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Les FEMMES COBRA: La danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan
Les FEMMES COBRA: La danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan
Les FEMMES COBRA: La danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan
Livre électronique559 pages7 heures

Les FEMMES COBRA: La danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage est consacré à la danse cobra des femmes de la communauté kalbeliya, dans le Rajasthan, en Inde, une danse de plus en plus populaire qui a remplacé la pratique traditionnelle maintenant interdite des charmeurs de cobras. Parées d’atours inspirés des cobras et accompagnées sur scène de musiciens professionnels, les danseuses exécutent une gestuelle rappelant celle du dangereux reptile. Ce changement a bouleversé les rôles économiques traditionnels, la danseuse devenant l’unique pourvoyeuse du foyer en dépit de la purdah, une ségrégation stricte des espaces de vie qui empêche les femmes, entre autres choses, de sortir seules de la maison ou d’occuper un emploi.

L’autrice de cet ouvrage, qui a séjourné longtemps dans la région, montre comment cette pratique, en transgressant à plusieurs égards de nombreux codes de conduites, transforme les dynamiques de genre à l’intérieur de la communauté.
LangueFrançais
Date de sortie6 mai 2024
ISBN9782760648937
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    Aperçu du livre

    Les FEMMES COBRA - Marie-Sarah Saulnier

    Marianne-Sarah Saulnier

    LES FEMMES COBRA

    La danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Les femmes cobra: la danse comme espace de transgression des normes de genre au Rajasthan / Marianne-Sarah Saulnier.

    Nom: Saulnier, Marianne-Sarah, auteur.

    Collection: PUM.

    Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230060552 | Canadiana (livre numérique) 20230060560 | ISBN 9782760648913 | ISBN 9782760648920 (PDF) | ISBN 9782760648937 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Danseuses—Inde—Rājasthān—Conditions sociales—21e siècle. | RVM: Charmeuses de serpents—Inde—Rājasthān—Conditions sociales—21e siècle. | RVM: Femmes—Inde—Rājasthān—Conditions sociales—21e siècle. | RVM: Kalbelia (Peuple de l’Inde)—Inde—Rājasthān—Conditions sociales—21e siècle. | RVM: Féminisme et danse—Inde—Rājasthān. | RVM: Danse folklorique de l’Inde—Aspect social—Inde—Rājasthān. | RVMGF: Études ethnographiques.

    Classification: LCC GV1694.R35 S28 2023 | CDD 793.3/19544082—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 2e trimestre 2024

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2024

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À mon père.

    Remerciements

    En tout premier lieu, j’aimerais remercier chacune des femmes présentes au cœur de ce livre. Je les remercie pour leur générosité et leur ouverture d’esprit. J’estime que chacune d’elles a fait de moi une meilleure personne, ainsi qu’une féministe plus nuancée et encore plus engagée.

    Je remercie chaleureusement tous ceux qui m’ont soutenue durant l’écriture et la conception de cet ouvrage. D’abord mes directeurs de thèse, Karine Bates et Bob White, ainsi que Jacques M. Chevalier pour ses conseils précieux et ses suggestions, dont celle de la ligne du temps.

    Je suis extrêmement reconnaissante envers ma famille pour leur appui sans limites. Un merci tout spécial à mon père, Bernard, pour son dévouement incroyable durant mon parcours doctoral, plus particulièrement par la correction intelligente de ma thèse qui a mené à ce livre. J’aurais tant voulu qu’il puisse lire la version finale. Je remercie aussi ma mère, Linda, pour son soutien constant ainsi que ses suggestions pertinentes durant la rédaction. Merci à mes frères, mes alliés, pour leur amour précieux: Thomas-Philippe et Maurice-Olivier.

    J’aimerais souligner aussi le soutien de mes ami(e)s, sans qui tout ce travail aurait été bien plus difficile. Enfin, je remercie Félix, mon amour et ami, qui m’a tenu la main même lorsque j’étais à l’autre bout du monde, et qui continue à le faire tous les jours.

    Préface

    Karine Bates

    Professeure agrégée, Université de Montréal

    Au fil des récits des femmes cobra, ce sont des trajectoires de vie à la fois personnelles et collectives qui se révèlent. Ces voix qui se lèvent tout au long de cette ethnographie sont trop rarement accessibles hors de leur milieu de vie. Des vies dont nous avons tant à apprendre pour mieux comprendre ce village global, dont la complexité se déchiffre seulement si on repousse sans cesse les limites de l’horizon. Il faut aussi multiplier les points de vue à travers le temps et l’espace afin que la diversité de l’expérience humaine cesse de complètement nous échapper.

    C’est dans le contexte académique que Marianne a développé une véritable passion pour la société indienne. Plus spécifiquement, c’est avec une communauté à la marge de cette société qu’elle a décidé de partager des moments de vie précieux, uniques. Les Kalbeliyas sont parfois considérés, en Inde, comme formant une «tribu». Les a priori négatifs associés à ce terme et les discriminations dont ses membres font les frais donnent à «ces charmeurs de serpents» une aura nébuleuse, relevant tout autant du mythe que de l’opprobre contemporain engendré par la désinformation. La préoccupation principale de l’autrice est de faire connaître, à un plus grand public, la force de vie, l’intelligence et le courage des femmes kalbeliyas.

