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Respecter l'autre
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Livre électronique339 pages4 heures

Respecter l'autre

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À propos de ce livre électronique

Que nous soyons de tradition chrétienne ou sans ancrage religieux, un devoir citoyen s’impose désormais à nous, celui d’interagir harmonieusement avec les personnes de diverses croyances que nous côtoyons tous les jours. Les textes qui forment l’essentiel de ce livre sont ceux d’un chrétien catholique qui a des connaissances théologiques en même temps que ceux d’un spécialiste des religions de l’Inde qui s’intéresse aux questions anthropologiques sous-jacentes à toute rencontre interreligieuse.

La difficulté d’engager un dialogue semble être la même pour l’athée ou l’agnostique que pour l’individu qui s’inscrit à l’intérieur d’une tradition religieuse ou spirituelle. Respecter l’autre, c’est respecter ses convictions ultimes, l’étincelle qui oriente toute sa vie. C’est refuser de l’amputer de son expérience du spirituel, aussi étrange qu’elle paraisse, et refuser de réduire sa foi à un vague dénominateur commun de toutes les religions.
LangueFrançais
Date de sortie3 déc. 2020
ISBN9782760643055
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    Aperçu du livre

    Respecter l'autre - André Couture

    Introduction

    Peu importe où nous vivons aujourd’hui, nous nous retrouvons avec des gens de culture et de langue différentes. La généralisation des moyens de communication fait prendre conscience qu’un grand nombre de cultures différentes coexistent dans le monde, y compris au Québec. La mondialisation nous y donne libre accès et de façon irréversible. Amenés à exister ensemble sans être suffisamment préparés à le faire — et comment cela serait-il possible? — alors que nous avions jadis vécu tranquilles «entre nous», nous voici désormais obligés de vivre avec d’autres personnes, de prime abord paisibles, mais avec des manières qui surprennent, des accents qui choquent, parfois des accoutrements qui semblent étranges. Nous avions nos petits problèmes bien à nous et nous voici devant leurs problèmes d’immigrants, de déracinés, de sorte que nous pouvons avoir l’impression d’être condamnés à vivre ensemble de gros problèmes.

    Au début, nous sommes incapables de parler à ces étrangers sinon pour les saluer. Ceux-ci sont également incapables de dépasser la superficialité des échanges de politesse. Les premiers mois de voisinage, de croisement dans les mêmes boutiques, d’attente dans les mêmes hôpitaux, finissent par dégeler les rapports. Certains organismes d’entraide facilitent les rencontres. Ces nouveaux venus apprennent parfois rapidement le français et finissent par se débrouiller sur le plan des relations sociales, voire politiques. Quelques amitiés se tissent. Mais les interrogations reprennent de plus belle quand les plus anciens se rendent compte que ces gens prétendent avoir une religion, un ou des dieux, des rites dont personne n’a jamais entendu parler. Les choses se compliquent quand nous apprenons qu’au lieu d’aller à l’église paroissiale, ces «étrangers» se réunissent plutôt dans une maison privée et récitent des prières dans une langue incompréhensible. Même si ces personnes affirment croire en un dieu et accomplir tout ce que cette divinité recommande, leur religion a tendance à irriter.

    Qui que nous soyons, de tradition chrétienne ou sans ancrage religieux précis, un devoir citoyen s’impose, celui d’interagir efficacement avec ces personnes que nous sommes désormais appelés à côtoyer quotidiennement. Nous devons dès lors participer ensemble au mieux-être du pays. Et si l’on veut que ces personnes soient en mesure de donner tout leur potentiel, en filigrane se camoufle nécessairement la question du respect de ce qu’elles sont en profondeur, en particulier du respect de leurs convictions ultimes, de leurs engagements religieux et spirituels. Si je suis chrétien, cette dernière question m’interpelle particulièrement et peut finir par prendre une tournure paradoxale: comment me respecter dans ma foi chrétienne tout en respectant ces autres croyants jusque dans leur foi la plus profonde? Comment respecter ces autres croyants sans avoir l’impression de trahir ma propre foi?

