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L' INDE DANS TOUS SES ETATS
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L' INDE DANS TOUS SES ETATS
Livre électronique301 pages4 heures

L' INDE DANS TOUS SES ETATS

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À propos de ce livre électronique

Guy Taillefer est journaliste et éditorialiste à la section internationale du Devoir depuis la fin des années 1990. Il a passé cinq années en Inde où il a pu constater le dynamisme politique et l’énergie délirante de cette démocratie plus grande que nature. Dans ces chroniques au ton personnel et parfois incisif, il rend compte, entre autres choses, de l’avancée de la condition des femmes, de la grande liberté d’expression des Indiens et de la question du développement durable. Il raconte aussi l’état de délabrement du système de santé, l’obésité – cadeau des sauces au ghee autant que des pizzas de Domino et des poulets de Kentucky –, la pollution de l’eau, ou sa rareté, ou encore les centaines de milliers de waste pickers et de junk dealers, humains bas de gamme dans le système de castes toujours en vigueur dans une Inde qui évolue entre tradition et modernité.
LangueFrançais
Date de sortie17 sept. 2015
ISBN9782760635821
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    L' INDE DANS TOUS SES ETATS - Guy Taillefer

    Guy Taillefer

    L’INDE DANS TOUS SES ÉTATS

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Epub: Folio infographie

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Taillefer, Guy

    L’Inde dans tous ses états

    ISBN 978-2-7606-3580-7

    1. Inde – Civilisation – 21e siècle. 2. Inde – Politique et gouvernement – 21e siècle. 3. Inde - Conditions économiques – 21e siècle. 4. Inde – Conditions sociales – 21e siècle. I. Titre.

    DS480.853.T34 2015   954.05’3   C2015-941599-3

    Dépôt légal: 3e trimestre 2015

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2015

    www.pum.umontreal.ca

    ISBN 978-2-7606-3580-7 (papier)

    ISBN 978-2-7606-3581-4 (PDF)

    ISBN 978-2-7606-3582-1 (ePub)

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À mon père qui m’a fait découvrir

    la lumière des mots.

    À Sylvie avec qui je suis parti

    à la découverte de l’Inde.

    PRÉFACE

    À l’aune de l’immémoriale temporalité sacrée de l’Inde, les quelques années passées dans ce pays par le chroniqueur du Devoir pourraient paraître courtes s’il s’agissait de comprendre une vaste contrée qui a vu naître et rayonner nombre des principes culturels dont découlent les nôtres en matière de langues, de sciences et de religions. Et d’art, si l’on se fie à l’admiration que vouait André Malraux aux sculptures des grottes d’Ellora et d’Elephanta, aux apsaras des temples et au fameux Shiva de bronze du musée de Chennai dans sa roue enflammée, le pied posé sur un bambin symbolisant l’éphémère monde des apparences. Mais l’Inde n’est pas moins réelle et son actualité trépidante…

    Et ô combien brève, encore que fascinante, la semaine typique du touriste québécois dans le triangle d’or de l’Incredible India de la publicité, dont les étapes sont Delhi, Agra et Jaipur, où l’on se sera d’abord recueilli, avec photos et selfies, devant la tombe de l’empereur moghol Humayun, où, ensuite, le touriste se sera laissé éblouir par l’extraordinaire Taj Mahal, le monument d’un autre empereur à la mémoire de sa femme adorée, à l’image duquel on superposera peut-être le souvenir ou l’avenir de ses propres amours plus modestes, et où le faste de la forteresse d’Amber que notre touriste pénétrera à dos d’éléphant lui fera oublier ses petits problèmes, par exemple les pneus de la voiture à changer en novembre, un beau mois pour visiter la vallée du Gange, car en d’autres temps, la chaleur est suffocante, avec la mousson et les moustiques.

    Nombre d’Occidentaux n’iront jamais en Inde, par peur d’y avoir peur de sadhus squelettiques, barbouillés aux couleurs de dieux barbares, ou de fakirs presque à poil dans leur dhoti maculé et affreusement poilus, ou de marcher sur des excréments, et peur des rats et des chiens galeux et des cafards longs comme ça, peur de la dengue et honte des miséreux dormant dans les rues aux odeurs contrastées, où les parfums des fleurs et des épices et la friture des grils se disputent un air ambiant avec les émanations fétides des bus et des ordures, dans les décibels des klaxons des auto-rickshaws et de la criée aux soldes de boutiquiers très motivés, avec les invites de rabatteurs baragouinant l’anglais appris du Raj britannique, devenu le globish de la mondialisation: where you from, Canada nice place, velly cold, please, Seuh, come with me, what you want, velly good shopping, follow me…