    Par conséquent, en filigrane de cet ouvrage, se dessine un portrait méconnu de l’histoire de l’Inde. Une histoire racontée à travers les yeux d’une communauté en complète transformation. Si l’Inde actuelle est une terre de changements socioéconomiques à grande vitesse, les Kalbeliyas doivent non seulement s’ajuster aux mutations extérieures, mais également à des renversements de dynamiques de genre. De prime abord, le fait que ce soit une femme qui remplace le serpent peut donner l’impression d’un manque de considération pour les femmes qui se trouvent à remplacer un reptile. En réalité, cette fonction publique de la femme qui danse lui aura permis de développer divers espaces de négociation, au point où elle est devenue l’irremplaçable pourvoyeuse de la famille.

    L’analyse de Marianne propose aussi une histoire de l’Inde à travers la pensée des femmes kalbeliyas. C’est un regard nuancé qu’elle porte sur les transformations nationales ainsi que sur la globalisation du monde. Dans cette région du monde dont l’histoire remonte à la nuit des temps, la diversité des modes de vie, des organisations sociopolitiques, ainsi que des pratiques religieuses et spirituelles ont donné naissance à d’innombrables interprétations du rôle que les femmes pouvaient et devaient jouer. D’ailleurs, il n’y a pas un statut de la femme en Inde.

    Consciente de sa position ambivalente d’anthropologue occidentale blanche au cœur de l’ancien joyau de la Couronne britannique, Marianne partage avec nous son expérience de l’immense capacité d’accueil des Kalbeliyas. Le profond attachement qu’elle a développé pour eux n’a d’égal que l’affection avec laquelle ils l’ont prise sous leur aile, l’ont guidée, protégée. Bref, ils lui ont enseigné comment on devient une femme cobra. Ce sont les femmes kalbeliyas qui lui ont appris à vivre dans leur communauté. Et c’est en tant que véritable savoir que leur connaissance de la vie et du monde est considérée. Nous leur sommes redevables de nous permettre d’entrevoir leur monde, ce monde qui aurait pu être le nôtre si nous avions vu le jour dans un autre temps, un autre ailleurs.

    Introduction

    Ma rencontre avec la communauté kalbeliya s’est faite en 2013, durant mes recherches de terrain en ethnomusicologie dans le cadre de ma maîtrise. C’était à l’époque mon second séjour en Inde. Le premier séjour m’avait permis de développer un grand intérêt pour la musique et la danse indienne, en plus d’avoir fait germer en moi plusieurs questionnements et désirs d’en connaître davantage sur la situation et la condition des femmes dans ce pays. Dès lors, mon premier objectif et la raison de mon engagement à faire un second séjour en Inde, c’était de partir à la rencontre de femmes artistes. La décision de commencer mes recherches dans la région du Rajasthan n’était pas le fruit du hasard ou d’un choix aléatoire. Je savais déjà, par une revue préliminaire de la littérature, que ce lieu unique était le berceau d’une multitude de castes de musiciens, dont on prétendait que certaines pratiquaient encore le nomadisme. Je dois avouer humblement au lecteur que j’ai entrepris cette démarche avec une certaine désinvolture doublée d’un mélange d’insouciance. En effet, j’avais commencé mon séjour de recherche en ne sachant pas exactement qui j’allais rencontrer et dans quelles circonstances. À l’époque, je ne disposais encore d’aucun contact et je n’avais jamais mis les pieds au Rajasthan. Pour moi, le terrain commençait sur une page complètement blanche.

    Le début de ce séjour s’est ancré dans la ville de Jodhpur, surnommée la ville bleue du Rajasthan en l’honneur de la couleur de son architecture. Dans le but de créer un embryon de réseau de contacts ainsi qu’un début de piste de recherche, j’ai interrogé tous les gens que je rencontrais dans la rue ou à mon hôtel, nonobstant leur caste ou leur religion. Ainsi, j’ai tenté de m’informer auprès de divers conducteurs de taxi, gérants d’hôtels et petits commerçants ambulants pour savoir s’ils connaissaient par hasard des femmes artistes issues de castes de musiciens ou de nomades. À mon grand étonnement, la réaction des gens était singulièrement la même: «Mais pourquoi venir de l’autre bout du monde pour s’intéresser à ce type d’artistes de rue alors qu’il existe de la musique autrement plus noble dans le pays? »

    À cela s’ajoutait une mise en garde qui prétextait que les communautés dites gitanes en Inde sont composées presque exclusivement de voleurs et de bandits. Évidemment, on me déconseillait fortement de m’y intéresser, en dirigeant du même coup mon intérêt vers d’autres catégories d’artistes. Au bout de plusieurs jours, on vint toutefois frapper à la porte de ma chambre d’hôtel. C’était un homme qui avait entendu, de bouche à oreille, la raison de mon séjour dans la région. Il avait eu ouï-dire qu’en après-midi, un autobus en direction du désert d’Osian ferait une escale dans la ville de Jodhpur. J’y trouverais peut-être à bord une troupe d’artistes en direction du désert pour y présenter un concert.