    Les textes qui constituent ce petit livre sont le fruit de la réflexion d’un chrétien qui est aussi un spécialiste des religions de l’Inde. Bien que j’aie des connaissances théologiques, je ne suis pas théologien de formation et ne me réclame pas de cette discipline. Ce que je sais très bien, c’est que j’ai eu besoin de dizaines d’années de travail acharné pour apprivoiser quelque peu certains textes hindous et bouddhiques dont j’étais à l’origine très loin. Ce que j’ai appris également de la fréquentation d’hindous et de bouddhistes qui m’ont aidé en ce domaine, c’est qu’il est impossible de bien traduire des textes hindous du sanskrit au français sans développer une sensibilité à l’égard d’interlocuteurs qui appartiennent à une tradition différente de la mienne et qui s’expriment avec des mots qui ont déjà une longue histoire. Impossible pour moi de rendre mécaniquement ces mots à coups de dictionnaires parce qu’ils appartiennent à une pensée complexe et à une cohérence qui n’est pas la mienne et que je dois d’abord maîtriser.

    Autrement dit, comment faire pour que les mots que j’utilise en français rendent eux aussi des harmoniques hindoues ou bouddhiques? Je me suis rendu compte qu’il fallait à tout prix éviter certains mots comme «sacré» ou «saint» qui n’ont pas d’équivalent exact dans les langues de l’Inde et qui n’aboutissent qu’à créer des ambiguïtés1. Il est différent de dire que les vaches sont «un moyen de purification» (pavitra) pour les humains et de dire qu’elles sont «sacrées», c’est-à-dire qu’elles appartiendraient à un domaine séparé, interdit. Dire de quelqu’un qu’il mène une vie pure (śuddha)2, c’est-à-dire qu’il respecte les critères de pureté et de distinction entre les humains, ne veut pas dire qu’il soit un saint au sens où il mènerait une vie irréprochable sur le plan de la morale et de la religion.

    Quand on considère Mā Ānandamayī comme un avatāra, on veut dire qu’on la vénère comme une manifestation de la divinité sur la scène terrestre et qu’à ce titre elle peut aider les humains à se libérer, cela sans égard immédiat à sa conduite morale. D’ailleurs, pour traduire correctement le mot avatāra, on peut se demander s’il est suffisant d’utiliser le mot «incarnation» comme pour parler de l’union en Jésus-Christ de la nature divine avec une chair humaine, ou s’il ne faut pas tenir compte du fait que ce mot sanskrit, qui signifie littéralement «descente», désigne techniquement l’entrée en scène d’un acteur sur un théâtre. Puisqu’il s’agit alors forcément d’apparitions multiples dans des costumes variés, il me semble que des mots comme «apparition» ou «manifestation» sont probablement beaucoup plus adéquats pour traduire l’idée sous-jacente au mot3.

    Suffit-il encore de traduire le terme sanskrit saṃsāra par «monde de la réincarnation», alors que le mot «réincarnation» a été créé entre 1855 et 1860 dans le but justement de bien distinguer des croyances périmées en la transmigration ou en la métempsycose, selon lesquelles on pouvait renaître dans des êtres inférieurs comme les animaux, d’un nouvel enseignement que défendaient de nouveaux maîtres qui connaissaient la loi du progrès et qui savaient qu’il était impossible de rétrograder dans l’échelle des êtres, comme se l’imaginaient les anciens Grecs ou se l’imaginent encore les hindous et les bouddhistes4? Alors que la notion de réincarnation suppose que l’on est convaincu que l’âme humaine doit continuer à évoluer jusqu’à sa perfection, l’idée de saṃsāra évoque un cycle de naissances et de morts dont l’humain est prisonnier et dont il doit se libérer par une ascèse appropriée. Saṃsāra et réincarnation sont des termes qui sont aux antipodes l’un de l’autre et qu’on ne doit absolument pas confondre. Quand on traduit des textes hindous ou bouddhiques, on est obligé de tenir compte de toutes ces nuances. Il ne faut pas donner au lecteur occidental la fausse impression qu’il est en train de lire un texte indien qui transcende les cultures, tout simplement parce que la traduction proposée l’a vidé de sa teneur indienne et l’a en quelque sorte émasculé. Telles sont les précautions qu’il faut prendre pour que toute forme de dialogue interreligieux — et la traduction s’appuie constamment sur un tel dialogue — respecte les nuances de la pensée des interlocuteurs.

