se fait au ralenti, hésitante, hypnotique, dans cette allée coincée entre d’un côté les parois vitrées de l’aéroport, et de l’autre côté la masse de gens agglutinés derrière la barrière métallique. Les passagers sortent au compte-goutte sur cet étrange « catwalk ¹⁰ » pour un défilé imposé, quasi seuls devant ce public curieux, dans ce dernier espace de transit, souriant bêtement, l’esprit éparpillé devant la multitude d’informations. De la masse humaine, quelques mains se tendent pour attraper le reçu du taxi-prépayé. L’une d’elles se saisit furtivement du papier dans la main de Jerry. Il s’agit d’un total inconnu, aucun uniforme ou badge qui le distingue de tous les autres, et le réflexe qui vient, car c’est la première fois que cela se produit dans sa vie, est de retirer brusquement sa main, ce qui a pour effet de déchirer le précieux papier en deux. « No problem Sir ¹¹ » dit le fameux facilitateur de l’autre côté du papier rose. Son rôle est de conduire les passagers à l’autre bout du papier déchiré à leur taxi jaune et noir perdu au milieu d’une marée d’autres taxis jaunes et noirs, ce sont leurs couleurs à Bombay.

    Rahul & Jerry vous expliqueront un jour ce que sont ces facilitateurs que l’on croise tout le temps au bon moment sur sa route en Inde, aux guichets de taxis, de gare, de bus, à l’entrée des temples, des sites archéologiques, etc…

    Mais revenons à notre taxi et à notre guide. Il faut rester concentré, rassembler ses idées au travers de la confusion, des odeurs, de la chaleur humide, de ses propres émotions. Rahul & Jerry suivent l’homme pressé détenteur des bouts de papier rose. Il ne cesse de se retourner vers les deux voyageurs fièrement harnachés.

    Pour leur première excursion en terre indienne, Rahul & Jerry se sont équipés façon backpacker ¹². Ils ont choisi un sac à dos tubulaire ultrasolide, sans poches extérieures, d’un noir sobre, léger, pour pouvoir affronter toutes les situations, et en même temps rester élégant. Et tant pis si cette masse informe sur le dos froisse

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