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Les HIJRAS: Portrait socioreligieux d'une communauté transgenre sud-asiatique
Les HIJRAS: Portrait socioreligieux d'une communauté transgenre sud-asiatique
Les HIJRAS: Portrait socioreligieux d'une communauté transgenre sud-asiatique
Livre électronique361 pages5 heures

Les HIJRAS: Portrait socioreligieux d'une communauté transgenre sud-asiatique

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À propos de ce livre électronique

Les hijras, souvent appelés « transgenres » par les Occidentaux, constituent une communauté distincte dont les fondements identitaires transcendent les seuls aspects liés à l’orientation sexuelle. Ce « troisième sexe » est présenté avec beaucoup de finesse dans ce livre qui examine, entre autres choses, les structures familiales, la perception du vieillissement, les questions liées aux droits de la personne et les rituels de toutes sortes – de la naissance à la mort en passant par l’intégration à la communauté, le mariage ou la castration.

Prenant appui sur des études de terrain et des entretiens, on y décrit un monde complexe et étonnant de gens qui vivent en marge de la société tout en luttant pour la légitimité d’un statut qui leur permettrait d’en faire pleinement partie. Trois récits témoignent particulièrement des pratiques quotidiennes des hijras et de leur philosophie et apportent ainsi à cette étude l’éclairage précieux d’une expérience directe.
LangueFrançais
Date de sortie18 oct. 2018
ISBN9782760638860
Les HIJRAS: Portrait socioreligieux d'une communauté transgenre sud-asiatique

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    Aperçu du livre

    Les HIJRAS - Mathieu Boisvert

    Remerciements

    On ne peut mener seul une telle entreprise!

    Je tiens donc à souligner le concours de mes collègues du Dépar­tement de sciences des religions et de mon institution de rattachement, l’Université du Québec à Montréal. Ces deux instances m’ont toujours donné carte blanche quant aux sujets de mes recherches et aux déplacements que ceux-ci impliquaient; je leur en suis profondément reconnaissant.

    J’ai pu réaliser cette recherche grâce au concours financier de ­l’Insti­tut indo-canadien Shastri, du ministère des Relations internationales et de la Francophonie du gouvernement du Québec et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Merci également aux Presses de l’Université de Montréal d’en soutenir la publication.

    En territoire indien, la professeure Veena Poonacha du Research Centre for Women’s Studies de la Shreemati Nathibai Damodar Thackersey Women’s University (Mumbai) et le Humsafar Trust de Mumbai ont grandement facilité les démarches pour établir les liens avec la commu­nauté hijra et trouver des traductrices et des interprètes. Également, la famille de Tulsidas Komarpanth, modeste famille de pêcheurs, m’a offert les repas et l’«ombre» nécessaires dans le petit village de Talpona (Goa) pour la rédaction d’une grande partie de ce manuscrit.

    Je veux aussi remercier mes chers collègues et collaborateurs, collaboratrices à ce projet, sans lesquels il n’aurait pu s’accomplir: Karine Bates (professeure d’anthropologie, UdeM), Yves Jubinville (professeur à l’École supérieure de théâtre, UQAM), Isabelle Wallach (professeure de sexologie, UQAM), Vincent Brillant-Giroux (étudiant au doctorat en anthropologie, UdeM), Audrey Charland (étudiante à la maîtrise en sciences des religions, UQAM), Marie-Lune Contré (étudiante à la maîtrise en travail social, UQAM), Giroflé Chrétien-Arsenault (étudiante à la maîtrise en sciences des religions, UQAM), Maude Vaillancourt (étudiante à la maîtrise en sciences des religions, McGill), Mathilde Viau-Tassé (étudiante à la maîtrise en droit, UQAM), ainsi que nos deux interprètes indiennes, Utkarsha Kotian (SNDT Women’s University) et Hema Pisal (Pune).

    On ne peut passer sous silence les 26 participantes sans qui cette recherche serait inexistante. Et, finalement, à Agathe et à Sérapion.