    N’empêche, «le spectacle de la vie indienne est un road-movie dont les chemins sont un dédale où il y a du bonheur à se perdre», comme le dit si bien Guy Taillefer, qui m’a guidé dans Paharganj, un quartier de la capitale aux échoppes de bols d’inox et de gougounes pour les gagne-petit, en même temps que de bâtons d’encens pour les sacs à dos des hippies de jadis ou des hipsters actuels, de cornets à poudre de henné, de soieries vraies ou fausses, question de me préparer à la déambulation hasardeuse dans le «bazar absolu» des ruelles indiennes, fourmillant d’humains affairés, d’animaux indolents et de motos déchaînées, dont celles d’Old Delhi constituent un summum.

    Les cinq années de Guy Taillefer en Inde ont été riches, n’ont pas été dilapidées en flâneries voyagistes de la chaîne Évasion, ni en pâmoisons de groupie sur le mysticisme hindou, sur la dévotion à Hanuman par exemple, le dieu singe et général de Rama, l’avatar de Vishnou, ou sur l’espiègle éphèbe Krishna, l’idole des Beats et des Beatles en d’autres temps, ou encore sur Ganesh, l’éléphantesque progéniture de Shiva et de Parvati présente partout, sur le seuil des demeures princières ou des bidonvilles, ainsi que sur les majestueux banians aux racines aériennes, pour vous souhaiter la bienvenue et vous débarrasser de vos soucis. Pas besoin de croire à cette fantasmagorie, mais l’Occidental est tout de même dépaysé et il arrive mal à croire que des gens y croient. Même l’Indien actuel, sans doute, y échappe, tout en étant redevable dans sa vision du monde d’un passé fabuleux aux inextricables résonances mythologiques plus qu’historiques.

    Les articles de Taillefer ici rassemblés sont attentifs aux signes de la vie indienne actuelle, concrète, sociale, économique, culturelle et politique. Et ils sont critiques: ses observations ne tiennent rien pour acquis, elles analysent les faits, elles jaugent les opinions, elles notent les contradictions. Rien de dogmatique: Taillefer interroge les gens, des spécialistes, des collègues journalistes, mais aussi ses voisins, sur des thèmes très variés, soulève les problèmes de la société indienne, compose des billets non pas seulement circonstanciels mais symptomatiques, par exemple sur l’absence de toilettes dans la moitié des foyers du sous-continent, sur le système de santé délabré, sur la corruption, sur les écoles pour les riches, sur l’obésité, cadeau des sauces au ghee autant que des pizzas de Domino et des poulets de Kentucky, sur l’eau rare ou polluée ou volée aux habitants, siphonnée par Coke au Kerala, sur les cancers causés par les pesticides comme l’endosulfan et des cultivateurs fauchés qui se suicident par l’ingestion de ces mêmes pesticides, sur les centaines de milliers de waste pickers et de junk dealers, en général des musulmans et des dalits, qui sont les humains bas de gamme dans le système des castes et des classes toujours en vigueur en Inde, malgré les lois contre la discrimination…

    Tous les voyageurs vous le diront: le peuple indien est doux, résilient, affable, conciliant, et c’est ce trait de caractère, devenu une force, qu’a su exploiter Gandhi en prônant la non-violence, quitte à subir des pluies de matraques dans les manifestations, jusqu’à l’épuisement du soutien de Londres au joyau de son empire en 1947 et à l’indépendance. Après quoi, ce serait la Partition, avec Allah à gauche et à droite sur la carte et Brahma entre les deux, et la violence d’une guerre religieuse qui n’a pas fini de refermer ses cicatrices: la population hindoue largement majoritaire n’est pas toujours tolérante envers les musulmans, et c’est sa fibre nationaliste qui a favorisé l’élection du premier ministre indien actuel, Narendra Modi, que le néolibéralisme a bien servi dans ses années au Gujarat. Mais les défis de l’Inde restent entiers, ceux de la modernisation et de l’urbanisation, qui n’apporteront pas nécessairement des solutions aux maux d’une population de plus d’un milliard de personnes. C’est surtout le capitalisme triomphant et «sans cœur» de l’Inde que Taillefer a dans sa ligne de mire quand il compare l’Inde aux États-Unis, qui ne sauraient être un bon modèle pour elle, non plus que la Chine, sa puissante voisine, économiquement forte, mais dont la fibre démocratique n’est certainement pas le point fort, même si l’Inde ne saurait se targuer, pour sa part, d’une démocratie libre dépourvue de défauts.