    J’ai donc attendu sur un coin de rue cet autobus pendant près de trois heures. Alors qu’on me disait qu’il devait s’arrêter à Jodhpur vers 14 h, c’est plutôt à 17 h que j’ai finalement pu monter à bord. L’autobus était pratiquement vide. Toutefois, une agréable surprise m’y attendait qui devait s’avérer par la suite une rencontre déterminante pour ma recherche. En effet, tout au fond de cet autobus se trouvaient des hommes et des femmes qui riaient bruyamment, rigolaient à tout propos et chantaient joyeusement. Entre les bancs, on pouvait trouver des tablās, des ḍholaks et divers autres instruments de musique. Je me suis dirigée vers le fond du véhicule et me suis assise aux côtés d’une de ces femmes, prénommée Anika.

    Je me rappelle parfaitement cette rencontre, car cette femme m’a fait une forte impression. Anika portait des jeans et un chandail moulant. Elle avait les cheveux en bataille et arborait un imposant maquillage. Elle semblait très extravertie et en pleine confiance. En réaction à une blague faite à son sujet par un des membres de la troupe de musiciens, elle avait éclaté de rire et répliqué du tac au tac en lui claquant une cuisse devant tout le monde. De prime abord, ce geste m’avait paru pour le moins surprenant étant donné la timidité qui avait jusque-là teinté mes rencontres avec les femmes de la région. Ma réaction spontanée a été d’éclater de rire. Cela m’a valu de sa part un sourire espiègle et la chance d’avoir un premier échange avec elle: «Those boys are crazy! » m’a-t-elle dit avec un clin d’œil. J’ai continué de discuter avec elle tout au long du trajet, et elle m’a raconté, dans un anglais plutôt bien maîtrisé, qu’elle était une danseuse professionnelle. J’ai également su qu’elle était originaire de la communauté des Kalbeliyas, une caste reconnue de charmeurs de cobra. Elle et sa troupe se dirigeaient justement vers une localité pour donner un concert. Elle m’a proposé, si je le désirais, de demeurer à ses côtés tout au cours de la soirée. Elle en profiterait pour me présenter ses collègues et, par la même occasion, m’exposer au type de danse qu’elle et sa troupe pratiquaient.

    Au bout de trois heures de trajet, nous sommes finalement arrivés sur les lieux du concert. Une foule de spectateurs étaient déjà assis dans le sable à attendre le début des festivités. J’ai suivi Anika vers une petite tente au milieu des dunes et derrière ce qu’on pouvait deviner être une scène aménagée pour elle et ses collègues. Plusieurs danseuses se fardaient et se changeaient pour revêtir une imposante robe noire ornée d’une multitude de décorations éclatantes. Simultanément, des musiciens s’affairaient à accorder leurs instruments, dont l’un attira tout particulièrement mon attention. Il s’agissait d’une flûte fabriquée à partir d’une courge et qui servait de caisse de résonance. J’avais entendu parler de cet instrument. Il s’agit d’unpungi, aussi appelé been, un instrument utilisé pour charmer les cobras. Lorsque j’ai fait part à ce musicien de mon agréable surprise de le voir jouer du pungi, il m’a confirmé que c’était pour charmer des cobras. Je lui ai demandé où étaient les reptiles et dans quel contexte cette pratique allait se mêler au reste du spectacle. Il m’a répondu en pointant du doigt les danseuses, dont Anika faisait partie: «They are the cobras.» Mon état de surprise fut immédiat et transparent. Il n’était pas question de croiser des cobras ou des reptiles durant la soirée… puisque c’étaient les danseuses qui allaient les remplacer au son du pungi. En entendant cette réponse, je me rappelle avoir été prise à la fois d’un sentiment d’emballement et de fébrilité, ainsi que d’un profond soulagement: je venais de trouver le point de départ de mes recherches.

    *

    Je suis restée aux côtés d’Anika plusieurs semaines. J’y ai appris notamment que la robe noire qu’elle portait sur scène représente la peau du cobra et que les centaines de décorations symbolisent ses écailles. Elle et sa famille m’ont également expliqué que la danse cobra avait émergé à la suite de la promulgation d’une loi par le gouvernement, la Wildlife Protection Act, ayant pour objectif de protéger les animaux sauvages de la maltraitance. En effet, depuis 1972, il n’est plus permis en Inde de garder des cobras en captivité. Avec les années, les cobras ont été graduellement remplacés par des femmes danseuses et la profession de charmeur de cobra a dû s’adapter à cette nouvelle réalité juridique. Cette rencontre avec Anika s’est faite en 2013. Les années ont passé, mais mes rapports avec les Kalbeliyas se sont poursuivis. En 2017, dans le cadre de mon doctorat, je suis retournée la voir, elle et sa famille. Cette fois, je suis demeurée huit mois.

    Plus ma cohabitation chez les Kalbeliyas se prolongeait, plus la danse devenait une pratique étrange à mes yeux, remplie de paradoxes et de contradictions apparentes. Ceux-ci concernaient principalement les agissements des danseuses, la manière dont elles s’exprimaient au quotidien et la façon dont leur entourage acceptait certains de leurs agissements.