    Remarques préalables

    Tous les termes de langues sud-asiatiques (hindi, sanskrit ou autres) apparaissent en caractères italiques et demeurent invariables au pluriel, à l’exception du terme hijrā/hijḍā (marathi/hindi) qui, dans ce livre, est utilisé comme un terme français s’accordant en nombre.

    La translittération des termes sud-asiatiques est conforme à l’alphabet international pour la translittération du sanskrit.

    L’utilisation du féminin et du masculin est directement liée au genre auquel s’identifie la personne au moment précis où se déroule l’action. Pour une même personne, donc, le genre peut être différent d’une période à une autre de sa vie.

    Nous avons remplacé les noms des participantes à cette recherche par des pseudonymes afin de préserver leur anonymat. Deux exceptions cependant à cette règle: Laxmi Narayan Tripathi et Gauri ont demandé à ce qu’on donne leur nom réel.

    Introduction

    En avril 1985, alors que je terminais un diplôme de langue indienne à l’Université de Mumbai, mon professeur de l’époque, encore tout jeune, m’invita à son mariage à Delhi. Lors de l’une des célébrations, qui réunissait les familles du marié, de la mariée et les amis des deux clans, un groupe d’hommes habillés en femme, parlant fort, tapant des mains d’une façon particulière et semblant invectiver les personnes présentes se sont manifestés. Tandis qu’ils se rapprochaient du couple pour lequel la cérémonie était organisée, leur ton se faisait plus violent et revendicateur. Le père du marié s’avança vers eux et leur remit une liasse de roupies. Les intrus – car c’est ainsi que je les voyais – se calmèrent, s’approchèrent du couple, et la personne qui me semblait être l’aînée du groupe, la liasse de billets dans sa main droite, fit avec cette même main des gestes au-dessus de la tête de la mariée et du marié, ce que j’interprétai comme un genre de bénédiction. Ils quittèrent par la suite les lieux aussi rapidement qu’ils étaient arrivés. Ce fut mon premier contact, il y a plus de trente ans, avec des hijras.

    Les hijras de la région de Delhi font toujours une apparition durant les cérémonies de mariage ou dans les jours suivant une naissance. Elles auraient le pouvoir de bénir le couple nouvellement marié ou l’enfant qui vient de voir le jour. Cette bénédiction se monnaie; la famille doit rétribuer le groupe hijra de façon acceptable et, généralement, une négociation complexe s’engage pour déterminer le montant qui convient. Si les deux parties ne peuvent trouver un terrain d’entente et que les membres du groupe hijra ne sont pas satisfaits – ce qui est rarement le cas –, la bénédiction se transforme en mauvais sort: le premier enfant mâle issu de cette union, ou bien le nouveau-né faisant l’objet de la négociation, deviendra lui-même hijra. Nul ne souhaite à ses enfants un tel avenir.

    Au fil des années, ma carrière universitaire m’a amené à effectuer plusieurs recherches de terrain en territoire sud-asiatique, essentiellement sur les communautés monastiques/ascétiques hindoues et sur les réseaux de pèlerinage dans divers endroits en Inde. Ici et là, je remarquais des membres de cette communauté hijra. Dans des lieux de pèlerinage, bien entendu, mais également dans les trains ou bien à des carrefours routiers, ces communautés sollicitaient de petites sommes d’argent en échange de bénédictions. Ma curiosité envers elles augmentait d’année en année. Qui donc étaient ces gens, sensiblement ostracisés et marginalisés, mais simultanément enveloppés d’une certaine aura qui, dans l’imaginaire indien, leur donnait une ascendance, un pouvoir certain sur ceux qui n’appartenaient pas à leur groupe? C’est ainsi qu’en 2013, je décidai d’entreprendre une recherche sur les hijras au Maharashtra.