    Les réflexions que je rassemble dans ce livre ont surgi en quelque sorte de la situation paradoxale où je me trouve et reposent sur l’expérience qui est la mienne. D’une part, le travail que j’ai fait comme indianiste et historien des religions à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval m’ont amené à réfléchir sur la traduction des notions religieuses d’un monde à un autre et sur les questions d’anthropologie religieuse sous-jacentes. D’autre part, même si je ne me définis pas comme théologien, mon engagement de chrétien m’a obligé à réfléchir sur la position d’un chrétien vis-à-vis des autres religions.

    J’assume donc de mon mieux ces rapports contradictoires ou conflictuels face à la religion, aux religions, parce que cela me semble le lot de tous les citoyens qui réfléchissent, que ceux-ci adhèrent à une religion particulière ou qu’ils s’y refusent en tant qu’athées, agnostiques, etc. Il est normal en tant que chrétien que j’aie à me situer par rapport aux personnes d’autres religions, d’autres cultures, d’autres postures que la mienne à l’égard de la religion. Il est également normal pour qui veut faire de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, ou même pour qui veut tout simplement parler à l’autre personne qui se trouve devant lui, de prendre une certaine distance vis-à-vis de soi, de ses convictions les plus profondes et de percevoir de telles convictions (sans y renoncer, évidemment) comme des convictions personnelles qui ne sont pas nécessairement celles de l’autre. La relativisation des cultures (en particulier des religions) fait à mon avis partie de toute rencontre authentique de l’autre. Sur le plan épistémologique, ma situation de chrétien faisant de l’histoire des religions n’est pas différente de celle de l’agnostique étudiant le christianisme, ou de l’athée désirant avoir un échange d’idées avec un musulman. Chacun est amené, pour rencontrer l’autre, à prendre conscience de sa singularité, d’une singularité qui traverse sa culture, sa langue, ses croyances, ses convictions personnelles, d’une singularité inévitablement faite de préjugés ou de préconceptions, d’une singularité qui reste présente dans la façon particulière dont chacun s’invente des valeurs qu’il suppose universelles. Ma situation est celle de tous les hommes et de toutes les femmes qui acceptent de vivre dans un monde qui n’est pas monolithique, qu’on ne peut plus imaginer comme monolithique, qui est inévitablement pluriel d’une pluralité de cultures, de religions, d’engagements de foi.

    Sans se réclamer d’une théologie, les chapitres de ce livre mentionneront diverses théologies chrétiennes des religions. J’en ferai ci-dessous une brève présentation pour permettre au lecteur de s’y retrouver. Pour mieux comprendre les enjeux de ce livre, on me permettra ensuite de présenter ma propre vision du fonctionnement de l’homme religieux en relation avec les autres. Impossible en effet de rendre compte de la vie concrète de personnes religieuses présentes parmi nous, des personnes susceptibles d’entrer en communication avec d’autres humains, si l’on conçoit la religion comme un ensemble figé de croyances, de rites et d’institutions appartenant à une époque révolue. Enfin, sous-jacente à l’ensemble de ces discussions, il y a une certaine conception de l’altérité et, encore ici, il importe d’examiner ce qu’il peut se cacher de non-dit sous les déclarations de bonnes intentions les plus généreuses.

    Quelques tendances en théologie chrétienne

    des religions

    S’il est vrai que les religions autres que le christianisme sont de plus en plus l’objet d’interrogations dans la société en général, cela veut également dire qu’on trouve parallèlement, à l’intérieur des Églises chrétiennes elles-mêmes, des réflexions sur le sens de croyances qui risquent d’être perçues comme concurrentes. Même le concile Vatican II a senti le besoin d’exprimer à propos des religions une opinion dans l’ensemble très positive. Plusieurs théologiens spécialisés dans la réflexion sur les fondements de la foi chrétienne (ce qu’on appelle la théologie fondamentale), qui s’employaient depuis quelques décennies à réfléchir sur le sens de l’athéisme contemporain de même que sur les rapports entre la science et la foi, se sont crus obligés, surtout à partir des années 1980, de se recycler en théologie des religions. Alors qu’ils s’étaient très peu intéressés jusque-là à ce domaine, certains donnaient l’impression de dominer l’ensemble des traditions religieuses et d’être capables, de l’intérieur du christianisme toutefois, de porter des jugements péremptoires sur des disciplines que peu d’érudits maîtrisent. Les uns étudiaient la façon dont la tradition de l’Église chrétienne s’était située par rapport aux religions différentes du christianisme et jugeaient que cette position traditionnelle était encore viable aujourd’hui; d’autres se rendaient bien compte des difficultés d’une telle posture et tentaient de la faire évoluer.