    Par exemple, lorsqu’elle dansait, Anika avait un comportement très affirmé. Elle improvisait, riait et s’amusait à charmer le public pour générer des exclamations et des émotions de toutes sortes. Avant et après les concerts, elle en profitait pour rire et discuter avec les autres danseuses et les musiciens. Au passage, il n’était pas rare qu’Anika prenne de l’alcool avec eux, rigolant jusqu’aux petites heures de la nuit, et même qu’elle embrasse un homme dont elle s’était emmourachée durant la soirée. Bien souvent, Anika s’amusait à me montrer sur son téléphone portable des photos de musiciens avec qui elle avait eu des histoires d’amour ou qui avaient encore le béguin pour elle. Cette vision très libérée et extravertie des danseuses kalbeliyas m’est apparue une fois de plus alors que j’avais été témoin de la manière dont certaines présentent la danse aux touristes. Pour vendre des leçons de danse sur les réseaux sociaux, plusieurs femmes kalbeliyas présentent la danse cobra comme une source de «pouvoir» pour les femmes de la communauté. La danse est associée à une force d’action ainsi qu’à une capacité hors du commun de s’affirmer pour les femmes qui la pratiquent. Anika me l’a d’ailleurs signifié sans détour dès les premiers instants de notre rencontre: «Kalbeliya dance is full power for women!»

    Des paradoxes et des contradictions ont émergé lorsque j’ai compris quelle était l’autre réalité des danseuses, c’est-à-dire celle de leur retour à la maison, en dehors de l’univers de la danse. La routine que constituait le retour à la maison d’Anika était d’ailleurs très évocatrice. Une fois son concert terminé, en arrivant chez elle, Anika se précipitait dans sa chambre, loin des autres membres de sa famille. Alors qu’elle avait caché son cellulaire dans son corsage toute la soirée, elle le déposait maintenant dans une petite enveloppe en tissu et le rangeait au fond d’un coffre à vêtements, à l’abri des regards indiscrets. Seules sa mère et ses sœurs savaient ce qu’elle y dissimulait. Une fois son costume retiré, Anika portait un voile qui cachait complètement son visage et les formes de son corps. Plus question d’aborder quoi que ce soit en lien avec les hommes qu’elle côtoyait sur scène ni de discuter de ses rencontres amicales de la veille. Anika ne parlait plus, se faisait discrète, et s’il lui arrivait de parler, c’était pour murmurer aux autres femmes certains ragots et de l’information à l’insu de ses frères, de ses oncles et de ses parents. Cette sobriété et la modestie qui caractérisait Anika se poursuivaient toute la journée durant et disparaissaient le soir, une fois le moment venu de remettre son costume et de repartir danser sur scène. À ce stade de ma recherche, j’étais convaincue que le quotidien d’Anika était caractérisé par un grand contraste, rempli de secrets, de tabous et d’apparentes transgressions.

    C’est en voyant Anika et ses consœurs jongler au quotidien avec cette apparente dualité que j’en suis venue à réfléchir à la ligne directrice de mes recherches. Comment ce grand contraste entre la vie sur scène et la vie hors scène est-il vécu par les femmes? En outre, quel est l’impact de la danse dans leur quotidien, mais aussi sur leur capacité d’action et leurs conditions de vie? Plusieurs abordent sans détour l’idée que la danse offre davantage de pouvoir aux femmes de la communauté, ainsi qu’une plus grande force et une plus grande capacité d’affirmation. De quel pouvoir parle-t-on dans ce cas et quelles en sont les répercussions sur les femmes kalbeliyas qui pratiquent la danse?

    Mon questionnement a pris une tournure encore plus importante quand j’ai observé, pendant mon séjour, la dynamique qui s’était installée entre les femmes danseuses et les autres membres de la famille. Plus exactement, les hommes qui autrefois étaient charmeurs de cobras semblaient ne jamais travailler. Plusieurs avaient même développé d’importants problèmes de consommation d’alcool. C’était désormais la mère, les sœurs ou l’épouse qui dansaient pour contribuer à l’économie familiale. À la maison, l’épouse devait faire preuve de modestie – et de respect – devant son mari et les membres de sa belle-famille. Toutefois, en réalité, plusieurs des membres de la famille sont bien au fait des agissements des danseuses en dehors de la maison. Tant et aussi longtemps qu’elles préservent une image respectueuse à la maison, aucune discussion ou confrontation n’est amenée à propos des possibles amants, de la consommation d’alcool ou des amitiés cachées. À mes yeux, il ne faisait donc pas l’ombre d’un doute que l’avènement de la danse cobra n’avait pas seulement eu un impact sur les femmes. Elle avait aussi fortement bousculé les dynamiques habituelles des rôles de genre dans la communauté, tant pour les hommes que pour les femmes.

    De nombreuses recherches portant sur les femmes rajasthanies permettent de comprendre un peu mieux le quotidien des danseuses kalbeliyas (Feldman et McCarthy, 1983; Hale, 1988; Hauswirth et Das, 1932; Minturn et Kapoor, 1993; Papanek, 1964, 1971, 1973b; Papanek et Minault, 1982; Paul, 2020; Rawat, 2018; Roye, 2017; Surie et Zérah, 2017). Les femmes kalbeliyas, comme la majorité des femmes de la région du Rajasthan, pratiquent la purdah, une forme de ségrégation des espaces de vie. Cette ségrégation est caractérisée par une division des espaces accordés aux femmes et s’exprime habituellement par une interdiction de sortir de la maison, ainsi que par l’impossibilité d’occuper un emploi. Les femmes soumises à la purdah portent un voile qui cache l’ensemble des traits du visage. Cette pratique est caractérisée par différents comportements, tous associés à la modestie. On peut penser par exemple à l’interdiction de s’adresser à un homme directement, de s’asseoir à ses côtés ou encore à une totale sujétion face aux membres familiaux en position d’autorité, dont, bien entendu, le mari. Il ne faisait pas de doute que le quotidien d’Anika et de ses collègues danseuses était dicté par le respect de la purdah à la maison. Comment expliquer toutefois ce revirement complet de situation une fois venu le temps de danser le soir? Comment expliquer la possibilité de sortir seule, entre femmes, pour danser devant un public composé principalement d’hommes et dans une robe suggérant fortement les formes du corps? La danse, en contexte de purdah, m’a semblé fortement contradictoire, voire transgressive face aux différentes obligations qui forgent le quotidien ainsi que les attentes sociales et culturelles associées aux femmes kalbeliyas.