    Les hijras

    Plusieurs des participantes à ce projet nous ont expliqué que le mot «hijra» provient du mot arabe «هجرة» (hiǧra; hégire), terme qui désigne l’exil de Mohammed de La Mecque vers Médine en 622, moment représentant l’an zéro du calendrier musulman. Alors que, pour Mohammed, l’hégire marque le début d’un déplacement géographique, pour les hijras, ce même terme ferait référence à un déplacement d’un tout autre genre: d’un statut d’homme à celui de femme. On l’associe également à d’anciens concepts sanskrits, présents dans les Veda, les Śāstra, les grandes épopées tels le Rāmāyaṇa et le Mahābhārata. Pensons, entre autres, aux concepts de klība, de śanda, de napuṃsaka ou tritīyāprakṛti), ou bien à certains personnages divins comme Ardhanārīśvara – Śiva sous sa forme androgyne, tel qu’il est représenté dans l’une des grottes de l’île Elephanta, près de Mumbai. Plusieurs hijras affirment que lorsque Rāma quitta le royaume ­d’Ayodhya pour ses quatorze années d’exil, il dit aux gens de la ville qui le suivaient sur la route: «Que tous les hommes et toutes les femmes retournent à Ayodhya.» Hommes et femmes obéirent, seules demeurèrent près de lui les hijras, celles qui n’étaient ni hommes ni femmes¹. Amara Das Wilhelm, dans son livre intitulé Tritiya-Prakriti: People of the Third Sex, rapporte – sans trop de distance critique – plusieurs de ces histoires mythologiques telles qu’elles se déploient dans les textes sanskrits². Mais ces histoires anciennes représentent des catégories de genre très différentes de ce qui pourrait convenablement correspondre aux hijras actuelles.

    Lawrence Preston souligne qu’au début du xviiie siècle, plusieurs officiers de la Compagnie britannique des Indes orientales connaissaient l’existence d’une communauté appelée «hijra» ou «hijda» en Inde occidentale, communauté d’«eunuques» qui avait acquis des droits héréditaires sur les revenus de l’Empire marathe. Graduellement, les Britanniques ont conquis ce territoire marathe, les droits des hijras ont été abolis et celles-ci auraient été contraintes à la mendicité, à la prostitution et à d’autres «basses» fonctions pour assurer leur survie. Le Criminal Tribes Act de 1871 a par la suite criminalisé le statut d’«eunuque», associant ces gens à d’autres castes de Thugs ou de malfaiteurs. Étaient alors considérés comme «eunuques» tant les hommes qui se travestissaient en femme que ceux qui, à la suite d’un examen médical, «apparaissaient impotents» (Reddy, 2005, p. 26). Cette description convoque autant le physiologique – le fait de ne pouvoir se reproduire – que la performance de genre. L’Inde a aboli ce Criminal Tribes Act en 1952. Les hijras étaient alors déjà fort marginalisées et ostracisées³. En avril 2014, la Cour suprême de l’Inde a reconnu légalement l’existence d’un «troisième genre» qui inclut à la fois les hijras et d’autres identités LGBTQ. Mais comme l’indique Cohen (1995, p. 277), «tous les troisièmes ne sont pas semblables» (all thirdness is not alike).

    Reddy (2005) décrit la sexualité normative en Inde traditionnelle comme fondée sur la binarité pénétré/pénétrant. La femme serait ici pénétrée et l’homme, pénétrant. Alors qu’aucune mobilité n’est offerte à la femme dans ce modèle, l’homme peut assumer les deux rôles. Un homme pénétré irait cependant contre sa propre nature et serait qualifié de koṭi⁴. Cette appellation regrouperait plusieurs identités de genre ou d’orientation sexuelle non normative traditionnelles qu’explique sommairement Reddy. «Hijra», tout comme les jogta/jogtī, constitue une catégorie traditionnelle regroupant des individus qui ont une identité de genre ou une orientation sexuelle non normative. Ceux-ci sont distincts des personnes appartenant à d’autres identités LGBTQ contemporaines issues d’un horizon plus occidentalisé.