    Parmi ces discours théologiques portant sur les religions, on distingue souvent des théologies exclusivistes et des théologies inclusivistes. Le point de vue exclusiviste refuse d’emblée d’accorder une valeur quelconque aux religions autres que le christianisme: il exclut l’autre du salut, du Christ, de l’Église. La foi chrétienne ne peut se situer qu’au centre du monde, de sorte que l’autre croyant devient forcément un marginal, un païen qui ne sait pas encore que le Christ est venu. Au contraire, le point de vue inclusiviste cherche à valoriser l’autre croyant en l’insérant d’avance à l’intérieur du christianisme, quoique de façon partielle. La tradition chrétienne dispose à cet effet de certaines expressions que les théologiens continuent à utiliser pour indiquer dans quelle mesure un tel rapprochement est possible.

    La première de ces expressions considère les religions comme une semence du Verbe. Elle remonte à Justin de Naplouse, un apologète né vers le début du IIe siècle et décapité à Rome vers 165. Justin est imbu de la philosophie de Platon. Voyant comme lui dans le Logos (ou la Raison) un don divin, il pense le Christ en termes de «Logos» incarné. Dans sa deuxième Apologie, dans le but de rendre justice à ce qu’il y a d’excellent dans l’enseignement des stoïciens, il utilise la métaphore de la semence, celle évidemment du Verbe divin (sperma tou Logou, II Apol. 8,1), puis précise que «tout ce qu’ont jamais découvert et dit de juste les philosophes ou les législateurs, c’est par l’effort d’une raison partielle [kata Logou meros, d’une partie du Logos] qu’ils l’ont atteint, grâce à leur pénétration et à leur réflexion» (ibid., 10,1-3). Dans la bouche de Justin, le Verbe de Dieu devient donc celui qui répand sa semence (spermatikos, ibid., 8,3) d’abord partiellement en chacun des humains, puis plus complètement en Israël, mais en plénitude uniquement avec l’avènement du Christ. Il s’agit pour Justin de construire une philosophie qui intègre la philosophie de Platon tout en donnant la priorité au Christ.

    La deuxième expression voit dans les religions une préparation à l’Évangile. «Préparation à la démonstration évangélique» (euaggelikès apodeixeôs proparaskeuè), ou plus brièvement la «Préparation évangélique», est le titre d’un ouvrage d’Eusèbe de Césarée (265-339). L’auteur connaît Justin et s’y réfère pour plaider en faveur de l’Évangile contre tous les paganismes et les fausses gnoses. L’expression renvoie au fait qu’il existe déjà chez les païens certaines notions qui se rapprochent de l’Évangile chrétien et peuvent les disposer à le comprendre plus facilement. Quand la constitution du concile Vatican II sur l’Église (catholique, en l’occurrence) dit que «tout ce qui, chez eux [ceux qui n’ont pas encore reçu l’Évangile], peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique» (Lumen gentium, no 16), il s’agit d’une allusion explicite à cette expression traditionnelle. Depuis quelques dizaines d’années, le christianisme utilise aussi dans un sens voisin l’expression de «pierre d’attente», un terme de maçonnerie désignant chacune des pierres saillantes ménagées d’espace en espace, au bout d’un mur, pour permettre d’ajouter à celui-ci une éventuelle nouvelle construction. Les notions de dieu, d’âme, etc., déjà présentes au sein des cultures africaines par exemple, en viennent ainsi à être conçues comme autant de pierres d’attente providentiellement posées là pour servir à l’arrimage des dogmes chrétiens.

    Ce point de vue inclusiviste aboutit lui aussi à des impasses et certains théologiens travaillent à le renouveler ou à le dépasser. Hans Küng, par exemple, veut éviter toute position qui «absolutiserait» le point de vue chrétien en édulcorant la vérité des autres croyants. Il refuse de considérer la religion chrétienne comme supérieure, mais sans sombrer, dit-il, dans un relativisme «superficiel et irresponsable», ce qu’il appelle aussi un «pluralisme de convenance». Il juge essentiel que tout croyant garde une position critique face à sa propre religion comme à celle des autres. «Bref, écrit-il, nous avons besoin d’un dialogue où les deux parties se sentent mutuellement responsables et où elles sont conscientes que nous ne possédons pas définitivement la vérité, mais que nous sommes tous en route vers une vérité plus grande5.» Il rejette toute forme de triomphalisme et les jugements à l’emporte-pièce qui l’accompagnent et entend revenir à une attitude de service consistant surtout à aider les autres croyants à prendre conscience de ce dont ils sont capables sur le plan spirituel.