    Au fil de mes observations, j’en suis venue à comprendre qu’il ne s’agissait pas tellement de contradictions dans la vie des femmes, mais plutôt d’une cohabitation de différentes normes ou encore d’une adaptation quotidienne aux attentes envers les femmes. Non seulement la danse permet certaines transgressions sur scène, mais elle ouvre à un changement plus grand dans la sphère privée grâce au rôle de danseuse. Celui-ci permet aux femmes de transgresser et de se négocier une place différente au sein de leur communauté, en plus de transformer certaines dynamiques familiales et sociales. Cette réalité évoque le concept de liminalité (Turner, 1970, 1974, 1998, 2018; Turner, Abrahams et Harris, 2017; Van Gennep, 1960), qui caractérise l’idée d’«entre deux» et de seuil entre deux réalités. Dans le cas de la danse, on retrouve certes ce concept par le fait d’être sur scène, mais aussi par le fait d’investir un rôle en décalage des attentes et obligations qui régissent généralement le rôle socialisé des femmes au quotidien (Braun 2014; Besnier 1997; Butler Brown 2007; D’Souza 2016; Horvath, Thomassen, et Wydra 2015; Lussac 2014; Parikh 2019; Butler 1990).

    Il m’est apparu aussi, au fil de mes observations, que la réalité des femmes kalbeliyas ne pouvait se résumer aux changements dans les dynamiques de genre. La construction de la féminité qui caractérise le rôle et les attentes envers les femmes est plurielle et, en contexte indien, revêt une foule d’intersections. Pour ce qui est des Kalbeliyas, il y a certes les dynamiques de genre, mais aussi la caste, la religion, le statut social, les occupations lucratives, ainsi que les dynamiques intergénérationnelles. Pour prendre en compte toutes ces variables, il était primordial que ma recherche soit profondément ancrée dans une approche intersectionnelle de la réalité des danseuses kalbeliyas (Bacchetta, 2015; Bilge, 2009, 2013; Crenshaw, 1989; Cuadraz et Uttal, 1999; Spivak Chakravorty, 1988; Spivak, 1987).

    Enfin, un dernier aspect anthropologique conceptuel qui a retenu mon attention au fil de mes observations de terrain concerne le discours qu’entretiennent les femmes kalbeliyas à l’égard de la danse. Ces dernières évoquaient une prise de pouvoir par l’action de danser, une plus grande capacité d’agir en comparaison de leurs consœurs qui ne peuvent pas danser. Certaines discutaient de leur cercle social, de leur capacité à gagner de l’argent et à négocier leurs conditions de travail avec leur mari ou leur belle-famille. Ces variables m’ont amenée à me questionner sur l’agentivité des femmes kalbeliyas ainsi que sur le potentiel processus d’empowerment par la danse (Alkire, 2005, 2008; Beck et Rao, 2000; Busby, 1999; Emirbayer et Mische, 1998; Kabeer, 1999; Keane, 2003; Sen, 1985).

    Plusieurs ethnographies ont été réalisées auprès des Kalbeliyas au cours des dernières années. À ma grande surprise, aucune n’aborde directement l’impact de la danse dans la vie de ces femmes ni les aspects transgressifs reliés à la condition de danseuse. Une des premières ethnographies sur la communauté a été réalisée par M. Robertson. Sa thèse, intitulée Snake charmers: the Jogī Nāth Kalbelias of Rajasthan: an ethnography of Indian non pastoral nomads, a été écrite en 1998 et dresse un portrait socioéconomique de la communauté. Rédigée plus de vingt ans après l’adoption de la Wildlife Protection Act (1972), la thèse de Robertson ne fait pas ou presque pas mention de femmes danseuses. Elle aborde toutefois la vie rigide et normée des femmes caractérisée par la purdah. L’autrice évoque l’existence d’une danse pratiquée par certaines d’entre elles, mais mentionne que cette pratique est stigmatisée en raison de son association avec la prostitution. Selon Robertson, la danse n’était pas ou peu présente au sein de la communauté en 1998 et la participation des femmes à l’économie familiale l’était encore moins.