    Au cours des vingt dernières années, toutefois, des ethnographes contemporains ont commencé à décrire les membres de cette communauté hijra au-delà des orientations coloniales, c’est-à-dire outre leur performance de genre, leur orientation sexuelle ou bien leurs activités illicites (mendicité, prostitution). Notre approche est héritière des études anthropologiques récentes, telles que celles de Cohen et de Reddy, où rites de passage, lignées d’appartenance, reconstruction sociale et fonction professionnelle participent à l’identité hijra. Comme nous le verrons plus en profondeur un peu plus loin, l’intégration d’un nouveau membre à cette communauté s’effectue par un rite de passage servant à préciser son rôle au sein d’un cadre social stratifié qui s’inspire, d’une part, de l’organisation familiale indienne et, d’autre part, d’une structure ascétique intracommunautaire. De plus, ce groupe social est lui-même divisé en «maisons» ou écoles (gharāṇā) – tout comme les communautés ascétiques hindoues avec leurs akhāḍā – chacune possédant une lignée (paramparā) distincte remontant à une fondatrice, réelle ou imaginée⁵.

    Les hijras occupent traditionnellement deux types de statut professionnel dans la société: elles sont identifiées tantôt comme des travailleuses du sexe, tantôt comme des personnes dotées d’un pouvoir de bénédiction (āśīrvād) au moment de la naissance d’un enfant ou d’un mariage. La marginalité des hijras repose donc sur un paradoxe en cela qu’elle est marquée à la fois du sceau de la pureté, en raison des «pouvoirs» qui leur sont conférés, et de l’impureté associée au métier du sexe. Suivant cette logique, il importe de souligner que les identités individuelle et collective des hijras mélangent des catégories généralement vues comme opposées: hindou/musulman, sacré/profane, bénédiction/malédiction, inclusion/exclusion, légalité/illégalité, chasteté/activité sexuelle, pure/impure et masculin/féminin.

    Le contexte de la recherche

    Mis à part les multiples travaux sur la prévention du VIH et d’autres infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), la communauté scientifique a très peu étudié les hijras. Les cinq recherches les plus significatives demeurent à ce jour celles de Lawrence Cohen, d’Anuja Agrawal, de Serena Nanda, de Gayatri Reddy et d’Emmanuelle Novello. Les normes binaires de sexe et de genre en Inde sont rattachées au mariage et à la reproduction sexuée. C’est donc à partir de ces repères normatifs – en tenant compte des représentations sociales de sexe et de genre d’après lesquelles les hijras sont perçues – que ces auteurs proposent une définition du terme «hijra».

    Agrawal (1998, p. 292-293) remet en question la notion de troisième sexe représentée selon un modèle d’opposition de genre binaire et avance que les hijras semblent se définir davantage par «des pratiques féminines, ou [par] une combinaison de pratiques féminines et masculines»; en fait, «seuls de rares cas pourraient correspondre à une identité ni féminine ni masculine». Elle ajoute: «Ceci situe donc la communauté hijra au sein même – et non à l’extérieur – du modèle traditionnel de binarité des genres. Cela ne nous permet pas de nier qu’il y a une multiplicité de genres dans le contexte indien, mais nous fait nous demander jusqu’à quel point un troisième genre pourrait exister sans la présence des deux autres.»

    Selon Novello (2011, p. 21-22), la catégorie hijra «est socialement pensée en termes de genre, plus précisément en négation par rapport au genre masculin et en analogie par rapport au genre féminin». Les hijras «ne sont pas des hommes», puisqu’elles adoptent des pratiques de beauté visant à féminiser leur corps, un prénom féminin, des attitudes féminines et qu’elles sont généralement attirées sexuellement par les hommes. Bien qu’elles agissent «comme» des femmes, elles «n’en sont pas», étant donné qu’elles ne peuvent enfanter. Ainsi, parce qu’elles sont socialement perçues en tant que «presque femmes», les hijras représenteraient, toujours d’après Novello, un genre à part entière, soit ce que l’auteure appelle le «genre hijra», qu’elle définit comme «a-­masculin et presque féminin».