    Jamais le regard de Taillefer n’est complaisant. Pas de vaches sacrées ici. Une belle curiosité et des interrogations posées en toute simplicité et franchise. L’écrivain possède le sens de la formule qui donne à réfléchir et sa prose est nerveuse, autant qu’est vive sa sympathie pour le peuple indien, le petit peuple surtout. L’humour ne manque pas et on s’amusera, par exemple, à l’entrée chez l’auteur à Delhi de macaques malcommodes. Il se fait plus caustique à l’occasion, par exemple en rappelant les amours illégitimes de Krishna et de Radha, pour convaincre les traditionnalistes hindous que les mœurs sexuelles modernes, libres, ne sont pas un déshonneur punissable. Il saura nous rappeler en outre que la façon méprisante ou violente dont on traite souvent les femmes n’est pas à l’honneur d’un pays pourtant digne, sous tant de rapports, de respect et d’amitié.

    En fait, on n’apprendra pas que des choses sur l’Inde dans ce livre, mais aussi sur nous-mêmes, tant les problématiques, toutes proportions gardées, se ressemblent: les accommodements à trouver pour le sikh enturbanné ou la musulmane voilée, les relations avec les autochtones, qui sont les adivasis en Inde, un passé britannique commun avec ses institutions et son bipartisme politique, le balancement entre la bonne vieille tradition et la contemporanéité avec ses risques et avantages. Et les Indiens rêvent en deux langues, comme cela nous arrive, voire en trois: leur anglais rassemble les ethnies, le hindi est la langue officielle et chacun possède sa langue natale…

    François Hébert

    AVANT-PROPOS

    Entre Yangon et Delhi, il y a quelques années, j’ai dû faire escale à Bangkok. Attablé à un café, je tombe dans le Bangkok Post sur le texte d’un chroniqueur nommé Kong Rithdee, lequel cite l’écrivain chilien Roberto Bolaño: être exilé, écrit ce dernier, «ne consiste pas à disparaître mais à rapetisser, à devenir tranquillement ou rapidement plus petit, jusqu’à ce qu’on atteigne sa hauteur réelle, la hauteur véritable de soi-même».

    Bien vu.

    Appliquer à mon cas la notion d’«exil» serait proprement abusif. Il reste que, face au géant indien, j’aurai moi aussi réussi à mieux mesurer ma hauteur véritable.

    J’ajouterais cela à cette note personnelle: une partie de moi-même s’est tout de suite sentie là-bas chez elle, en même temps que mon «exil» indien m’aura fait prendre plus clairement conscience de mon identité de Nord-Américain francophone – et de la valeur de cette identité. Je suis devenu un peu indien dans l’exacte mesure où je suis resté moi-même.

    * * *

    Parti fin 2009, je suis rentré à Montréal au printemps de 2014, bouclant ma couverture avec le «tsunami», pour reprendre le mot de Rajdeep Sardesai, chef d’antenne hyperactif de la télévision indienne, que fut l’élection massive du BJP (Parti du peuple indien, droite nationaliste et hindouiste) avec Narendra Modi à la tête du pays. Tsunami, en effet: cette élection a chassé du pouvoir, à coups de pied, le parti du Congrès, infligeant la pire défaire de son histoire à ce vieux grand parti fondateur de l’indépendance – et à une dynastie Nehru-Gandhi en déclin.

    Il est possible que ma conjoncture personnelle m’ait fait atterrir à Delhi à un tournant clé de l’histoire sociale, culturelle et politique de la jeune démocratie indienne. On peut toujours conjecturer. Vrai que l’Inde va continuer de changer et de changer vite. Sa mutation n’est certainement pas terminée. J’aurai assisté, en tout cas, à des années dont les Indiens auront eux-mêmes, pour mon plus grand bonheur, beaucoup discuté: bilan de vingt ans d’ouverture économique, marquée par un boom phénoménal de croissance du PIB, mais gérée politiquement dans un élan de néolibéralisme aveugle, ou à tout le moins borgne, en rupture avec le projet de société «séculariste» et progressiste qui survivait, malgré tout, à Jawarharlal Nehru dans plusieurs quartiers de la conscience et de la société indiennes.

