Abymes
Par Chris Anthem
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À propos de ce livre électronique
Tu es un morceau de viande, même plus de premier choix.
Mais la meute a les crocs.
Né en 1984 selon les manifestants – bien plus tôt selon la police – Chris Anthem se réjouit que l’écriture ait un jour croisé son chemin. Ça lui évite de chercher un vrai travail. Quand ça lui chante, il envoie un nouveau bain de sang à son éditeur qui vous le livre tel quel.
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Aperçu du livre
Abymes - Chris Anthem
ABYMES
Une image contenant texte Description générée automatiquementISBN 978-2-491750-05-3
Dépôt légal janvier 2022
© Editions Faute de frappe.
Tous droits réservés.
PREMIÈRE PARTIE
1
Ne pas baisser les yeux.
Ne pas trembler.
Ne pas montrer que tu as peur.
Ils le sentent. Ils sentent ta peur, même avec la moitié de ton visage masqué. Ils reluquent ta posture, le croisé de tes jambes. Ton front pâle. Tes seins, bien sûr. L’arrondi sous le t-shirt. À peine caché par tes cheveux bruns, ces longs cheveux qui ce soir te paraissent trop courts. Ce soir, tu aimerais faire de ta chevelure un cocon protecteur et t’y envelopper.
Le premier dit :
— On peut s’asseoir ?
Ça fait trois mois maintenant qu’une place assise sur deux est condamnée dans les rames. En plus, vu l’heure, celle-ci est quasi vide. Sa question est rhétorique.
Pire, sa question est un piège.
— Elle est toute seule, dit le second pour souligner l’évidence.
— Ouais, ricane son pote, elle doit avoir besoin de compagnie…
Ils sont masqués, comme toi.
Une tête de Mort sur l’un et un diable cornu sur l’autre. Peut-être une vingtaine d’années. Sous le tissu, tu devines des traits à la fois juvéniles et durs. Le plus dangereux mélange. L’énergie de la jeunesse, et la volonté de mettre cette énergie au service de pulsions destructrices.
— Tu réponds pas ?
Depuis trois mois, il t’est souvent arrivé de penser que le port obligatoire d’un masque – d’abord dans les transports en commun, puis partout – avait eu des effets néfastes. Qu’il avait désinhibé certains. Ceux qui jusque-là craignaient les caméras de surveillance, ou qu’un témoin les reconnaisse… Cette obligation de travestissement les a libérés.
Le premier, celui avec une tête de Mort à la place de la bouche, finit par approcher. Caler son cul osseux à côté de toi. Il laisse le siège vacant réglementaire entre vous, ce qui t’étonne, te rassure presque, tandis que son pote à tête de diable reste debout de l’autre côté. Puis tu comprends.
Ils viennent de te barrer la route.
— Faut respecter les distances…
Le premier rit.
— On sait jamais, balance l’autre, elle a peut-être le virus…
— T’as le virus ?
Le premier insiste. Se penche. Tu peux sentir ses effluves de bière et de sueur.
Ce sont eux, les virus.
Ce sont eux.
— Si tu l’as, on te laisse tranquille…
— On voudrait pas le choper, glisse l’autre.
— Il paraît que c’est dangereux.
— Ils l’ont dit, à la télé.
Et le premier d’avoir une quinte de toux. Réelle ou simulée. Un des symptômes principaux de la maladie. D’instinct, tu te crispes.
Tu regrettes.
Ne pas baisser les yeux.
Ne pas montrer ta peur.
Tous ces discours sur la bonne manière de se comporter dans une situation pareille te semblent soudain absurdes. Facile de prêcher ça en théorie.
Tu regrettes.
D’être sortie ce soir et d’être rentrée seule.
D’avoir mis une jupe parce qu’il faisait chaud. Ici, d’ailleurs, la température n’a pas baissé malgré la nuit souterraine. L’air est lourd. Moite. Ton t-shirt te colle au dos. Tu sais qu’il ne faut pas accuser ta tenue. Tu sais que ce n’est pas une excuse. Que porter une doudoune polaire ne te protégerait pas davantage. Pourtant, tous les discours théoriques ne t’empêchent pas de te sentir nue et vulnérable face à eux.
— Bon, allez.
Tête de Mort se lève et vient se mettre juste à ta gauche. Sur le siège en principe condamné. Ça y est, il a franchi la limite.
— T’as pas l’air malade, il dit. Et puis, faut bien s’approcher pour faire connaissance, tu crois pas ?
Après un temps, il répète.
— Tu crois pas ?
Votre rame s’arrête enfin.
Les portes automatiques s’ouvrent.
Personne ne monte.