    Nanda (1998) a un raisonnement différent. Les hijras, par l’absence d’intérêt sexuel envers les femmes (trait qui est associé à l’impuissance et à la perte de virilité), ne sont pas des hommes et, en raison de l’impossibilité de porter un enfant, elles ne sont pas non plus des femmes. Cette conception conduit Nanda à définir les hijras, dans une section intitulée Hijra as a third sex and a third gender (Les hijras, un troisième sexe, un troisième genre), comme ni hommes ni femmes. Novello (2011, p. 22) considère que la vision de Nanda dépouille les hijras de «leur spécificité sociale, en laissant penser qu’elles sont avant tout définies en opposition par rapport au genre masculin et au genre féminin».

    Reddy (2005) et Cohen (1995), quant à eux, proposent une vision plus nuancée reposant sur la notion d’identité – celle-ci étant considérée comme fluide et évolutive au cours de la vie. L’identité hijra doit être comprise à la lumière d’une variété d’aspects, incluant le genre et la sexualité, mais également la religion, la classe sociale, les relations sociales, les rapports de force, les normes sociales, etc. Aussi, afin de contrer la vision essentialiste qui se dégage du concept de troisième sexe, les auteurs font valoir que l’identité hijra se construit différemment selon l’expérience individuelle. Il n’en demeure pas moins que Reddy décrit dans son ouvrage diverses pratiques collectives corporelles, économiques et sociales ainsi que des structures hiérarchiques propres à la communauté hijra. Alors, bien qu’il y ait plusieurs façons pour chaque membre de s’approprier l’identité hijra, cette appropriation se fait en cohérence avec une identité commune et sur la base de celle-ci.

    Notre perspective rejoint celles de Reddy et de Cohen, en ce sens que plusieurs facteurs hors de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle participent à l’identité hijra. Cependant, l’approche que nous adoptons repose essentiellement sur une perspective «religiologique» que nous définirons un peu plus loin. Cette perspective est ici utilisée afin de faire valoir certains traits particuliers des membres de la communauté hijra, mais il est loin de nos intentions de limiter l’identité hijra à ces aspects socioreligieux. De plus, alors que la recherche de Reddy se concentrait uniquement sur la communauté hijra d’Hyderabad, et que celle de Cohen sur celle de Varanasi, la nôtre propose un cadre plus large, celui du Maharashtra et, plus particulièrement, des villes de Mumbai et de Pune, les deux plus grands centres urbains de l’État. Ces deux contextes ajoutent à la pertinence de notre approche. Mumbai est une mégalopole riche en diversité et attire des hijras de l’ensemble de l’Inde; quant à Pune, il s’agit d’une ville plus traditionnelle où habitent des hijras essentiellement marathes. De plus, la recherche de Reddy gravitait autour d’un même groupe hijra, appartenant à une même gharāṇā et résidant à un endroit précis: sous l’une des citernes d’eau de la ville. Notre étude diffère de la sienne, puisqu’elle réunit des participantes appartenant à des lignées hijras distinctes, ce qui permet de générer une perspective plus globale du fonctionnement de la communauté.

    Cette recherche repose essentiellement sur des entretiens avec 26 participantes qui racontent leur propre histoire et leur vision personnelle de la communauté à laquelle elles appartiennent.