    Claude Geffré6 réfléchit lui aussi à une manière de «désabsolutiser» le christianisme et donc de respecter davantage l’altérité des religions, mais tout en conservant au Christ sa place centrale. Alors que le récit de la tour de Babel condamne «une humanité monolithique qui se ferait elle-même Dieu», fait-il remarquer, celui de la Pentecôte célèbre un Esprit dont chacun entend le message dans sa propre langue, ce qui est un signe que cette pluralité est bénie par Dieu et que, malgré leur ambiguïté, les religions doivent être davantage valorisées par la théologie chrétienne7. S’il est vrai qu’il n’y a pas de christianisme sans conscience d’un Dieu qui s’est vidé de lui-même avant de ressusciter, c’est peut-être qu’«il n’y a pas de pratique chrétienne sans conscience d’un manque par rapport aux autres pratiques des hommes8». Par-delà ce constat, Geffré se heurte au paradoxe d’un Christ qui demeure le Dieu incarné d’une religion spécifique, même s’il souhaite faire du christianisme la religion de l’ultime révélation et voir dans tous les croyants de bonne volonté des gens contribuant mystérieusement à l’avènement de l’unique Royaume de Dieu. De telles positions paraissent piégées au regard des autres croyants qui ne peuvent pas ne pas se demander si, en se proclamant le modèle obligé de toute «désabsolutisation» de la religion, le christianisme ne glisserait pas vers une autre forme subtile, mais non moins réelle, d’impérialisme religieux. Qu’il prétende surpasser l’autre en l’écrasant ou le faire en s’humiliant et en le servant d’une manière supérieure, le christianisme n’en maintient pas moins une position privilégiée qui a pour effet de rendre suspect tout effort de dialogue. Transcender l’autre par la force ou la douceur, c’est refuser l’attitude même qui permet d’amorcer un véritable dialogue.

    Inutile de poursuivre la discussion. On ne peut vraiment dialoguer sans prendre une distance vis-à-vis de soi-même, sans s’éloigner de sa propre théologie au prix d’une ascèse difficile. Il faut forcément abandonner les grandes théories prétendument universelles qui ont pour effet d’englober la vérité de l’autre. Les amorces d’analyse qu’on trouvera dans les pages qui suivent me laissent penser qu’il est possible de dégager deux grands modèles d’approche des religions:

    Une théologie des religions qui part du christianisme et parle des autres religions sans jamais quitter le point de vue propre du christianisme pour ce faire. Une théologie qui n’arrive jamais à laisser parler pleinement l’autre croyant, parce qu’elle ne parle des autres que pour mieux parler du christianisme.

    Une théologie des religions qui part de l’expérience chrétienne, qui prend le risque de laisser parler l’autre croyant en tant même qu’il tient un discours irréductiblement autre et qui ne peut faire autrement que de se laisser interroger par un discours irréductible à celui que tient la théologie chrétienne.

    Dans le premier cas, il s’agit d’une théologie qui rencontre l’autre croyant surtout à travers des textes chrétiens, à travers des présentations synthétiques, à travers des médiations plus ou moins déformantes. Malgré tous les accommodements envisageables, on demeure à l’intérieur d’un paradigme totalitaire (je possède la totalité des réponses) et solipsiste (je reste le seul à savoir vraiment parler) qui place le christianisme au centre du monde et lui confère d’avance toutes les réponses (même par grâce). On est devant une théologie qui s’intéresse moins à communiquer avec d’autres croyants qu’à leur transmettre sa propre vision de la religion et de la foi.