    Pour sa part, C. Higgins a réalisé en 2010 un mémoire de maîtrise qui aborde la communauté kalbeliya à la lumière des différentes légendes et histoires autour de la pratique des charmeurs de cobras (Higgins, 2010). Il mentionne que plusieurs femmes dansent professionnellement pour de l’argent, mais sa recherche n’accorde aucune importance à cette pratique ni au rôle particulier de ces femmes dans la communauté. D’autres travaux ethnographiques (Dutt, Kaleta et Hoshing, 2019; Singh, 2013; Wickett et Rao, 2013) se sont penchés sur les Kalbeliyas, sans toutefois aborder concrètement le travail des femmes danseuses. Ces ethnographies se limitent généralement à discuter des difficultés rencontrées par les hommes qui désirent continuer de charmer les cobras ou encore à présenter les impacts négatifs des différentes législations visant les peuples nomades de l’Inde.

    Seules quelques rares recherches effectuées auprès des Kalbeliyas abordent directement le thème de la danse. Ayla Joncheere le fait dans sa thèse de doctorat portant plus exactement sur l’émergence de la danse au sein de la communauté (Joncheere, 2015). Étant elle-même danseuse de profession, Joncheere s’attarde au processus de patrimonialisation de la danse. Selon l’UNESCO, la danse kalbeliya serait fondée sur une pratique dite ancienne et traditionnelle propre à la communauté. Joncheere prouve que cette affirmation est erronée puisque la danse aurait pris naissance et émergé au courant des quarante dernières années, et ce, en réaction à une loi interdisant la pratique de charmer les cobras (Joncheere, 2015, 2017; Joncheere et Vandevelde, 2016).

    Maria Angellilo, quant à elle, aborde l’avènement de la danse et son côté transgressif non pas pour son impact sur le quotidien des femmes, mais la compare plutôt à la pratique des devadāsīs (Angelillo, 2012, p. 209). Les devadāsīs sont des danseuses qu’on pouvait trouver en Inde du Sud. Les devadāsīs – mot qui signifie servante de la divinité – étaient des femmes qui se consacraient à la danse dans les temples dès le plus jeune âge. On estime que les premières mentions des devadāsīs remonteraient au 3e siècle (Ruspini et Bonifacio, 2018). Aux alentours du 9e siècle, elles étaient patronnées par des temples ou encore par des rois et des notables (Leucci, 2017, p. 137). Considérées comme les épouses des divinités, elles jouissaient de libertés sexuelles auxquelles les autres femmes mariées à un «mortel» n’avaient pas accès. Leur pratique a été criminalisée durant l’ère coloniale avant d’être officiellement abolie par le gouvernement indien dans les années 1980. L’association entre les devadāsīs et les femmes kalbeliyas s’avère, à mon avis, hautement discutable dans l’optique où les réalités de ces deux catégories de femmes sont trop éloignées pour permettre une comparaison. Leur caste, leur statut, leur vocation religieuse, familiale ou sociale s’avèrent en effet radicalement différents. De plus, non seulement retrouve-t-on chacune de ces femmes à des siècles différents dans l’histoire de l’Inde, mais les devadāsīs ont vécu davantage dans le sud du pays alors que les femmes kalbeliyas habitent quant à elles la partie nord du pays. Nombreuses sont les recherches qui montrent la différence marquée entre les conditions de vie des femmes de différentes régions de l’Inde (Agarwal, 1986, 1994b; Basu et Ray, 1990; Basu, 1993; Bates, 2013; Bloom et Reddy, 1986; Boserup, 1970, 2014; Boserup, Tan et Toulmin, 2013; Das, 2004; Dubey, 2016; Miller, 1997; Miller et Razavi, 1995). De ce fait, les attentes à l’égard des femmes s’en trouvent complètement différentes. Le fait de vouloir s’engager dans une comparaison de la sorte ne repose selon moi sur aucune base crédible. Elle ne permet donc pas de saisir le réel impact de la danse kalbeliya dans la vie des femmes qui la pratiquent, ainsi que dans l’espace public du Rajasthan.

    Ainsi, toutes ces recherches ont contribué à présenter la communauté kalbeliya sous l’angle du métier désormais illégal de charmeur de cobra. Seulement quelques-unes s’arrêtent pour discuter des conditions de l’émergence de la danse dans la communauté. Cependant, elles ne s’attardent pas aux impacts éventuels sur les danseuses. Aucune recherche n’a pour l’instant posé un regard véritable sur les actrices au cœur de ce grand bouleversement social, juridique et économique chez les Kalbeliyas, c’est-à-dire les danseuses elles-mêmes. Ce livre a pour objectif de les présenter et de montrer comment la danse cobra participe à transformer les dynamiques de genre dans la communauté. En prenant comme prémisse que la purdah constitue en quelque sorte le socle de la construction des idéaux de la féminité au sein de plusieurs communautés de l’Inde du Nord, et plus particulièrement du Rajasthan, je montrerai que la danse transgresse à plusieurs égards de nombreux codes de conduite et attentes associés aux hommes et aux femmes, et donc qu’elle contribue à transformer les dynamiques de genre à l’intérieur de la communauté. Il a été souligné au début de cette introduction que plusieurs femmes kalbeliyas associent elles-mêmes la danse à une forme de pouvoir. Ce travail a donc comme sous-objectif de discuter de ce pouvoir et de voir quels gains concrets peuvent faire les femmes par la pratique de la danse, qu’il s’agisse de leurs capabilités, de leur agentivité ou de leurs conditions de vie.