    La genèse du projet

    Après avoir travaillé pendant près de quinze ans sur les pèlerinages hindous – et plus particulièrement sur les quatre sites liés à l’énorme foire duodécimale qu’est la kumbhamelā – et les différentes communautés monastiques hindoues, j’ai eu l’intuition que l’organisation sociale de la communauté hijra était calquée à maints égards sur celle des différentes communautés ascétiques, que les marqueurs identitaires individuels et collectifs des hijras étaient bien souvent des marqueurs appartenant à la sphère religieuse et que le pèlerinage était l’une des pratiques permettant non seulement la légitimation, mais également la justification du statut distinct des hijras et des pouvoirs qui leur sont attribués. C’est ainsi que j’ai décidé de me lancer dans ce projet afin de faire ressortir plus précisément qui sont ces hijras et de donner une voix à ces personnes en marge de la société sud-asiatique⁶.

    Tout cela est plus facile à dire qu’à faire. D’une part, comme le souligne Cohen (1995, p. 279), «les hijras, tout comme sati, la vache sacrée, les fakirs sur un lit de clous et le système des castes sont devenus des icônes représentatives de l’Inde» et il n’est pas aisé de s’affranchir de représentations déjà bien enracinées. D’autre part, le fait d’être un homme – et un homme occidental – travaillant sur ce thème ajoute certaines difficultés. La société indienne est fortement caractérisée par l’homosocialité; les hommes restent entre hommes, et les femmes entre femmes. En tant qu’homme, le contact avec des personnes ayant une identité féminine me serait plus difficile que si j’étais moi-même une femme. Au cours de mes recherches antérieures sur la kumbhamelā, cette dimension m’avait paru fortement contraignante, jusqu’au jour où j’avais décidé de me faire accompagner, lors de mes recherches, d’assistantes plutôt que d’assistants. Celles-ci, en raison de leur facilité à tisser des liens plus intimes avec la gente féminine, m’avaient permis d’avoir accès à un univers qui m’était jusqu’alors interdit. D’ailleurs, à part celles de Cohen, les recherches d’envergure sur la communauté hijra ont toutes été menées par des femmes – Agrawal, Nanda, Reddy et Novello. De plus, en tant qu’Occidental, j’ai un plus grand handicap, car je représente ce visage colonial ayant grandement contribué, au cours des trois derniers siècles, à la marginalisation et à la criminalisation des membres de cette communauté.

    Ce livre émane des travaux d’une équipe de recherche sur les hijras du Maharashtra que j’ai constituée en 2013. Karine Bates, professeure d’anthropologie (Université de Montréal), Yves Jubinville, professeur à l’École supé­rieure de théâtre (Université du Québec à Montréal) et Isabelle Wallach, professeure de sexologie à la même université, ainsi que plusieurs assistants de recherches, ont contribué à l’élaboration du projet et à la collecte de données. La méthodologie est multiple: elle intègre l’analyse de récits de vie, l’entretien semi-dirigé et l’observation sur le terrain. Les récits de vie permettent de cerner les constructions identitaires individuelles au moyen des trajectoires sociales et des changements culturels. En ce qui concerne l’analyse, les données recueillies dans cette optique sont l’objet d’une double interrogation, soit sur les conditions de vie des hijras et sur les constructions narratives qu’elles mettent en œuvre et qui sous-­entendent une articulation entre le social et la mythologie collective contemporaine, entre les normes de la communauté et les règles de la société. En outre, les entretiens semi-dirigés portent sur une série de questions visant à recueillir des données d’ordre plus factuel liées aux quatre volets de la recherche initiale: religion, marginalisation, statut légal et vieillissement. Tant les membres de notre équipe que ceux du comité consultatif ont établi ces aspects comme cruciaux dans la construction identitaire hijra. Nous avons constitué un bassin de 26 répondantes, au sein duquel est assurée tant bien que mal une représentativité pour ce qui est de l’âge, de la région de provenance, de la gharāṇā d’appartenance et de la place hiérarchique de chacune au sein de la communauté. Pour chacune d’elles, l’ensemble des entretiens s’est déroulé sur une période de quatre à six heures, souvent en deux rencontres: la première généralement dédiée au récit de vie, et la seconde, à l’entretien semi-dirigé. Les entretiens, à l’exception de deux qui ont été faits en anglais, ont été menés dans une langue avec laquelle la répondante était très à l’aise, soit en hindi, en marathi ou en telugu. J’ai réalisé avec Yves Jubinville la plupart des entretiens de Mumbai; certains autres, seul. Karine Bates a mené ceux de Pune. Durant les entretiens, les chercheurs étaient accompagnés d’une interprète possédant une connaissance de plusieurs langues indiennes – Utkarsha Kotian pour Mumbai, et Hema Pisal pour Pune. L’ensemble des conversations a été enregistré et, par la suite, retranscrit. Chaque entrevue a donc été complètement transcrite, tant les passages en anglais – entre l’interprète et le chercheur – que ceux en langues indiennes – entre les participantes, les chercheurs⁷ et les interprètes. Ultérieurement, tous les passages qui n’étaient pas en anglais ont été de nouveau traduits par une tierce personne autre que l’interprète. Nous avions ainsi à notre disposition un double niveau de traduction, un premier effectué par l’interprète et les chercheurs durant l’entretien lui-même, puis un second effectué plus tard par l’une des trois traductrices chargées de traduire la globalité des entretiens.