Bien sûr, t’aimerais descendre. Prendre tes jambes à ton cou. Fuir, pour échapper au danger imminent. Mais tu es coincée. Le premier vient de te river à ton siège et celui debout te coupe toute retraite. Tu ne peux pas fuir. Ils le savent et s’en délectent. Leurs yeux sourient. Tu imagines le rictus sous les masques.
Au bout de dix secondes, les portes automatiques se referment et la rame redémarre. Tu comprends que leur jeu cruel vient de franchir une étape. Une frontière vitale.
Ils ne s’arrêteront plus.
Les prédateurs ont ferré leur proie et iront jusqu’au bout.
2
La lame du couteau brille.
Sa main sur ta cuisse remonte.
Tête de Mort te dit :
— On sort à la prochaine.
Il te menace.
— On va se trouver un coin tranquille.
Une quinte de toux survient. Réelle. Il se plie en deux. Son pote, juste avant, a eu la même.
Tu les sais malades, maintenant. Leur front en sueur n’est pas imputable aux températures estivales. Ils doivent avoir de la fièvre. Ils transpirent et toussent. Si tu restes trop longtemps avec eux, ils vont te contaminer.
Et encore, si seulement tu n’attrapes que ça…
Tête de Mort reprend son souffle.
Sa main qui tient le couteau vacille. T’aimerais avoir assez de cran pour le lui prendre et inverser la vapeur. Passer du statut de proie à celui de prédatrice. Les obliger à fuir, ou au moins s’excuser.
Puis les saigner comme des porcs.
L’image te frappe.
Ouvrir leur ventre pourri et trancher les entrailles.
Tête de Mort se redresse.
Sa poigne sur le manche de l’arme se raffermit. Tu as passé ton tour. Cramé ton unique chance. Bientôt vous descendrez à la prochaine, et alors…
Il te pelote.
Sa main poisseuse palpe ta chair.
Votre rame ralentit.
Tête de Mort quitte son siège et t’agrippe le bras. Tu sursautes. Vas pour crier mais un subit réflexe te retient.
Crier les excitera davantage.
Reste silencieuse.
Reste plus muette qu’une pierre.
Tête de Mort te tire par le bras. T’oblige à le suivre. Tu récupères ton sac in extremis. Dedans, le résumé inutile de ta vie. Ce portable qui ne sert à rien puisque tu ne peux appeler personne à l’aide. Les clés de ton appartement, ce joli deux-pièces en centre-ville dans lequel tu n’iras peut-être plus. Ce livre de poche à moitié lu et dont la fin ne t’intéresse pas, et l’agenda plein de futurs rendez-vous non honorés…
— Allez, viens connasse.
Finies la fausse politesse et les manières.
Ces deux fauves ramènent l’antilope chez eux pour la dévorer.
Votre rame freine.
Tête de Mort te tient toujours et son pote se colle à toi. Leurs doigts te frôlent. Leurs odeurs corporelles t’envahissent.
C’est fini.
Ils vont te sortir et t’emmener. Ils vont…
Lorsque les portes automatiques s’ouvrent, tu l’aperçois en face de toi. Un homme en chemisette grise. Lorsqu’il vous voit tous les trois, Tête de Mort et son pote Tête de Diable et leur lame brillante et ton air pétrifié, il écarquille les yeux. Derrière son masque, il doit être bouche bée.
Mais ce n’est pas ce qui te sauve.
L’irruption de cet usager anonyme – et qui le restera – attire seulement leur attention. T’offre quelques secondes de répit.
Là, tu hurles, pour augmenter l’effet de surprise, tu hurles à pleins poumons et t’extrais de la rame d’une poussée. Bouscules l’homme en face et files tout droit.
Alors, tu perçois d’autres cris.
Une chute.
Un affreux gargouillis.
Tu jettes un œil par-dessus ton épaule et tu vois Tête de Mort. Allongé sur le ventre, un bras replié sous lui, à cheval entre la rame et le quai. Tu vois son pote Tête de Diable immobile, toujours debout, et le troisième qui n’a pas bougé non plus. Et le tableau aurait pu stopper là. Tu aurais pu courir, augmenter la distance entre vous, entre tes agresseurs et toi, tourner à un angle, rejoindre l’escalator ou l’ascenseur et quitter ce foutu lieu de cauchemar sans connaître la vérité.
Oui, c’est ça, tu aurais pu.
Sauf que son pote, pendant que tu regardes, retourne Tête de Mort et le met sur le dos. Et là, tu vois le couteau planté dans son bide. La rame sonne. Les doubles portes automatiques se ferment mais le corps de Tête de Mort empêche la manœuvre alors elles s’ouvrent à nouveau et toi, tu vois le sang couler de son abdomen. Cette lame, qui t’était destinée, venue se ficher par erreur. Il a voulu partir à ta poursuite mais s’est emmêlé les pieds. Il est tombé sur son arme.
À cause de toi.
Il gémit. Le sang ruisselle de son ventre et de sa