    Dans le deuxième cas, l’autre croyant est perçu en tant même qu’autre croyant, en tant même que personne se situant dans une radicalité différente de la radicalité chrétienne, mais à sa façon tout aussi exigeante. L’autre culture est à la fois autre, c’est-à-dire irréductible à ce que je suis, et différente de la mienne (bien que je partage avec cette autre culture suffisamment de choses pour comprendre ce que celle-ci me dit). On est alors à l’intérieur d’un paradigme communicationnel. J’existe en rapport avec un autre avec lequel l’environnement actuel m’oblige à communiquer. L’autre est et restera toujours un interlocuteur qui ne peut exister en tant que tel qu’à la condition d’être respecté jusque dans son expérience la plus radicale.

    Pour qu’une théologie des religions instaure un véritable dialogue pour aujourd’hui, il n’est donc pas suffisant de parler correctement des autres religions, de les insérer dans sa théologie, de parler d’un même Esprit chrétien qui dynamise le monde de diverses façons, ou encore de parler d’un Christ universel qui répand sur le monde son souffle de libération. Si le Christ que j’annonce répond à la place de croyants perçus d’avance comme des gens à qui il manque quelque chose d’essentiel sur le plan religieux et spirituel, si le christianisme est finalement la seule religion en mesure de diffuser sur le monde le message essentiel auquel tous n’ont d’autre choix que de souscrire, on peut se demander comment il peut être alors possible de prétendre se situer dans une ère de dialogue interreligieux et vouloir amener toutes les personnes de bonne volonté à travailler ensemble à la libération du monde.

    Une anthropologie dynamique des religions

    ou des cultures

    Pour mieux comprendre cette présentation de quelques tendances en théologie chrétienne des religions et saisir la portée des critiques qui pourront être faites dans les pages à venir, il importe de situer la présente réflexion dans un cadre anthropologique que je voudrais rapidement esquisser. Ces remarques font partie de considérations plus étoffées concernant les religions en contact, parues dans un article rédigé pour l’Encyclopédie des religions dirigée par Ysé Tardan-Masquelier et Frédéric Lenoir9. Je n’en reprendrai ici que certains aspects.

    On pense souvent qu’il suffit, pour rendre compte des différentes traditions religieuses, de les étudier comme des ensembles de croyances, de rites et d’institutions spécifiques10. Ces contenus sont certes importants pour approfondir les religions. Malgré le fait qu’on parle de théologies des religions ou de dialogue interreligieux, ce ne sont jamais les religions en tant que telles qui se rencontrent, qui discutent entre elles, qui éventuellement guerroient, ce sont plutôt des individus croyants, des fidèles qui se réclament de telle ou telle religion. Réduire les religions à des ensembles de croyances, de rites et d’institutions fait qu’elles sont du même coup presque inévitablement pensées comme des réalités statiques et fermées sur elles-mêmes. Que l’on se réfère à des réalités disparues ou toujours bien actives aujourd’hui, les religions regroupent des personnes croyantes en mesure de réfléchir sur leur identité, d’en discerner les limites, et susceptibles d’établir des rapports pacifiques ou conflictuels avec leurs voisins. Ces institutions religieuses, quelles qu’elles soient, sont donc loin d’être des ensembles inertes ou sclérosés; ce sont plutôt des organismes réunissant des personnes capables de réagir à leur environnement, de s’imposer face à l’État ou encore à d’autres organismes semblables ou concurrents. Autrement dit, bien que l’on puisse parfois avoir l’impression qu’il suffit, pour comprendre les religions, de les disséquer comme on le ferait d’un cadavre, il importe en premier lieu — même si cela peut paraître une vérité de La Palisse — de se rendre compte qu’il y a derrière les traditions religieuses des personnes qui en vivent et que c’est en raison de ces personnes qu’on peut également dire des religions qu’elles forment avant tout des ensembles vivants et dynamiques qui demandent à être appréhendés en tant que tels.

    On conviendra sans difficulté que les traditions religieuses sont faites de croyances à des âmes, à des êtres divins, à des récits mythiques; de rites célébrés pour apaiser la peur de l’au-delà, pour exorciser un danger, ou encore conçus pour accompagner l’individu de sa naissance à sa mort; d’institutions légères ou imposantes, existant en symbiose avec la culture ambiante ou bien plus ou moins distantes d’elle. Pourtant, il faut aussi réaliser que les croyants et les croyantes, les responsables de l’institution religieuse, les fidèles qui y jouent un rôle à quelque titre que ce soit, parce qu’ils vivent de cette tradition religieuse, peuvent éprouver, en tant que personnes

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