    L’observation a eu lieu dans divers endroits: dans les maisons de nos répondantes lors des entretiens, sur les sites de performance rituelle (badhāī, maṅgtī), aux alentours de sites religieux importants lors des pèlerinages hijras et au sein d’ONG œuvrant directement avec les hijras. Nous avons utilisé deux grilles d’observation: l’une pour les observations au sein des gharāṇā, des ONG et lors de badhāī, centrées sur les caractéristiques saillantes (langue, religion, style de vie), les critères de moralité et d’excellence (valeurs et attitudes), la dimension structurelle et interactionnelle, et la dimension subjective; et l’autre pour les observations sur les sites de pèlerinage basée essentiellement – mais non exclusivement – sur la performance rituelle et l’articulation de cette dernière avec la mythologie subjacente du site en question.

    Notre objectif est d’offrir un portrait socioreligieux des communautés hijras à Mumbai et à Pune, de saisir les univers de sens et de pratique qui structurent leur identité. À cette fin, il est divisé en 9 chapitres et chacun de ceux-ci émane de l’interprétation des données recueillies auprès de nos 26 répondantes. Le premier chapitre situe nos participantes quant à leur identité religieuse explicite et propose de nouvelles balises pour l’utilisation du terme «religion» dans ce contexte particulier. Les deux chapitres suivants, sur les rituels du rīt et du nirvāṇ, visent à mettre en lumière la signification symbolique et les répercussions sur le plan de l’organisation communautaire qu’engendrent les rituels d’entrée dans la communauté et de castration, ce dernier étant ultérieur et maintenant facultatif. Le chapitre sur le pèlerinage a pour objectif d’expliquer comment s’opère une analogie symbolique entre la divinité visitée durant le pèlerinage et chacune des dévotes hijras, ce qui permet la justification et la légitimation du pouvoir de bénédiction (āśīrvād) qui leur est généralement conféré. Le chapitre sur le badhāī et la maṅgtī explore cette profession ritualisée où sont échangées bénédictions (āśīrvād) contre rémunération; ces pratiques sont centrales à l’identité hijra de Mumbai et de Pune et contribuent à leur organisation sociale. Les rites funéraires et postfunéraires, qui demeurent aux yeux de plusieurs de nos participantes toujours un mystère, sera le thème du chapitre suivant. Ces premières sections nous permettront de mieux comprendre les raisons de l’exclusion à plusieurs niveaux (familial, communautaire, légal) des hijras, mais également les moyens symboliques qu’elles utilisent pour la contrer. Le chapitre sur la famille et la structure sociale mettra justement en exergue la façon dont les hijras de Mumbai et de Pune reproduisent au sein même de leur communauté la structure familiale – tant sasurāl que māykā – de la société qui les rejette et dont elles-mêmes veulent souvent se distinguer. J’ai écrit l’ensemble de ces chapitres, y compris l’introduction et la conclusion. Le chapitre «Perceptions et expériences du vieillissement», qu’a rédigé Isabelle Wallach à la suite de l’analyse des mêmes données recueillies, permet de mieux situer l’expérience «familiale» en présentant, entre autres, les espoirs, les craintes que nos participantes entretiennent quant à leur propre vieillissement. Le dernier chapitre «Témoignages sur le processus d’acquisition de droits des hijras», qu’ont conjointement écrit Mathilde Viau-Tassé et Karine Bates, situe cette communauté sur le plan légal, tant en ce qui concerne la gestion juridique intracommunautaire propre aux hijras de Mumbai et de Pune, que face à la justice gouvernementale (fédéral, étatique ou municipale). Le contenu de ces 9 chapitres offre par conséquent un portrait à double face de la communauté hijra, portrait où sont analysées croyances et pratiques, sur les plans religieux, familiaux, sociaux et juridiques. Nous proposons donc une description plus complexe que celle qu’offre le Criminal Tribes Act (1871) de la réalité des hijras de Mumbai et de Pune: leur réalité ne pouvant être réduite au simple qualificatif d’«eunuques».