    J’étais en Inde depuis quelques mois quand j’ai écrit le paragraphe suivant:

    «Assis sur le plancher des vaches, plutôt que dans les salons du pouvoir, l’horizon n’est pas tout à fait le même. […] Cette Inde-là n’a pas l’électricité dans sa bicoque. Se soulage à ciel ouvert. J’aperçois de temps à autre des camions-citernes apporter de l’eau à leurs campements urbains de tôle, de briques et de bâches déchirées. Les enfants se lavent aux intersections sous le regard indifférent (fataliste, impuissant, gêné, méprisant?) des automobilistes prisonniers des embouteillages. À vrai dire, les automobilistes n’ont même pas l’air de les voir, tellement est grand le gouffre qui les sépare de ce Bharat laissé de côté – l’autre Inde, celle qui ne brille pas du tout. Moi qui suis à Delhi depuis six mois, je commence déjà à moins les voir, à ma grande honte, comme si quelque chose dans le cerveau et dans l’œil finissait par les écarter, les exclure, les chasser du champ visuel.»

    Mais le fait est, constaterai-je avec le temps, que les centaines de millions d’Indiens pauvres qui endurent cette exclusion de caste et de classe deviennent, lentement mais sûrement, de plus en plus avisés et revendicateurs.

    * * *

    Le premier après-midi du premier jour de mon arrivée en Inde, une amie travaillant à l’Agence France-Presse m’avait donné rendez-vous à Khan Market, l’un des endroits les plus snobinards de la capitale – mais point de chute oh! combien pratique!

    Elle s’arrête devant un kiosque et scanne les titres. Me fait acheter une dizaine de journaux et de revues.

    S’ouvre à moi un monde que je ne soupçonnais pas. «L’Inde, me dit-elle, c’est le paradis de la lecture, à vil prix.»

    Je serai éternellement reconnaissant à Penny – et à son mari Parun – pour le coup de main qu’ils m’ont donné quand je me suis installé à Delhi.

    Comme je suis extrêmement reconnaissant à la presse indienne d’être aussi foisonnante et informative – malgré les glissements éthiques et sensationnalistes dans lesquelles la folle concurrence du marché médiatique l’entraîne régulièrement. Les journaux, les revues, les essais, les romans – et je ne parle que de ceux en langue anglaise – sont en Inde un puits sans fond d’histoires, d’anecdotes et d’analyses que j’ai mélangées aux miennes pour les restituer dans les chroniques que voici. Je n’aurais pas pu écrire la moitié de ce que j’ai écrit si la liberté de presse et de parole n’était en Inde aussi grande et grouillante.

    À peine septuagénaire, l’expérience démocratique indienne demeure en dépit de toutes ses dérives l’un des plus extraordinaires chantiers de l’histoire moderne. Je plaide pour qu’on y soit plus attentif.

    Les champs de bataille

    de la démocratie

    «Je crois depuis longtemps que l’Inde est le pays le plus intéressant au monde. Je l’affirme dans un esprit impartial d’historien, pas dans l’esprit partisan du citoyen indien. L’Inde est peut-être le pays le plus exaspérant et le plus hiérarchisé au monde, ou le plus impitoyable socialement, mais quel que soit le qualificatif qu’on choisit, il demeure aussi le plus intéressant.»

    Ramachandra Guha, Makers of Modern India

    Ouestoxication

    «L’Inde est un pays plus difficile à décrire qu’à expliquer, et plus facile à expliquer qu’à comprendre.» Mots d’Anand Giridharadas, chroniqueur au New York Times, repérés dans un essai sur la politique extérieure indienne publié en 2011 par le diplomate canadien David Malone.

    Giridharadas est l’intellectuel globe-trotteur type. Malone aussi, en fait. Indo-Américain né à Cleveland de parents originaires de Mumbai (Bombay), Giridharadas est diplômé d’une université américaine en histoire de la pensée politique. A vécu à Paris. Est retourné un certain temps dans la métropole indienne pour y travailler comme consultant chez McKinsey. Avant de publier un livre intitulé India Calling: An Intimate Portrait of a Nation’s Remaking

    Le sujet interpelle un grand nombre d’intellectuels indiens: ils regardent la vie grouiller et s’emploient à la décortiquer, à la démonter comme une horloge – sans nécessairement chercher à défendre une thèse, pour la bonne raison que cette réalité est à l’heure actuelle trop changeante pour être mise en boîte. Ce qui n’exclut pas que, par atavisme, elle soit finement (ou ne faudrait-il pas plutôt dire brutalement?) organisée sous ses apparences de bazar absolu. Le spectacle de la vie indienne est un road-movie dont les chemins sont un dédale où il y a du bonheur à se perdre.