    Afin de répondre à l’ensemble de ces questions, ce livre est divisé en deux parties et six chapitres. La première partie, intitulée «Les femmes kalbeliyas», présente la danse, la rencontre sur le terrain et aborde l’avènement de la danse cobra chez les Kalbeliyas. Le premier chapitre vise à présenter les Kalbeliyas en les situant d’un point de vue socioéconomique et culturel dans l’espace qu’est celui du Rajasthan. Dans ce chapitre, les conditions de vie des femmes kalbeliyas seront mises en contexte par la présentation des différents rôles et organisations familiales qui s’appliquent plus particulièrement aux femmes de la région du Rajasthan. Ce chapitre propose aussi de présenter différents outils conceptuels utilisés pour comprendre comment sera théorisée la danse cobra au sein de la communauté kalbeliya. Pour ce qui est plus précisément du postulat entourant la présence d’un espace de transformation des dynamiques de genre, cette recherche propose de conceptualiser la danse comme un espace liminaire, tel qu’entendu et compris par Victor Turner, sur la base de la théorisation de Van Gennep dans sa conception du «drame social» (Turner, 2018; Turner et al., 2017). Une seconde attention sera accordée au concept de genre, théorisé comme étant construit socialement, performé et ancré dans des structures de pouvoir (Butler 2004b; Butler 1990; Hennessy 2000, 1994; K. Crenshaw 1989). Parce que le genre est un phénomène où s’intersectent les idéologies et les pratiques du pouvoir, la danse sera aussi vue comme un espace possible d’empouvoirement (empowerment) et d’agentivité (agency)1 pour les femmes qui la pratiquent (Calvès, 2009; Longwe, 1992; Sen et Fukuda-Parr, 2003; Shamshad, 2007; Solomon, 1976; Stacki et Monkman, 2003; Stromquist, 1999). Le deuxième chapitre propose une première immersion sur le terrain par une présentation des différentes méthodes de recherche, mais plus exactement, de la manière dont la rencontre sur le terrain s’est faite au fil du temps. On y verra les différents endroits visités, certains défis entourant l’observation participante, ainsi que les différentes méthodes utilisées pour donner une voix significative aux femmes rencontrées, et pour partager l’autorité de la recherche. C’est au troisième chapitre que commence l’intégralité de l’analyse de la danse. L’objectif étant de comprendre l’avènement de la danse au sein de la communauté et le grand contraste entre le quotidien des femmes qui dansent et celui des femmes qui ne dansent pas. Ce chapitre présentera d’abord les femmes kalbeliyas qui ne dansent pas. La condition de ces femmes correspond en tout point à celle de toutes les autres femmes qui pratiquent la purdah dans la région, mais qui ne peuvent pas travailler. Il est à noter qu’à ce jour, plusieurs femmes kalbeliyas ne dansent pas. Ce premier portrait est donc encore tout à fait d’actualité pour une grande partie de la communauté. Ensuite, la deuxième section permet d’expliquer l’avènement de la danse chez les Kalbeliyas. L’élément choisi pour présenter les débuts de la danse et son insertion hautement transgressive dans la communauté est le récit de Gulābi Saperā, considérée à ce jour au sein de la communauté comme la mère de la danse kalbeliya. Enfin, la troisième section présente les femmes cobra, c’est-à-dire la réalité des femmes kalbeliyas qui dansent sur une base régulière et à titre de pourvoyeuses. Les grandes lignes de ce portrait seront présentées à travers les différentes composantes qui sont communes à toutes les femmes danseuses. Ce portrait très général sera toutefois approfondi et nuancé dans les trois chapitres suivants.

    La deuxième partie de cet ouvrage se nomme «Les femmes cobra» et fait une présentation exhaustive de la réalité des femmes danseuses. Les chapitres quatre, cinq et six sont fondés sur une structure commune. Chacun propose un portrait différent des femmes cobra présentées au troisième chapitre. Il sera établi que chacune de ces facettes change profondément la réalité de ces femmes et du même coup, leur agentivité et leur potentiel processus d’empouvoirement. Ces chapitres sont en ordre chronologique afin de parcourir la réalité des femmes tout au long de leur vie. On y verra donc leur enfance, les modalités de leur mariage, leur vie de femme mariée et enfin, leur réalité une fois devenue plus âgée. Le premier de ces portraits aborde la réalité des femmes qui dansent leur vie durant, de l’enfance jusqu’à la fin de leur carrière. Le deuxième portrait s’attarde aux femmes qui ne commencent à danser qu’une fois mariées; il s’agit généralement d’un souhait imposé par la famille de l’époux. Enfin, le dernier portrait présente la réalité des femmes qui commencent à danser dès l’enfance, mais qui, une fois mariées, se voient contraintes de cesser de travailler. On réalisera alors que les rapports de pouvoir, les transgressions et les formes d’agentivité changent complètement d’un portrait à l’autre.

    La conclusion propose pour sa part un regard plus personnel sur la recherche à la suite d’une introspection une fois le travail de terrain terminé. Dans un premier temps, un résumé de l’analyse est discuté et accompagné d’impressions plus personnelles. Par la suite, les conclusions de l’analyse sont présentées aux femmes kalbeliyas afin qu’elles discutent de leur propre vision de leur agentivité ou empouvoirement par la danse dans l’objectif de nuancer et d’enrichir le propos véhiculé au fil des chapitres de l’analyse. Une dernière section présente les différents angles morts de la recherche et les aspects méritant un approfondissement.