    Nous avons également inséré dans cet ouvrage trois récits. Les deux premiers récits constituent une synthèse très abrégée du parcours de deux de nos répondantes (Kanti et Eta) que nous avons jugé intéressant en raison de la représentativité de leur trame de vie. Il nous semblait opportun de partager ces parcours de vie, parsemés d’obstacles et de misère, afin de dresser un portrait concret de ce que pourrait représenter une trajectoire hijra. Le dernier émane de l’une de nos deux interprètes indiennes, Utkarsha Kotian, qui nous confie comment ce projet de recherche et, plus particulièrement, le contact direct avec certaines personnes de la communauté hijra ont transformé en profondeur sa perception des membres de ce groupe. Le texte d’Utkarsha a été traduit de l’anglais au français.

    Avant d’entamer formellement la recherche et, surtout, d’obtenir ­l’appui des membres de la communauté qui deviendraient nos participantes, il nous a fallu franchir plusieurs étapes. Nous avons graduellement élaboré un partenariat avec le Research Centre for Women Studies de la SNDT Women’s University, ainsi qu’avec le Humsafar Trust, une ONG de Mumbai dont l’objectif est de promouvoir les droits des minorités sexuelles. À plusieurs reprises, sur une période de près de deux ans, nous avons dû maintenir des liens continus avec chacune de ces deux institutions afin de les convaincre que nous n’étions pas à la recherche d’exotisme, mais que nous voulions réellement donner voix aux membres de la communauté et représenter celle-ci pour ce qu’elle est. Finalement, l’une et l’autre ont accepté de nous épauler dans ce projet. Le Research Centre for Women Studies de la SNDT Women’s University nous a permis d’avoir accès à des interprètes de qualité ainsi qu’à des traductrices dont le rôle allait devenir important dans les phases finales du projet. Le Humsafar Trust, quant à lui, a pu mettre sur pied un comité consultatif constitué de six hijras, chacune appartenant à une gharāṇā différente. L’implication de celles-ci a permis d’assurer celle des 26 participantes à notre recherche; sans cette précieuse aide, nous n’aurions pu tisser ce lien de confiance si nécessaire à cette entreprise. Deux comités d’approbation éthique, l’un de ma propre institution de rattachement, l’Université du Québec à Montréal, et l’autre de Humsafar Trust, ont entériné les orientations principales de la recherche, le questionnaire et la grille d’observation. Nous avons revu ces mêmes outils méthodologiques et théoriques avec les membres du comité consultatif et en avons discuté.

    Nous avons pu accomplir ces démarches préliminaires grâce au soutien financier de l’Institut indo-canadien Shastri; une subvention de démarrage, en 2012, m’a permis de me rendre en Inde à quelques

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