    Au demeurant, les Indiens ne se privent pas de cultiver, dans la façon dont ils se projettent à l’extérieur de leurs frontières, cette perception que leur monde, leur société et leur civilisation tiennent de l’insondable. L’Occidental n’aime rien de mieux, bien souvent, que de jouer le jeu du mysticisme hindou. J’y vois aussi, mais ça n’est guère qu’une intuition, un trait de culture: les Indiens, qui sont curieux de l’extérieur en même temps que tournés sur eux-mêmes, ne sont pas des gens qui se dévoilent si facilement.

    Dans quelle mesure, de toute façon, se connaissent-ils les uns les autres? Croisements mouvants et superposition déroutante de castes et de sous-castes, de grandes masses démographiques, d’identités ethniques et linguistiques, de pratiques religieuses, de conditions sociales… Les Indiens sont obéissants. L’œil incompétent ne voit pas qu’avant tout, les Indiens se jaugent avec une précision géométrique, cherchent moins à se connaître qu’à se situer verticalement et horizontalement l’un par rapport à l’autre dans la hiérarchie. Je tombe dans mes notes sur cette citation: «In India, you’re eternally a master and eternally a servant

    Dans la voiture qui nous ramène d’une visite d’usine d’amiante-ciment dans le quartier industriel de Faridabad, sur la route d’Agra, je pose au cadre qui m’accompagne la question que je pose à un peu tout le monde: «L’Inde change-t-elle autant qu’on le dit?» Question à développements. Oh! que oui!, répond le monsieur. Et lui, très conservateur dans sa façon de voir les choses, de se désoler en particulier de toutes ces libertés que prennent maintenant les jeunes femmes, preuve que les traditions se perdent et que les valeurs «modernes et occidentales» – il utilise les deux adjectifs indifféremment – ont une sale influence…

    L’impression m’est que l’Inde «indianise» cette influence autant, sinon davantage, que cette influence n’occidentalise la société indienne. On voit trop dans l’hégémonisme américain une force inéluctable. Dipankar Gupta, sociologue bien en vue à Delhi, a sur cette grande question une position provocante à l’égard des siens, pour ne pas dire méchante, dans un essai qu’il a écrit au début des années 2000, intitulé Mistaken Modernity. Il y a encore beaucoup d’hypocrisie, soutient-il, au sein des classes moyennes: elles cantonnent la modernité, une modernité «superficielle», au développement technologique et à l’accès à la consommation, sans véritablement modifier leurs attitudes et leurs comportements. Les ingénieurs de Bangalore sont à la fine pointe de la technologie indienne, mais pour la majorité d’entre eux, il ne saurait être question de faire un mariage hors de leur caste. Ces Indiens-là ne sont pas tant modernes, dit-il, que westoxicated – intoxiqués par l’Occident. «Ils utilisent leurs privilèges et leur accès à la richesse pour étaler leur distance d’avec le reste.» Le passé, estime-t-il, continue de s’accrocher avec ténacité au présent.

    Bien entendu. Mais, justement, tout se joue sur plusieurs tableaux à la fois. Par exemple, ce petit groupe de femmes d’un village de l’Uttar Pradesh, situé dans une région tristement célèbre pour le nombre de «crimes d’honneur» qui y sont commis… Il y a des mois qu’elles se battent contre la décision des autorités locales, réactionnaires au possible, d’interdire aux femmes, spécialement les jeunes et les célibataires, d’utiliser un… téléphone cellulaire. Le road-movie indien est un peu beaucoup le récit de celles qui ont le courage de désobéir, de ne pas laisser le passé les intimider.

    Je prends un café avec M. Gupta dans un Barista (version indienne du Starbucks) de Vasant Vihar, un beau quartier de South Delhi. Il m’apprend qu’il a étudié à Montréal, à l’Université McGill, à la fin des années 1970 (ce n’est pas que le monde est petit, c’est que nous sommes plusieurs à emprunter les mêmes circuits). Il parle avec enthousiasme de l’élection de René Lévesque en 1976. Même que sa mémoire des événements est plus complète que la mienne. J’avance que la société indienne est d’une complexité qui me dépasse. Il répond que toutes les sociétés sont complexes, laisse entendre qu’à sa façon, la québécoise ne l’est pas nécessairement moins que l’indienne. M. Gupta a l’esprit pétillant, on l’écoute même quand il dérape.

    24 mai 2011

    Le croquis

    L’indépendance sitôt faite en 1947, il y eut consensus en Inde, y compris parmi ses grandes familles industrielles, pour donner au pays une orientation socialiste. «A socialistic pattern of society», disait le premier premier ministre indien Jawaharlal Nehru. «Pattern» non pas tant au sens de système que de modèle, de

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