    Au terme de ce livre, toute l’attention est mise sur la réalité des femmes, sur leurs impressions et leur vécu. On comprendra, de manière globale, l’impact que la danse cobra peut avoir dans leur vie. On saura aussi comment ces danseuses réussissent à se tailler une place singulière dans l’univers économique et artistique du Rajasthan – dans des espaces habituellement et principalement dominés et habités par des hommes. Enfin, on verra des femmes qui jonglent avec un quotidien complexe et qui participent à transformer, à leur manière, les différentes façons d’être femme aujourd’hui, en Inde du Nord2.


    1. La traduction du mot «empowerment» pose problème, car son équivalent exact n’existe pas en français. Il est parfois traduit par «capacitation», «pouvoir d’agir» ou encore «autonomisation» (Bacqué et Biewener, 2013). Dans le cadre de cette recherche, c’est le barbarisme «empouvoirement» qui a été retenu, principalement parce qu’il est le seul à conserver le mot «pouvoir» dans sa terminologie et à évoquer du même coup tant son aspect processuel que les résultats qu’il produit. Quant à l’anglicisme «agency», il est souvent utilisé dans les études de genre en français. Il existe toutefois certaines formulations proposées par les traducteurs de Judith Butler, comme «capacité d’agir» et «puissance d’agir» (voir la traduction de Cynthia Kraus du livre Gender Trouble [2004a] ou encore, le néologisme, «agentivité». Le terme «agentivité» est désormais adopté par plusieurs chercheurs dans le cadre de recherches qui associent des linguistes, des chercheurs en éducation, des sexologues, des sociologues ainsi que des anthropologues (Bachmann et Rodari, 2014; Engeström et Sannino, 2013; Jézégou, 2016, 2019; Lang, 2011; Lefrançois, Éthier, Demers et Fink, 2014; Morin, Therriault et Bader, 2019; Nagels, Abel et Tali, 2018; Perrier, 2018; Pitrou, 2013).

    2. De magnifiques photos prises lors du terrain de l’autrice sont visibles à la fin du présent document.

    PREMIÈRE PARTIE

    LES FEMMES KALBELIYAS

    CHAPITRE 1

    La danse cobra chez les Kalbeliyas du Rajasthan

    Les Kalbeliyas – aussi appelées Jogī Nāth Saperā – forment une communauté hindoue historiquement nomade dont la survie reposait essentiellement, jusqu’à l’aube des années 1980, sur la pratique de charmer les cobras. Cette pratique a cependant été rendue illégale en 1972 par un projet de loi visant à encadrer l’usage de la forêt et à protéger les animaux sauvages de la maltraitance. Depuis, plusieurs Kalbeliyas vivent de la danse pratiquée par les femmes, appelée danse cobra ou danse kalbeliya. L’objectif de ce premier chapitre est donc de présenter la communauté à la lumière de son occupation principale – charmer les cobras – afin de saisir l’impact qu’a eu la danse sur les dynamiques de genre au sein de la caste. Ce portrait sera suivi des différents concepts qui serviront à théoriser la danse au sein de la communauté afin d’en diriger l’analyse.

    Les jogī nāth saperā et l’avènement de la danse cobra

    Les jogī nāth saperā sont connus en Inde par différentes terminologies régionales. Au Punjab, on les connaît sous le nom de jogīs tandis qu’en Haryana, on les désigne par le terme saperā (Dutt et al., 2019). Au Rajasthan, on les appelle Kalbeliya. Kal signifie «danger» dans le langage kalbeliya et beliya veut dire «qui rôde» ou «qui rampe»: le danger qui rôde3… une claire évocation du cobra! Les communautés nommées saperās (dont l’origine vient de sāṁpa, serpent en hindi) forment une caste professionnelle de charmeurs de serpents. Ils se déplacent généralement dans les campagnes ou dans les lieux touristiques urbains afin d’exhiber leurs serpents, qu’ils gardent dans un petit panier de bois et qu’ils charment à l’aide d’un pungi4 (Briggs, 1938; Dutt et al., 2019; Wickett et Rao, 2013). Seules les communautés saperās utilisent des instruments de musique pour charmer les cobras. Les autres communautés associées à cette pratique (par exemple les Savaras [Ray, 1986] ou encore les Sapua Kela [G. Mohanty & Mohanty, 2004]) utilisent occasionnellement des instruments, mais dans leur cas, la musique est généralement jouée uniquement pour obtenir la charité des passants et non dans le but spécifique de charmer les serpents (Higgins, 2010, p. 38).

    Comme la plupart des charmeurs de serpents du pays, les Kalbeliyas pratiquent la mendicité, que ce soit en «charmant» le reptile au son d’un instrument, en jouant de la musique ou en mendiant dans les rues. Ils aident également certains villageois qui sont aux prises avec des problèmes inhérents à la présence des serpents5 (Dutt et al., 2019). Finalement, ils sont reconnus pour concocter des potions ou des remèdes efficaces contre le venin d’animaux dangereux.

    Pour ce qui est du nom «jogī nāth», les Kalbeliyas appartiennent à une communauté de «nāths» ayant abandonné le statut de renonçant et sont désormais maîtres de maison6 (householders). Ils se considèrent comme des descendants de Kanipāv, expulsé de la communauté des ascètes

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